(1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Lawrence Sterne »
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(1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Lawrence Sterne »

Lawrence Sterne

I7

Eh bien, il n’y faut pas aller par quatre chemins ! Voici un livre comme on n’en fait plus guère et comme il est heureux pourtant qu’on en fasse encore. C’est un livre intéressant comme s’il n’était pas amusant, et amusant comme s’il n’était pas de l’intérêt le plus raisonnable ; car l’auteur de ce livre sur Sterne cache sous son nom allemand (ou plutôt il ne le cache pas) l’esprit le plus français en raison précise, en droiture de jugement, en possession de sa faculté de critique devant l’imagination la plus dérangeante, la plus emportante et la plus ensorcelante. Et cette imagination, c’est Lawrence Sterne, l’auteur du Tristram Shandy et du Sentimental Journey, deux chefs-d’œuvre de sentiment et de grâce pour les uns, et de déraison et d’absurdité pour les autres ! Lawrence Sterne, qu’on ne peut aimer ou haïr médiocrement ! Lawrence Sterne, qu’on savoure comme un fruit délicieux ou qu’on vomit comme un fruit gâté ! Et de fait, il est l’un et l’autre. Cette pèche, cet ananas, ce fruit exquis et fin et sans nom, d’une espèce unique peut-être sur l’espalier d’une littérature, a des parties meurtries, qui pourraient bien, qui sait ? augmenter, par le contraste, l’arôme et la saveur des parties saines, — et c’est ce fruit-là, si difficile à apprécier, qui révolte le goût et qui l’enivre, que M. Paul Stapfer nous a servi dans un livre que je comparerai pour la simplicité et la limpidité du style à quelque blanche et transparente assiette de porcelaine de Saxe, après l’avoir coupé et nettoyé de ses parties mauvaises au fil d’une critique qui ressemble aussi, pour la pureté de son tranchant, à la lame d’argent de quelque couteau de dessert.

C’est donc une œuvre critique, avant tout, que M. Paul Stapfer a publiée ; c’est une œuvre de critique, même avant d’être une biographie. La biographie n’est ici que pour préparer la critique, par laquelle l’auteur la termine. Cette biographie, qui pouvait ne pas être du tout, — car l’histoire des hommes célèbres par leurs ouvrages n’est souvent que dans leurs ouvrages, et Voltaire même a fait une loi (fausse, il est vrai, parfois), de ne la chercher que là, — cette biographie s’est trouvée, par hasard (cette étoile de Sterne !), excessivement intéressante en soi, et se raccordant à merveille au genre de génie qui a créé Tristram Shandy, cette bouffonnerie sérieuse, encore plus que le mariage, comme disait cet évangéliste de Beaumarchais. Sterne est de la race de ces bouffons charmants ou sublimes qui s’appellent Rabelais, Swift, Cervantes, Arioste.

Sterne, qui croyait à l’influence des noms et qui se nommait M. Sérieux (stem veut dire sérieux en anglais) ; Sterne, au nom duquel la vie, cette farceuse, ajouta comiquement le titre de Révérend, comme si M. Sérieux n’était pas assez ! Sterne ne fut pas bouffon que dans ses œuvres. Il le fut toute sa vie, mais naturellement, mais gracieusement, et de pied en cap, bien avant de songer à écrire son Tristram Shandy. « Pardonnez-moi toutes ces folies, — écrivait mélancoliquement à un de ses amis Lord Byron, à la veille de se marier, et qui pensait un peu sur le mariage comme l’évangéliste Beaumarchais ; — ce sont mes adieux de bouffon que je vous fais, les larmes aux yeux ! »

Sterne fut toute sa vie un bouffon de ce genre. C’est un bouffon, les larmes aux yeux !

