(1875) Premiers lundis. Tome III « Sur le sénatus-consulte »
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(1875) Premiers lundis. Tome III « Sur le sénatus-consulte »

Sur le sénatus-consulte

Lettre à M. Netftzer68.

Tout a été dit sur le sénatus-consulte, et dans le Sénat, et au dehors dans la presse ; je n’ai certes pas la prétention de rien trouver de nouveau ; mais en présence d’un acte de cette importance, quand on a soi-même à le voter, il est du devoir de se rendre compte des motifs de sa détermination, et aussi d’en rendre compte brièvement au public.

Une chose me frappe avant tout dans cette dernière mesure, à la différence d’autres mesures libérales plus ou moins analogues qui l’avaient précédée : c’est que celle-ci était nécessaire. M. le rapporteur lui-même l’a reconnu. Le message du 12 juillet dernier et le sénatus-consulte ont été inspirés ou dictés par la nécessité. Ce n’est pas une raison pour moins reconnaître la sagesse de l’empereur. Je dirai même qu’il y a peut-être plus de mérite à faire à temps un acte politique nécessaire qu’à en risquer parfois de généreux, mais d’intempestifs, je veux dire qui n’étaient ni attendus, ni préparés, ni concertés, qui étonnaient même ceux-là tous les premiers qu’on chargeait ensuite de l’exécution : il en résultait que ministres et Chambre s’y prêtaient d’assez mauvaise grâce et à contre-cœur. On se comportait exactement des deux parts comme si l’on s’était dit : « L’empereur vient de faire une imprudence ; tâchons qu’elle soit la moins forte possible. » Ici du moins rien d’ambigu ; l’opportunité est claire, manifeste, impérative : la Chambre a donné le signal, l’empereur y a répondu ; tout le monde est préparé et averti ; il importe que rien ne soit éludé d’un grand acte ; qu’il trouve ses exécuteurs convaincus et sincères, et qu’il sorte pleinement tous ses effets. Cette idée de nécessité a aussi cela de bon qu’elle doit couper court à tous les regrets, à tous les gémissements rétrospectifs ; que, quelles qu’aient été à nous tous, amis de l’empire dès la première heure, nos vues d’avenir, nos ambitions pour ce régime d’une dictature éclairée et progressive, nos espérances plus ou moins réalisées, plus ou moins déçues, nous n’avons plus qu’une seule idée à suivre, un seul soin à prendre : — entrer sans arrière-pensée de retour dans la nouvelle voie commandée et imposée.

Mais comment cela a-t-il donc pu se faire, se demande-t-on involontairement ? comment des circonstances contraires et sinon menaçantes, du moins très-dignes de préoccupation, se sont-elles soudainement groupées et assemblées de manière à former non plus quelques points noirs épars çà et là à l’horizon, mais un compacte et redoutable nuage, une barre sombre qui recèle de l’inconnu ? Cela revient à se demander : Comment l’opinion s’est-elle réveillée ? Un des plus grands politiques, et qu’il est bon quelquefois de relire, le cardinal de Retz faisant le récit de la Fronde, ne peut s’empêcher de se demander, lui aussi, comment de l’état de somnolence et de léthargie où l’on était tombé, où l’on était encore « trois mois avant la petite pointe des troubles » qui faillirent bouleverser tout l’État et l’ordre même de la monarchie en France, on passa presque subitement à une commotion violente et universelle. Il a décrit en des termes d’une saisissante vérité ces commencements presque imperceptibles, cette lueur, cette étincelle, ce premier signe de vie, ce pouls qui se remet à battre, ce sang qui afflue tout d’un coup au cœur ; et aussitôt que s’entendit le murmure et que le tintement se fit,« tout le monde, s’écrie-t-il, s’éveilla : on chercha en s’éveillant comme à tâtons les lois, on ne les trouva plus, l’on s’effara, l’on cria, l’on se les demanda… »

