(1899) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série « « L’amour » selon Michelet » pp. 47-66
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(1899) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série « « L’amour » selon Michelet » pp. 47-66

« L’amour » selon Michelet

Michelet a écrit l’Amour en 1858, parce que la France « était malade », qu’on n’y savait plus aimer, et que les statistiques des mariages et des naissances y étaient pitoyables. Il ne paraît pas, après quarante ans passés, que les choses aillent mieux, ni que le livre de Michelet ait rien perdu de son à-propos. Il serait d’ailleurs excellent de remettre Michelet à la mode, parce qu’il a été une des grandes âmes les plus aimantes et les plus croyantes de ce siècle, et que nous avons surtout besoin qu’on nous réchauffe un peu.

L’Amour de Michelet est un livre ardent et grave, candide, d’un accent religieux, et qui n’a donc pas grand’chose de commun avec l’Amour de Stendhal ou la Physiologie du Mariage de Balzac.

Presque tous ceux de nos écrivains qui ont « professé » sur l’amour ont tenu principalement à montrer qu’ils n’étaient pas dupes de la femme et qu’ils étaient munis de la plus féroce expérience ; qu’ils étaient capables des plus subtiles et défiantes analyses, et qu’ils n’étaient pas incapables eux-mêmes de perversité. Ils sont pessimistes, libertins, un peu fats. Et ils nous surfont la complexité féminine pour nous faire mieux croire à leur propre profondeur et à l’étendue de leur enquête personnelle.

Puis, il ne s’agit guère, chez eux, que de l’amour-maladie, — ou de l’amour-libertinage, — quelques noms qu’ils lui donnent ; bref, d’un amour dans lequel il y a toujours un principe de haine. C’est l’amour des sens à ses divers degrés, de la simple débauche à la pure folie passionnelle. À son degré supérieur, cet amour-là est « le grand amour », celui qui rend idiot et méchant, qui mène au meurtre ou au suicide, et qui n’est qu’une forme détournée et furieuse de l’égoïsme, une exaspération de l’instinct de propriété. Une créature est « tout pour vous » ; elle vous fait indifférent au reste du monde, parce que vous attendez d’elle des sensations uniques. Vous l’aimez comme une proie, avec l’éternelle terreur de la partager. Vous voulez être pour elle ce qu’elle est pour vous : l’univers de la sensation. Sinon, vous la haïssez en la désirant. Voilà le grand amour. La jalousie en est presque le tout.

Rien de tel chez Michelet. Car « l’amour », est un mot qui désigne des choses profondément différentes ou même contraires. Désirer la possession d’un corps afin d’en tirer, pour soi, d’agréables secousses nerveuses… quoi de commun entre cela — et aimer ? L’amour de Michelet est, très simplement, l’amour qui aime. Et c’est pourquoi, dans tout son livre, il ne mentionne même pas la jalousie des sens.

Aimer, c’est se donner plus que vouloir prendre ou retenir ; c’est se donner avec son cœur, son esprit et son âme : et ce don ne se peut faire qu’à une autre âme, à un autre esprit, à un autre cœur, dont un corps gracieux et désirable n’est, après tout, que l’enveloppe et le signe. C’est placer hors de soi, dans un autre être, sa raison de vivre, mais de vivre totalement, de développer son être propre en se dévouant à lui. Au fond, Michelet conçoit l’amour comme Platon, comme les poètes des Chansons de chevalerie, comme d’Urfé (à cela près que d’Urfé, par un scrupule renchéri touchant la possession physique, ne veut considérer l’amour qu’avant le mariage), comme Corneille enfin, et Pascal lui-même. « À mesure qu’on a plus d’esprit, dit Pascal, les passions sont plus grandes, parce que les passions n’étant que des sentiments et des pensées qui appartiennent purement à l’esprit, quoiqu’ils soient occasionnés par le corps, il est visible qu’elles ne sont plus que l’esprit même et qu’ainsi elles remplissent toute sa capacité. » Pareillement Michelet : « L’amour est chose cérébrale. Tout désir fut une idée… Les renouvellements du désir sont inépuisables par la fécondité de l’esprit, l’originalité d’idées, l’art de voir et de trouver de nouveaux aspects moraux, enfin l’optique de l’amour. »