II

Et la vie semble elle-même bouffonner autour de lui avec le même sourire et avec les mêmes larmes. Il était le petit-fils d’un archevêque d’York et petit-neveu d’un archidiacre, et crut longtemps devenir archevêque lui-même, bel et bien, ma foi ! dans ce pays d’évêques et d’archevêques sans vocation. S’il ne le devint pas, la faute en fut au puritanisme de Georges III. Son père à lui, Sterne, officier, mourut des suites d’un coup d’épée, reçu pour une oie, qui n’était pas une femme, mais une vraie oie. « Était-elle vivante ou rôtie ? » se demande gaiement M. Stapfer. On s’était battu dans une chambre avec la furie irlandaise, et le père de Sterne fut cloué au mur par l’épée de son adversaire, qui perça le mur et s’y enfonça…, si bien qu’embroché de cette rude manière, il demanda le plus poliment du monde à celui qui l’avait embroché, d’ôter le plâtre attaché à l’épée avant de le débrocher… Histoire réelle, qui enfile — comme l’épée enfila son père — toutes les histoires inventées par Sterne et racontées par l’oncle Toby et le caporal Trim dans le Shandy ! Aux premiers temps de sa jeunesse. Sterne, qui était faible de complexion, se rompit un vaisseau dans la poitrine, dont il cracha le sang toute sa vie. Il eut donc le charme des cracheurs de sang ; il eut le charme de la fragilité extérieure et menacée qui, d’un moment à l’autre, comme une porcelaine fêlée, peut tout à coup s’écrouler en morceaux ! et il en tira un bon parti de douces plaisanteries mélancoliques. C’est avec cette poitrine délabrée qu’il prêcha ses sermons à ses deux paroisses, jusqu’à l’âge de quarante-sept ans, sans penser à mal ni à Tristram. Il avait, en effet, deux paroisses, comme l’âne de Buridan avait les deux bottes de foin qui l’embarrassaient, et il allait de l’une à l’autre, — de sa paroisse de Sutton à sa paroisse de Stillington, — monté sur une haridelle efflanquée comme la jument de la Mort dans l’Apocalypse, et sur les côtes de laquelle ses jambes d’araignée, comme il les appelle, faisaient fort harmonieusement bien. « J’ai quatre-vingts ans au physique », disait-il alors, avec la fierté d’une âme qui s’est toujours senti vingt-cinq ans.

Il s’est peint lui-même dans ses œuvres « avec sa pauvre figure pâle, ornée d’un nez en as de trèfle ». Cependant, dans le portrait qu’a publié M. Stapfer à la tête de son volume, il semble bien mieux qu’il ne dit. Sa tête ne manque pas de puissance. Les pommettes saillent. Les commissures de la bouche sont très relevées, les yeux profonds. Il y a presque du pensif Molière dans ce regard. Tout le double génie de Sterne est dans ce rire fixé aux lèvres et cette tristesse fixée aux yeux.

Quoiqu’il ait prononcé de très bonne heure ces fameux sermons vantés par Voltaire, ce fier connaisseur en sermons, — et le bon billet qu’avaient là les La Châtre de l’Angleterre ! — et qu’il fût d’Église, dans ce pays qui ne croit plus à l’Église, il fit longtemps partie d’une société peu ecclésiastique, qui s’intitulait la Société des Démoniaques à Crazy-Castle (en français : Château détraqué), la résidence de Hall Stevenson, un ami chez lequel on commençait déjà ces orgies dérisoires, — monacales et funèbres, — qui se sont plus tard continuées chez Lord Byron. Ses sermons, qu’il coupait par ces cérémonies, étaient, du reste, comme ses livres, en attendant ses livres. Ils étaient burlesques et touchants. On y pleurait et on y riait, et seule l’Église anglicane ne riait ni ne pleurait. Bouffonne d’un autre genre ! cette sainte Église était impassible à tout cela. Figurez-vous un membre du clergé romain prêchant chez nous dans ce style, pétillerait-il de génie, quel coup de crosse de l’évêque diocésain ne recevrait-il pas sur la tête ! On courait aux sermons de Sterne, et ce n’est pas contre eux, mais contre le Tristram Shandy, que le cant anglais révolté s’emporta. Il parut enfin, le Tristram ! Sterne l’avait médité longtemps, entre les livres excentriques dont il se nourrissait comme nous avons vu de notre temps Edgar Poe se nourrir de ces sortes d’ouvrages.

