(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « XVII » pp. 70-73
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(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « XVII » pp. 70-73

XVII

calme plat. — laprade. — chateaubriand. — quelques vérités sur la situation en littérature, etc.

Le journal de Didier, l’État, a cessé brusquement de paraître après quelques numéros, on ne sait ce que cela veut dire. En disant qu’il n’avait aucun avenir, je ne croyais pas parler pour sitôt. Cette disparition, avec les prétentions et les fastueux préparatifs de Didier, est burlesque.

(Il paraît qu’on perdait mille francs par jour ; le gérant, qui était un des actionnaires, a refusé de verser et a dit holà.)

— Les vieux journaux aussi sont en baisse. On dit le Constitutionnel un peu déclinant à l’endroit des abonnés, et comme les propriétaires sont des gens riches et qui ne veulent rien perdre ni risquer, il pourrait bien, d’ici à un certain nombre de mois ou à un petit nombre d’années, s’en aller mourir de vieillesse.

La politique est à bout, les Chambres sont lasses et expirent.

Le seul petit intérêt a été, l’autre jour, les quatorze mille hommes qu’on voulait retrancher au maréchal Soult, et auxquels il tenait mordicus, ainsi que le roi. Ils ont parlé un peu fort, et ils les ont eus.

— Vous pourriez dire un mot du poëme d’ Hermia de Laprade (Revue indépendante) ; c’est assez beau, grandiose, mais monotone. Au reste Laprade a bien trouvé son nid dans ce coin-là, si coin il y a en panthéisme.

Le talent de Laprade me semble une sorte de composé d’André Chénier, de De Vigny et de Ballanche : combiner trois maîtres, c’est une façon encore d’être original. — Vous voyez que je baguenaude et mâche à vide. Je ne sais en vérité, si la disette dure, comment se passera la saison. Buloz en était tout pâle l’autre jour. — On se parle à l’oreille : — Eh bien, quoi ? — Il paraît qu’il n’y a rien !

M. de Chateaubriand est parti pour les bains de Bourbonne en Champagne : le bruit a couru que le pape voulait restaurer en son honneur les triomphes et la couronne de laurier au Capitole, comme pour Pétrarque et les autres. Je n’ai pu encore vérifier le vrai du bruit, n’ayant pas été à l’Abbaye-aux-bois, mais il doit y avoir quelque chose ; et comme bruit, vous le pouvez dire.

— Je viens d’achever pour la Revue des Deux Mondes un article intitulé : Quelques vérités sur la situation en littérature. Je n’ai jamais tant dit ce que je pensais. J'ai profité d’une ouverture de Buloz pour ressauter en selle et fouetter pour un relai encore.

Si vous preniez la peine (eu égard à la disette) de citer quelque chose de mon article de la Revue, vous pourriez mettre un peu les points sur les i.

Ainsi, à propos des romanciers qui font du de Sade, il est difficile que je n’aie pas songé à Balzac, même à Frédéric Soulié (Mémoires du Diable,) et surtout aux Mystères de Paris (chapitre de Cécily.) Le de Sade (si on veut le définir honnêtement) c’est la méchanceté, la cruauté, la perversité dans la volupté, — la volupté, non pas naïve comme chez nos vieux Gaulois, mais devenue méchante, perverse et cruelle.

— Il est difficile, à propos des grands hommes mal entourés, que je n’aie pas songé à Lamartine, qui rallie sous ses étendards de soie tout ce qui se présente…

Vous pourriez ainsi courir avec plus ou moins de doute et de conjecture, et passer un peu en revue les masques en donnant pourtant l’éloge à côté ; c’est ainsi que la critique porte.

Théophile Gautier disait un jour de Janin : « On a beau dire, il y a un fameux tempérament dans ce style-là. »

Quel sanglant éloge !

Et Alexandre Dumas, et ce talent réel, mais presque physique ; cet esprit qui semble résider dans les esprits animaux, comme on disait autrefois !

Insistez, vous, croyant et historien d’un pays moral, sur cet épicuréisme pratique d’ici qui n’a produit qu’un bon moment de jeunesse, mais passé lequel, tous plus ou moins, nous sommes sur les dents, sur le flanc : chacun a été bourreau de son esprit. J'en prends ma part.

— Le calme plat dure en politique et en tout. Le fin mot de mon article, c’est que nous sommes dans un 15 avril universel ; en politique, sous M. Molé, c’était bon, on pouvait espérer que la littérature gagnerait à ce calme de sa turbulente rivale ; mais point. Tout s’est attiédi. De là des excès fait ces.

Il est arrivé exactement pour la société française, depuis treize ans, ce qui arrive pour un homme qui n’est pas jeune et qui fait une maladie violente, qui a quelque accès imprévu. Les médecins n’ont songé qu’à sauver le corps ; ils ont saigné, débilité, mis à la diète : — bref, ils ont guéri. Mais le malade guéri s’est trouvé baissé d’esprit et de moral, ce à quoi, dans le traitement, on n’avait nullement songé.

— Notre ministère, malgré ses succès généraux, songe à se radouber tout doucement après la session. On ferait M. de Salvandy ministre de la marine (car il paraît prouvé que rien ne nuit tant à ce ministère qu’un marin et un homme du métier) ; on éliminerait M. Martin (du Nord) et M. Teste, qui s’en iraient échouer dans des siéges à la Cour de cassation ; et on prendrait des hommes plus frais et moins criblés d’échecs (car ces deux ministres ont vu manquer en leurs mains presque tous leurs projets de lois).