Charles4
La poétique du roman sentimental est simple, on la déduit aisément de la Nouvelle Héloïse, de Delphine, de Werther, Adolphe et René ; on la retrouve appliquée dans Charles. Toujours l’auteur se prépare à la composition par la solitude ; il s’y exalte longuement de ses souvenirs, de ses espérances, et de tout ce qui a prise sur son âme ; il se crée un monde selon son cœur, et le peuple d’êtres chéris ; le nombre en est petit ; il leur prête toutes les perfections qu’il admire, tous les défauts qu’il aime ; il les fait charmants pour lui : mais trop souvent, si son imagination insatiable ne s’arrête à temps, s’élevant à force de passion à des calculs subtils, et raisonnant sans nn sur les plus minces sentiments, il n’enfantera aux yeux des autres que des êtres fantastiques dans lesquels on ne reconnaîtra rien de réel que cet état de folle rêverie où il s’est jeté pour les produire. Poussé à un certain point, Je genre en question devient donc faux ; habituellement il n’est que périlleux, et c’est l’abus seul qu’il en faut proscrire. Cet abus est porté au comble dans Rousseau même ; tout le génie qui l’y couvre ne le déguise pas, et le fait au plus pardonner. L’auteur de Charles aura-t-il été plus sage ? ou, du moins, aura-t-il aussi des excuses ?
L’action paraît se passer vers le commencement du siècle. Delmida, Grec proscrit, est à Marseille pour un procès important. Charles, qu’il appelle son fils, est à La Flèche, avec le vieux Italien Morzande, auprès de la famille Darcey. Léonide Darcey devait épouser son cousin germain, l’honnête Hollandais Van-Pôle ; mais elle se sent du dégoût pour sa pipe, sa flûte et ses gros yeux saillants ; et puis elle a remarqué la bonté et la beauté de Charles, un jour qu’il soignait avec elle son père mourant. Quant à Charles, il ne s’aperçoit pas d’abord de Léonide : son père, qui est un Grec et un vrai Grec du siècle de Miltiade, a fait de lui un Romain, comme dit Morzande ; notre Romain est fou de gloire, de liberté, de littérature même, et la pauvre Léonide a besoin de lui découvrir son amour avant qu’il songe à l’aimer. Mais une fois touché, son cœur va vite, et ses lettres (car le roman est par lettres) sont une expression souvent terrible de sa fougueuse passion. Après plusieurs incidents, le cousin Van-Pôle est écarté, et il semble que rien ne s’oppose plus au bonheur des amants. Mais nouvel obstacle : Delmida perd son procès, et Charles est sans fortune. Morzande y pourvoit, et le généreux Van-Pole lui-même assure en secret une donation à sa cousine Léonide. Tout semble une seconde fois achevé, lorsque Delmida, on ne sait pourquoi, se rappelle que Charles n’est que son fils adoptif, un pauvre enfant trouvé qu’il a autrefois recueilli par charité ; et, par une inexorable délicatesse, il croit devoir résister à un mariage qu’il n’a jusque-là combattu que vaguement. Charles, que tant de rigueur désespère, court en furieux après Léonide que M. Darcey emmène à la campagne, et se fait fouler aux pieds des chevaux : il meurt, et Léonide, comme on le fait entendre, ne lui survivra pas.
De tous les caractères du roman, le plus naturel est celui de VanPöle ; le plus chargé, celui de Morzande. L’auteur a peint le premier sans effort et avec vérité ; il en a fait un homme simple, mais grand, passionné sous des dehors froids, et généreux sous une enveloppe épaisse ; on rencontre de telles gens devers Rotterdam. Du second, il a fait une magnifique, spirituelle, mais fatigante caricature : ancien négociant italien de soixante-treize ans, qui écrit le plus souvent des pensées de Balzac en style de Montaigne ; il me fait l’effet de ces richards des Indes parés de diamants à tous leurs doigts. Delmida et Charles sont des êtres indécis, tombés des nues, égarés dans un vague d’opinions qui déconcerte le lecteur.
Charles ne commence à se dessiner et à se faire homme que du moment qu’il aime ; encore la monotonie et la généralité de ses transports accusent toujours ce qui lui manque de qualités positives et d’habitude de la vie. Il ne lui arrive presque aucun de ces petits riens, de ces rencontres fortuites et de ces événements de tous les jours dont s’alimente la passion, et dont Rousseau, en la peignant, a fait un si merveilleux usage. S’il est au bord de la mer, Charles nous parlera sans doute de brise, de vagues et de rochers, il y verra dans ma extase des images et comme des symboles de son amour, il interprétera éloquemment toutes ses sensations au profit du sentiment unique qui l’anime ; mats il ne retracera ni la plage même sur laquelle il est assis, ni la grève qui est en face ; il ne localise jamais : ou bien encore, ce seront des forêts et leurs ombrages, des prairies et des fleurs ; mais nulle part le rocher de Meillerie, nulle part le bosquet de Clarens. Quant à Léonide, elle n’est rien qu’un ardent reflet de Charles.
Nous avons assez critiqué, j’espère, pour avoir aussi le droit de louer. Et d’abord le style, quoique peu simple, se distingue par une singulière vigueur d’allure et d’expression. L’auteur, on le voit, a dû beaucoup étudier la langue du xvie siècle. Mais ce qu’il a surtout excellé à reproduire en mille endroits, c’est l’impression des objets de la nature sur un cœur passionné. Dans l’entraînement, et pour ainsi dire la superstition de l’amour, il semble que tout ce qui nous environne se mette en harmonie avec notre pensée, et sympathise avec nos joies et nos peines. Une liaison inaperçue, mais invincible, associe dans notre esprit les perceptions de certains lieux, de certains bruits, de certains aspects du ciel, au sentiment qui nous remplit, transporte celui-ci dans celles-là, et, après l’avoir en quelque sorte dispersé au dehors de nous, nous le renvoie par tous nos sens. Ce langage confus que nous parlent les choses n’a jamais plus de mystère et de volupté qu’au premier éveil de la passion, lorsque notre âme, s’ignorant encore, s’essaye déjà à interroger ses impressions nouvelles. Rien de plus gracieux et de plus suave que les lettres dans lesquelles Charles raconte ce malaise obscur qui l’oppresse. Je ne hasarderai pourtant pas de citations, parce que la passion ne se cite pas, et que l’enthousiasme isolé pourrait faire sourire. Dans le livre il en est tout autrement ; de telles pages, et il n’en manque pas, rachètent certainement bien des défauts, et elles trahissent un talent avec lequel on peut être sévère.