À la première édition du Tristram, Sterne eut immédiatement sa gloire. Il l’eut scandaleuse et flatteuse, et du coup elle le fit quitter ses deux paroisses et s’en venir à Londres, où il alla partout sur le poing de Garrick, le comédien (cornac bien choisi pour un prêtre !), depuis le palais de l’archevêque de Cambridge jusqu’au Ranelagh, dont il rapporta l’amour et le regret à ses deux paroisses ; car il écrivait à Londres, à son démoniaque d’ami Stevenson : « Oh ! Seigneur Dieu ! dire que tu vas ce soir au Ranelagh, tandis que moi je reste assis plein de tristesse dans ma solitude, comme le prophète quand la voix lui parla et lui dit : Que fais-tu donc, Élie ?… »

Mais Élie Sterne ne resta pas longtemps assis, à exhaler ces plaintes sacerdotales. Il voyagea. Il vit la France et l’Italie. C’est en France qu’il composa ce Sentimental Journey, que, pour mon compte, je mets bien au-dessus de Tristram Shandy, et dont l’observation est si fine et si voluptueusement délicate qu’elle échappe absolument aux gros yeux de congre cuit des sots. C’est dans ce livre qu’alors il se donna (tout le monde connaît ce chapitre du Sentimental Journey) le nom de Yorick, le bouffon du Roi de Danemark dans Hamlet, et qu’il se l’appliqua si justement que ce surnom a presque dévoré son nom. Yorick est Sterne, à présent, dans tout l’univers. Son succès de Tristram Shandy, auquel il ajouta de nouvelles parties, ne s’épuisait pas, mais sa vie s’épuisa avant sa gloire et son génie. Il mourut à cinquante-quatre ans. Il avait aimé toute sa vie, mais il n’avait jamais aimé assez longtemps pour être autre chose que le plus heureux des hommes… Cependant, voici la bande noire à l’étoffe rose : il mourut seul, dans un hôtel garni, je crois. Détail amer ! au moment où il trépassait, sa garde-malade lui volait les boutons d’or de ses manchettes. Et ce n’est pas tout ! mort, on lui vola son cadavre, qui fut disséqué en plein amphithéâtre, comme celui du dernier croquant. Ah ! ce nom de Yorick qu’il s’était donné était donc une destinée ! On roula sur un tas d’ossements, comme l’autre, cette nouvelle tête d’Yorick, de ce pauvre bouffon d’Yorick, dans laquelle avaient fleuri tant de pensées joyeuses et tendres, et ce ne furent pas les fossoyeurs de Shakespeare qui jouèrent à la boule avec cette tête de génie, ce furent, avec leurs mains sanglantes, des chirurgiens !

III

Telle la vie singulière que M. Paul Stapfer a racontée aisément dans un livre, et avec un détail qui m’est interdit. Rien qui fasse plus rêver et sourire, et qui nous explique mieux l’homme que fut Sterne, l’humouriste qui, à force d’être aimable, se fait tout pardonner. M. Stapfer, sans diminuer le côté frivole ou passionné d’un homme emporté par l’imagination qui « gouvernait sa plume » et sa vie, a vengé Sterne des incroyables attaques de Lord Byron, qui lui ressemblait tant, sinon par le génie, au moins par le plus noble des sentiments de son cœur. Sterne eut une fille comme Byron, et l’aima autant que Byron aima la sienne. Le père d’Ada aurait donc dû avoir de la sympathie pour le père de Lydia. Il n’en a rien été. Lord Byron, dans un de ses Memoranda (avait-il ses nerfs, ce jour-là ?), reprocha à Sterne sa dureté de cœur envers sa mère, comme si, lui, avait été si tendre déjà avec la sienne ! Mais M. Stapfer, qui y a regardé, prouve que le reproche de Byron n’a pas le moindre fondement, et que personne n’a le droit de l’articuler. Mal marié, comme Byron d’ailleurs, Sterne, séparé de sa femme, ne la traita jamais de Clytemnestre, comme Byron la sienne, et l’accabla des générosités les plus touchantes. Et ce n’est qu’après avoir repoussé les attaques adressées à la moralité sensible de son auteur, que M. Stapfer passe ensuite à celles qu’on a dirigées contre son génie.

