(1856) Cours familier de littérature. I « Ve entretien. [Le poème et drame de Sacountala] » pp. 321-398
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(1856) Cours familier de littérature. I « Ve entretien. [Le poème et drame de Sacountala] » pp. 321-398

Ve entretien.
[Le poème et drame de Sacountala]

I

Commençons cet entretien par l’analyse d’un petit drame philosophique et moral, jeté comme une arabesque sur les pages de ce vaste poème du Mahabarata, épisode qui ne dépasse pas les limites de quelques minutes d’attention, et qui ressemble plus à un apologue humain qu’à un chant épique. Il est intitulé le Brahmane infortuné. Le poète est inconnu. Lisons :

Pendant les guerres entre deux peuplades dont l’une est exterminée, un pauvre brahmane reçoit par charité, dans sa maison, deux jeunes vaincus et leur mère, qui cherchent à se dérober aux vainqueurs ; la ville qu’habitait le pauvre brahmane était gouvernée par Bahas, chef cruel qui avait imposé un tribut de sang à la contrée soumise. Chaque jour on devait lui amener un des principaux habitants à immoler à sa vengeance. Il était permis aux esclaves de racheter leurs maîtres en mourant pour eux, aux enfants de satisfaire au tyran en s’offrant à la mort à la place de leur père. Ici commence le récit dialogué du poète épique :

« Un soir, Kounti, la mère fugitive que le brahmane avait recueillie, était restée seule à la maison avec un de ses fils, nommé Bhima, pendant que les autres enfants étaient allés mendier leur nourriture dans la ville. Tout à coup elle entend des gémissements et des lamentations retentir sourdement dans l’appartement du brahmane, son hôte.

« Quand ses fils furent rentrés : “Mon fils”, dit-elle à Bhima, “nous habitons en sûreté et en paix la maison de ce vénérable prêtre ; tous les jours je me demande à moi-même : Comment pourrons-nous reconnaître les services que nous devons à sa demeure ? car on n’est vraiment homme qu’en se souvenant des bienfaits, et en payant deux fois le prix de ce que les autres nous ont fait de bien !… Voilà pourquoi, ô mon fils, je voudrais tant connaître la cause de la douleur qui afflige le brahmane, et soulager la peine de cette maison.”

« “Oui, ma mère”, dit Bhima, “sachons la cause de cette douleur ; rien ne me coûtera pour la soulager.”

C’est ainsi que la mère et le fils parlaient, quand les sanglots du brahmane et les plaintes de sa femme éclatent avec un cri déchirant ; aussitôt Kounti s’élance dans l’appartement d’où sortent les voix : ainsi la génisse accourt aux cris de son nourrisson. Elle voit le brahmane, sa femme, son fils et sa fille dans la stupeur ; le père inclinait sa tête vers le sol.

« “Honte à la vie ! disait le père, elle est la racine de tous les maux ; la vie n’est qu’une puissante faculté de douleur… Je t’ai dit autrefois, ô noble prêtresse, mon épouse, ces mots dont tu te souviens : Fuyons vers le lieu où la paix habite ! — Tu m’as répondu : Je suis née ici, j’y ai grandi ; restons dans la demeure de mon père !… Infortunée, tu insistas pour ne point abandonner ces lieux, mes prières ne purent te convaincre ; bientôt ton père est remonté aux cieux, ta mère l’a suivi, tous tes parents sont morts !… Maintenant c’est l’heure de ma mort qui approche, je mourrai ; je ne puis sauver une vie lâche et criminelle en laissant mourir un des miens à ma place !… Femme pieuse, toi que je vénère à l’égal de ma propre mère ; épouse chaste et dévouée à tous les devoirs, toi que les dieux m’ont envoyée pour être mon amie, toi que tes parents m’ont accordée pour compagne de ma demeure, toi mon souverain bien, toi mère de mes enfants, je ne puis te livrer à la mort, ô toi qui es si bonne, si tendre, si innocente de tout mal !

« “Et mes enfants ? et mon petit enfant, le laisserai-je immoler dans son bas âge, lui dont le plus léger duvet ne couvre pas encore les joues ?

« “Et ma fille ? elle que le pur esprit Brahma a formée de ses mains pour la maison d’un époux, elle qui me fait participer par sa pureté, moi et mes ancêtres, à sa virginité ; elle aussi pure que le jour où elle fut engendrée, elle qui porte dans son sein une longue postérité et des mondes à venir ? Non, non, je ne l’abandonnerai pas.

« “Mais si je m’immole moi-même, je ne puis, sans que mon cœur se déchire, m’élancer vers un autre monde. Comment vivront-ils si je leur manque ? Je suis plongé dans un abîme d’anxiété, ô douleur ! Où trouver un asile pour moi et les miens ? Ah ! Il vaut mieux mourir tous ensemble ! ” »

II

Ici finit le premier chant du Brahmane. Le second chant s’ouvre par le discours sublime, touchant et sentencieux de la femme, qui, à l’inverse des amis de Job, cherche à consoler son époux, et à le convaincre qu’elle seule doit mourir à sa place. Pour avoir une idée de l’élévation, de la sainteté des sentiments qui animaient cette société conjugale des Indes primitives, il faudrait lire en entier cette admirable apostrophe de l’épouse à l’époux :

« Il ne faut pas te lamenter ainsi, lui dit-elle, comme un homme de caste vulgaire. Tous les hommes marchent vers la mort ; c’est l’ordre inévitable de la nature. Un homme doit-il se plaindre de ce qui est la nécessité de tous ? L’homme, pour le salut de son âme, désire une épouse, un fils, une fille : tu les as. Modère ta douleur, c’est à moi de m’offrir au meurtrier, c’est le sublime devoir de l’épouse ; elle doit jusqu’à sa vie au bonheur de l’époux. Une fois le sacrifice accompli, tu vivras paisible ici-bas ; je vivrai éternellement dans le ciel, et j’acquerrai dans ce monde la gloire du devoir accompli. Je t’ai donné tout ce que peut donner une femme à un homme : un amour, un fils, une fille ; ma dette est payée. Tu peux nourrir et protéger ces deux enfants ; je suis incapable par mon sexe de le faire… Ainsi que les oiseaux dans leur faim s’ébattent sur la semence qu’on a répandue sur un champ, ainsi les hommes s’approchent d’une pauvre femme privée de son époux… S’ils m’obsèdent de leurs prières, serai-je coupable de me maintenir toujours dans cette rectitude de conduite que toute âme vertueuse doit suivre ?… Et cette jeune fille, la seule de sa race, la vierge pure de toute souillure, comment la conduirai-je dans cette route illustrée par son père et par ses aïeux ? Elle deviendra peut-être la proie des hommes pervers, qui ne respecteront pas sa mère ; ils m’éloigneront, ils voudront connaître et profaner les mystères des saintes écritures qui leur sont interdites, et, si je veux la défendre, ils me la raviront par violence, comme les hérons ravissent les prémices des sacrifices offerts et laissés sur l’autel désert !… Hélas ! ils périront privés de leur mère, nos deux chers enfants, ainsi que les poissons meurent privés d’eau dans le lit du fleuve desséché.

« …… J’ai goûté les félicités de la vie, j’ai accompli ma destinée, je t’ai donné une postérité.

« …… Si je meurs, tu trouveras une autre mère pour tes enfants : ce n’est pas un crime pour l’homme d’épouser une autre femme ; mais les femmes qui s’engagent dans de secondes noces commettent un grand crime. Sauve-toi, sauve tes descendants, sauve ton fils et ta fille ! »

Elle dit, son mari la serre contre son cœur, et leurs larmes se confondent en une seule eau en coulant lentement de leurs yeux.

III

Le troisième chant est rempli tout entier par cette lutte de dévouement entre le père, la mère et la fille, qui revendiquent tous le droit et le devoir de mourir pour sauver la famille.

« Seule je vous sauverai tous, dit la jeune fille. Pourquoi désire-t-on des enfants ? Parce qu’ils doivent se dévouer pour leurs parents. Ici-bas, ou là-haut dans l’autre vie, le fils expie les fautes de son père : n’est-il pas appelé, dans les livres sacrés, Celui qui est le sauveur de l’âme de son père ? Mais, voyez mon frère, c’est un tout petit enfant ! Si tu pars pour le séjour céleste, ô ma mère ! Cette fleur innocente se fanera sur sa tige ; s’il monte dans le ciel avant le temps, nos ancêtres seront privés du sacrifice qu’il leur doit, et ils en seront affligés. En te préservant toi-même, ô père ! tu sauves à la fois toi, ma mère et mon frère, et les sacrifices se renouvelleront à jamais dans la famille.… Ton fils, c’est toi-même ! Ton épouse, c’est l’âme de ton âme ! Ta fille, seule, est l’occasion de tes peines. Ah ! Permets-moi de mourir pour toi et pour eux. Songes-y : quelle horrible situation pour nous si, après ta mort, il nous faut mendier le pain de l’étranger et dévorer l’aumône avec des chiens affamés ! »

IV

Ces paroles redoublent les larmes et les sanglots du père, de la mère et de la jeune fille. À ce spectacle le petit enfant, ému des larmes dont il ne comprenait qu’à demi la cause, et anticipant par son émotion sur l’âge où il pourrait défendre son père, sa mère et sa sœur, bégaya, dit le poète, ces mots à peine articulés en courant de l’un à l’autre :

« Ne pleure pas, ô mon père ! ne pleure pas, ô ma mère ! ô ma sœur, ne pleure pas ! » Et, brandissant dans sa main, au lieu d’arme, un brin d’herbe qu’il venait de cueillir : « C’est avec cela que je veux le tuer, s’écriait-il, le géant qui dévore les hommes ! »

Astyanax, dans Homère, jouant avec le panache du casque de son père qui va mourir, ne présente ni un spectacle plus naïf, ni un contraste plus touchant. Mais le cri de l’enfant du brahmane, voulant combattre avec le brin d’herbe le géant meurtrier de sa famille, vibre plus avant et plus puissamment dans le cœur. Astyanax joue avec la mort qu’il ne voit pas ; l’enfant du brahmane la brave et la défie pour sauver son père ; l’instinct n’est plus seulement de l’instinct dans le poème indien, il est déjà de la tendresse, de l’héroïsme et de la sainteté. Homère n’est que pittoresque ; le poète indien est spiritualiste.

