Section 26, que les sujets ne sont pas épuisez pour les peintres. Exemples tirez des tableaux du crucifiment
On plaint quelquefois les peintres et les poëtes qui travaillent aujourd’hui, de ce que leurs prédecesseurs leur ont enlevé tous les sujets. Ces artisans s’en plaignent souvent eux-mêmes, mais je crois que c’est à tort. Un peu de reflexion fera connoître que les artisans qui travaillent présentement, ne doivent point être reçûs à s’excuser sur la disette des sujets, quand on leur reproche quelquefois que leurs ouvrages nouveaux ne sont point nouveaux. La nature est si variée qu’elle fournit toujours des sujets neufs à ceux qui ont du genie.
Un homme né avec du genie voit la nature, que son art imite avec d’autres yeux que les personnes qui n’ont pas de genie. Il découvre une difference infinie entre des objets, qui aux yeux des autres hommes paroissent les mêmes, et il fait si bien sentir cette difference dans son imitation, que le sujet le plus rebatu devient un sujet neuf sous sa plume ou sous son pinceau. Il est pour un grand peintre une infinité de joïes et de douleurs differentes qu’il sçait varier encore par les âges, par les temperamens, par les caracteres des nations et des particuliers, et par mille autres moïens. Comme un tableau ne répresente qu’un instant d’une action, un peintre né avec du genie, choisit l’instant que les autres n’ont pas encore saisi, ou s’il prend le même instant, il l’enrichit de circonstances tirées de son imagination, qui font paroître l’action un sujet neuf.
Or c’est l’invention de ces circonstances qui constituë le poëte en peinture. Combien a-t-on fait de crucifimens depuis qu’il est des peintres ?
Cependant les artisans doüez de genie, n’ont pas trouvé que ce sujet fut épuisé par mille tableaux déja faits. Ils ont sçu l’orner par des traits de poësie nouveaux, et qui paroissent néanmoins tellement propres au sujet, qu’on est surpris que le premier peintre qui a medité sur la composition d’un crucifiment, ne se soit pas saisi de ces idées.
Tel est le tableau de Rubens qu’on voit au maître autel des recolets d’Anvers. Jesus-Christ paroît mort entre les deux larrons qui sont encore vivans.
Le bon larron regarde le ciel avec une confiance fondée sur les paroles de Jesus-Christ, et qui se fait remarquer à travers les douleurs du supplice.
Rubens sans mettre des diables à côté de son mauvais larron comme l’avoient pratiqué plusieurs de ses devanciers, n’a pas laissé d’en faire un objet d’horreur. Il s’est servi pour cela de la circonstance du supplice de ce reprouvé qu’on lit dans l’évangile : que pour hâter sa mort on lui cassa les os. On voit par la meurtrissure de la jambe de ce malheureux qu’un bourreau l’a déja frappée d’une barre de fer qu’il tient à la main. L’impression d’un grand coup nous oblige à nous ramasser le corps par un mouvement violent et naturel. Le mauvais larron s’est donc soulevé sur son gibet, et dans cet effort que la douleur lui a fait faire, il vient d’arracher la jambe qui a reçu le coup en forçant la tête du cloud, qui tenoit le pied attaché au poteau funeste. La tête du cloud est même chargée des dépouilles hideuses qu’elle a emportées en déchirant les chairs du pied à travers lequel elle a passé. Rubens qui sçavoit si bien en imposer à l’oeil par la magie de son clair-obscur, fait paroître le corps du larron sortant du coin du tableau dans cet effort, et ce corps est encore la chair la plus vraïe qu’ait peint ce grand coloriste.
On voit de profil la tête du supplicié, et sa bouche dont cette situation fait encore mieux remarquer l’ouverture énorme, ses yeux dont la prunelle est renversée, et dont on n’apperçoit que le blanc sillonné de veines rougeâtres et tenduës ; enfin l’action violente de tous les muscles de son visage, font presqu’oüir les cris horribles qu’il jette. On découvre derriere la croix des spectateurs qui la font avancer, et qui semblent tellement enfoncez dans le tableau, qu’à peine ose-t’on croire que toutes ces figures soient placées sur une même superficie.
Depuis Rubens jusqu’à Coypel, le sujet du crucifiment a été traité plusieurs fois. Cependant ce dernier peintre a rendu sa composition nouvelle. Son tableau répresente le moment où la nature s’émut d’horreur à la mort du créateur ; le moment où le soleil s’éclipsa sans l’interposition de la lune, et où les morts sortirent de leurs sepulchres. Dans l’un des côtez du tableau l’on voit des hommes saisis d’une peur mêlée d’étonnement à l’aspect du desordre nouveau, où paroît le ciel, sur lequel leurs regards sont attachez. Leur épouvante fait un contraste avec une crainte mêlée d’horreur, dont sont frappez d’autres spectateurs, au milieu desquels un mort sort tout-à-coup de son tombeau. Cette pensée très-convenable à la situation des personnages, et qui montre des accidens differens de la même passion, va jusques au sublime ; mais elle paroît si naturelle en même-tems, que chacun s’imagine qu’il l’auroit trouvée, s’il eût traité le même sujet. La bible qui est celui de tous les livres qu’on lit le plus, ne nous apprend-elle pas que la nature s’émût d’horreur à la mort de Jesus-Christ, et que les morts sortirent de leurs tombeaux ? Comment, dirions-nous, a-t-on pû faire un seul tableau du crucifiment, sans y emploïer ces accidens terribles, et capables de produire un si grand effet ? Cependant le Poussin introduit dans son tableau du crucifiment un mort sortant du sepulchre, sans tirer de l’apparition de ce mort le trait de poësie, que Monsieur Coypel en a tiré. Mais c’est le caractere propre de ces inventions sublimes que le genie seul fait trouver, que de paroître tellement liées avec le sujet, qu’il semble qu’elles aïent dû être les premieres idées qui se soient présentées aux artisans, qui ont traité ce sujet. On suë vainement, dit Horace, quand on veut trouver des inventions du même genre sans avoir un genie pareil à celui du poëte, dont on veut imiter le naturel et la simplicité.
Le genie de La Fontaine lui fait rencontrer dans la composition de ses fables, une infinité de traits qui paroissent si naïfs et tellement propres à son sujet, que le premier mouvement du lecteur est de croire qu’il les eut trouver aussi bien que lui, s’il avoit eu à mettre en vers le même apologue. Cette pensée a fait venir depuis long-tems à quelques poëtes le dessein d’imiter La Fontaine, mais il s’en faut beaucoup qu’en l’imitant, ils aïent fait comme lui.