Cet admirable exorde des Mémoires politiques de Retz pourrait s’intituler : Comment les révolutions commencent : ayons le présent à la pensée pour apprendre comment elles s’évitent. — Mais ici ce n’est pas au point de vue du public, c’est au point de vue du gouvernement que je me place, et c’est le gouvernement qui a dû s’effarer tout le premier et se tâter pour savoir s’il était bien le même ; c’est lui qui a dû s’étonner de ne plus trouver un matin autour de lui ce qui y était la veille et se demander à son tour : Comment se fait-il que cette opinion qu’il y a quelques mois encore on supposait disciplinée et soumise, et quelque peu sommeillante, se soit tout d’un coup réveillée ? — Je ne prétends point expliquer tout le phénomène, mais enfin j’en dirai le peu que j’ai pu observer et que je sais, et cette explication n’est point un hors-d’œuvre, car en montrant comment s’est formée la nécessité de la situation, elle avertit par là même combien il importe pleinement d’y satisfaire. Le temps des présomptions et des imprévoyances est passé.

Je ne suis pas un homme politique proprement dit ; j’envisage volontiers les choses par le côté des lettres et de l’observation morale. Eh bien ! moi, ami de l’Empire dès le premier jour, voilà ce que j’ai vu, — et ce que j’ai vu sans avoir eu certes personnellement à me plaindre, car, personnellement, j’ai toujours rencontré bienveillance et, je puis dire, égards exceptionnels. Eh bien, donc, préoccupé dès les premiers temps de l’Empire et à l’époque de ses triomphes (c’est assez dans ma nature d’être préoccupé), me posant dès lors la question du lendemain et de la situation morale des esprits, de ceux surtout de mon ordre, de l’ordre littéraire, qu’ai-je vu ? un oubli complet de tout ce qui pouvait les rallier à temps, les concilier, surtout les nouveaux arrivants, leur offrir des cadres naturels d’activité, leur permettre de s’appliquer à d’honorables emplois, de donner cours et carrière à leurs facultés de production et de travail ; pas une Revue largement ouverte et solidement fondée ; pas un journal vaste, impartial, sans acception de personnes et libéralement hospitalier. Combien de fois n’ai-je point essayé, et sous toutes les formes, d’éveiller, de provoquer à cet égard la sollicitude ! Mais de qui ? et auprès de qui ? et à quel ministre s’adresser ? à quel confident du prince ? Tous avaient leur spécialité, et ce qui se rapportait à ce souci continu et perpétuel de l’opinion, à cette observation de la température morale, si je puis dire, et à l’action qu’il eût été possible d’y exercer en temps utile, cette partie vague et flottante de la politique, et si essentielle pourtant, ne rentrait dans la sphère ni dans le département de personne. Chacun à l’envi semblait dire : « Cela ne me regarde pas. »

Et alors, si à quelqu’un des ministres bienveillants que l’on connaissait, dans une conversation de rencontre, pendant un rare quart d’heure, dans l’embrasure d’une croisée, si l’on s’échappait à dire : « Mais prenez garde ! vous n’avez pas tout le monde pour vous ; bien des fractions de l’opinion vous échappent ; la jeunesse des Écoles, par exemple, est demeurée récalcitrante et rebelle ; à trois cents pas du Louvre, vous ne régnez pas ; les hautes Écoles ne sont pas du tout pour vous : et c’est dans ces générations de 20 à 25 ans que se forme en grande partie l’avenir d’un pays, on répondait (combien de fois ne l’ai-je pas entendu :) : « Ah : les Écoles ont toujours été ainsi : ces mêmes jeunes gens dans quelques années penseront autrement ; et puis, ce n’est qu’une infiniment petite partie de la nation : nous avons pour nous la masse, les ouvriers des villes et des campagnes. — Les Écoles, le quartier Latin, qu’est-ce que cela nous fait ?  »

