Chapitre XXXVII.
Des éloges en Italie, en Espagne, en Angleterre, en Allemagne, en Russie.
J’ai tâché de faire connaître la plupart de ceux qui, dans les langues anciennes ou dans la nôtre, ont écrit dans le genre de l’éloge. Les langues italienne, espagnole, anglaise et allemande, ne nous offrent presque rien de célèbre dans ce genre. En Italie, on a une foule de panégyriques de cardinaux et de papes, mais la plupart écrits en latin. Les Italiens modernes, quoiqu’ils descendent presque tous de Gaulois, d’Africains, de Germains, de Goths, de Lombards, d’Allemands et de Français, bien plus que des anciens Romains, aiment toujours la langue qu’on parlait autrefois au Capitole : elle leur rappelle qu’ils ont été les maîtres du monde. Ce sont de grandes familles dépossédées, ou des gens qui ont la prétention d’en être, et qui ont gardé les armes de leur maison. Quand la langue italienne fut cultivée, elle eut des politiques, des historiens et des poètes. Elle put opposer Machiavel à Tacite, Guichardin à Tite-Live, le Tasse à Virgile, et l’Arioste à Ovide ; mais elle n’eut rien à opposer à Cicéron ou à Pline.
En général, l’éloquence italienne a peu de caractère et de force. Il semble que cette nation spirituelle et vive, dans un climat doux et voluptueux, livrée à tout ce qui peut amuser l’imagination et enchanter les sens, s’occupe plutôt à jouir des impressions qu’elle reçoit qu’à les transmettre, et dans l’expression des arts même, cherche encore plus à intéresser les sens que l’âme et l’esprit. La musique, pour laquelle les Italiens sont si passionnés, et qu’ils ont cultivée avec tant de succès, est de tous les arts celui qui parle aux sens avec le plus d’empire. Ils ont négligé la tragédie, destinée à peindre les passions et les hommes, et se sont livrés tout entiers à l’opéra, qui d’un bout à l’autre est le spectacle des sens. Leur comédie, où il y a bien plus de spectacle et de mouvement que de peinture de mœurs, paraît plus faite pour les yeux que pour l’esprit. Dans tous leurs grands poèmes, sans en excepter l’Arioste et le Tasse, la partie des descriptions et des tableaux est en général très supérieure à la partie des sentiments. Enfin, dans leur conversation même, si souvent ingénieuse et piquante, par la vivacité des images et la force de la pantomime qui anime tous leurs discours, ils semblent surtout parler à l’imagination et aux sens. On peut dire que leur éloquence participe à ce caractère général. Les Italiens vont entendre un discours à peu près comme ils entendent un concert. L’orateur déploie toutes les richesses et la mélodie de sa langue ; il combine les mots pour le plaisir de l’oreille, comme le musicien combine les sons. Le cours harmonieux des paroles qui se succèdent et qui s’enchaînent, soutient et fixe l’attention ; et la pantomime de l’orateur frappant les yeux en même temps que la musique des mots frappe l’oreille, sert pour ainsi dire d’accompagnement à cette musique. Cependant le discours, semblable à de l’harmonie sans caractère, s’arrête à la surface des sens ; l’âme n’a aucun des plaisirs qui l’intéressent ; elle n’est ni remuée par des passions, ni attachée par des idées.
