(1874) Premiers lundis. Tome II « Le poète Fontaney »
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(1874) Premiers lundis. Tome II « Le poète Fontaney »

Le poète Fontaney27

La Revue des Deux Mondes et les écrivains qui y travaillent viennent de perdre un collaborateur qui était pour presque tous un ami. M. Fontaney, dont les piquants Souvenirs sur l’Espagne, publiés sous le pseudonyme de lord Feeling ne sont certainement pas oubliés, est mort, il y a peu de jours, âgé de trente-quatre ans environ, après une maladie de langueur qui pourtant ne faisait pas craindre une fin si prompte. M. Fontaney était un homme parfaitement distingué, dans le sens propre du mot, un de ces hommes auxquels il n’a manqué qu’une situation plus heureuse et plus élevée qui fît valoir en eux tous les mérites de l’esprit et du caractère. Dès 1827, il commença de se lier avec les écrivains et poètes de l’école nouvelle, vers laquelle l’attirait une vive inclination. Ami de Charles Nodier, de Victor Hugo et des autres, il jouissait surtout de comprendre, et ne s’exerçait lui-même que rarement, bien qu’avec distinction et sentiment toujours. Sa vocation, ce semble, si elle avait pu se développer naturellement, eût été le commerce des poètes, des artistes, parmi lesquels il n’aurait pris, à titre de poète lui-même, qu’une place modeste ; il se faisait de l’art une si haute idée, il avait un tel dédain du goût vulgaire, qu’il n’admettait guère les essais incomplets et qu’il ne voulait que les œuvres sûres. Ajoutez à cette noble qualité de l’esprit toutes les délicatesses et les fiertés de l’honnête homme et du gentleman, pour parler son langage de lord Feeling ; on comprendra quelles difficultés et quelles amertumes une telle nature dut rencontrer dans la vie. Il souffrit beaucoup. La révolution de juillet, qu’il épousa avec ardeur et dévouement à l’heure de la lutte, laissa de côté et en dehors : de tels hommes pourtant auraient mérité d’être employés. Des fonctions vagues d’attaché à l’ambassade d’Espagne, sous M. d’Harcourt, ne lui procurèrent d’autre résultat qu’une première connaissance de ce pays, quelques amitiés qui lui restèrent, et d’ailleurs beaucoup de désappointements personnels. Il n’eut jamais d’autres fonctions ; mais depuis, chargé de correspondance pour certains journaux, il revit l’Espagne, il visita l’Angleterre ; il savait à merveille ces deux pays, parlait leur langue dans toutes les propriétés de l’idiome, chérissait leurs portes, leurs peintres : il était intéressant à entendre là-dessus. Sa douleur, son inquiétude seulement se demandait s’il parviendrait à rendre et à produire tout cela. Des infortunes privées, tout un roman désastreux que tous ses amis savent, s’y joignirent et achevèrent de ruiner, non pas son courage qui fut grand jusqu’au bout, mais sa santé et ses forces. D’une main affaiblie il écrivait encore dans cette Revue, il y a peu de temps, de bien fermes et spirituelles pages sur les romans et poésies du jour28 ; si quelque ironie chagrine y perce, il n’est aucun des blessés, aujourd’hui, qui ne le lui pardonne. Ses contemporains, ses amis de dix ans déjà, perdent, en M. Fontaney, un de ces hommes avec qui l’on sent, avec qui l’on est d’accord même sans se revoir, et qui font, en disparaissant successivement, que notre meilleur temps se voile, et que la vie devient comme étrangère29.