Mais si un autre jour, et cela a dû arriver bien des fois, on disait à quelqu’un de ces hommes d’État qui ne comptaient point dans leur spécialité l’opinion, qui n’en paraissaient pas même soupçonner l’existence et les courants cachés persistants : « Mais prenez garde ! vous n’avez rien gagné auprès des hommes considérables du passé : et ces hommes, tout évincés et déchus qu’ils sont, ont encore leur clientèle ; ils recrutent de jeunes partisans : vous avez contre vous et d’une façon si déclarée qu’on n’y peut fermer les yeux, vous avez contre vous l’Académie française :

« Ah ! bah, s’écriait-on, l’Académie ! de beaux esprits, des rhéteurs, des vieillards, des douairières, qu’est-ce que cela nous fait  ? »

Mais un autre jour, on revenait à la charge, on insistait encore, et l’on disait : « Mais prenez garde ! tous avez contre vous, ou du moins vous n’avez pas pour vous une Académie sérieuse, l’Académie des sciences morales et politiques, quoique vous y ayez infusé et fait entrer par décret une dizaine de vos amis ; mais tout cela s’est vite fondu et noyé dans l’ensemble, et l’esprit général n’est point pour vous ! » — « Bah ! des savants, des théoriciens, répondait-on ; qu’est-ce que cela quand nous avons nos 8 millions de suffrage universel ; quelques discours, quelques écrits de plus ou de moins, qu’est-ce que cela nous fait ?  »

Mais une autre fois (car on ne craignait pas d’être importun), on disait encore : « Prenez garde ! l’Institut presque tout entier tourne et s’aigrit à votre sujet. Vous avez contre vous maintenant une classe de plus, l’Académie même des Beaux-Arts ; vous l’avez indisposée. » Et l’on répondait : « Ah ! oui, des artistes, des sculpteurs, des peintres ; on regagne toujours ces gens-là avec des commandes ; qu’est-ce que cela nous fait ? »

Mais on ne s’en tenait pas là, et il devenait trop clair que, pour une raison ou pour une autre, tout ce qui avait une plume et savait s’en servir d’une manière vive, acérée, spirituelle, venait se ranger dans des cadres opposés, et prenait plus ou moins parti contre vous. N’était-ce point là un danger ? un avertissement ? une leçon pour devoir prêter plus d’attention à ce genre de mérite, de talent si cher de tout temps à la France, et pour se soucier davantage de la valeur des hommes ? a Prenez garde ! disait-on, voilà encore une individualité distinguée qui s’annonce et se dessine, et elle se dessine à vos dépens et contre vous. » — « Bah ! répondait-on, des plumes ! nous savons ce que c’est que les plumes ; elles n’en font jamais d’autres ! et puis nous en avons aussi, et de rudes, à notre service. » — Oh ! oui, vous avez des plumes, et sans vouloir faire tort à quelques-uns des écrivains modérés, sages et honnêtes, qui vous défendent (ce n’était point à ceux-là, d’ailleurs, que vous songiez), oui, vous avez des plumes, et celles dont vous vous vantez, nous les connaissons ! Il y a, sous tous les régimes, des plumes qu’il vaut mieux avoir contre soi que pour soi ; vous n’avez jamais paru en douter. Et là encore, en présence de tous ces gens d’esprit qui sortaient à chaque instant de terre, dont quelques-uns sortaient même de l’Université, non sans y avoir essuyé auparavant vos hauteurs et vos refus, et qui, armés désormais en guerre, ne vous laissaient paix ni trêve, ne vous épargnaient pas chaque matin les vérités piquantes et parfois les conseils sensés, vous aviez votre grand mot pour toute réponse : « Nous sommes forts ; nous avons pour nous les gros bataillons du suffrage universel ; ces plumes, plus ou moins fines et légères, s’y brisent, et ne les effleurent même pas ; quelques piqûres, quelques escarmouches tout au plus, qu’est-ce que cela nous fait ? 69   »

Et voilà comment (et je n’ai indiqué qu’une seule branche, — qu’aurait-ce été si je les avais suivies et examinées toutes une à une), voilà comment de dédain en dédain, de négligence en négligence, quand on avait le plus beau jeu qu’ait jamais tenu en main Pouvoir public, on a fini par perdre la partie au premier tour, car on est au second ; voilà comment du mépris de toutes ces fractions de l’opinion, d’abord isolées entre elles, et de leur addition ensuite, de leur union subite qui s’est trouvée faite un jour contre vous, voilà comment il est sorti un total inattendu ; voilà comment l’opinion s’est réveillée, comment, à travers toutes les difficultés et les obstacles d’élections si tiraillées, si travaillées administrativement, elle s’est fait jour jusqu’à pouvoir vous atteindre et s’imposer à vous.