On l’a déjà dit, il ne peut y avoir de grande éloquence sans de grands intérêts ; et il faut convenir que pour célébrer la barrette donnée à un prélat d’Ostie ou de Faenza, ou pour louer un pape à son installation, il ne faut pas autant d’éloquence qu’il en fallait à César pour gouverner le sénat et le peuple de Rome. Parcourez tous les états d’Italie ; est-ce à Venise, dont l’aristocratie sévère est fondée sur la crainte ; où la politique inquiète et soupçonneuse marche quelquefois dans la nuit entre des inquisiteurs d’état et des bourreaux ; où tout est couvert d’un voile ; où le gouvernement est muet comme l’obéissance ; où la barrière qui sépare la noblesse et le peuple défend aux talents de s’élever ; où le plaisir même est un instrument de politique ; où, par système, on a substitué à la liberté qui élève les âmes, la licence qui les amollit ; Venise, où tout ce qui serait grand serait suspect ; où enfin le caractère de tous les principes de gouvernement est d’être immobile et calme, et où, depuis des siècles, tout tend à la conservation et à la paix, rien à l’agrandissement et à la gloire ? L’aristocratie de Gênes, quoique fondée sur des principes un peu différents, n’est guère plus favorable aux orateurs. Florence, séjour et berceau de tous les arts, cultiva, dans les orages de sa liberté, l’éloquence et les lettres avec succès ; mais depuis que la Toscane n’est plus gouvernée par ses lois, Florence a plutôt conservé le goût des arts que leur génie ; elle honore la mémoire de ses grands hommes, et n’en produit pas de nouveaux. Il en est de même de la plus grande partie de l’Italie, qui, soumise à des dominations étrangères, et tour à tour envahie, subjuguée, défendue, gouvernée par des Allemands, des Espagnols ou des Français, a perdu pour ainsi dire cette espèce d’intérêt de probité pour son pays, qui développe les talents et crée les efforts en tout genre. Chez un peuple qui n’est pas libre, ou ne l’est qu’à moitié, jamais le génie de l’éloquence n’a paru qu’avec l’éclat du gouvernement ; et les grands orateurs y marchent à la suite des généraux, des ministres et des grands hommes d’état.
Au reste, de toutes les nations modernes, les Italiens sont peut-être ceux qui ont rendu le plus d’hommage à leurs hommes illustres. Là aussi, comme ailleurs, le génie, de son vivant, fut quelquefois puni de sa célébrité ; mais souvent il reçut des récompenses éclatantes ; et, toujours après sa mort, on lui prodigua, pour l’honorer, les inscriptions, les statues, les mausolées et les éloges. Dans le seizième siècle surtout, on vit naître une foule d’ouvrages destinés à conserver les noms de tous les Italiens célèbres. Chaque ville, chaque pays a voulu avoir la liste de ses grands hommes. Poètes, peintres, sculpteurs, philosophes, savants dans les langues anciennes, historiens, politiques, tout a été célébré, tout a eu sa portion d’immortalité dans quelques lignes écrites au bas de leurs noms. Il est vrai que cette immortalité a été quelquefois un peu obscure. Les hommages rendus à des contemporains sont comme des traités que la vanité d’un siècle fait avec les siècles suivants, et que la postérité ne ratifie pas toujours. Mais lorsque ces honneurs sont accordés à des hommes vraiment célèbres, ils ont droit d’intéresser dans tous les temps. Tels furent ceux qu’on rendit à la mémoire de Michel-Ange, et qui peignent à la fois l’enthousiasme de son siècle et de sa patrie pour les arts.