L’amour est un exercice de l’intelligence et de la volonté. Tout le livre de Michelet nous le montre tel. Ce livre n’est point une œuvre d’observation, ou du moins l’observation n’y fournit que des arguments complaisants à l’appui d’une doctrine. C’est le poème de l’amour et c’est un ouvrage d’édification, au sens exact du mot ; un traité d’élargissement, d’affranchissement de l’âme, et de perfectionnement moral par l’amour.

Ce travail dure toute la vie. Voici peut-être la vue la plus originale et la plus féconde du livre de Michelet : « L’Amour n’est pas une crise, un drame en un acte. C’est une succession, souvent longue, de passions fort différentes, qui alimentent la vie et la renouvellent. » Autrement dit, un amour, c’est une vie.

Michelet choisit un couple : une jeune fille de dix-huit ans et un jeune homme de vingt-huit ; il les suppose s’aimant d’un amour égal ; il les isole à peu près (quoi qu’il dise) du monde ambiant ; les suit année par année, jusqu’à la mort, et étudie, aux âges différents, l’action physique et morale de l’homme sur la femme, et inversement : « création de l’objet aimé (c’est-à-dire création de l’épouse par le mari) ; initiation et communion ; incarnation de l’amour (dans l’enfant) ; alanguissement de l’amour ; rajeunissement de l’amour. »

Michelet propose un idéal, et qui se trouve être, sur la plupart des points, traditionaliste : il est remarquable que, ayant intitulé son livre l’Amour, Michelet n’y parle que de l’amour conjugal. Mais cet idéal n’est que l’achèvement, par l’esprit, des indications fournies par la nature. Je dirais, si je ne craignais la barbarie scolastique des termes, que cette conception de l’amour est toute éclatante d’un « idéalisme naturiste » qui rappelle celui de Rousseau et qui en réalité le continue. C’est cela, je crois, qui est le plus curieux à examiner un peu en détail.

* * *

Personne, je pense, n’accusera Michelet de timidité. Et pourtant la question de l’« union libre » n’est même pas soulevée par lui. Ou plutôt il ne distingue pas entre l’union libre et le mariage légal : il ne les conçoit l’un et l’autre que « pour la vie. » L’homme et la femme, vus dans le beau de leur instinct, sont essentiellement monogames. La physiologie conseille et veut en quelque façon la monogamie. « La fécondation s’étend bien au-delà du présent immédiat ; l’acte générateur ne donne pas un résultat unique, mais il a des effets multiples, durables, et souvent continués longtemps dans l’avenir. » Les enfants de l’amant ressemblent au mari. Les enfants du second mari ressemblent au premier mari. Le premier homme qui aime une femme met en elle sa marque pour toujours. — Mais, au surplus, l’avancement moral de la femme et de l’homme étant à la fois le but de la vie et l’œuvre de l’amour, il est clair que la meilleure condition de cet avancement, et la plus souhaitable, c’est d’être l’œuvre d’un seul amour et qui dure autant que la vie même. — Bien différent de nos plus récents moralistes, Michelet n’a pas l’ombre de complaisance pour le libertinage, ni pour l’adultère, ni pour cette espèce « de divorce dans le mariage qui est, dit-il, l’état d’aujourd’hui (1858). » Les mauvaises mœurs ne lui inspirent aucune curiosité spéculative. Il parle avec horreur et naïveté de la courtisane. « Il n’y a plus de filles de joie : il y a des filles de marbre et des filles de tristesse. »

De même, Michelet n’est point « féministe ». Pourquoi ? Parce qu’il adore la femme.