On s’émeut d’admiration avec le Grec, on se sanctifie avec l’Indien.

Ce poème, qui n’a été traduit que partiellement de la langue sacrée des Indes, se termine par le dévouement des hôtes du brahmane, par la délivrance de la famille et par la punition du tyran.

Mais nous allons lire et commenter avec vous un chef-d’œuvre de poésie à la fois épique et dramatique, qui réunit dans une seule action ce qu’il y a de plus pastoral dans la Bible, de plus pathétique dans Eschyle, de plus tendre dans Racine. Ce chef-d’œuvre est Sacountala.

V

Si vous voulez juger de l’impression que fit sur moi ce chef-d’œuvre exhumé d’une langue depuis tant de siècles muette et morte, écoutez celle que la première apparition de ce poème fit sur l’esprit de son savant traducteur français, M. de Chézy. M. de Chézy était érudit, je n’étais que poète ; il y a plus de mérite à émouvoir la science que l’imagination. Je ne crus bien moi-même à la réalité des motifs de mon enthousiasme qu’en le voyant répercuté dans le cœur d’un homme de science.

« Jamais je n’oublierai, dit M. de Chézy, l’impression ravissante que fit sur moi la lecture du drame de Sacountala, lorsqu’il y a environ trente ans, la traduction anglaise de ce chef-d’œuvre, par le célèbre W. Jones, vint par hasard à tomber sous mes yeux. Mais, pensai-je alors, tant de délicatesse, tant de grâces, cette peinture si attachante de mœurs qui nous donnent l’idée du peuple le plus poli, le plus moral et le plus spirituel de la terre, et qui nous inspirent l’envie d’aller chercher le bonheur près de lui ; tout cela, pensai-je, est-il bien dans l’original indien ? Ou ne serait-ce point une pure illusion due au style gracieux, à l’imagination brillante du traducteur ?

« Que faire pour éclaircir ce doute ? Il ne se présentait qu’un seul moyen, celui d’apprendre la langue sanscrite, langue la plus admirable en effet, mais aussi la plus difficile de toutes les langues connues, et pour l’étude de laquelle il n’avait encore été publié, à cette époque, aucun ouvrage élémentaire. La Bibliothèque du roi possédait bien à la vérité un essai informe de grammaire, un manuscrit composé, à ce que je crois, par quelque missionnaire portugais, mais ne renfermant que le simple paradigme du verbe substantif, le tableau des déclinaisons, une partie du vocabulaire d’Amara, et une liste des dhatous ; le tout fourmillant d’erreurs les plus grossières, et beaucoup plus propre à effrayer qu’à inspirer l’envie de déchiffrer cet horrible fatras, et de chercher la lumière dans cet écrit ténébreux. Aussi, plusieurs années se passèrent sans que je pensasse à recourir à ce moyen ; et ce premier germe de désir, déposé dans mon esprit par Sacountala elle-même, y demeura longtemps enseveli dans la plus profonde inaction.

« Cependant la littérature sanscrite, grâce aux travaux des savants anglais dans l’Inde, acquérait de jour en jour une plus grande extension, et leurs mémoires de plus en plus intéressants, consignés dans le premier recueil des Asiatic-Researches, finirent par éveiller ma curiosité, au point que je me déterminai un beau jour (c’était vers la fin de 1806) à essayer de comprendre quelque chose à l’indigeste compilation dont je viens de parler, et je me suis mis à bégayer l’alphabet.

« Quelques mois d’un travail assidu m’ayant mis à même de me former une idée telle quelle du système de déclinaison et de conjugaison sanscrites, et de la manière non moins ingénieuse que compliquée avec laquelle les mots y sont orthographiés, je cherchai aussitôt à me faire l’application de ces éléments, en m’exerçant sur quelque manuscrit ; car il n’existait pas même alors de texte imprimé, sauf celui de l’Hitopadèse, qui n’avait pas encore passé sur le continent. Mais la traduction de ce curieux ouvrage par le Nestor de la littérature sanscrite, le célèbre Wilkins, était déjà depuis longtemps entre les mains des savants ; et comme la Bibliothèque du roi possédait un manuscrit de l’original indien, ce fut là naturellement le texte que j’adoptai, en me servant pour le déchiffrer, en guise de dictionnaire, de la traduction anglaise dont je viens de parler.

« Quant aux efforts qu’il m’en coûta pour m’y rendre raison d’abord de quelques mots, puis par-ci par-là de phrases isolées, et enfin de passages d’une assez longue haleine, il sera facile au lecteur de s’en faire une idée, comme aussi du plaisir qui me transporta quand je fus parvenu à cette intelligence.

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« Quoique assez habile désormais dans la grammaire et dans la prosodie, je n’osai cependant pas encore essayer de nouveau la lecture de Sacountala avant de m’y préparer par celle d’autres petits poèmes plus difficiles que tout ce que j’avais lu jusqu’alors, mais qui, par leur brièveté, offraient une tâche de moins longue haleine. Je persévérai dans mes études, et vers la fin de 1813 je résolus de vaincre les seules difficultés qui me restaient encore, et je me crus enfin en état de publier ce chef-d’œuvre, sinon avec toute la perfection désirable, du moins avec la conscience de n’avoir rien négligé pour me rapprocher autant que possible de mon modèle.

« Dieu veuille, ajoute le naïf et laborieux traducteur, que je ne me sois pas bercé d’une vaine espérance ; et puisse l’estime de quelques amis sincères et passionnés des lettres me compenser ma peine !

« Déjà mon texte était imprimé depuis plus d’une année, et les dernières feuilles de ma traduction étaient sous presse, lorsque, à la nouvelle de la publication des Chefs-d’œuvre du Théâtre indien, par le savant Wilson, je craignis qu’au moment de paraître, notre Sacountala ne fût éclipsée par de fâcheuses rivales, et que le soin que j’avais mis à faire ressortir ses charmes ne fût entièrement perdu. Je lus ces pièces, et ma crainte fut bientôt dissipée ; car si ce sont là les chefs-d’œuvre du théâtre indien, il me semble que Sacountala peut, à bon droit, mériter le titre de chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre de ce théâtre.

« En effet, excepté quelques scènes de Vasantaséna, remarquables par la sensibilité et le naturel dont elles brillent, et quelques situations remplies de charme dans le drame d’Ourvasi, composition bien inférieure pour l’invention à Sacountala, quoique fille, comme elle, du même père, les autres pièces de ce recueil n’ont rien à opposer aux beautés de premier ordre qui étincellent de toutes parts dans Sacountala, et qui, par la manière dont le génie de Calidasa a su les disposer, font de cet ouvrage un ensemble accompli.

« Quant à ceux qui ont voulu assimiler ce drame à une simple pastorale, comme s’il s’agissait ici de bergeries et de moutons à la manière de Florian, nous conviendrons volontiers avec eux que le premier acte se rapproche en effet de ce genre, et qu’il nous offre un modèle de l’idylle aussi parfait qu’il ait été conçu par aucun des meilleurs poètes bucoliques de l’antiquité ; mais, pour le reste, nous leur demanderons dans quelle espèce de pastorale ils ont jamais vu le pathétique, la noblesse, l’élévation des sentiments portés au point où ils le sont généralement dans ce drame, le quatrième acte surtout, qui, sous ce point de vue, nous semble avoir atteint le comble de la perfection.

« Peut-être quelque esprit difficile, sans réfléchir que cette composition date d’un demi-siècle avant notre ère, frappé du défaut d’unité de temps et de lieu qui y règne, lancera-t-il contre elle le terrible anathème de romantisme. Cependant, en faveur de la pureté éminemment classique de son style et du naturel exquis avec lequel y sont tracés les divers caractères qui lui impriment la vie, nous le prierons au moins de vouloir bien mitiger son arrêt, et de comprendre ce chef-d’œuvre sous la dénomination de classico-romantique, en lui souhaitant pour sa propre gloire d’en produire un pareil. »

VI

Je reprends :

Mon impression personnelle ne fut ni moins vive ni moins ravissante que celle du traducteur, la première fois que le poème dramatique de Sacountala tomba sous mes yeux. Je crus entrevoir, réuni dans un seul poète primitif, le triple génie d’Homère, de Théocrite et du Tasse. Ce poème, originairement épique, devint dramatique sous la main de Kalidasa, son second auteur. Donnons d’abord ici l’analyse abrégée de ce délicieux et naïf épisode extrait du Mahabarata, et écrit avec une force et une simplicité plus antiques que le drame lui-même.

Dans les œuvres de l’Inde, comme dans celles de la Grèce ou de l’Italie, le caractère pour ainsi dire granitique des premiers poètes est une certaine brièveté mâle et sobre qui calque la nature de plus près, et qui ne pare d’aucun vêtement et d’aucun ornement inutile le nu et le muscle de la pensée. En vieillissant, les poésies s’efféminent : au lieu de Job vous avez Sénèque, au lieu d’Homère vous avez le Tasse ; cette recherche, cette parure, cette effémination de la poésie, à mesure que la civilisation se raffine, ne sont pas moins sensibles dans les poètes indiens que dans ceux de nos jours. En s’éloignant de la nature primitive, l’art se corrompt. Le chef-d’œuvre des littératures perfectionnées est de remonter à la simplicité, ce premier mot du sentiment. Voilà pourquoi, dans presque toutes les langues, le mot antique est synonyme de vrai beau. C’est beau comme l’antique, disent tous les peuples lettrés. La poésie jaillit tout à coup, avec une prodigieuse explosion de sève, du sein de la barbarie, au moment où cette barbarie se civilise ; puis elle se corrompt en s’éloignant de la nature primitive, et quand on veut la retrouver dans toute sa beauté, il faut la chercher presque dans son berceau.