Cet artiste fameux était mort à Rome, et le pape voulait le faire enterrer avec la plus grande pompe, dans l’église de Saint-Pierre, qu’il avait contribué à embellir par son génie82 ; mais Florence, sa patrie, ne put consentir à le céder. On ne l’aurait pas rendu ; il fallut l’enlever. Il se fit une conspiration pour avoir son corps, comme il s’en est fait plus d’une fois pour s’emparer d’une ville. L’enlèvement réussit. Le souverain de Rome fut indigné : les Florentins soutinrent leurs droits avec courage. À l’approche du corps, tout le peuple sortit de Florence : à peine le cercueil pouvait fendre la foule. On le déposa dans la principale église jusqu’à ce qu’on eût ordonné sa pompe funèbre. Jamais peut-être la cendre d’aucun souverain ne fut ensevelie avec de plus grands honneurs. On lui éleva un catafalque décoré de statues, d’emblèmes et de peintures. L’église entière et huit chapelles étaient décorées avec la même magnificence. Les époques les plus intéressantes de sa vie y étaient représentées. On le voyait député en ambassade vers Jules II ; traité avec le plus grand respect par tous les princes de la maison de Médicis ; conversant avec les papes, et assis à côté d’eux, tandis que les cardinaux et tous les courtisans étaient debout ; comblé d’honneurs à Venise, où la république et le doge l’envoyèrent complimenter à son arrivée, on le voyait dans son école comme dans un temple, environné d’une foule d’enfants et de jeunes gens de tout âge, qui lui offraient les essais de leurs travaux ; et lui, comme une divinité, leur communiquant, pour ainsi dire, le génie des arts. Plusieurs figures animaient par leur mouvement cette décoration ; le Génie ardent et les ailes déployées ; une Minerve douce et austère, et qui mêlait le goût à ta fierté ; l’Étude méditant et dans un repos actif, la proportion légère marquée par une des Grâces ; l’âme de Michel-Ange sous l’emblème d’un génie céleste, s’élevant et semblant se perdre et se confondre dans des flots de lumière ; plus loin l’Envie ceinte de serpents, une vipère à la main, voulant vainement exhaler son poison sur la Gloire ; et la Haine enchaînée qui se débattait, qui cherchait, en frémissant, à se relever, et retombait sous ses fers. Cependant, une Renommée planait sur le cercueil, et semblait emporter la réputation et la gloire de Michel-Ange vers les siècles à venir.
Telle fut une partie de cette décoration exécutée par les plus habiles peintres, statuaires et architectes de la Toscane. La pompe funèbre fut célébrée avec une magnificence digne de cet appareil. On était accouru de toutes les parties de l’Italie : c’était la fête des talents et des arts, célébrée par la reconnaissance. Au milieu de ce concours, l’oraison funèbre de Michel-Ange fut prononcée. L’orateur était le Varchi : il avait la plus grande réputation, et l’on regarda comme une partie considérable de la gloire de Michel-Ange d’avoir pu être célébré par un homme si éloquent83. Bientôt après cette décoration passagère, destinée à orner une pompe funèbre d’un jour, on lui éleva un mausolée plus durable, et dont les marbres furent donnés par le grand-duc. Ce mausolée subsiste encore. Mais les vrais monuments de la gloire de Michel-Ange sont ses ouvrages, et surtout la fameuse coupole de Saint-Pierre. La jalousie des Florentins, qui a disputé sa cendre, n’a pu enlever ce monument à Rome ; et si sa patrie jouit de son tombeau, Rome, où il a exécuté la plupart de ses chefs-d’œuvre, jouit de son génie.
Aujourd’hui, en Italie, la distinction des oraisons funèbres est réservée, comme dans le reste de l’Europe, à ceux qui ont eu des honneurs ou des places ; c’est un dernier hommage rendu au pouvoir. À l’égard des vivants, rien n’est plus commun en Italie que les éloges ; mais on les distribue en sonnets ; c’est pour la louange la monnaie courante du pays : chacun la vend, la donne, l’achète ou la reçoit. Il y en a pour tous les événements, pour toutes les fêtes. On loue également un bourgeois et un prince, les cardinaux et les femmes, des saints, des moines, des poètes, des religieuses, ceux qui ont quelque pouvoir dans ce monde, ou ceux qui n’en ont que dans l’autre. Tous ces panégyriques en sonnets, éternellement répétés, et éternellement oubliés, tombent les uns sur les autres, comme la poussière dans un lieu où l’on marche. Au reste, ces éloges sont sans conséquence ; on n’en est ni plus grand ni plus petit pour les avoir faits ou reçus. C’est un effet de l’habitude et de la mode ; c’est comme dans un autre pays, une révérence ou un geste de plus.
En Espagne, on connaît le genre des oraisons funèbres, mais nous ne connaissons point d’orateurs qui s’y soient distingués.
