1. DORAT, [Jean] Professeur Royal en Langue Grecque à Paris, né dans le Limousin en 1507, mort à Paris en 1588.
Sa maniere d’enseigner cette Langue, contribua beaucoup à la renaissance des Lettres, & n’est pas le seul service qu’il leur rendit. Il établit chez lui une espece d’Académie, où l’on agitoit des questions de Littérature, propres à faire naître l’émulation de tous les gens d’esprit qui y assistoient. Ce fut là où Ronsard prit un goût si intrépide pour les Auteurs Grecs & Latins. Ce disciple enthousiaste ne garda nulle mesure dans l’estime qu’il avoit pour Dorat, & observa encore moins les regles du goût, dans les louanges qu’il lui donnoit. Si l’on veut juger des complimens de ce temps-là, en voici un échantillon.
Je ferois grande injure à mes Vers & à moi,
Si, en parlant de l’or, je ne parlois de toi,Qui as le nom doré, mon Dorat ; car cette Hymne,De qui les vers sont d’or, d’un autre homme n’est digneQue toi, dont le nom, la Muse & le parlerSemblent l’or que ton fleuve, Orence, fait couler.
Non seulement Dorat peut être regardé comme le Pere commun des Poëtes de son temps ; il fut encore Poëte lui-même, & bon Poëte, si l’on en juge par quelques-uns de ses Vers Grecs & Latins qui le firent surnommer par ses contemporains, le Pindare Moderne ; car alors on ne louoit que par comparaison. On a de lui des Odes latines, qui justifient, sinon l’excès de cette louange, du moins la justice de l’estime qu’on avoit pour lui. On est fâché qu’il soit l’inventeur de l’Anagramme, genre pitoyable, à la portée de tout le monde, parce qu’il n’exige qu’un peu d’application, & point du tout d’esprit. Colletet lui-même l’a apprécié à sa juste valeur, en disant dans une Epître à Ménage :
J’aime mieux, sans comparaison,Ménage, tirer à la rame,Que d’aller chercher la RaisonDans les replis d’un Anagramme.Cet exercice monacalNe trouve son point verticalQue dans une tête blessée ;Et, sur Parnasse, nous tenonsQue tous ces Renverseurs de nomsOnt la cervelle renversée.
2. DORAT, [Claude-Joseph] mort à Paris en 1780, âgé de 44 ans.
Son exemple prouvera vraisemblablement dans la suite, que beaucoup d’esprit, beaucoup d’Ouvrages & beaucoup de vogue, ne sont rien moins que des titres solides pour une réputation durable.
Après avoir lu ses Odes, ses Héroïdes, ses Contes, ses Fables, ses Romans, ses Comédies, ses Tragédies, son Poëme sur la déclamation, les Lecteurs éclairés sont forcés de regarder tant de Productions, comme des especes de phosphores qui éblouissent un instant, pour se perdre ensuite dans l’obscurité. La plupart de ces Ouvrages péchent par le choix du sujet, les autres par le plan ou l’exécution, tous par le défaut de naturel & de simplicité.
Ce n’est pas que M. Dorat n’eût du mérite & du talent : ses Pieces fugitives ont un ton & une physionomie qui lui sont particuliers & le distinguent honorablement de la foule des Poëtes de nos jours. Elles offrent en effet une tournure d’esprit agréable, de la finesse, des détails piquans, des comparaisons ingénieuses, des images riantes, un coloris brillant, une touche délicate & facile, & une peinture assez vraie des travers aimables qui caractérisent notre Nation. Mais tous ces dons d’un esprit agréable sont-ils suffisans pour se soutenir, & peut-on ignorer que rien n’est plus sujet à perdre ses charmes ? Il faut, pour être assuré de toujours plaire, s’attacher à des ressorts plus essentiels & plus solides, c’est-à-dire, à ce naturel qui survit à tout, à cette chaleur vivifiante, à ce moëlleux séduisant & flatteur, qui naissent de la force du sentiment, & que l’esprit ne sauroit jamais suppléer. Les Poésies des Chaulieu, des Voltaire, des Gresset, ne subsisteront jamais que par ces heureux & véritables principes de vie. Ces Poëtes n’ont exprimé que ce qu’ils sentoient avec vivacité [au moins pour le moment] ; par-là, ils ont su captiver & intéresser. M. Dorat, au contraire, n’exprimoit que ce qu’il voyoit, & ce qu’il voyoit ne paroît pas avoir affecté son cœur ; les objets ne faisoient tout au plus que l’effleurer.
Sa Muse, à qui voudroit s’en former une idée, offriroit assez l’image d’une femme plus jolie qu’intéressante, sans cesse occupée à plaire, & plaisant en effet à ceux qui préferent l’Art à la Nature, l’esprit à la sensibilité, le ton pétillant & cavalier à la modestie & à la pudeur ; ou, pour se la peindre plus exactement, elle annonce le caractere & les manéges d’une Coquette, qui, au milieu de son changement perpétuel d’ajustemens, de fantaisies, de conversation & de cercle, a toujours la même façon de s’habiller, la même démarche, les mêmes manieres, le même jargon. Entraînée par son naturel, elle ne se porte que vers les plaisirs faciles, & les goûte sans que le cœur soit de la partie. Elle est toujours spirituelle, souvent gaie, quelquefois raisonnable, mais par caprice.
Il est encore fâcheux que cette Muse pétillante & légere paroisse gâtée par le commerce des Actrices : trop de complaisance à parler d’elles, à en affecter le langage, est un défaut qui la dépare aux yeux de la bonne compagnie, & est très-propre à lui enlever bien des approbateurs.
Ce que nous venons de remarquer peut bien contribuer à faire condamner par les gens de goût l’usage que M. Dorat a fait de ses talens, mais ne doit pas en affoiblir l’estime auprès des esprits qui sauront les apprécier en eux-mêmes. Ce Poëte étoit né, sans contredit, avec les dispositions les plus heureuses. On voit par son Poëme de la Déclamation, où il y a d’excellens morceaux que Boileau n’auroit pas désavoués, qu’il ne tenoit qu’à lui de s’éleveraux solides beautés, s’il en eût mieux senti le prix, s’il eût plus connu & mieux cultivé ses ressources. Ses Fables, fruits d’une imagination riante & séconde, & du don d’inventer heureusement un sujet, eussent mérité la seconde palme de l’Apologue, s’il eût eu autant d’attention à consulter la Nature & le goût, que de facilité à s’abandonner à son génie. Ses Comédies, toutes bien écrites, prouve qu’il possédoit l’art de saisir les ridicules, & de les peindre avec autant de fidélité que d’agrément. Ses Tragédies même, malgré leurs disgraces, offrent plusieurs traits dignes d’un Eleve de Melpomene.
Ce sera donc pour ne s’être pas assez défié de lui-même, pour avoir négligé les bons modeles, pour avoir embrassé trop de genres, pour s’être trop pressé de mettre au jour ce qui exigeoit encore du travail & des soins, qu’on ne tardera pas de voir les couronnes poétiques de M. Dorat se flétrir, se dessécher, tomber en poudre, & devenir un exemple capable de corriger dans la suite les Muses dissipées, inconstantes & volontaires.