(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Le père Bouhours, et Barbier d’Aucour. » pp. 290-296
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(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Le père Bouhours, et Barbier d’Aucour. » pp. 290-296

Le père Bouhours, et Barbier d’Aucour.

Bouhours est, aux grands écrivains du siècle de Louis XIV, ce qu’est aux excellens peintres d’histoire un bon peintre en miniature. Il n’éleva jamais sa pensée à des choses de génie. Il est pur, clair, correct, élégant, agréable ; mais jamais sublime. Le mérite de Bouhours est celui du méchanisme & de l’art. On a dit qu’il ne lui manquoit, pour écrire parfaitement, que de sçavoir penser .

D’Aucour, au contraire, écrivoit bien & pensoit encore mieux. C’est encore un de ceux à qui Despréaux n’a pas rendu justice. D’Aucour, en plaidant, manqua de mémoire. Son aventure devint l’objet de la satyre, & l’on jugea longtemps cet avocat d’après elle. Le temps & ses écrits l’ont vengé. C’est un des meilleurs sujets qu’ayent eu l’académie Françoise & le barreau. Il passe pour avoir ouvert la carrière aux Cochin, aux Aubri. Son plaidoyer pour un homme innocent, appliqué à la question, est un chef-d’œuvre ; mais rien ne l’a plus fait connoître que les Sentimens de Cléanthe sur les entretiens d’Ariste & d’Eugène. Cette critique est à la fois l’ouvrage de l’esprit & du goût, & celui d’un mouvement de vengeance contre les jésuites.

D’Aucour est fort connu chez eux sous le nom d’avocat sacrus. Ce nom lui fut donné par leurs pensionnaires, parce qu’expliquant d’une manière indécente les tableaux énigmatiques, exposés dans l’église du collège de Louis le grand, & qu’étant prié d’avoir attention qu’il étoit dans un lieu sacré, il répondit brusquement, en faisant un barbarisme* : Si le lieu est sacré, pourquoi les exposez-vous ? Ce barbarisme le fit accompagner & huer jusqu’à la porte du collège. D’Aucour jura qu’il se vengeroit, & voulut punir tous les jésuites dans la personne & dans les écrits du second Vaugelas de son siècle.

Bouhours soutint cette réputation dans tout ce qu’il fit. On estima sa Relation de la mort chrétienne du duc de Longueville. Sa vie de saint Ignace, & sur-tout celle de saint François-Xavier, furent très-bien reçues. Les gens du monde la lisoient avec plaisir. Il mit le comble à sa gloire, par la manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit ; livre très-utile aux jeunes gens, pour leur former le goût, & leur apprendre à fuir l’enflure, l’obscurité, les pensées fausses & recherchées. Mais aucun de tous ses ouvrages n’a fait oublier les Entretiens d’Ariste & d’Eugène. On y trouve des morceaux admirables. Barbier d’Aucour attaqua ce livre au milieu de son plus grand succès. Il en donna une critique sous le titre de Sentimens de Cléanthe sur les entretiens d’Ariste, &c.

Tout ce qu’on peut exiger d’un observateur rigide & judicieux s’y trouve réuni, esprit de sagacité, finesse de goût, jugement sûr, nuances saisies avec force & clarté, très-bonne plaisanterie. La critique fut jugée parfaite. Elle ajouta même à la vogue des entretiens. On ne voulut plus les lire sans les Sentimens de Cléanthe. Le grand Colbert & tous les amis du P. Bouhours ne purent s’empêcher de rendre justice à son judicieux Aristarque. D’Aucour commence par convenir de tout le bien qui s’y trouve : mais, après avoir analysé l’ouvrage, après en avoir décomposé toutes les parties, séparé le vrai du faux, le solide du superficiel, le beau du brillant, on voit clairement que le mauvais domine, que les défauts l’emportent sur les beautés, & que l’éloge se réduit à rien. Il dit que les Entretiens sont un livre, mais que ce n’est que cela . Amelot de la Houssaie compare cette critique à celle du Cid, & prétend que l’une a fait plus de mal au P. Bouhours, que l’autre à Corneille.

Le jésuite fut au désespoir, & crut toute sa gloire éclipsée. Ses amis tâchèrent de le consoler. Son confrère, le P. Commire, lui conseilla de ne pas répondre à d’Aucour, & de le regarder comme un écrivain qu’on honoreroit en le réfutant :

Bouhours, ne rougis point de garder le silence.
Il te faut mépriser Cléanthe & son éclat.
C’est un jeune homme ardens qui, plein de confiance,
Voudroit, pour s’illustrer, t’engager au combat*.

Mais le trait, lancé contre l’auteur des Entretiens, étoit entré trop avant dans son cœur pour l’en arracher. Bouhours en fut blessé tout le reste de sa vie. Il fit ce qu’il put pour faire supprimer la critique, sans néanmoins vouloir compromettre sa réputation. Il gagna secrettement des apologistes de ses productions, & nommément l’abbé de Montfaucon de Villars, ce même abbé de Villars, si connu par son Comte de Cabalis, & par quelques autres ouvrages aussi singuliers. Cet abbé prit la défense des Entretiens dans un petit livre intitulé, De la délicatesse. Si l’on veut de l’esprit, de l’élégance, de l’agrément, on en trouvera beaucoup dans cette apologie : mais elle manque de justesse & de raisonnement. Quelque inférieure qu’elle soit à la critique, Bouhours fut au comble de sa joie de se voir soutenu. Il écrivit à l’abbé de Villars pour l’en remercier. Sa lettre est l’expression même du sentiment.

Mais ce triomphe du jésuite ne fut pas long. Dès 1672, Barbier d’Aucour revint à la charge. Il publie une seconde partie des Sentimens de Cléanthe, dans laquelle, en réfutant l’abbé de Villars, il donne un supplément à la critique des Entretiens d’Ariste & d’Eugène.

Cette dispute fut terminée par cet écrit. Les armes tombèrent d’elles-mêmes des mains des combattans. Il faut convenir que personne, par son caractère, ne méritoit moins d’avoir des ennemis, que le P. Bouhours. Il étoit aussi bon citoyen, aussi bon ami, aussi bon religieux, qu’excellent puriste. On le surnomma l’empeseur des muses. Il dit lui-même qu’il n’avoit de talent que celui d’entrer dans la plus fine métaphysique de la Grammaire. C’est un de ceux qui ont fait le plus d’honneur à la société. Cependant elle ne le met point au rang de ses grands hommes. Elle le regarde comme un auteur futile qui couroit après les mots. On raconte qu’ayant voulu mettre, dans toute la délicatesse & dans toute la pureté de la langue, un sermon de Bourdaloue, & que le lui ayant rapporté avec les changemens, Bourdaloue, ce génie mâle & rapide, fut tellement indigné de voir son ouvrage défiguré, qu’il le jetta par terre, & protesta qu’il ne prêcheroit de sa vie, s’il falloit qu’il le fît dans un goût si misérable & si puérile.