Ce genre serait né en Allemagne, s’il n’avait point été inventé ailleurs. Il paraît fait pour le pays où il y a le plus de rangs, de titres, de grandes, de moyennes ou de petites souverainetés, où la vanité humaine attache le plus de prix à toutes les représentations de la grandeur, vraies ou fausses. Dans une académie célèbre d’Allemagne, on a aussi établi l’usage des éloges pour les gens de lettres et les savants. Et, ce qui est un hommage rendu à notre langue, ces éloges se prononcent en français. Nous en connaissons plusieurs de Maupertuis. Ce philosophe, né avec plus d’imagination que de profondeur, et qui peut-être avait plus d’esprit que de lumières ; qui s’agita toute sa vie pour être en spectacle, mais à qui il fut plus facile d’être singulier que d’être grand ; qui courut après la renommée avec l’inquiétude d’un homme qui n’est pas sûr de la trouver ; qui quitta sa patrie, parce qu’il n’était pas le premier dans sa patrie, qui s’ennuya loin d’elle, parce qu’il n’avait trouvé que le repos, et qu’il avait perdu le mouvement et des spectateurs ; qui, trop jaloux peut-être des succès des sociétés, perdit la gloire en cherchant la considération ; frappé de bonne heure de la grande célébrité de Fontenelle, avait cru devenir▶ aussi célèbre que lui en l’imitant. Il avait, comme Fontenelle, voulu orner la philosophie par les grâces ; il chercha de même à copier sa manière dans les éloges. Mais en imitant un autre, il fut au-dessous de lui-même. Les défauts qui tiennent à la nature, sont quelquefois piquants ; les beautés qu’on emprunte sont presque toujours sans effet : il y manque pour ainsi dire l’assortiment et l’ensemble. C’est comme si un statuaire ou un peintre voulait jeter sur le corps d’une Vénus la draperie d’une Minerve.
On a vu dans la même académie quelques éloges de savants et de gens de lettres composés par le souverain. Cet exemple nous rappelle les temps où le même homme était orateur, poète, faisait des lis, et gagnait des batailles.
En Angleterre, le genre des éloges est peu connu ; la constitution même, qui partout dirige la pente des esprits, s’oppose à ce genre de littérature. Comme tous les pouvoirs y sont balancés, il ne s’y élève jamais de puissance qui subjugue tout, et qui, réunissant toutes les forces, entraîne aussi tous les hommages. Comme tous les droits des citoyens y sont fixés, le bonheur dont on y jouit paraît être l’ouvrage, non d’un homme, mais de la loi. Comme la faiblesse n’a rien à craindre d’aucun pouvoir, elle n’a aucun pouvoir à flatter.
Ailleurs, on loue le souverain ; son caractère ou son génie fait le sort de sa nation. Là, le souverain, mis presque toujours en mouvement par la nation, ne fait qu’exécuter la volonté générale ; il pourrait être grand comme particulier, et peu influer comme prince84 ; peut-être même des qualités brillantes pourraient être suspectes à un peuple qui joint l’inquiétude à la liberté ; car il peut calculer les forces d’une puissance qu’il connaît, mais il ne peut calculer l’influence de l’activité et du génie.
Ailleurs, on loue ceux qui gouvernent sous le prince ; tout pouvoir trouve un culte. En Angleterre, rarement le pouvoir impose à l’imagination ; souvent il est suspect, et ceux qui l’exercent, perdent, par leur pouvoir même, une partie des hommages qu’auraient mérités, ou des talents, ou des vertus. ‘
Enfin, il y a des pays ou les voix se réunissent aisément, parce que les intérêts y sont les mêmes. Les esprits et les âmes, par la grande communication, y prennent la même couleur, et tout s’y décide par certaines impressions rapides auxquelles on aime à se livrer. Alors les opinions s’établissent comme les modes, et on loue avec transport aujourd’hui ce qu’on oubliera demain. Mais dans un pays où des partis se choquent, où les opinions ont la même liberté que les caractères, où chacun a ses sens, ses yeux, son âme, où la renommée a mille voix différentes, on doit admirer peu, estimer quelquefois, louer rarement. Enfin, la louange en général paraît à cette nation fière et libre tenir toujours un peu à l’esprit de servitude. Je ne parle pas de ces gazettes où les écrivains politiques, animés par une faction ou par leur propre caractère, vantent toutes les semaines, à tant par feuilles, un projet ou un homme. Je ne parle pas non plus des poètes ; les poètes, en tout pays, sont une nation à part, et ils sont panégyristes en Angleterre comme ailleurs ; la seule différence, c’est que les poètes anglais louent peut-être avec moins de délicatesse et plus d’enthousiasme. Leur imagination solitaire et forte agrandit les hommes et les choses.