VII

Ces observations sont justifiées dans les Indes comme dans l’Europe par le caractère gigantesque des poésies primitives, comparé à la dégénération des poésies des époques plus récentes. On vérifie au premier coup d’œil ce caractère de virilité dans l’antique, de raffinement et d’afféterie dans le moderne, en comparant le poème antique de Sacountala avec le drame relativement plus moderne qui porte ce nom. Parcourons le poème ; le voici :

Le héros primitif, Douchmanta, régnait sur l’Inde tout entière. Il descendait déjà d’une race de rois immémoriale. Ses peuples étaient religieux, obéissants, pacifiés sous sa main. La nature semblait prendre plaisir à favoriser cette heureuse contrée : des pluies douces et fécondantes, dans la saison la plus favorable, arrosaient régulièrement la terre, dont le sein fertile, sans être déchiré par le soc de la charrue, produisait en abondance les fruits les plus nourrissants ; et d’immenses troupeaux, errant de toutes parts dans de gras pâturages, apportaient chaque jour à l’homme le tribut de leur lait.

Le jeune roi, doué d’un courage héroïque, aussi habile à monter un cheval fougueux qu’à dompter un éléphant ivre de fureur, toujours vainqueur, soit qu’il se servît de la lance ou de la massue, du cimeterre ou de l’arc, semblable en majesté au chef des immortels, en éclat au dieu puissant de la lumière, était l’amour et l’admiration de son peuple.

Un jour, accompagné d’une armée immense composée de chevaux, de fantassins, d’éléphants et de chars, il résolut de se rendre à une vaste et épaisse forêt pour s’y livrer au plaisir de la chasse. Comme il s’avançait au milieu des acclamations des guerriers, des sons perçants de la conque et de la trompette, confondus avec le bruit des chars, le hennissement des chevaux et le cri sauvage des éléphants, une foule de femmes, brûlant de voir le jeune héros dans tout l’appareil de sa grandeur, se précipitent sur les terrasses voisines de son passage. « Oh ! c’est l’intrépide Vasou lui-même, s’écrient-elles transportées de joie. Indra, armé de ses foudres, s’avancerait avec moins de splendeur ! » Et mille mains gracieuses faisaient à l’envi descendre sur sa tête une pluie de fleurs, tandis que de vertueux brahmanes, les bras tendus vers le ciel, cherchaient à attirer sur le monarque les faveurs de Brahma (le dieu de l’Inde, le dieu créateur).

Un nombreux cortège de citoyens de toutes les classes s’empressa de suivre jusqu’à la forêt leur souverain chéri. Porté sur un char aussi rapide que l’est dans son vol Souparna, la célèbre monture de Vichnou s’enfonça bientôt sous des ombrages impénétrables à la lumière, séjour où tout inspirait une religieuse terreur. Désolé, abandonné par l’homme, habité seulement par l’éléphant sauvage, le lion, le tigre et autres bêtes féroces y troublaient sans cesse les airs de leurs affreux rugissements. Inquiétés dans leur asile, ils se précipitent avec rage sur les chasseurs acharnés à leur poursuite, et ceux-ci ont besoin de toute leur adresse et de toute leur vigueur pour se rendre maîtres d’une aussi terrible proie.

Douchmanta leur donne le premier l’exemple de l’intrépidité et de l’audace. Plus d’un tigre furieux tombe, soit assommé d’un coup de sa massue, soit percé de ses flèches rapides. Relancés de toutes parts, on voit des lions, des éléphants par troupe se rendre, couverts d’écume et de sueur, dans le voisinage des eaux pour y éteindre le feu qui les dévore ; mais la plupart tombent épuisés de fatigue sur les bords des étangs, et meurent en jetant d’horribles cris. Poussés par le désespoir, d’autres se retournent, se jettent en furieux sur leurs imprudents ennemis, et, les foulant aux pieds ou les étreignant dans leurs énormes trompes, en tirent une terrible vengeance. C’est ainsi que cette forêt, tout à l’heure si bruyante, ne présente bientôt plus que l’aspect d’un funeste champ de carnage, dévoué au silence, couvert de cadavres, souillé de sang et jonché de tronçons de lances brisées, de massues, d’arcs, de flèches, et de débris d’armes de toute espèce.

VIII

Cependant les chasseurs, aiguillonnés par le pressant besoin de la faim, dépècent un certain nombre de cerfs et autres bêtes fauves qui, échappés à la dent meurtrière des animaux féroces, étaient aussi tombés sous leurs coups. Ils font rôtir les chairs amincies sur un brasier ardent, s’en repaissent, et goûtent quelques heures de repos.

Mais bientôt Douchmanta donne les ordres du départ, poursuit sa marche, et, après avoir traversé une plaine stérile, il entre avec son cortège dans une seconde forêt d’un aspect bien différent de la première. Ce n’est plus cette sauvage horreur que la nature, abandonnée à elle-même, imprime aux vastes solitudes ; ici tout se ressent de la présence et des travaux de l’homme. Ce ne sont plus les rugissements du lion, les cris du tigre qui viennent effrayer les voyageurs ; mais le bramement lointain du cerf, le chant des oiseaux, le bourdonnement de l’abeille, retentissant doucement à son oreille, portent dans les esprits un sentiment inexprimable de calme et de bonheur. Les arbres les plus élégants, mariant avec grâce leurs flexibles rameaux courbés sous le poids des fruits et des fleurs, se balancent au souffle du zéphyr qui leur dérobe en passant les plus suaves odeurs, et les répand au loin dans les airs ; sur la pelouse émaillée, des troupes de Gandharvas et d’Apsaras (sorte de nymphes dans la mythologie indienne), brillantes de jeunesse, se poursuivent dans leurs jeux folâtres, et glissent d’un lieu à l’autre comme des ombres légères.

IX

Le héros s’égare avec délice sous les dômes de feuillages, où les rayons brisés du soleil ne laissent pénétrer qu’une indécise et pâle lumière, et la tiédeur de l’air suffisante seulement pour tempérer la fraîcheur des forêts. Il arrive sur les bords fleuris d’une rivière qui descend, pure et fraîche, des glaciers de l’Himalaya. Il y découvre un bocage sacré qui abritait l’ermitage d’un saint vieillard solitaire nommé Canoua, célèbre, dans toutes les Indes, par sa sagesse, son don de prophétie et son ascétisme. De distance en distance, sur les rives du fleuve, on voyait la fumée des sacrifices s’élever entre les cimes des arbres vers le ciel ; des groupes de brahmanes, prêtres et religieux, dissertaient entre eux sur les mystères, ou chantaient en vers les exploits historiques des anciens héros ; d’autres se livraient, pour atteindre à la perfection spirituelle, à des contemplations extatiques, à des pénitences qui domptent et anéantissent les sens.

X

Le héros, ravi d’admiration et de respect, s’avance vers l’ermitage de Canoua et l’appelle. L’ermite était absent ; sa fille adoptive, la belle Sacountala, sort à la voix de l’étranger ; elle reconnaît le roi.

Sacountala était dans le costume d’une jeune religieuse indienne consacrée au culte de la divinité, sous la direction du saint vieillard. La beauté presque divine de la jeune vierge éblouit et enlève le cœur du roi. — « Qui donc es-tu, fille céleste ? s’écrie-t-il. Comment vis-tu cachée dans ce désert ? Où es-tu née, toi qui resplendis de toute la divinité d’une fille des dieux ? En t’apercevant seulement, j’ai senti que mon cœur était enlevé de ma poitrine par un attrait surnaturel. — Je suis la fille de Canoua, répond Sacountala toute tremblante. — Mais, reprend le héros, Canoua est un saint qui a fait vœu de dompter toutes les passions humaines, et qui serait mort plutôt que de violer son vœu de continence. Je soupçonne un mystère sous cette réponse. »

Sacountala lui confesse alors la vérité : elle a entendu un jour Canoua en faire le récit à un brahmane errant qui recevait l’hospitalité dans son ermitage. Elle n’est pas la fille de Canoua, elle est la fille du célèbre anachorète Visoumitra, dont la sainteté a excité la jalousie d’un dieu secondaire qui aspirait à surpasser en austérité et en perfection toutes les créatures. Ce dieu, tremblant d’être surpassé lui-même par l’anachorète Visoumitra, lui envoie la plus belle des Apsaras, sorte de Vénus du ciel indien, pour le séduire. — « Qui, moi ? » répond-elle au demi-dieu, « j’oserais m’approcher de cet anachorète pur, sévère et terrible, au front resplendissant comme le feu du sacrifice, redoutable comme le temps qui détruit tout ? Cependant j’obéirai, puisque tu l’ordonnes. Mais seconde-moi dans ma périlleuse épreuve, ordonne toi-même au dieu des airs de se jouer avec grâce dans les plis de mes vêtements, et de les enfler légèrement quand je danserai devant le brahmane ; que l’amour s’attache avec le regard à mes pas, et que le zéphyr répande autour de moi les parfums de l’ivresse. »

Rassurée par la promesse du dieu qui lui promet son secours,

« la divine bayadère », dit le poète, « descend sur la terre, s’arrête non loin de l’antre du solitaire, et, feignant de se croire seule, danse sur une pelouse élevée d’où elle pouvait être aperçue de lui. Le vent à l’haleine embaumée se joue dans les plis ondoyants de sa robe, qui surpasse en blancheur et en transparence les rayons de l’astre pâle de la nuit.