Johnson, l’affreux docteur Johnson, l’hippopotame de la lourde Critique anglaise, fut en Angleterre un de ceux qui se moquèrent le plus de Sterne et qui ne durent rien comprendre à l’imagination de l’auteur du Tristram Shandy et du Voyage sentimental. Mais je l’ai dit, partout ailleurs qu’en Angleterre, il est toute une race d’esprits parmi ceux qui se croient littéraires, et qui le sont même en quelque degré, qui ne se doutent pas de la qualité du génie de Sterne, quand il a du génie et que les yeux du bouffon s’emplissent de ses pleurs… C’est contre cette race d’esprits ou plutôt pour cette race d’esprits, que M. Stapfer a écrit son livre ; car il a essayé de leur faire comprendre ce qu’évidemment ils ne comprennent pas d’eux-mêmes. Je doute qu’il réussisse, mais le livre est là, et le livre est bon, brillant d’intelligence et de clarté. M. Stapfer montre que Rabelais, le grand Rabelais, à qui les esprits qui contestent Sterne ne refusent pas le respect, n’est pas moins déraisonnable et inintelligible, à certaines pages de son Épopée, que Sterne à certaines pages décousues de son roman de Tristram Shandy ; mais il prouve à merveille que ni la valeur ni le vrai génie de Sterne et de Rabelais ne sont dans ces pages. Sterne n’a certainement pas les qualités épiques du Rieur gigantesque qu’est l’auteur du Pantagruel ou du Gargantua, mais il en a d’autres non moins rares. Il est, lui, le Rabelais des Délicats et des Tendres, dans les parties du Tristram Shandy qui sont réussies : l’histoire de Le Fèvre, l’abbesse des Andouillettes, etc., et surtout ces types heureux de M. Shandy, de l’oncle Toby et du caporal Trim ! Et, comme le Rabelais des Forts et des Gais, il est là tout ce qu’il peut être, et tout ce qu’il peut être est… d’une beauté supérieure et d’une originalité inimitable. On peut être une glace de Venise et être encadrée dans du plomb, mais le cristal de la glace n’en brille pas moins dans son encadrure, et peut-être même est-ce de l’art dans celui qui l’a encadrée ? peut-être n’en brille-t-elle que plus !

IV

Ainsi, démontrer la valeur littéraire de Sterne à ceux qui la nient encore plus que raconter son histoire à ceux qui l’ignorent, voilà quel a été le but de M. Paul Stapfer, et nous croyons que s’il n’a pas fait entrer dans la tête des négateurs du mérite de Sterne sa démonstration, la chose qu’il a entreprise dans son livre n’en est pas moins démontrée. M. Stapfer, en faisant cela, a démontré aussi qu’il avait de rares aptitudes de critique. Partout ses opinions ne sont pas les miennes. Par exemple, il hiérarchise autrement que moi les mérites des écrivains dont il parle. Il donne à Don Quichotte une ampleur et une force d’imagination qu’assurément il exagère ; Cervantes est comme sa race, monotone et pompeux. Sterne, qu’il voit trop en petit, par une bonté que je ne comprends pas pour M. Émile Montégut, lequel a fait de Sterne un lilliputien de génie, Sterne a les qualités de la sienne, et la littérature anglaise, la première littérature du monde, atteste par la masse des beautés supérieures qu’elle renferme que le Midi ne peut lutter avec le Nord.

Enfin, dans ce livre de critique sur Sterne, Tristram Shandy voile trop, selon moi, s’il ne l’écrase pas, le Voyage sentimental, aussi vivant, aussi dramatique, aussi pénétrant, aussi piquant pour le moins que Tristram Shandy, et sans l’encadrure de plomb, sans ces pages de Tristram Shandy qui semblent des partis pris de bouffonnerie presque insolente, des mystifications au lecteur. Tout cela, du reste, n’est que différence de détails dans des opinions isolées ; mais le grand courant intellectuel n’en demeure pas moins entre nous. En deux mots, jugement très ferme et tête très saine, voilà ce qui me frappe en M. Stapfer. Je regrette de ne pouvoir citer dans son intégralité, car c’est ainsi qu’elle vaut, la page 222 sur le style et le talent de Sterne, et le passage sur les deux espèces d’imagination chez les hommes de génie : celle qui éjacule et celle qui se concentre ; celle qui invente par sa propre virtualité et celle qui, pour inventer, se souvient. On verrait qu’il y a là-dedans une valeur d’analyse qui est la moitié d’un critique. Seulement quelle est celle de M. Stapfer dans la synthèse ? C’est ce que d’autres livres de lui nous donneront.