Cette adoration s’exprime à toutes les pages, tantôt par le plus beau lyrisme et le plus largement frémissant, tantôt par de petits cris, de menues caresses, des gentillesses et des mièvreries d’une incontestable fadeur. Et c’est la « jeune dame » par-ci, « la belle paresseuse par-là » ; et « la chère rêveuse » avec sa « charmante petite moue », et le mari qui est « le cher tyran », et les apostrophes dans le goût du siècle dernier : « Objet sacré, ne craignez rien !… » Et c’est pire encore, lorsque Michelet badine, car ce poète est dépourvu d’esprit à un surprenant degré. « Voici votre sujet, ô Reine !… Il croira monter en grade si vous l’élevez à la dignité de Valet de chambre titré, à la position féodale de Chambellan, grand Domestique, grand Maître de votre maison… fier et honoré, madame, si Votre Majesté accepte ses très humbles services. » Et plus tard, quand la femme veut se faire le secrétaire de son mari : « … Il y a, à son bureau, quelqu’un qui s’est levé à quatre heures et qui a écrit les lettres pressées… Il s’éveille, ne la voit pas, s’inquiète, l’appelle. Et la plume est jetée : M. le secrétaire accourt, humble page, à son lit. » Notez qu’ici le petit page a trente-six ans, qui, il est vrai, « en valent quinze. » Il n’est pas toujours plaisant de voir ce grand lyrique faire ainsi le gamin. Il y a vraiment, dans son empressement autour de l’Idole, trop de petites mines et de frétillements puérils. Son adoration prend toutes les formes, même les plus niaises. Mais elle est profonde et continue.

Or, pour mieux adorer la femme, il s’applique à la voir aussi différente que possible de l’homme.

Il ne proteste même pas, du moins dans ce volume, contre l’éducation que recevaient encore la plupart des jeunes Françaises de son temps. Il aimerait peu la jeune fille anglaise ou américaine, qui a du muscle, qui voyage seule, qui veut, qui décide, qui ose. Il estimerait que l’abus des sports communique aux mouvements de cette vierge quelque chose de trop net et de trop hardi, sans rien d’enveloppé ni d’hésitant, et rapproche trop son air, sa marche, ses gestes, de ceux des garçons. — Ne vous y trompez pas, la jeune fille que Michelet met dans les bras du jeune mari, c’est l’ingénue, la jeune fille timide, rougissante, ignorante d’elle-même, mystérieuse, inachevée ; oui, l’ingénue de Scribe, l’Ingénue nationale ! — Car il la faut ainsi, molle et incertaine, pas encore formée de corps ni d’esprit, pour que l’homme la puisse pétrir et créer entière et que, la créant, il soit à son tour renouvelé et achevé par elle.

Pour mieux l’adorer, Michelet la traite à la fois comme une déesse, comme une reine, comme une sainte, comme une malade, comme une blessée, comme une enfant. Il insiste avec une complaisance extrême sur les particularités physiologiques qui la distinguent de l’homme ; au besoin il en inventerait. « La femme ne fait rien comme nous. Son sang n’a pas le cours du nôtre… Elle ne respire pas comme nous. Elle ne mange pas comme nous. Elle ne digère pas comme nous… Elle a un langage à part, qui est le soupir, le souffle passionné », etc… Mais surtout une image obsède Michelet : celle du « flux et du reflux de cet autre océan, la femme ! » Cette idée le ravit, que la vie de la femme soit rythmée, par les lunaisons, ainsi qu’un beau poème. Et l’une de ses grandes joies a été d’apprendre, par des expériences de Bouchardat, que, contrairement au préjugé de l’Église et du moyen âge, le sang féminin dont les mouvements composent ce rythme harmonieux est un sang parfaitement pur. Il s’excite là-dessus ; il explique toute la femme par ce sang et par la blessure d’où il sort. Et, dès lors, jamais elle n’est, pour lui, assez blessée, ni assez malade. Par des calculs artificieux, étendant les signes avant-coureurs et prolongeant les cicatrices du mystérieux déchirement, il établit qu’« en réalité, quinze ou vingt jours sur vingt-huit (on peut dire presque toujours) la femme n’est pas seulement une malade, mais une blessée. Elle subit incessamment l’éternelle blessure d’amour. »