« Le solitaire succombe, il aime la divinité cachée sous les traits de la danseuse céleste ; une fille est née de cette union ; l’Apsara, en remontant au ciel, la laisse endormie à la porte de l’antre, sur un lit de mousse et de fleurs. »

Canoua, en allant se baigner dans le fleuve, aperçoit l’enfant endormi sur la rive ; mille oiseaux de la forêt volaient et tourbillonnaient sur sa tête, agitant leurs ailes pour rafraîchir et ombrager le front de la divine enfant. Il la prit dans ses bras, la fit allaiter, et l’éleva avec la sollicitude d’un père. Il lui donna pour nom le nom des oiseaux qui planaient sur sa tête au moment où il l’avait recueillie au bord de l’eau.

XI

« Tel avait été le récit de l’ermite Canoua. Ce récit redouble la passion de Douchmanta pour la jeune fille issue d’une race divine. Il la conjure de consentir à l’épouser sans attendre l’aveu de l’ermite, son père adoptif. Elle résiste longtemps ; mais enfin, entraînée vers le héros par le même attrait qui entraîne le héros vers elle : — “Eh bien ! ” dit-elle, les joues colorées par la divine pudeur, “s’il est vrai qu’en consentant à être ton épouse sans le consentement de mon père adoptif, je ne pèche pas contre la sainte voix du devoir ; s’il est vrai que je puisse, ainsi que tu me le dis, ô mon roi, (et voudrais-tu me tromper ?) disposer seule de mon cœur, écoute, ô roi, les conditions qu’une fille timide ose apporter à son mariage avec toi. Si un fils vient à naître de notre union, engage ta parole royale de lui donner le titre de jeune roi, et à le faire reconnaître par tes peuples comme ton légitime successeur ! ” »

Le héros fait le serment ; il prend les deux mains de Sacountala dans les siennes, et ce signe les unit à jamais comme deux époux.

XII

Après quelques jours passés dans les fêtes et dans les douceurs de l’amour, le héros repart pour sa capitale, et l’ermite revient après une longue absence.

Sacountala, confuse, tremble de paraître devant lui et de lui avouer son mariage avec le roi. Mais, par le don de prophétie dont il est doué, l’ermite sait tout avant l’aveu. « Ô femme mille fois heureuse, dit-il à Sacountala, le nœud que tu viens de former secrètement, et sans m’avoir consulté, n’est pas contraire à nos saintes lois. Le fils qui doit naître de cette union sera égal à son père, et donnera naissance à une race de héros ! »

Rassurée par ce pardon et par cette promesse, Sacountala débarrasse avec joie le saint prophète de la corbeille lourde de fruits qu’il vient de cueillir ; elle verse sur ses pieds fatigués une eau rafraîchissante, et, d’une voix caressante, elle le supplie de protéger son époux et elle dans ses prières, et de demander au ciel la gloire à leurs descendants.

XIII

Après cette première partie le poème se presse vers l’infortune et vers le dénouement. Le fils né de Sacountala croît dans l’ermitage avec tous les instincts et tous les pressentiments d’un héros. Son enfance rappelle les jeux d’Hercule au berceau.

Cependant le héros, pour éprouver son épouse, feint d’avoir oublié Sacountala et son fils. Il n’a plus reparu dans les forêts voisines de l’ermitage. Le saint dit à sa fille que le temps est venu de sommer le roi d’accomplir sa promesse, et de proclamer l’enfant roi et successeur de son père. Un cortège religieux magnifique accompagne Sacountala à la capitale. Écoutons le poète.

« Voilà », disent les religieux compagnons de Sacountala, ton épouse fidèle qui arrive de la forêt sacrée avec son fils, beau comme les immortels, et demande à présenter ses hommages à son époux et à son roi. »

Le roi fait un signe de consentement.

Sacountala, tenant son fils par la main, s’avance avec une timidité pleine de crainte et de grâce : « Ô roi », dit-elle, « les temps sont accomplis où un jeune enfant, fruit de notre légitime union, doit être sacré ! Tiens ta parole, ô toi chef et modèle des hommes ! Ressouviens-toi des nœuds indissolubles qui nous lièrent, ressouviens-toi de l’ermitage de Canoua ! »

Le roi feint d’avoir tout oublié. Sacountala se trouble, chancelle, s’indigne, s’évanouit, reprend ses sens. — « Un juge caché n’est-il donc pas en toi ? » lui dit-elle. « Peux-tu te croire seul quand tu fais le mal ? Le soleil et la lune, le feu et le vent, la terre et le firmament, et la vaste étendue des eaux, le jour et la nuit, les deux crépuscules du matin et du soir, tous les éléments sont les témoins des actions les plus secrètes de l’homme : s’il n’a point agi contre la voix intérieure de sa conscience, le juge incorruptible le fait jouir d’une félicité éternelle ; mais si en étouffant cette voix il s’adonne au crime, il est condamné aux plus terribles châtiments. »

Un tel discours, dans un tel moment, est déplacé ; on voit que dans ces poèmes les situations les plus pathétiques servent moins au développement des passions qu’au développement de la haute morale qui domine dans l’âme des poètes les passions elles-mêmes. Le cri qui sort du cœur torturé de l’homme ou de la femme retentit dans le ciel plus que sur la terre : la nature s’absorbe dans la religion.

XIV

« Écoute la voix de nos anciens législateurs divins », poursuit magnifiquement mais inopportunément la femme outragée. « Rappelle-toi ce que, dans leurs chants immortels, ils ont dit de la femme, cette compagne modeste de l’homme : c’est elle qui, dans le fils qu’elle lui donne, prolonge son existence en le faisant revivre dans cet autre lui-même ; c’est à ce fils qu’il doit la délivrance des âmes de ses ancêtres. La femme est la moitié de l’homme, elle est son ami le plus tendre : par sa voix douce et caressante, elle sait dissiper les ennuis de sa solitude ; elle est son consolateur dans les peines inséparables des sentiers de la vie ; et à la mort de son époux, avec quel dévouement ne se précipite-t-elle pas sur le bûcher funèbre, résolue à ne point s’en séparer et à partager à jamais son sort, quel qu’il soit ? Plus religieuse que lui, souvent elle rallume dans son cœur une faible étincelle de vertu qui allait s’éteindre ; elle le sauve ainsi à son insu, et attire sur sa tête les faveurs de Brahma.

« Non, il n’est point de spectacle plus touchant que celui d’un père respectable entouré de sa femme et de ses nombreux enfants. De quel transport n’est-il pas lui-même saisi lorsqu’il reconnaît dans ces innocentes créatures sa vivante image ? Quand un enfant accourt vers son père et qu’il se précipite dans son sein pour l’embrasser, quoique tout couvert de la poussière qu’il vient de soulever dans ses jeux, quelles délices sont comparables à celles dont l’enivre ce baiser ?… Comment est-il possible que tu te détournes avec mépris de ce tendre enfant, qui est ton fils, dans le moment même où ses beaux yeux se dirigent vers toi avec tant d’affection ? La petite fourmi protège ses œufs et ne les brise pas : et toi, être doué du sentiment de la vertu et de la justice, tu ne protégerais pas, tu ne chérirais pas cet être faible auquel tu as donné la vie ? Souffre donc que cet enfant, dont à ta vue le petit cœur palpite d’un mouvement involontaire, t’embrasse, te touche de ses douces lèvres ; car il n’est pas dans la nature de sensation plus délicieuse que le toucher d’un enfant.

« Tous les pères éloignés quelque temps de leurs fils se réjouissent à leur vue, ou plutôt ne cessent un instant de les avoir présents à la pensée : toi seul demeures insensible à cette impulsion universelle de la nature ; toi seul entendrais sans en être ému ces touchantes paroles que prononce, pour le père, le brahmane à la naissance d’un fils :

« Ô toi qui proviens de toutes les parties de mon être ! toi, le fruit précieux de mes entrailles ! toi, qui es mon âme même, puisses-tu vivre cent ans ! Sur toi repose le soin de mon existence ; de toi dépend la perpétuité de ma race : vis donc heureux, ô mon fils, l’espace de cent ans !

« Hélas ! un chasseur sans pitié est venu me séduire, abuser de mon innocence dans le paisible ermitage de mon père !… Menaça, ma mère, après m’avoir conçue du grand Visoumitra, m’a abandonnée au moment de ma naissance sur les bords écartés du fleuve Malini !… De quelles fautes, grands dieux, me suis-je donc rendue coupable dans une de mes régénérations précédentes, pour avoir été traitée d’une manière aussi cruelle, d’abord par celle qui m’a donné l’existence, et aujourd’hui par toi ?

« Soumise à mon destin funeste, je retourne cacher ma douleur au sein de la forêt sainte qui jadis me vit si heureuse ; mais ce tendre enfant, qui est ton fils, le ciel te défend de l’abandonner. »

L’épreuve continue, malgré ces touchantes paroles, jusqu’au moment où une voix éclatant dans le ciel fait intervenir la Divinité elle-même pour proclamer devant le peuple l’innocence, l’amour, la légitimité de l’épouse. Le héros lui confesse alors qu’il a employé ce stratagème pour convaincre son peuple de la beauté, de la vertu, des droits de Sacountala à sa main, et pour se faire commander par les dieux et par les hommes son bonheur.

XV

Voyons maintenant comment, quelques siècles plus tard, un autre poète, d’une époque plus raffinée, a converti en drame ce touchant et gracieux épisode. C’est le lingot brut effilé en trame d’or par l’art, qui amplifie la surface du métal en amoindrissant sa force.

Mais l’analyse et les citations de ce drame suffiront pour donner une idée du degré de perfection auquel, dans ces temps que nous appelons primitifs, et chez ces peuples inconnus avant l’époque historique de notre Europe, l’art théâtral était parvenu.