Par exemple, il pourrait supprimer, dans celui-ci, le fragment retrouvé, qu’il nous assure être de Sterne, sur les Infinis et sur les Étoiles… Sterne, ni même le livre sur Sterne de M. Stapfer, n’avaient besoin de cette réclame et de ce placard. Il n’y a que ce qui honore un homme ou ce qui le déshonore qu’il faille mettre à son compte, quand d’ailleurs ce compte est déjà fait. Mais ce qui n’y ajoute pas, en y ajoutant… Laissons cela !

V8

Ce serait un heureux événement si le livre intitulé : le Koran, traduit et publié pour la première fois par M. Alfred Hédouin, était de Sterne et portait, pour preuve, la marque de l’ongle du Maître, — de cette pure opale qu’il avait pour ongle, — et qu’il a mise sur trois chefs-d’œuvre, comme un inimitable cachet. Un ouvrage, inconnu en France, de l’auteur du Tristram Shandy, du Voyage sentimental et des Lettres à Elisa Draper, oui ! un tel ouvrage eût été un événement en littérature et une bonne fortune pour ceux que les plaisirs de l’esprit trouvent sensibles encore. Quant à nous, le sonneur de cloches de ce que nous admirons et aimons, nous n’aurions pas assez de carillons pour l’annoncer… Malheureusement, lorsqu’on a lu la traduction de M. Hédouin, il n’est guère possible de se faire illusion sur le livre qu’il a publié. Sterne n’est pas là, c’est trop évident, le Sterne du Voyage sentimental et du Tristram, le vrai Sterne enfin ; car, puisqu’il s’agit d’une œuvre de la pensée, la personnalité de l’auteur ne peut être que dans son génie. Nous ne savons pas à quel point l’Angleterre, dupe de Chatterton une première fois et de Macpherson une seconde, croit à la réalité de l’œuvre posthume attribuée au plus original de ses conteurs ; et que nous importe ! Mais nous disons, nous, que si le livre en question est de la main, il n’est point de la tête de Sterne ; que s’il est sorti, ébauche maigre, informe, mal venue, du portefeuille qui l’avait chastement gardé, il ne l’est pas de la plume divine qui a versé la vie, le sourire et les larmes, partout où elle s’est appuyée ! Et d’ailleurs, comment s’y méprendre ? De tous les hommes qui ont jamais écrit, — Sterne, en Angleterre, comme La Fontaine, en France, — n’est-il pas le plus facile à reconnaître ? Lisez une page… que disons-nous ? lisez seulement dix lignes de ces deux écrivains à qui on ne peut comparer personne, et vous avez, dans ces dix lignes, entiers et visibles, ces deux esprits, véritables et charmants phénomènes qui sont une gracieuseté du bon Dieu faite à l’intelligence humaine, et qui n’ont, littérairement, ni ancêtres ni postérité, apparemment pour que les hommes ne pussent pas compter sur un tel bonheur tous les jours ! Sterne et La Fontaine ressemblent à ces femmes d’un tel regard et d’un tel geste, que, masquées, le velours noir de leur masque est leur visage encore… Instinctifs comme les grands artistes, ils ne pourraient se déguiser quand même ils le voudraient. Malgré leurs efforts et leur souplesse, on les reconnaîtrait toujours. Seulement, comme les femmes les plus belles, qui font de leur beauté leur première esclave, n’ont pas éternellement à leurs ordres tout leur regard ou toute leur voix pour s’en servir à point nommé, les grands artistes, ces femmes de la Pensée, n’ont pas non plus toujours à commandement l’inspiration qui les fait eux-mêmes… Mais alors, ce ne sont plus eux ! Dans un de ces moments, sans doute, un prébendaire d’York put écrire d’une blanche main fatiguée, et qui se mourait de langueur, cette file de pâles chapitres qu’on nous donne pour du Sterne, mais Yorick, lui, n’y a point touché… On l’y cherche en vain. La flamme mouillée de son génie n’est pas plus là que la rosée sur les prairies où elle a séché.