Il se la représente donc, avec exaltation, comme une perpétuelle fontaine de sang. Et c’est pourquoi il veut qu’on la ménage, qu’elle travaille peu, et seulement dans sa maison, qui est son petit royaume. — Au reste il ne la flatte point. Il ne lui croit pas le cerveau très fort. Il pense que le mari ne doit pas tout lui laisser lire, qu’« elle ne doit pas savoir ce que sait l’homme, ou doit le savoir autrement. » Il ne craint pas de lui attribuer une certaine vulgarité de jugement, un faible pour l’« amateur », l’homme agréable, l’« honnête homme » d’autrefois, brillant et superficiel. Il dit que « la grande mission de la femme ici-bas étant d’enfanter, d’incarner la vie individuelle, elle prend tout par individu, rien collectivement et par masses », qu’elle sent à merveille l’amour, la sainteté, la chevalerie, et difficilement le droit ; enfin qu’elle est toujours plus haut ou plus bas que la justice.

Mais il l’adore.

Il croit à l’infinie bonté native de la femme. Toutes les fois qu’elle paraît un peu moins bonne, c’est qu’elle souffre (toujours la blessure). On la dit capricieuse ; ce n’est pas vrai : elle est au contraire régulière, « très soumise aux puissances de la nature. »

Sur l’adultère, le grand poète semble peu complet, soit insuffisance d’information, soit indulgence et tendre partialité. Sans doute il reconnaît, se conformant en cela au bon sens, à la tradition, que l’adultère de la femme est plus « coupable » à cause des conséquences, que celui du mari : mais d’autre part, il la croit beaucoup moins responsable que l’homme. Dans le chapitre : La Mouche et l’Araignée, cherchant comment elle peut être amenée à la faute, il n’ose imaginer que deux cas : si elle tombe, — c’est qu’une perfide amie avait résolu de la faire tomber, la pauvre petite ; — ou c’est que, de très bonne foi, elle voulait, la chère enfant, servir les intérêts de son mari… Et pour elle Michelet imagine des fractions de responsabilité morale. Il précise : il la démêle responsable de son acte pour un trentième exactement, vingt trentièmes étant attribuables à la surprise et les neuf autres à une contrainte extérieure.

Jugez si, après cela, le mari doit pardonner ! Michelet approuverait les innombrables absolutions maritales qui font, depuis quelques années, la gloire de nos comédies et de nos romans. Il va aussi loin que possible dans ses conseils de miséricorde. Il en fait bénéficier jusqu’à la jeune fille qui se laissa endommager et qui ne s’en vante pas la nuit de ses noces : « Vous devez, dit-il au mari, vous fier à elle tout d’abord pour son passé : que serait-ce si elle osait vous interroger sur le vôtre ? » Et il ajoute, avec une générosité magnifique et aisée : « Eh ! quand elle aurait eu un malheur, une faiblesse même, vous êtes sûr qu’elle aimera celui qui l’adopte, bien plus que le cruel, l’ingrat, dont l’amour ne fut qu’un outrage. »

Tentée, la femme doit se confesser à son mari. C’est ce que les roses, notamment, lui conseilleront toujours (Voyez le chapitre : Une rose pour directeur). Il faut dire que, dans les cas supposés par Michelet, la femme ne montre point de perversité, oh ! non, et que cela lui rend l’aveu moins difficile. Celui qu’elle est tentée d’aimer, c’est un jeune homme que son mari aime, un commis de la maison ou un jeune cousin. Donc elle confessera à son époux son trouble, ses inquiétudes. Elle lui dira : « Garde-moi ! aie pitié de moi !… soutiens-moi !… Je sens que j’enfonce. Si faible est ma volonté, que d’heure en heure elle glisse, elle va m’échapper… » etc…