La représentation est précédée d’un prologue dialogué entre le directeur du théâtre et les principaux acteurs qui doivent jouer leur rôle dans ce drame.

La scène représente une forêt au bord du fleuve Malini ; le jeune prince Douchmanta, monté sur un char conduit par un écuyer, apparaît dans le lointain l’arc à la main, et chassant un jeune faon qui fuit devant ses coursiers.

« Vois », dit le prince à son écuyer dans un langage aussi harmonieux que celui de Racine, aussi imagé et aussi naïf que celui d’Homère, « vois comme ce faon nous a fait déjà parcourir un immense espace ; vois avec quelle grâce il incline de temps en temps sa souple encolure pour jeter un regard furtif sur le char rapide qui le poursuit ! Dans la crainte de la flèche, dont il entend d’avance le sifflement, vois comme il contracte et rapetisse en fuyant ses membres délicats ! Le sentier qu’il foule à peine est jonché çà et là de l’herbe tendre qui s’échappe à demi broutée de sa bouche haletante. Dans ses bonds précipités, il vole plutôt qu’il n’effleure la terre… Lâche les rênes tout entières ! »

— Le char vole. « Voyez », dit l’écuyer à son tour au prince, « comme ces nobles coursiers, depuis que les rênes ne retiennent plus leur élan, portent avec grâce en avant leurs fumants poitrails ; la poussière qu’ils élèvent, sans que le fouet les touche, fuit en tourbillons derrière eux ; leurs aigrettes, tout à l’heure agitées sur leurs têtes, semblent maintenant immobiles par la résistance de l’air qu’ils fendent ; ils dressent avec énergie leurs oreilles veinées et nerveuses ; non, ils ne courent pas, ils glissent sur la plaine émaillée de fleurs. »

— « J’atteins si vite les objets que je viens à peine d’apercevoir dans le lointain, répond le prince, et je les dépasse si rapidement, que rien n’est loin, rien n’est près de moi. »

XVI

Le char vole. — Près d’atteindre une gazelle qui s’est levée au bruit, un cri d’effroi s’élève de derrière un rideau d’arbres : « Épargnez la gazelle ! » L’écuyer resserre les rênes, un ermite paraît, joignant les mains en signe de supplications pour le pauvre animal.

« Ô roi, dit l’ermite, cette douce gazelle apprivoisée appartient à l’ermitage ; ne la tuez pas, ne la tuez pas ! — Arrête les coursiers », dit le roi à l’écuyer qui murmure.

— « Oui, grand prince », dit l’ermite, « cette gazelle est nourrie dans notre ermitage. Que le ciel écarte de son flanc le trait du chasseur ! Une flèche dans un corps aussi tendre serait comme la flamme dans une touffe de coton. Qu’est-ce que l’existence fugitive de ce frêle animal, comparée à la pointe acérée de tes traits ?

« Replace donc promptement dans le carquois cette flèche meurtrière. Vos armes, ô rois ! ne doivent être employées que pour protéger le faible, et non pour donner la mort à l’innocent.

Douchmanta , avec respect.

La voici dans le carquois.

(Il l’y replace en effet.)

L’Ermite , avec joie.

Pouvait-on moins attendre d’un noble descendant de Pourou, d’un monarque aussi accompli ? Non, tu ne démens pas cette illustre origine. Puisse le ciel t’accorder un fils doué de toutes les vertus, un fils digne de régner un jour sur le monde entier !

Le Disciple.

Puisse le sceptre de ton fils s’étendre sur les deux mondes !

Douchmanta, avec respect.

Je reçois avec reconnaissance ce vœu d’un vénérable brahmane.

Les Deux Ermites.

Nous sommes occupés à ramasser du bois dans cette forêt ; là, sur les bords du Malini vous pouvez apercevoir l’ermitage de notre maître spirituel Canoua, où il habite avec Sacountala, dépôt précieux que lui a confié le destin. Si d’autres soins n’exigent ailleurs votre présence, daignez entrer dans cette humble retraite, où vous recevrez tous les honneurs dus à un hôte. C’est là qu’à la vue des austérités effrayantes et sans bornes que s’infligent une foule d’anachorètes, vous jugerez si ces vertueux solitaires méritent que pour les protéger votre bras soit incessamment froissé par le nerf toujours tendu de votre arc invincible.

Douchmanta.

Vénérable brahmane, le chef de la famille est sans doute dans cet ermitage ?

Les Deux Ermites.

Non, prince ; il vient de partir pour Somatirtha, où il se rend dans l’intention d’invoquer les dieux, pour détourner de la tête de Sacountala des malheurs dont la menace le destin ; mais, avant de s’éloigner, il a chargé sa fille de rendre aux hôtes qui pourraient survenir tous les devoirs de l’hospitalité.

Douchmanta.

Eh bien ! je la verrai donc ; et, satisfait de mon zèle, j’espère qu’au retour du vénérable Canoua, elle me fera connaître à lui sous l’aspect le plus favorable.

Les Deux Ermites.

Seigneur, vous en êtes le maître, et nous cependant nous allons reprendre nos occupations.

(Le brahmane sort avec son disciple.)

XVII

Douchmanta.

Allons, fais avancer le char ; que la vue de l’ermitage purifie nos âmes !

L’Écuyer.

Ainsi que le roi l’ordonne.

(Il imprime au char un mouvement rapide.)

Douchmanta, jetant les yeux autour de lui.

Certes, sans qu’on me l’eût dit, j’aurais aisément conjecturé que cette retraite paisible devait être consacrée à l’accomplissement des plus sévères austérités.

L’Écuyer.

À quels signes donc ?

Douchmanta.

Comment, ils ne frappent pas ta vue ! N’aperçois-tu pas çà et là, épars au pied des arbres, ces grains de riz consacré, échappés du bec des jeunes perroquets encore dépourvus de plumes, au moment où leurs mères leur portent la becquée ? Ici sont des pierres tout onctueuses de l’huile de l’ingoudi, dont elles viennent de servir à broyer les fruits ; là, de jeunes gazelles, habituées à la voix de l’homme, ne se détournent pas à son approche ; et ailleurs ces lignes humides, tracées sur la poussière, et qui partent de divers bassins, ne doivent-elles pas leur origine aux gouttes d’eau distillées des vases nouvellement purifiés ?

Vois encore ces jeunes arbres, dont les racines sont abreuvées par des canaux d’une eau limpide, que ride à peine le souffle adouci des vents ; vois l’éclat de ces tendres bourgeons, obscurci par la fumée qui s’élève des oblations aux dieux ; et, près de nous, ces faons légers qui, sans aucune crainte, se jouent au milieu de ces tas de cousa nouvellement coupé pour un sacrifice, et rassemblés sur la terre à l’entrée du jardin.

L’Écuyer.

Oui, je vois en effet tout cela.

Douchmanta, après s’être approché un peu plus de l’enceinte.

Mais gardons-nous de profaner cette sainte retraite ; arrête promptement le char, que je puisse en descendre.

L’Écuyer.

Prince, je retiens les rênes ; vous pouvez mettre pied à terre.

Douchmanta, étant descendu, et jetant un regard sur lui-même.

C’est sous de modestes vêtements que je dois pénétrer en ce lieu consacré à la piété. Débarrasse-moi donc de tout cet attirail du luxe, et de cet arc qui ne peut m’être ici d’aucune utilité. (Il remet entre les mains de son écuyer ses armes et ses joyaux.) Cependant, en attendant que je revienne, après avoir visité les habitants de cet ermitage, aie soin de faire rafraîchir et baigner les chevaux.

L’Écuyer.

Prince, vos ordres seront accomplis.

(Il sort.)

XVIII

Le prince entre dans l’enclos de l’ermitage ; ses sens sont ravis par la beauté agreste et recueillie du site, et par la vue d’un groupe de jeunes filles consacrées au culte des dieux. L’entretien de ces jeunes filles entre elles, que le prince entend sans être vu, est une scène de pastorale qui égale Théocrite, l’Aminte, ou Gesner, ce Théocrite des Alpes :

« Chère Sacountala », dit une des jeunes compagnes de la fille de Canoua, qui arrose les plantes du jardin de l’ermitage ; « chère Sacountala, ne dirait-on pas que ces jeunes arbustes, ornements de l’ermitage de notre père, te sont plus chers que ta propre vie, quand on voit la peine que tu prends à remplir d’eau les bassins creusés à leurs pieds, toi dont la délicatesse égale celle de la fleur de malica nouvellement épanouie ?

Sacountala.

Que veux-tu ? ce n’est pas seulement pour complaire à notre vénérable père que je prends tous ces soins ; je t’assure que je ressens pour ces jeunes plantes l’amitié d’une sœur.

(Elle les arrose.)

Une jeune compagne de Sacountala.

Mais, mon amie, les plantes que nous venons d’arroser sont au moment de fleurir. Arrosons donc aussi celles qui ont déjà donné leurs fleurs ; nos soins désintéressés ainsi pour elles n’en auront que plus de mérite aux yeux des dieux.

Sacountala.

Parfaitement senti, ma chère Preyamvada !

Le héros Douchmanta , à part.

Ah ! ne faut-il pas que le vénérable ermite ait perdu, par l’âge, l’intelligence, pour souffrir que de si grossiers vêtements enveloppent un si beau corps ?

Assujettir une telle beauté à de pareilles austérités, une beauté qui, sans aucun artifice, enlève à l’instant tous les cœurs, c’est être aussi insensé que si l’on voulait fendre le tronc de fer de l’arbre lami avec le tranchant délicat de la feuille du lotus ! »

(La jeune fille, qui se croit inaperçue, fait desserrer par sa compagne le tissu d’écorce qui gêne sa respiration.)

