(1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Avertissement de la première édition »
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(1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Avertissement de la première édition »

Avertissement de la première édition

Je continue de mettre ordre de mon mieux à ce que j’appelle mes affaires littéraires. Après avoir recueilli, il y a deux ans, les portraits que j’avais faits des morts, je rassemble aujourd’hui ceux des écrivains vivants. La division peut ne pas sembler très-rigoureuse. Tel écrivain mort d’hier est aussi vivant que tel qui ne mourra que demain. Pendant qu’on imprime ces volumes, il se peut que plus d’un sujet se dérobe à ma classification et acquière le droit de passer d’une série à l’autre. Peu importe ; la classification ne serait-elle qu’un prétexte, l’essentiel est que j’y trouve un fil pour rassembler ces divers morceaux, déjà si nombreux, en m’appliquant à les perfectionner.

Ces nouveaux volumes ont d’ailleurs leur caractère assez à part, en effet ; les noms les plus célèbres du jour s’y pressent ; j’ai eu affaire à la plupart d’entre eux, d’assez près et plus d’une fois. La forme de la critique se ressent des difficultés dont j’ai eu à triompher : je débute le plus souvent par la louange, par la pleine louange tellement que la critique proprement dite semble parfois bien près de disparaître. Ç’a été sincérité de ma part en même temps que curiosité d’étude et ouverture commode, je l’avoue ; ç’a été à la fois, s’il m’est permis de le dire, un penchant et une méthode.

On n’obtient rien des poètes que par l’extrême louange : Homère, le plus grand de tous, le savait bien, lui qui, au livre VIII de l’Odyssée, fait dire par Ulysse au chantre Démodocus, pour lui demander un chant : « Démodocus, je te mets sans contredit au-dessus de tous les mortels ensemble, car c’est la Muse elle-même qui t’a enseigné, la Muse, fille de Jupiter, ou plutôt Apollon… » Ce compliment de début est de rigueur auprès des poètes, depuis Homère et Démodocus jusqu’à… jusqu’à tous ceux de nos jours.

Je ne me suis pas dit cela de prime abord ; j’ai commencé par admirer pleinement, naïvement, ceux que j’aimais surtout à contempler et à pénétrer, et qui se déployaient d’eux-mêmes sous mon regard ; ma curiosité se mêlait d’émotion à mesure que j’entrais plus avant dans chaque talent digne d’être étudié et connu. Je me disais comme Pline le Jeune, lorsqu’il décrit et développe les mérites de tant d’illustres amis : « At hoc pravum malignumque est non admirari hominem admiratione dignissimum, quia videre, alloqui, audire, complecti, nec laudare tantum, verum etiam amare contingit. » Je me disais cela en commençant, et les circonstances extérieures se prêtaient elles-mêmes à cette vue et y inclinaient en quelque sorte la critique, afin que celle-ci pût remplir tout son rôle à ce moment.

Il se tentait dans l’art, dans la poésie, dans les diverses branches de la pensée, quelque chose de nouveau à quoi le public n’était pas encore accoutumé ; il a fallu bien des efforts pour qu’il y fût définitivement conquis. On peut par là marquer les deux temps de ma manière critique, si j’ose bien en parler ainsi : dans le premier, j’interprète, j’explique, je professe les poëtes devant le public, et suis tout occupé à les faire valoir. Je deviens leur avocat, leur secrétaire, ou encore leur héraut d’armes, comme je me suis vanté de l’être souvent. Dans le second temps, ce point gagné, je me retourne vers eux, je me fais en partie public, et je les juge.

Je les juge avec bien des ambages et des circonlocutions sans doute. Nos successeurs diront sans efforts, et en deux mots, ce que nous nous sommes donné beaucoup de peine pour envelopper ou délayer. Pourtant il n’est pas si malaisé d’entendre ce qu’il n’a été permis que d’indiquer ; et même dans cette manière, que je nomme ma première, et qui a un faux air de panégyrique, la louange (prenez-y garde) n’est souvent que superficielle, la critique se retrouverait dessous, une critique à fleur d’eau : enfoncez tant soit peu, et déjà vous y touchez.

Même en énumérant les qualités des talents amis, il y a un mot qu’il ne faudrait jamais perdre de vue, le circum prœcordia ludit, qu’un satirique accorde à l’aimable Horace : se jouer autour du cœur de ceux même qu’on caresse, et montrer qu’on sait les endroits où l’on ne veut pas appuyer.

En réimprimant ces portraits, je leur laisse exactement le caractère qu’ils eurent dans le temps de leur publication première, sans m’interdire toutefois les petites notes qui complètent ou restreignent. J’ai dû mettre çà et là des correctifs, je n’ai pas eu à faire de rétractation. Moyennant ce système de petites notes qui courent sous le texte, je rends à celui-ci son vrai sens ; la note est plus familière et donne la facilité de baisser d’un ton. J’ai cru qu’il était permis de parler à l’entre-sol un peu plus librement qu’au premier.

Il m’eût été facile, sur bien des points, de rendre ces portraits plus piquants ; j’ai dû le plus souvent me l’interdire. Entre tant d’écueils à travers lesquels je naviguais, si j’ai touché par accident sur quelques-uns, qu’il me suffise de me rendre ce témoignage que je ne crois pas avoir cédé à la crainte de déplaire quand j’ai été indulgent, ni à aucun sentiment hostile quand j’ai été plus sévère. J’ai pu craindre quelquefois d’affliger ; j’ai pu, d’autres fois, prendre occasion de ressaisir ma liberté et de marquer mon dissentiment. Ai-je réussi, autant que j’y ai visé, à ne faire tout cela que dans la limite des obligations imposées et des convenances permises ? — Tels qu’ils sont, on trouvera incontestablement dans ces portraits de bonnes indications de vérités, et une grande masse de faits et de notions apportés en tribut à l’histoire littéraire contemporaine.

En achevant de revoir et de relire des pages où j’ai autrefois déposé tant d’espérances, où j’ai placé tant de vœux sur des noms brillants qui n’en ont réalisé qu’une partie, je me surprends à redire, et je ne puis m’empêcher de citer, pour moralité finale, ces beaux vers de Virgile, si empreints de gravité et de justesse sévère, et applicables à la décadence de toutes les aristocraties, à celle de tous les talents qu’un travail et une vigilance perpétuelle n’entretiennent pas :

Vidi lecta diu et multo spectata labore
Degenerare tamen, ni vis humana quotannis
Maxima quæque manu legeret. Sic omnia fatis
In pejus ruere, ac retro sublapsa referri.