On connaît le panégyrique de Cromwell par Waller. Ce Waller, après avoir combattu et signalé son zèle pour Charles Ier, après avoir souffert, pour la cause des rois, la prison, l’exil, la perte d’une partie de ses biens, et sauvé à peine sa tête de l’échafaud, eut la bassesse de faire solliciter sa grâce auprès de son tyran, et la bassesse plus grande encore de louer publiquement son oppresseur et le bourreau de son maître : Milton, du moins, montra plus de courage ; lui qui avait servi Cromwell de son épée et de sa plume, après le rétablissement de Charles II, garda le silence, et resta pauvre et malheureux, sans flatter ni prier. Je désirerais que Waller, dans une cause plus juste, eût fait de même. On doit supposer qu’il fut ébloui par les qualités du protecteur, et qu’il pardonna ses malheurs à celui qui régnait en grand homme. Ce qui nous le ferait croire, c’est qu’il loua encore le tyran après sa mort. On a de lui un éloge funèbre de Cromwell, plein d’imagination et de grandeur : le même homme loua ensuite Charles II. On connaît le reproche que lui fit le roi, et sa réponse85.
Les Anglais ont plusieurs autres panégyriques en vers. Leurs fameux poètes se sont exercés dans ce genre. Dryden en a consacré un à une Anglaise célèbre par ses vertus, et Thompson a fait un éloge funèbre de Newton. Comme cet ouvrage est peu connu parmi nous, qu’il me soit permis d’en citer la fin. Thompson, après avoir décrit toutes les découvertes de ce grand homme sur la gravitation, sur les comètes, sur la lumière, sur la chronologie, après avoir peint la douceur de ses mœurs et l’élévation tranquille et calme de son caractère, s’interrompt tout à coup : « N’entends-je pas, dit-il, une voix semblable à celle qui annonce les grandes révolutions sur la terre ? C’en est fait, j’ai rempli ma tâche, et ma carrière est achevée. Cette voix retentit dans l’univers, et Newton meurt. Arrêtez, s’écrie le poète ; que de faibles larmes ne coulent pas pour lui, c’est sur la tombe de la beauté, de la jeunesse et de l’enfance qu’il faut pleurer ; c’est là qu’il faut porter vos chants funèbres ; mais Newton veut d’autres hommages. »
Puis tout à coup il s’écrie : « Honneur de la Grande-Bretagne, ô grand homme ! soit que, assis dans les cieux, tu t’entretiennes avec leurs habitants, soit que, porté sur l’aile rapide des génies célestes, tu voles à la suite de ces sphères immenses qui roulent dans l’espace, comparant dans ta marche les êtres avec les êtres, perdu dans les ravissements, et livré aux transports de la reconnaissance pour les lumières que l’être suprême avait versées dans ton âme ; oh ! regarde en pitié ce faible genre humain que tu viens de quitter ; élève l’esprit de ce bas univers ; préside à ton pays ; ranime ses talents et corrige ses mœurs. Quoique avilie et corrompue, c’est l’Angleterre qui t’a vu naître ; elle se glorifie de ton nom ; elle t’offre pour modèle à ses enfants. Un jour, ô grand homme ! ta cendre ranimée reprendra une seconde vie, lorsque le temps ne sera plus. En attendant, sois le génie de ta patrie, tandis que ta poussière sacrée dort avec celle des rois, et qu’elle daigne honorer leurs tombeaux. »
C’est avec cet enthousiasme que les Anglais louent leurs grands hommes.