« Quoique formé de petites mailles très-serrées », continue à chanter le héros, « le tissu d’écorces, négligemment jeté sur ses blanches épaules, ne peut déguiser entièrement les contours de sa taille : telle la fleur à demi voilée par les feuilles jaunissantes déjà flétries autour de son calice. La coupe du lotus, entrevue à travers le réseau verdâtre des plantes aquatiques, n’est pas moins ravissante ; les taches disséminées sur le disque argenté de la lune font davantage ressortir sa splendeur. Ainsi, cette belle fille, sous son voile d’écorce, n’en paraît que plus séduisante à mes yeux.

Sacountala, sans voir le héros.

Ô mes chères sœurs ! ce charmant arbuste ne semble-t-il pas me faire signe de ses rameaux flexibles, que l’on prendrait pour autant de jolis doigts dans la mobilité que leur imprime le zéphyr ? Voyons, il faut que je m’en approche.

(Elle y court.)

Preyamvada.

Chère Sacountala, oh ! Repose-toi, de grâce, quelques instants à son ombre.

Sacountala.

Eh ! Pourquoi donc ?

Preyamvada.

C’est qu’en te voyant ainsi appuyée contre lui, ce bel arbre, comme s’il était uni à une liane élégante, en acquiert encore plus de grâce.

Sacountala.

Es-tu plus digne de ce nom gracieux de Preyamvada, toi dont les paroles sont remplies de tant de douceur ?

Douchmanta.

Oui, Preyamvada, tu viens de dire une grande vérité. Ses lèvres ont l’incarnat de la rose ; ses bras, comme deux tendres rameaux, s’arrondissent avec souplesse, et la fleur attrayante de la jeunesse répand sur toute sa personne un charme inexprimable.

Anousouya.

Sacountala, vois comme cette jolie malica a choisi pour son époux ce bel arbre, qu’elle entoure de ses rameaux en fleurs.

Sacountala , s’approchant et regardant avec joie.

Ah ! Qu’elle est ravissante cette saison où les arbres eux-mêmes semblent s’unir dans de tendres embrassements ! Ne dirait-on pas que cette jeune plante ait mis à dessein, sous la protection de cet arbre robuste et tout chargé de fruits, ses fleurs si tendres et si délicates ?

(Elle s’arrête à le contempler avec admiration.)

Preyamvada , souriant.

Sais-tu, Anousouya, pourquoi Sacountala attache si longtemps ses regards sur cette petite plante ?

Anousouya.

Non, en vérité ; je voudrais bien le savoir.

Preyamvada.

« Ainsi que cette jolie malica est unie à ce bel amra, que ne puis-je de même être unie à un époux digne de moi ! » Voilà, je t’assure, la pensée qui occupe en cet instant notre jeune amie.

Sacountala , souriant.

Allons, petite folle, voilà encore de tes extravagances.

(Elle fait jouer son arrosoir.)

Anousouya.

Chère Sacountala, vois, tu oubliais cette charmante madhavi, quoiqu’elle ait crû en même temps que toi, par les soins que ton père Canoua se plaît à vous prodiguer à toutes deux.

Sacountala.

Va, je m’oublierai plutôt moi-même. (Elle s’approche de l’arbuste, le regarde, puis s’écrie, transportée de joie :) Miracle ! Miracle ! Preyamvada, ah ! Que tu vas être heureuse !

Preyamvada.

Comment cela, ma douce amie ?

Sacountala.

Vois, cette liane est toute couverte de fleurs, depuis la racine jusqu’au sommet des rameaux les plus élevés, quoique ce ne soit pas le temps de la floraison.

Toutes deux accourant.

Dis-tu vrai ? Dis-tu vrai ?

Preyamvada.

En ce cas, ma douce amie, c’est toi que je vais rendre heureuse ; car ce pronostic ne t’annonce rien moins que la possession prochaine d’un héros pour époux.

Sacountala , d’un air fâché.

F. de toutes ces plaisanteries ! Je ne veux plus prêter l’oreille à vos propos.

Preyamvada.

Mais ne crois pas que je parle en plaisantant ; car, d’après ce que j’ai entendu plusieurs fois de la bouche du vénérable Canoua lui-même, un pareil signe ne peut être pour toi que l’annonce de l’événement le plus heureux.

Anousouya.

Ah ! Voilà qui m’explique le zèle que mettait notre amie à arroser cette plante chérie !…

Sacountala.

Méchante ! Cette plante est pour moi comme une sœur : pourquoi chercherais-tu d’autres motifs à mes soins ?

(Elle continue à l’arroser.)

Le héros , à part.

Certes, si elle appartient à la caste de Canoua, toute union lui est interdite avec celle des Kchatriyas. Que faire donc ? — Mais peut-être aussi… — Eh ! Pourquoi me tourmenter par de semblables doutes ?… Oui, la chose est certaine. Mon esprit incline vers elle avec tant de violence, qu’il est impossible qu’elle ne puisse devenir mon épouse ! — D’ailleurs, dans les choses sujettes au doute, l’événement est toujours favorable aux pressentiments du sage. Ainsi, je l’obtiendrai, je l’obtiendrai !

Sacountala , avec précipitation.

Ah, ah ! Une abeille, échappée du calice de cette malica, voltige autour de ma figure et semble vouloir s’attacher à mes lèvres !

(Elle fait semblant de chasser une abeille.)

Douchmanta , la contemplant avec le plus vif plaisir.

Qu’elle est ravissante !

Sur tous les points où voltige cet insecte léger, plus légère que lui, avec quelle grâce elle le chasse sans relâche ! Mais si c’est par une crainte réelle que cette belle fille imprime aujourd’hui à ses sourcils une contraction si délicieuse, ne se ressouviendra-t-elle pas de la leçon, et ne la mettra-t-elle pas plus tard en pratique, lorsque, sans aucun motif de crainte, elle feindra cependant l’effroi pour déployer dans son regard toutes les ressources de la séduction.

Trop heureux insecte, tu peux donc dans ton vol effleurer l’angle de cet œil à demi fermé, où la crainte excite un tremblement enchanteur ; faire entendre à cette oreille charmante un murmure semblable à ces petits mots furtifs d’une amie à l’oreille d’une amie ; puiser un torrent de délices sur ces lèvres divines, dont une main délicate cherche en vain à t’éloigner ? Hélas ! nous mourons dans le doute de jamais pouvoir la posséder ; et toi, petite abeille, tu t’enivres de volupté.

Sacountala.

Ô mes compagnes ! Délivrez-moi de cet insecte audacieux, qui brave tous mes efforts.

Toutes les deux , en souriant.

Eh ! Qu’y pourrions-nous faire ? Appelle Douchmanta à ton secours : n’est-ce pas au roi à protéger les habitants de cet ermitage ?

Douchmanta.

Excellente occasion pour me montrer !… Ne craignez…… (Il n’achève pas, et continue à se tenir caché.) Non, on me reconnaîtrait pour être le roi ; il vaut mieux que je me présente sous l’aspect d’un voyageur demandant l’hospitalité.

Sacountala.

L’impudent ne cesse de m’assaillir ; il faut que je cherche une autre place. (Jetant les yeux derrière elle tout en courant.) Comment ! Il me poursuit encore ? Ah ! De grâce, délivrez-moi de son importunité.

Douchmanta , survenant tout à coup.

Comment donc !… quel est l’insolent qui, sous le règne d’un des descendants de Pourou, de Douchmanta, cet ennemi déclaré du vice, ose insulter les filles innocentes des pieux ermites ?

(Toutes, à la vue du roi, éprouvent un moment de trouble.)

Anousouya.

Seigneur, personne ici n’est coupable d’une action criminelle : seulement, notre jeune amie se défendait contre une abeille obstinée à la poursuivre.

(Elle montre du doigt Sacountala.)

Douchmanta , s’approchant de Sacountala.

Jeune fille, puisse votre vertu prospérer !

(Sacountala baisse les yeux avec modestie.)

Anousouya.

Allons ! Rendons promptement à notre hôte tous les devoirs de l’hospitalité.

Preyamvada.

Seigneur, soyez le bienvenu ! Toi, chère Sacountala, va, sans perdre de temps, à l’ermitage, chercher des fruits dignes d’être offerts à notre hôte : cette eau, en attendant, peut servir à rafraîchir ses pieds fatigués.

Douchmanta.

Il n’en est pas besoin ; le charme de vos paroles est pour moi la plus agréable offrande.

Anousouya.

Eh bien ! Honorable étranger, daignez au moins vous reposer à l’ombre sur ce siège recouvert de gazon, d’une admirable fraîcheur, et où vous ne tarderez pas à oublier votre lassitude.

Douchmanta.

Mais vous-mêmes, charmantes filles, vous devez être fatiguées par toutes vos attentions pour moi : serais-je assez heureux pour que vous vous asseyiez un moment à mes côtés ?

Preyamvada , bas à Sacountala.

Vois, ma Sacountala, nous ne pourrions honnêtement nous refuser au désir de notre hôte ; viens donc, prenons place près de lui.

(Toutes s’asseyent près du roi.)

Sacountala , à part.

Depuis que mes yeux se sont portés sur cet étranger, j’éprouve une émotion tout à fait contraire au calme parfait que devrait seule inspirer cette sainte retraite !

Douchmanta , les regardant avec le plus tendre intérêt.

Charmantes filles, combien cette douce intimité qui règne entre vous s’accorde admirablement avec votre jeunesse et vos grâces !

Preyamvada , bas à Anousouya.

Ma chère, quel peut donc être cet étranger qui, tant par ses traits profondément empreints d’une majesté calme, que par ses discours où règne la politesse la plus aimable, se montre digne d’occuper le plus haut rang ?

Anousouya , bas à Preyamvada.