Dans le roman de Mme de La Fayette, M. de Clèves reçoit de sa femme une confidence pareille, suivie des mêmes supplications : « Conduisez-moi ; ayez pitié de moi et aimez-moi encore si vous pouvez ! » Or, M. de Clèves meurt de cette confession, tout simplement. Le mari de Michelet a plus d’estomac. Il soignera l’âme de la jeune pénitente, la consolera, l’exhortera, la fera changer d’air, et il ne sera ni soupçonneux ni jaloux. Et si ce traitement ne sert à rien, il gardera sa femme, même coupable. « Quoi qu’il advienne, et quand même elle faiblirait, ne quittez jamais la chère femme de votre jeunesse. Si elle a faibli, d’autant plus elle a besoin de vous. Elle est vôtre, quoi qu’elle ait fait. »

Je pressens que, si j’étais femme, tous ces chapitres : la Mouche, Tentation, Médication, me paraîtraient accablants de bonté, de pitié, de miséricorde, et, dans le fond, un peu injurieux. Ils prêtent par trop de faiblesse à la femme, et à l’homme par trop de sublimité. Et l’on sait bien que l’homme n’est pas sublime à ce point, mais on soupçonne aussi que la femme n’est pas, à ce degré, blessée, malade, infirme, irresponsable, incapable de se défendre contre les autres et contre elle-même. Consulté sur le cas à propos duquel Mme de La Fayette montre tant de finesse et Michelet un si bon cœur, Molière n’hésiterait point :

Oui, je tiens que jamais de semblables propos
On ne doit d’un mari traverser le repos.

Et c’est cependant un bon « naturiste » que Molière. Mais Michelet, comme j’ai dit, est un naturiste mystique.

Plus il exagère, chez la femme, la part de l’inconscient, de l’involontaire, du fatal, plus il la fait rentrer dans la nature mystérieuse, et plus il croit, par là, la magnifier. Qu’elle pense par à peu près ; qu’elle soit peu apte aux idées générales ; qu’elle n’ait point la notion du juste ; qu’elle ne puisse, toute seule, résister au mal, — vous croyez peut-être que tout cela, mis ensemble, signifie que la femme est inférieure à l’homme ? Grossière imagination ! « … Qui aura le courage de discuter si elle est plus haut ou plus bas que l’homme ? Elle est tous les deux à la fois. Il en est d’elle comme du ciel pour la terre, il est dessous et dessus, tout autour. Nous naquîmes en elle. Nous vivons d’elle. Nous en sommes enveloppés. Nous la respirons, elle est l’atmosphère, l’élément de notre cœur. » C’est presque la formule : In ea movemur et sumus.

Cette adoration s’emporte à des excès singuliers. Devant des planches d’anatomie qui représentent la matrice après l’accouchement, Michelet est pris d’un délire pieux ; il sanglote de pitié, d’admiration et d’extase. Et il conclut : « Ces quelques planches de Gerbe, cet atlas étonnant, unique, est un temple de l’avenir, qui, plus tard, dans un temps meilleur, remplira tous les cœurs de religion. Il faut se mettre à genoux avant d’oser y regarder… Je ne connais pas l’étonnant artiste. N’importe, je le remercie. Tout homme qui eut une mère le remerciera. »

Voilà qui dénote un état d’esprit bien curieux. Renan y était venu vers la fin de sa vie, comme on le voit dans la préface de l’Abbesse de Jouarre. Michelet n’aborde l’acte de la génération et tout ce qui le concerne qu’avec un respect terrible, des airs solennels et, si je puis dire, toutes sortes de momeries. Son livre est empreint d’une volupté très précise et très vive, mais d’une volupté d’un caractère religieux et même dévot. Ce sentiment s’oppose, d’une part, à la grossière frivolité gauloise et, de l’autre, à la pensée chrétienne qui attache toujours à l’amour physique une idée de souillure. Michelet, et certes il l’en faut louer, est aux antipodes d’un sentiment que j’ai rencontré chez quelques âmes, peut-être anormales sans le savoir : une grande répugnance à faire de la même femme un objet d’amour (l’amour impliquant ici estime, respect, tendresse, adoration) et un objet de possession physique. Invinciblement, chez ces renchéris, le cœur et les sens faisaient leur jeu à part. Leurs scrupules, malheureusement, ne les préservaient pas toujours de la débauche : mais ils ne désiraient pas posséder les femmes qu’ils aimaient, et ils ne tenaient pas du tout à aimer celles qu’ils possédaient. Ils étaient de forcer à ne se point marier, par respect de la jeune fille, parce que le geste final est le même avec celle-ci qu’avec la femme publique, et que ce geste leur paraissait odieux. Au fait, il n’est pas nécessaire d’avoir un vieux fond chrétien pour sentir ainsi : le pauvre Maupassant a été un jour soulevé de dégoût en songeant que les organes de l’« amour » sont aussi ceux des plus viles sécrétions.