Ce même Thompson a composé un éloge funèbre en l’honneur du lord Talbot, qui avait été son bienfaiteur et son ami. Ce panégyrique offre aussi des beautés. Il est adressé au fils du mort, et voici comme il commence : « Milord ! tandis qu’avec la nation tu pleures un ami et un père, permets à ma muse de verser sur la tombe de Talbot des vers sortis de mon cœur et dictés par la vérité. Ma muse, tu le sais, dès longtemps s’est chargée du double emploi de louer le mérite mort, d’humilier l’orgueil vivant. Sa tache généreuse commence ou l’intérêt finit, etc. »
Dans un endroit où il parle de la protection que Talbot donnait aux arts : « Bien différent, dit-il, de ces hommes vains qui, usurpant le nom de protecteur qu’ils avilissent, osent sacrifier un homme de mérite à leur orgueil, et répandre la rougeur de la honte sur un front honnête, quand il accordait une grâce, c’était une dette qu’il semblait payer au mérite, à la nation et à l’être qui est la source éternelle de tout bien. Les muses reconnaissantes avaient un tel protecteur ; mais leur noble fierté rejette avec dédain les secours fastueux que leur offre quelquefois la main insultante de la vanité. »
Et à la fin : « Pardonne, ombre immortelle ! (si quelque chose de cette poussière de la terre peut encore monter jusqu’à toi) pardonne un vain éloge inutile de ta gloire. Que dis-je ! non, rien n’est vain de ce que la reconnaissance inspire. D’ailleurs, ma muse acquitte un devoir ; elle rend ce qu’elle doit à la vertu, à la patrie, au genre humain, à la nature immortelle et souveraine qui lui a donné, comme à sa prêtresse, la charge honorable de chanter des hymnes en l’honneur de tout ce qu’elle forme de grand et de beau dans l’univers. »
On voit quel est le ton et la noblesse de ces éloges ; la vigueur d’âme qui y règne, vaut bien notre délicatesse et notre goût. Ce goût, si nécessaire, mais quelquefois si incertain, est la faux qui retranche, mais n’est pas la sève qui fait produire. Un sentiment énergique et noble vaut mieux qu’une beauté exacte et froide. Si un Spartiate eût daigné écrire, j’eusse préféré son éloquence à celle d’Athènes.
Le génie du czar Pierre, qui a porté les semences de tous les arts en Russie, y a fait naître aussi l’éloquence. Nous avons un panégyrique de ce grand homme, en langue russe, qui mérite d’être connu ; il est de M. Lomanosoff, écrivain original dans son pays, et qui jusqu’à présent a le plus honoré sa nation. Voici quelques traits de cet éloge ; on y trouvera cette teinte de poésie qui convient au genre, et encore plus à un peuple à peine civilisé, où le génie même doit avoir plus de sensations que d’idées : « Supposez, dit l’orateur, un Moscovite sorti de sa patrie avant les entreprises de Pierre-le-Grand ; supposez qu’il ait habité au-delà des mers, dans des climats où le nom et les projets du czar n’aient pas pénétré. À son retour, que penserait le voyageur, en trouvant dans son pays les arts établis, de nouveaux habillements, des mœurs nouvelles, architectures, maisons, citadelles, villes, lois, usages, coutumes, tout enfin jusqu’au cours des fleuves et aux bornes de la mer, changé dans cet empire ? Ne croirait-il pas ou que son absence a duré des siècles, ou que le genre humain s’est réuni pour créer en si peu d’années tant de merveilles, ou que ce spectacle étonnant n’est que l’effet et l’illusion d’un songe ? »
Ailleurs, il personnifie la Russie qui, triste et sanglante, apparaît aux yeux du czar pendant ses voyages. Elle l’appelle, elle lui tend les bras : « Reviens, aies pitié de mes malheurs ; des traîtres me déchirent, des brigands me désolent. »