Ma curiosité n’est pas moins vive que la tienne, je t’assure ; voyons, il faut nous éclaircir. (Haut, en s’adressant au roi.) Seigneur, la douce familiarité qui règne dans votre conversation m’enhardit à vous faire quelques questions : Pourrions-nous savoir de quelle noble famille vous faites l’ornement ; quelle contrée est actuellement dans le deuil, à cause de votre absence ; et quel motif, vous, dont toutes les manières annoncent une délicatesse exquise, a pu vous déterminer à entreprendre un voyage pénible, pour visiter cette forêt consacrée aux plus rudes austérités ?

Sacountala , à part.

Ne palpite pas ainsi, ô mon cœur ! toutes ces pensées tumultueuses qui t’agitent avec tant de violence, ma chère Anousouya les dirigera.

Douchmanta , en lui-même.

Que faire ? Dois-je me déclarer ? Dois-je déguiser qui je suis ?

Il réfléchit, et déclare qu’il est un pèlerin pieux, lecteur des Védas, qui vient visiter le saint ermite ; il s’informe habilement par les jeunes amies de Sacountala de la naissance étrange de cette jeune beauté, et des causes de sa résidence dans cette solitude. Il apprend qu’elle est de céleste origine par l’union d’un saint avec une divinité secondaire. Il s’abandonne avec sécurité à sa passion pour elle.

« Ô bonheur ! » s’écrie-t-il en strophes lyriques ; je puis donc maintenant donner un libre cours à mes désirs ! Réjouis-toi, ô mon cœur ! ce que tu ne faisais que soupçonner est à présent changé pour toi en certitude ; ce que tu aurais craint de toucher il n’y a qu’un instant à l’égal du feu, tu peux t’en parer comme de la perle la plus précieuse ! »

Sacountala entend ces vers, et rougit de pudeur.

« Il faut que je me retire », dit-elle à sa compagne, « et que j’aille instruire notre vénérable supérieur, Goutami, des paroles indiscrètes de cet étranger. » Ses compagnes cherchent à la rassurer et à la retenir, sous prétexte de soins que ses arbustes chéris exigent encore d’elle. Le héros semble prendre parti pour Sacountala.

« Épargnez », dit-il en vers aux compagnes de la jeune fille, « épargnez, de grâce, votre belle amie ! elle doit être déjà assez fatiguée par la peine qu’elle a prise d’arroser ses plantes favorites. Voyez, ses belles épaules sont tout affaissées encore par le poids de l’arrosoir qu’elle vient à peine de déposer ; le sang en colore plus vivement la paume de sa main délicate ; on reconnaît qu’elle est lasse, à cette respiration pressée qui agite délicieusement son sein ; le nœud charmant qui emprisonne avec tant de grâce les fleurs de siricha dont son oreille est ornée, est humecté de sueur ; et d’une main languissante elle est occupée à réunir les boucles de ses beaux cheveux, échappés de la bandelette à demi détachée qui peut à peine les contenir. »

Sacountala reçoit de lui un anneau ; le héros croit s’apercevoir qu’elle est émue d’admiration et d’amour pour lui. Il entend venir sa suite au bruit des chevaux dans la forêt. Il craint d’être surpris et révélé à la jeune fille par les respects de ses compagnons de chasse.

« Ô pieuses filles de l’ermitage ! » leur dit-il en langage vulgaire, « ne perdez pas de temps à mettre en sûreté les faibles animaux qui peuplent votre sainte retraite : tout annonce l’approche du roi Douchmanta (c’est lui-même), qui se livre au plaisir de la chasse. » Puis, reprenant le langage des vers, comme cela a lieu dans le drame toutes les fois que l’expression s’élève avec le sentiment ou avec la description :

« Déjà », dit-il, « un tourbillon de poussière soulevé par les pieds des chevaux retombe sur vos vêtements d’écorce, tout humides encore et suspendus aux branches où ils achèvent de se sécher, semblables à ces nuées d’insectes qui, par un beau rayon de soleil, viennent s’abattre en foule sur les arbres de la forêt…

« … Tenez-vous en garde surtout, ô pieuses ermites, contre cet éléphant sauvage chassé par la meute, qui répand l’effroi dans le cœur des vieillards, des femmes et des enfants ! Le voilà qui, dans un choc terrible, vient de rompre une de ses énormes défenses contre le tronc robuste d’un arbre qui s’opposait à son passage. Il est à présent embarrassé dans les branches entrelacées des lianes impénétrables, que dans sa rage il voulait déraciner. Ah ! quelle funeste interruption il a occasionnée dans nos rites sacrés ! Comme il a fait fuir à son approche la troupe dispersée de nos gazelles timides ! Quel dégât il a apporté dans notre sainte retraite, que la vue d’un char a jeté dans cet acte de fureur ! »

Sacountala, en s’éloignant à regret pour rentrer à l’ermitage, feint d’être ralentie par les épines d’arbustes qui la retiennent par ses vêtements. Le héros s’afflige en vers de la disparition de celle qu’il aime. « Je vais », dit-il, « faire camper ma suite à quelque distance dans la forêt, afin d’avoir la liberté de la revoir ainsi encore, car seule elle occupe mon âme tout entière ; en vain je voudrais m’éloigner, mon corps peut bien tenter de le faire, mais mon âme toute troublée rétrograde vers elle : telle la flamme de l’étendard que l’on porte contre le vent ! »

XIX

Au second acte, le héros, rejoint par deux de ses officiers, dont l’un est un bouffon gourmand et poltron comme le Falstaf de Shakespeare, s’entretient avec eux, et feint d’être dégoûté du brutal plaisir de la chasse. « Que les buffles », dit-il, « que les buffles agitent dans leurs jeux, en la battant violemment de leurs cornes, l’eau dans laquelle ils se seront abreuvés ; que les biches, réunies en troupe, ruminent tranquillement à l’ombre ; que les vieux sangliers broient sans crainte le jonc de leurs marais fangeux, et que mon arc se repose, la corde détendue ! »

Il veut, dit-il encore à ses confidents, se reposer quelques jours au soleil de cet ermitage sacré. Il leur vante la beauté céleste de la jeune cénobite dont il a été enivré ; puis, comme se repentant de son vain amour :

« Ô insensé ! » s’écrie-t-il, « n’est-elle pas la fille d’un anachorète ? À quoi nous servirait de la voir davantage ? Pense-t-on obtenir le croissant délié de la nouvelle lune, lorsque, le cou tendu et le regard fixe, on ne peut détourner les yeux de sa splendeur argentée ? Quand je réfléchis sur la puissance de Brahma et sur les perfections de cette femme incomparable, il me semble que ce n’est qu’après avoir réuni dans sa pensée tous les éléments propres à produire les plus belles formes, et les avoir combinés de mille manières dans ce dessein, qu’il s’est enfin arrêté à l’expression de cette beauté divine, le chef-d’œuvre de la création. À quel mortel sur la terre est destinée cette beauté ravissante, semblable, dans sa fraîcheur, à une fleur dont on n’a point encore respiré le parfum ; à un tendre bourgeon qu’un ongle profane n’a point osé séparer de sa tige ; à une perle encore intacte dans la nacre où elle repose ; au miel nouveau dont aucune lèvre n’a encore approché ? — Ou plutôt, ce fruit accompli de toutes les vertus, qui en sera jamais l’heureux possesseur ? Hélas ! Je l’ignore.

« Croyez-vous donc être aimé ? » lui demande son favori.

« Hélas ! » répond-il en vers élégiaques, « de jeunes filles élevées dans un ermitage sont naturellement timides ; cependant ce regard si modestement baissé en ma présence !… ce sourire dérobé, sur lequel on vous faisait prendre aussitôt le change d’une manière si adroite, n’est-ce pas là la preuve d’un amour qui, retenu par la plus aimable pudeur, s’il n’ose se dévoiler en entier, se laisse cependant deviner en partie ?

« Oh ! Son inclination pour moi s’est déclarée par des signes certains, au moment de son départ avec ses deux jeunes compagnes.

« Voyez », leur disait-elle en faisant un doux mensonge, « mon pied vient d’être cruellement blessé par cette pointe aiguë de cousa » ; et elle s’arrêta sans sujet. Puis, elle n’avait pas plutôt fait quelques pas, qu’elle retournait aussitôt la tête, feignant de dégager ses vêtements des branches d’un arbuste qui ne les retenaient aucunement ; et cela pour jeter les yeux sur moi !………… »

XX

Deux ermites, compagnons du saint, paraissent, et aperçoivent le jeune chasseur. Ils s’entretiennent un moment des avantages de la vie religieuse pour le salut. Un d’eux reconnut dans le héros le fils du roi, roi lui-même.

« Je ne m’étonne pas », lui dit son jeune compagnon, « si ce bras, solide et noueux comme l’énorme barre de fer qui assure la porte de sa capitale, a suffi pour soumettre à sa puissance la terre, noire limite du vaste Océan ; si, dans les combats acharnés qu’ils livrent, les dieux attribuent autant à son arc redoutable qu’aux foudres d’Indra les victoires éclatantes qu’ils remportent sur leurs fiers ennemis. »

Ils s’approchent, ils invitent respectueusement le chasseur à venir habiter quelques jours leur ermitage. Le héros les remercie, il flotte entre deux courants d’idée ; il sent qu’il est nécessaire à sa capitale, mais il ne peut s’arracher des lieux habités par Sacountala.

« La distance des lieux où je voudrais être à la fois tient mon esprit divisé, comme sont divisées les eaux d’un fleuve par un rocher qui s’oppose à son cours. »

XXI

Le troisième acte s’ouvre par une scène courte, où l’on voit les amies de Sacountala cueillir des simples et composer des breuvages pour calmer la fièvre de Sacountala, malade, on ne sait de quel mal secret, dans sa cellule.

La seconde scène est une longue et poétique complainte amoureuse du héros, qui déplore la maladie de celle qu’il aime et la force indomptable de son penchant pour elle. La poésie, dans cette scène, a la majesté du paysage et les images de la passion.