Michelet n’a point de ces délicatesses qui sont peut-être perversités. Michelet, prêtre de la bonne Isis, de la sainte Cybèle, croit que ce qui est naturel, universel, inévitable, ne saurait être un sujet de honte non plus que de facéties. Sous les mêmes gestes il distingue avec aisance la volupté du libertinage ; ce sont rites qu’il célèbre avec la conscience d’être en harmonie avec le vaste monde, de collaborer à une œuvre divine.

Et il a raison ; évidemment il a raison… Mais tout de même il y met trop de piété ! Je ne vois pas bien en quoi ce qui est naturel est nécessairement vénérable. C’est une fantaisie de notre esprit de considérer la nature comme « sacrée. » Elle n’est pas sacrée là où elle est absurde, brutale, injuste, meurtrière des faibles, etc. Même d’être incompréhensible, en quoi cela la rend-il sacrée ? Elle ne le devient que par la charité ingénieuse de nos interprétations, par ce que nous lui prêtons de bonté, de vertus et d’intentions humaines. L’acte même de la génération et tout ce qui l’entoure n’a rien de saint en soi. Neuf cent quatre-vingt-dix-neuf fois sur mille, il est ignoble ou insignifiant. Et je ne vois pas non plus en quoi l’un des résultats éventuels de cet acte, qui est la conservation de la race, le ferait religieux et sacré. Tout cela n’est qu’une phraséologie propre à ce siècle où les ennemis des religions ont eu presque tous la manie de fourrer partout le sentiment religieux.

* * *

En résumé, Michelet est fort éloigné des théories et des vœux de nos féministes, et cela pour des raisons scientifiques et mystiquement voluptueuses. Il montre bien que la femme est d’autant plus notre égale qu’elle est moins notre pareille et que son sexe s’étend à son âme, à son esprit, à elle tout entière. L’égalité des deux sexes devant le code civil, l’accession de la femme à tous les emplois et professions, sont des choses qu’on peut souhaiter comme justes ou comme nécessaires (quand tant de femmes vivent seules et tant de filles ne se marient pas), mais non comme normales et harmonieuses.

Il est d’ailleurs peu philosophique d’introduire dans la considération des rapports de l’homme et de la femme ces idées de supériorité et d’infériorité, l’homme n’étant pas moins « complémentaire » de la femme que celle-ci de l’homme. C’est ce qui apparaît de plus en plus dans le livre de Michelet, dont la dernière partie est délicieuse. La femme y joue un rôle moins passif. Formée par l’homme dans sa première jeunesse, à son tour elle agit sur lui. Elle devient vraiment son associé, son exquis camarade. Elle surveille et soigne « religieusement » l’alimentation de son mari. Elle lui donne le calme ; elle lui affine et lui « harmonise l’esprit » ; elle lui est une source inépuisable de rajeunissement. Michelet décrit très bien ces souples accommodations de l’âme féminine aux diverses saisons de l’homme, et comment la femme n’est pas seulement, pour son mari, l’épouse, mais aussi, selon les temps, une fille, une sœur, une mère.

Surtout, il a merveilleusement parlé de la maturité et de la vieillesse féminines, avec des pénétrations qui font songer : « Oh ! le grand poète ! » et aussi, ma foi, des aperçus qui feraient presque dire : « Le coquin ! »

Il pose cet axiome qu’« il n’y a point de vieille femme », et le développe en un chapitre dont le sommaire tout seul est déjà bien joli :

« … Le visage vieillit bien avant le corps. — L’ampleur des formes est favorable à l’expression de la bonté. — Une génération qui n’aimerait que la première jeunesse et ne serait pas policée par le commerce des dames resterait grossière. — Une femme qui aime et qui est bonne peut, à tout âge, donner le bonheur, douer le jeune homme. »

Il vous apparaîtra de nouveau, si vous pesez les mots de cette dernière phrase et si vous en cherchez le commentaire dans le texte du chapitre, que le naturisme de Michelet n’est pas précisément le naturisme de Molière.