Il faut avoir le courage de le reconnaître et de l’écrire : tout est mauvais dans ce livre exhumé, tout, et jusqu’au titre, qui est un non-sens et une contradiction dans les idées et les prétentions de l’auteur. L’auteur dit, en effet, dans une sorte de préface, qu’il n’a mis le nom musulman de son livre « que parce qu’il n’aime pas les noms significatifs, lesquels limitent trop la langue et peuvent nous induire à superstition ». Or, s’il est un nom significatif et qui précise dans l’esprit l’image d’une civilisation tout entière, n’est-ce pas ce nom si singulièrement choisi de Koran, que Mahomet — l’un des quatre hommes de l’Histoire qui ont le plus laissé leur empreinte dans les choses humaines — a consacré en l’écrivant, avec la pointe d’un cimeterre, sur le frontispice de sa Loi ?… Pour ceux qui n’entendent pas l’arabe comme pour ceux qui le comprennent, ce mot de Koran a beau signifier, dans son sens primitif et grammatical, une collection de chapitres, il n’en fait pas moins, dès qu’on le prononce, passer devant nous le monde de l’Orient avec ses dogmes, ses coutumes, ses mœurs, ses tableaux. Et c’est de là, c’est de cette hauteur de mosquée, que l’Imagination, enlevée par un mot, culbute et retombe dans les vulgaires détails de la vie et de la pensée d’un petit ministre anglican « en culottes de soie noire », et qui a mal à la poitrine ! Telle est, pourtant, la surprise et la déception que nous cause ce titre d’un livre, choisi en haine des titres significatifs. Quant au livre lui-même, que ne devait-il pas être pour soutenir ce titre écrasant et terrible de Koran, qui éclate comme un météore dans l’Histoire, et avec lequel une colossale humour aurait seule pu lutter ? Eh bien, littéralement, ce livre n’est pas !… Il serait difficile d’en donner une idée par l’analyse. On n’analyse pas le pêle-mêle, — et c’en est un de pensées, de jugements, d’anecdotes, de choses inertes, de silhouettes manquées, d’argiles empâtées, sur lesquelles le doigt inspiré n’est pas, une seule fois, descendu. Sterne, nous raconte M. Hédouin, avait le projet d’écrire ses Mémoires « d’une manière plus ingénieuse et plus systématique que dans Tristram Shandy », et, quoique nous connaissions trop la nature de l’esprit de Sterne pour croire qu’il voulût chausser au pied rose et aérien de sa Fantaisie, de sa libre et vagabonde Fancy, l’affreux sabot d’un système quelconque, nous ne répugnons nullement à admettre qu’il eut l’idée de ces Mémoires ; car très certainement un homme comme lui, un observateur de sa merveilleuse supériorité, qui voyait dans l’âme et dans la vie tant de nuances encore lorsque les autres hommes n’y voyaient plus rien, ne s’était pas épuisé dans le Tristram et le Voyage sentimental. Des Mémoires de Sterne, esprit personnel et pourtant rayonnant, microcosme, à facettes irisées, d’un monde qu’il teignait des suaves couleurs de l’Idéal sans lui ôter les siennes si souvent ternes, quand elles ne sont pas cruelles et sombres ; des Mémoires de Sterne auraient complété le Tristram, comme les admirables Memoranda, mutilés si lâchement par Moore, complètent le Juan de Lord Byron. Selon la version de M. Hédouin, les chapitres du Koran ne seraient que les fragments interrompus de ces Mémoires que