Le héros sensible à ces accents, revole vers elle ; il le peint ensuite combattant au-dehors, et tour à tour la Suède, la Pologne, la Crimée, la Turquie, la Perse ; au-dedans, les Strelitz, les fanatiques, les patriarches et les Cosaques ; dans sa propre maison, les incendies, les empoisonnements et les assassinats ; il peint surtout son activité prodigieuse : « Que de courses, de trajets, de voyages ; la Dvina et le Niéper, le Volga et le Tanaïs, la Vistule et l’Oder, l’Elbe et le Danube, la Seine, la Tamise et le Rhin ont tour à tour dans leurs eaux réfléchi son image. Les quatre mers qui bornent cet empire, témoins de ses exploits, se sont tour à tour courbées sous le poids de ses flottes. Parcourez des pays innombrables ; partout vous trouverez des traces de ses pas. C’est ici qu’il s’arrêta après un voyage de cinq cents lieues ; à cette source d’eau, il étancha sa soif ; dans cette plaine, il rangea lui-même son armée en bataille ; dans cette forêt, il marqua avec la hache les chênes qu’il fallait abattre pour construire des vaisseaux. Ici, il travailla comme un simple artisan ; là, il écrivit des lois ; plus loin, il traça des plans de construction pour une flotte. Voici les ports que sa main a creusés ; voilà les forteresses qu’il a bâties ; c’est ici qu’il arrêta le sang qui coulait de la blessure d’un de ses sujets. Semblable à la mer agitée sans cesse par le flux et le reflux, ce héros a été pour ses peuples dans un mouvement éternel. Mille ans de vie suffiraient à peine à tant d’autres ; et sa vie a été si courte ! »
Ce discours finit par une apostrophe à l’âme du czar, qui est sans doute dans les cieux, d’où l’orateur le prie de veiller sur son empire. Il faut convenir qu’il y a dans la plupart de ces morceaux, le ton d’une vraie et noble éloquence. Lorsque, il y a cent ans, la Russie était à peine connue, que les descendants des anciens Scythes étaient encore à demi sauvages, et que le lieu où est aujourd’hui située leur capitale, n’était qu’un désert, on ne s’attendait pas alors qu’avant la fin du siècle, l’éloquence dût y être cultivée, et qu’un Scythe, au fond du golfe de Finlande, et à quinze degrés au-delà du Pont-Euxin, prononcerait un tel panégyrique dans une académie de Pétersbourg. On ne s’attendait pas davantage qu’en 1771, un orateur prononçât sur le tombeau même du czar Pierre un remerciement à l’âme de ce grand homme, pour une victoire remportée par une flotte russe dans la Méditerranée, et au milieu des îles de l’Archipel. Cette idée digne des anciens Grecs, qui croyaient que le génie des grands hommes veillait toujours au milieu d’eux, et que leur âme était présente parmi leurs concitoyens pour animer et soutenir leurs travaux, est peut-être le plus bel hommage qui ait été rendu au législateur de la Russie. Par un hasard singulier, l’orateur se nommait Platon, et l’on dit que son éloquence ne le rendait pas indigne de porter ce nom célèbre. Ainsi, les arts font le tour du monde. Ce n’est plus le Scythe Anacharsis qui voyage dans Athènes : ce sont les arts même de la Grèce qui semblent voyager chez les Scythes. Les Russes ont un esprit facile et souple ; leur langue est, après l’italien, la langue la plus douce de l’Europe ; et si une législation nouvelle élevant les esprits, fait disparaître enfin les longues traces du despotisme et de la servitude ; si elle donne au corps même de la nation une sorte d’activité qui n’a été jusqu’à présent que dans les souverains et la noblesse ; si de grands succès continuent à frapper, à réveiller les imaginations, et que l’idée de la gloire nationale fasse naître pour les particuliers l’idée d’une gloire personnelle, alors le génie qu’on y a vu plus d’une fois sur le trône, descendra peu à peu sur l’empire ; et les arts même d’imagination, transplantés dans ces climats, pourront peut-être y prendre racine, et être un jour cultivés avec succès,