(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — S. — article » pp. 240-246
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — S. — article » pp. 240-246

Sarasin, [Jean-François] Conseiller du Roi & Secrétaire des Commandemens de M. le Prince de Conti, né à Hermanville en 1603, mort à Pezenas en 1654.

Un des meilleurs Ecrivains & des plus agréables Poëtes de son temps. Il étoit si peu jaloux de ses Productions, qu'il ne prit jamais aucun soin de les rendre publiques. C'est à MM. Ménage & Pelisson que nous sommes redevables du Recueil de ses Œuvres, qui, à beaucoup près, ne les renferme pas toutes. Ce Recueil, tel qu'il est, suffit pour prouver que Sarasin ne mérite point l'oubli où il paroît tombé aujourd'hui. Comme il s'en faut que cet Auteur jouisse de toute sa célébrité, nous croyons devoir nous arrêter un peu plus sur son article, afin de donner une juste idée de ses talens, qui le mettent bien au dessus de la plupart des prétendus Beaux-Esprits, en vogue de nos jours. Tel est le caractere de notre Nation : quelques Auteurs agréables, en l'amusant par des Contes ou des Opéra comiques, suffisent pour lui faire oublier les Auteurs vraiment estimables. Le mépris devient parmi nous le fruit de l'ignorance ou du mauvais goût. C'est aux vrais Littérateurs à s'élever contre la mode, & à venger le mérite oublié.

Les meilleurs Ouvrages en Prose de Sarasin, sont l'Histoire du Siége de Dunkerque, & celle de la Conspiration de Walstein, toutes deux écrites avec une noblesse & une simplicité qui sont des modeles du genre historique. On reconnoît, dans la premiere, un Ecrivain, qui, comme dit M. Pelisson, n'abandonne pas le jugement pour courir après le Bel-Esprit, & ne cherche point de fleurs quand c'est la saison des fruits. La seconde est écrite du style qui lui convient. Comme le sujet en est plus intéressant, plus compliqué que celui du Siége de Dunkerque, l'Ecrivain y déploie plus librement les richesses de son esprit. Il peint plutôt qu'il ne raconte. Son imagination, vive & judicieuse tout ensemble, répand la chaleur & la vie sur tous les objets ; le style en est clair, simple, méthodique, plein de grace & de dignité. On est fâché que cette Histoire ne soit qu'un Fragment, & que la paresse de l'Auteur ne lui ait pas permis de la finir en entier.

Nous ne parlerons pas du Discours sur la Tragédie, dont les excellentes observations ne sont pas capables d'excuser la sotte apologie qu'il y fait de l'amour tyrannique de Scudéry. Aussi faut-il remarquer qu'il étoit jeune alors, & que ce fut son premier Ouvrage.

La Pompe funebre de Voiture est une Piece originale. La Prose & les Vers, mêlés ensemble, s'y prêtent un mutuel agrément. On peut la regarder comme un petit chef-d'œuvre d'invention, d'esprit, de délicatesse, & de plaisanterie.

Sarasin est encore plus estimable dans sa Poésie que dans sa Prose. La fécondité de sa verve s'est exercée sur toutes sortes de sujets, & dans presque tous les genres, depuis le Poëme héroïque jusqu'au Madrigal. On ne peut s'empêcher d'admirer ses Odes sur la bataille de Dunkerque & sur celle de Lens. Qui ne seroit saisi d'enthousiasme à la lecture de cette belle description du Coursier du Prince de Condé, qu'on trouve dans une Strophe de la derniere ?

Il monte un cheval superbe
Qui, furieux aux combats,
A peine fait courber l'herbe
Sous la trace de ses pas.
Son regard semble farouche ;
L'écume sort de sa bouche ;
Prêt au moindre mouvement,
Il frappe du pied la terre,
Et semble appeler la guerre
Par un fier hennissement.

Dans son Eglogue des Amours d'Orphée, il a imité, avec autant d'élégance que de succès, l'Episode des Géorgiques, sur le même sujet. Le Poëme de Dulot vaincu ou la Défaite des Bouts rimés, est un mélange agréable de plaisanterie, de traits sublimes, qui pourroient figurer dans le meilleur Poëme épique. Parmi les morceaux que nous pourrions citer, nous nous bornons à quelques comparaisons. Il est bon d'observer que, dans le temps où il écrivoit, notre Langue n'avoit pas encore été fixée par les Pascal, les Racine & les Despréaux.

Comme un roc sourcilleux tombe dans la campagne,
Arraché par les vents du haut d'une montagne,
Ou du long cours des ans incessamment miné,
Et par l'eau de l'orage enfin déraciné,
Son énorme grandeur, par son poids emportée,
Avec un bruit horrible en bas précipitée,
Roule à bonds redoublés en son cours furieux,
Et rompt comme roseaux les chênes les plus vieux ;
Tel on vit, &c.
Semblable au Dieu de Thrace, il alloit fiérement ;
Ses armes tout autour résonnoient hautement,
Faisant le même bruit qu'excitent dans les nues
Les pins battus des vents sur les Alpes chesnues, &c.
Comme on voit quelquefois dans l'Ardenne fameuse,
Et dans les prés herbus où le Rhin joint la Meuse,
Deux furieux taureaux par l'amour courroucés,
Se heurter fiérement de leurs fronts abaissés :
Le troupeau plein d'effroi regarde avec silence ;
Le nombre des Pasteurs cede à leur violence :
Les deux vaillans rivaux se pressant rudement
Des cornes l'un sur l'autre appuyés fortement,
Redoublent, sans cesser leurs cruelles atteintes ;
De longs ruisseaux de sang leurs épaules sont teintes ;
Ils mugissent des coups d'un cri retentissant,
Et toute la forêt répond en mugissant……

Ajoutons encore ce morceau sur la briéveté de la vie, & nous ne serons point étonnés que l'Auteur du Lutrin & celui de la Henriade n'aient pas dédaigné de s'approprier plusieurs traits de ce Poëte, injustement oublié.

Comme avecque grand bruit le Rhosne plein de rage,
Soulevé par les vents ou grossi par l'orage,
Vient & traîne avec soi mille flots courroucés ;
L'onde flotte après l'onde, & de l'onde est suivie :
Ainsi passe la vie,
Ainsi coulent nos jours l'un sur l'autre entassés.

Nous ne parlons point de ses Poésies légeres. Il suffit de dire qu'elles sont plus variées, plus ingénieuses que celles de Voiture, son Contemporain. Qu'on se rappelle, après cela, que Sarasin étoit l'homme du monde le plus agréable dans la Société, & on aura une idée complette de son mérite. Perrault dit qu'il mourut de chagrin d'avoir déplu au Prince de Conti, dont il étoit Secrétaire. L'Abbé d'Olivet dit que Pélisson, passant par Pezenas, quatre ans après la mort de Sarasin, qui avoit été son ami, se transporta sur sa tombe & l'arrosa de ses pleurs. Il lui fit faire un Service, fonda en sa mémoire un Anniversaire, tout Protestant qu'il étoit alors, & lui consacra cette Epitaphe.

Pour écrire en style divers,
Ce rare esprit surpassa tous les autres.
Je n'en dis plus rien, car ses Vers
Lui font plus d'honneur que les nôtres.