L’achèvement de l’amour, c’est-à-dire de l’histoire de deux âmes s’élevant et s’épurant l’une par l’autre, c’est la bonté. L’amour mène à l’amour universel. « L’amour, dit l’auteur de l’Imitation, tend toujours en haut. » — C’est quand tous deux se rencontrent dans une idée de charité, « s’attendrissent dans la surprise d’avoir tellement le même cœur », que s’opère entre l’homme et la femme « l’échange absolu de l’être » et que se consomme leur « unité ». Michelet fait remarquer, que, dans ces moments où « l’amour et la pitié coulent en douces larmes », les sens se renouvellent et, « souvent plus vif qu’au jeune âge, revient l’aiguillon du désir. » Ainsi la nature récompense les vieux époux d’être bons, et la sensibilité et la bienfaisance engendrent la volupté. Page consolante, tout à fait dans l’esprit du dernier siècle et, particulièrement, de Diderot.

Et le livre se termine par des méditations de l’idéalisme le plus émouvant sur « l’amour par-delà la mort », sur le culte rendu au défunt par la veuve « qui est son âme attardée » ; car il sied que la femme survive. « C’est à l’homme de mourir et à la femme de pleurer. »

Tout cela est très beau. Aussi est-ce un rêve. On est effrayé du rôle du mari, de la quantité et de la minutie de ses obligations. Par crainte de l’intrusion du prêtre, Michelet enfle démesurément le ministère spirituel du mari. Il solennise et dramatise tout. Il dira, par exemple : « Chaque fois que la femme consent au désir de l’homme, elle accepte de mourir pour lui. » Cela est bien exagéré. La vie est plus simple, plus plate, moins montée de ton. La femme n’est pas toujours femme avec cette intensité. Elle n’est ni si malade, ni si innocente. L’union que nous raconte Michelet est un phénomène, une « réussite ». On peut toujours discuter si l’état de mariage est ce qui convient le mieux au sage, et s’il ne lui est pas loisible de se faire, dans d’autres conditions, une vie supportable et qui ait pourtant sa dignité et qui ne soit pas inutile aux autres.

Mais le poème de Michelet garde une rare valeur de conseil, d’exhortation éternellement opportune. Il est très bon de dire aux gens d’aujourd’hui, — et de tous les temps, — que la vérité, c’est de se marier jeunes, de n’aimer qu’une femme et de l’aimer toute sa vie. Il est très bon de leur persuader que vivre ainsi, c’est suivre la nature en l’interprétant, et que, par la vertu d’un amour unique et qui dure, l’homme atteint à son maximum de force. « Ou concentre-toi, ou meurs. La concentration des forces vitales suppose avant tout la fixité du foyer. »

Et voici le charme et la saveur du livre, et par où il peut nous reprendre. Ces préceptes, qui excluent l’union libre, le divorce, l’émancipation de la femme, toute théorie un peu aventureuse, et qui impliquent les croyances les plus délibérément spiritualistes ; ces préceptes si sensés d’un historien éclairé par l’expérience des âges, affectent la forme la plus maladive, la plus nerveuse, la plus haletante et trépidante. Des idées paisibles et utiles y ont l’accent d’un délire sacré, semblable à l’ivresse des prêtres orphiques. La sensibilité et l’optimisme du XVIIIe siècle, dont Michelet fut le plus fidèle continuateur, y vaticinent avec une romantique frénésie. Les « harmonies de la nature » y sont expliquées et célébrées en phrases sursautantes et fiévreuses. Cela fait songer à un Bernardin de Saint-Pierre un peu épileptique. C’est ravissant.