En exprimant dans toute sa physionomie la tristesse, Douchmanta soupire :

« Sans doute je connais toute la rigueur que lui impose la vie religieuse ; je sais qu’elle est entièrement soumise à la volonté de Canoua ; et cependant, semblable à un fleuve qui ne peut remonter vers sa source, rien ne peut détourner mon cœur du penchant où il est entraîné. Ah ! je le vois, le feu de Siva en courroux couve encore dans mon sein, semblable à ce foyer mystérieux qui brûle dans la profondeur des mers : pourrais-tu sans cela, réduit comme tu le fus en un monceau de cendres, allumer de tels feux dans nos cœurs ? Elle vient de passer dans ces lieux ! Je le vois à ces fleurs jetées çà et là, et dont les frais calices, quoique détachés de la tige maternelle, conservent encore tout leur éclat ; par ces jeunes branches dont la sève laiteuse qui en découle trahit une blessure récente. Quel air vivifiant on respire en ce lieu ! Avec quelle volupté tout mon corps, consumé par la fièvre ardente, est caressé par ce doux zéphyr chargé des émanations parfumées du lotus, et des gouttes légères d’une rosée rafraîchissante qu’il vient de dérober en se jouant sur les vagues à peine sensibles du Malini ! »

(Regardant autour de lui.) « Ô bonheur ! C’est là, sous ce berceau formé des rameaux entrelacés de vitasas en fleurs, que repose Sacountala !

« Oui, je distingue à merveille, sur le sable fin dont est couvert le petit sentier qui y aboutit, la trace récente de ses pas, de ce pied charmant qui s’y est moulé dans toute sa perfection.

« Regardons à travers les branches. » (Il écarte le feuillage, et s’écrie, transporté :)

« Je l’aperçois, ce charme de mes yeux ! La voilà négligemment assise avec ses compagnes sur une couche de fleurs ! De mon heureuse retraite je vais jouir de leur conversation, pleine du plus charmant abandon ! »

XXII

Suit une scène de délicieuse entrevue entre le héros et Sacountala, que ses compagnes ont laissée seule un moment au bord du Malini. Les deux amants s’avouent leur amour. Le héros jure à Sacountala que si elle veut consentir à être son épouse, il la fera monter plus tard sur le trône avec lui, et que son fils sera roi.

« Tu m’oublieras », lui dit la jeune fiancée. « Moi, t’oublier ! » répond le héros. « Va, céleste enfant, en quelque lieu que tu portes tes pas loin de moi, toujours tu resteras attachée à mon cœur. Telle, au déclin du jour, l’ombre d’un grand arbre fuit au loin dans la plaine, quoique constamment fixé à sa racine. »

Le bracelet de Sacountala tombe ; le héros le ramasse et le rattache.

« Ne dirait-on pas que c’est la nouvelle lune qui, éprise de la grâce et de la blancheur de ce bras charmant, a abandonné le ciel et a recourbé les deux extrémités minces de son croissant d’argent, pour embrasser avec amour ce bras arrondi ? »

Un peu de poussière des fleurs du lotus, chassée par le vent, entre dans les yeux de Sacountala. Le héros lui souffle doucement dans l’œil pour lui rendre la vue : scène de Daphnis et Chloé, où la simplicité et la candeur luttent de grâce. Je regrette de ne pas la reproduire ici. Douchmanta et Sacountala se séparent au chant de l’oiseau du soir, qui annonce la nuit à la forêt.

XXIII

Cependant le héros est reparti pour sa capitale, laissant à Sacountala un anneau où son sceau est gravé. Il lui a juré de la reconnaître partout à la vue de ce signe.

Au dernier acte, le saint anachorète Canoua revient au monastère après sa longue absence. Il apprend, de la bouche de son élève chérie Sacountala, la visite du héros, son amour, sa promesse de la couronne, quand elle viendra dans sa capitale lui présenter l’anneau nuptial.

L’anachorète apprend d’elle-même qu’une union secrète, mais approuvée par la religion et les lois, l’unit au héros, et qu’elle porte dans son sein un gage de son union, roi futur du royaume. Le saint ermite approuve tout, et comble Sacountala de présents pour la faire reconduire dignement à son époux.

La description de ces présents de noce est aussi pittoresque qu’elle est poétique. Les divinités même invisibles y apportent leur tribut. Les compagnes de la jeune mère s’écrient : « Nous apercevons, flottant aux branches d’un grand arbre, un voile céleste, du lin le plus fin, imitant dans sa blancheur la lumière argentée de la lune, sûr présage du bonheur qui attend Sacountala. » Un autre arbuste distillait une laque admirable, destinée à teindre du plus beau rouge ses pieds délicats ; tandis que, de tous côtés, de petites mains charmantes, qui rivalisaient d’éclat avec les plus belles fleurs, se faisant jour à travers le feuillage, répandaient autour de nous ces joyaux de toute espèce, dignes de briller sur le front d’une reine.

Preyamvada , regardant Sacountala.

C’est ainsi que nous voyons l’abeille quitter le creux de l’arbre où elle a établi sa demeure, pour venir fêter la fleur du lotus, qui l’attire par son miel parfumé.

Canoua.

Les déesses, par cette faveur, ne déclarent-elles pas que la fortune du roi est désormais attachée à ta personne, et que tu vas pour toujours la fixer dans son palais ? »

(Sacountala baisse modestement les yeux.)

Le vénérable anachorète, supérieur de l’ermitage, chante en ses vers ces adieux et ses vœux à Sacountala, sa favorite :

« Divinités de cette forêt sacrée, que dérobe à nos regards l’écorce de ces arbres majestueux que vous avez choisis pour asile ;

« Celle qui jamais n’a approché la coupe de ses lèvres brûlantes avant d’avoir arrosé d’eau pure et vivifiante les racines altérées de vos arbres favoris ; celle qui, par pure affection pour eux, aurait craint de leur dérober la moindre fleur, malgré la passion bien naturelle d’une jeune fille pour cette innocente séduction ; celle qui n’était complètement heureuse qu’aux premiers jours du printemps, où elle se plaisait à les voir briller de tout leur éclat ; Sacountala vous quitte aujourd’hui pour se rendre au palais de son époux ; elle vous adresse ses adieux.

« Que son voyage soit heureux ; que l’ombre épaisse des grands arbres lui offre dans tout son trajet un abri impénétrable aux rayons du soleil ; qu’un doux zéphyr, rasant la surface limpide des lacs tout couverts des larges feuilles du lotus azuré, leur dérobe pour elle une rosée rafraîchissante, et qu’il endorme ses fatigues à son souffle caressant ; puissent ses pieds délicats ne fouler dans sa marche paisible que la poussière veloutée des fleurs ! »

Sacountala revient sur ses pas, rappelée par sa tendresse pour les animaux favoris qu’elle abandonne.

« Ô père », dit-elle à l’ermite, « lorsque cette charmante gazelle, qui n’ose se hasarder loin de l’ermitage, et dont la marche est ralentie par le poids du petit qu’elle porte dans ses flancs, sera devenue mère, ah ! N’oubliez pas de m’en instruire !

« Mais qui donc », continue la jeune fille, « marche ainsi sur mes pas et s’attache aux pans de ma robe ? »

L’Ermite.

Tu le vois, ma fille : c’est ton petit faon chéri, ton enfant adoptif, dont si souvent tu as guéri les blessures avec l’huile d’ingoudi, lorsqu’il accourait vers toi, les lèvres ensanglantées par les pointes acérées du cousa. Se souvenant avec quel soin tu lui faisais manger dans ta propre main les grains savoureux du syamoca, il ne peut abandonner les traces de sa bienfaitrice.

(Sacountala le baise, les yeux humides de larmes.)

Pauvre petit, pourquoi t’attacher encore à une ingrate qui se résout ainsi à abandonner le compagnon de ses jeux ? Va, de même que je t’ai recueilli lorsque, au moment de ta naissance, tu vins à perdre ta mère, à présent que tu souffres de ma part un second abandon, notre bon père va te prodiguer les soins les plus tendres.

(Elle pleure sans pouvoir avancer.)

Canoua.

Essuie, essuie tes larmes, ma chère fille ; prends courage, et jette un regard ferme sur le chemin que tu as à parcourir.

Viens-tu à surprendre sur ta paupière humide une larme qui chercherait à détruire l’effet de tes résolutions ? Dissipe-la aussitôt par le plus noble effort. Songe, mon enfant, que, dans la route inégale de la vie, la plus mâle fermeté se trouve souvent exposée aux plus rudes épreuves, et que, de les surmonter, c’est en cela que consiste la vertu.

Sarngarava.

Vénérable ermite, vous vous rappelez sans doute ce texte de la loi sacrée : Accompagne ton ami jusqu’à ce que tu rencontres de l’eau ! Or, nous voici près de l’étang ; congédiez-nous, et retournez à l’ermitage !

L’Ermite.

Vois, chère Sacountala, comme tout être, pour peu qu’il soit sensible, prend part à la douleur qu’occasionne ton départ.

En vain la femelle du tchairavaca, couchée derrière une touffe de lotus, fait entendre le cri d’amour à son mâle, qui, les yeux attentivement fixés sur toi, et le bec entrouvert, d’où s’échappent de longs filaments de verdure qu’il vient d’arracher, néglige de lui répondre.

Sacountala , enlaçant ses bras autour de l’ermite.

Ô mon père ! Quand reverrai-je cette forêt sacrée ?

L’Ermite.

Ma fille, lorsqu’après avoir été pendant de longues années l’objet des soins de ton époux, qui ne seront partagés qu’entre toi et le gouvernement de son vaste empire, il remettra sa puissance au jeune héros que tu lui auras donné, tu reviendras alors avec lui achever de couler des jours tranquilles au sein de cette retraite, consacrée à la vertu.

(Sacountala disparaît derrière les roseaux de l’étang.)
Lamartine.