Sterne avait projetés et qui sont restés en chrysalide. M. Hédouin en a embaumé les larves dans une traduction écrite avec beaucoup de soin, nous ne le nions pas, mais la pureté du cristal qui l’enferme fait mieux voir le triste fœtus qu’on y expose ; et quand on admire un grand artiste, on ne le couronne pas avec ses faiblesses, et on doit avoir la pudeur des avortements de son génie ! Il fallait donc laisser le livre du Koran dans une obscurité, pour cette fois-ci, méritée. La Gloire est la sœur jumelle de la Fortune. Sœurs aveugles, elles ont le même bandeau et bien souvent les mêmes caprices. Mais, pour cette fois, la Gloire a touché juste. L’effort de son traducteur n’y pourra rien. Le Koran continuera de rester le livre inconnu dans les œuvres complètes de l’humouriste enchanteur à qui nous devons trois des livres les plus exquis qu’aient jamais produits les littératures. Le Koran n’ajoutera pas une modeste obole au bagage de trésors que Sterne porte devant la postérité, et ne mettra pas un rayon de plus autour de cette tête pâle et pensive, qui n’a pas besoin d’une auréole ; — qui, comme le marbre dans un coin obscur, s’éclaire de sa propre blancheur et brille à l’écart, un peu solitaire, parmi les grandeurs littéraires de sa patrie, d’un éclat si étrangement doux ! M. Hédouin, qui a fait précéder sa traduction d’un rapide essai que l’on voudrait, quand on le lit, plus rapide encore, ne juge pas mieux l’homme dont il parle que le livre qu’il s’est donné mission de traduire. Avec l’admiration qu’il a pour Sterne et qui nous paraissait d’un heureux augure, nous aurions cru qu’il eût saisi l’occasion de nous donner sur ce rare génie que Jean-Paul appelle, je ne sais plus où « la rose bleu de ciel dans l’ordre des intelligences », quelques pages de critique humaine et profonde. Notre espoir a été trompé. La biographie de M. Stapfer se place seule entre les quelques détails trop succincts donnés par Walter Scott, lequel inventait mieux une vie qu’il n’en écrivait une, et les injures sanglantes et superficielles de Lord Byron. M. Hédouin n’a rien réfuté ni rien appris. Il se contente de nous dire, d’un ton dégagé, que le mérite de Sterne n’est pas seulement d’être un piquant humouriste, mais un moraliste par-dessus le marché (nous en doutions-nous ?), et d’appartenir à la grande philosophie du xviiie  siècle, à cette race « des vaillants athlètes, nos pères », qui ont combattu… Hélas ! nous savons pourquoi ils ont combattu. Certes ! s’il fut jamais un homme, au contraire, qui s’éloignât par tous ses instincts révoltés de la philosophie du xviiie  siècle, ce fut Sterne, cet esprit tout âme, qui n’eut peut-être de génie qu’à force d’avoir de cette âme qu’on niait si fort dans son temps ; ce fut cette délicate sensitive humaine, dont la racine trempait dans cette idée de Dieu qui fait pousser leurs plus belles fleurs aux plus beaux génies ! « Les vaillants athlètes » dont parle M. Hédouin voulaient tout simplement mettre bas le Christianisme, et sans le Christianisme, Sterne était impossible, il n’aurait jamais existé… D’autres que nous l’ont dit, mais il faut bien le répéter, puisqu’on ose des confusions si déplorables : Sterne est un génie chrétien par excellence. Sans le Christianisme, on conçoit très bien l’esprit de Fénelon. Sans le Christianisme, on ne peut même pas concevoir Sterne. Cet homme, digne de porter le nom d’une femme, tant il en avait la tendresse (il s’appelait Lawrence, et, nous l’avons dit plus haut, il croyait que le nom influait sur la destinée), avait dans ses facultés ce que les Saints ont dans leurs vertus. Il avait la foi, la miséricorde, et cette suave humilité qui est la grâce de l’esprit autant que du cœur. Malgré cet habit de ministre anglican que sa naissance lui jeta sur les épaules, c’était un chrétien de l’Évangile dans le pays de la Bible, un chrétien qui aurait dit si bien à l’Église : « Ma mère ! » et qui aurait si bien prié cette autre mère que l’Église nous fait adorer avec un enfant dans ses bras ! Il y a plus, c’est par le sentiment chrétien infusé en lui et gardé au milieu des libres penseurs de sa terre natale, que le compatriote de Bolingbroke et de Tindal atteignit sans y penser à cette originalité qui n’est plus l’originalité anglaise, cette superbe de l’orgueil et de la personnalité, et qui fait de lui comme un charmant étranger dans son pays. Humouriste à teintes adoucies et pures, dans une contrée où l’humour a des tons criards et je ne sais quelle hagarde ivresse, il ne doit la transparence de son sourire et la limpidité de ses larmes qu’à la chasteté du sentiment chrétien qui ne l’abandonne jamais, et, sur les limites de la passion où parfois il glisse, se rappelle encore à lui par une rougeur… Ascète adorable, qui donnerait des charmes inattendus à l’Austérité et qui s’est peint en trois traits, lui et son talent, quand il a dit : « Que faut-il à « un homme pour être heureux ? Une jatte de lait, une chemise blanche et une conscience pure… » Il a la savoureuse et forte sagesse de ceux que l’Évangile a calmés, et c’est à son génie et à ses œuvres bien plus qu’aux meilleurs des vins de la terre, qu’on pourrait donner ce doux nom de larmes du Christ, que les hommes, consolés de tout par une jouissance, ont donné à quelques gouttes d’éther parfumées de soleil !