Après cela, il est vrai que l’opinion en France se réveille assez périodiquement tous les quinze ou dix-huit ans. Peut-être se serait-elle réveillée tout de même, quand vous y auriez apporté plus de soins et de ménagements ; mais convenez qu’alors elle se serait réveillée un peu moins indisposée, moins méfiante et de moins mauvaise humeur. De justes et prudentes satis-factions données en détail empêchent les griefs de grossir et de s’irriter jusqu’à l’extrême.

Quoi qu’il en soit, nous y sommes, et il s’agit, bon gré mal gré, d’inaugurer une nouvelle période, une nouvelle méthode de l’Empire : la méthode et la période parlementaires. Mettons les vrais noms aux choses. Il serait bien essentiel ici qu’il n’y eût dans les esprits aucune confusion.

Le nouveau sénatus-consulte n’est qu’un commencement. Il tend à rendre au Corps législatif quelques-unes des attributions vitales qui lui manquaient. C’est un instrument dont le Corps législatif aura incontinent à tirer tout le parti qu’il jugera à propos. Ce n’est pas à nous de lui dicter son rôle.

A le prendre ainsi, et vu l’urgence, vu la prorogation du Corps législatif, qui a pu être nécessaire, mais qui est survenue irrégulièrement et qui a choqué et interloqué ce Corps, vu bien d’autres circonstances que chacun sent assez sans qu’on les dise, il me semblait que le Sénat aurait pu procéder plus vite, motiver son empressement même par la condition fâcheuse qui était faite au Corps législatif, resté en l’air et en suspens, se mettre dès le premier jour avec ce Corps dans des relations d’égards et de bons procédés et, en vérité, quand je vois les modifications apportées au sénatus-consulte après une discussion si laborieuse, je trouve qu’il eût été mieux de l’accepter et de l’acclamer sous sa première forme. Je le préférais dans sa première rédaction.

À une exception près pourtant, je veux parler de ce malencontreux article 2 : « Les ministres ne dépendent que de l’empereur » article qui d’ailleurs a été soigneusement maintenu.

Je ne suis pas jurisconsulte ; je suis un peu étonné, tout le premier, d’avoir à discuter un texte de loi ; je suis prêt à déférer à toutes les lumières des personnages plus compétents ; mais quand j’ai lu le texte du sénatus-consulte, seul, livré à mon seul bon sens et sans le commentaire de personne, j’ai bondi à voir en tête et en vedette d’un acte libéral ces mots désobligeants pour tout le monde, y compris les ministres eux-mêmes (car il n’est pas agréable de s’entendre dire en face qu’on dépend) :

« Les ministres ne dépendent que de l’empereur. »

Eh ! mon Dieu ! on le sait trop bien qu’ils dépendent de l’empereur, et de lui seul. Et la meilleure preuve, c’est que parmi ces hommes distingués et d’un si bon esprit, qui ont assisté à la naissance et participé à la rédaction de ce sénatus-consulte, pas un ne s’est avancé jusqu’à dire à l’empereur : « Sire, je vous supplie de ne pas laisser subsister ces mots malencontreux en eux-mêmes, qui semblent en contradiction ouverte avec ce qui suit, et qui gâtent jusqu’à un certain point votre sénatus-consulte, qui y font tache en commençant. » Car c’était là le langage direct à tenir à l’empereur. (Après tout, il a peut-être été tenu.)

Toutes les discussions qui ont eu lieu sur cet article, et les explications de M. le rapporteur, ne m’ont pas raccommodé avec le peu de convenance de ce début. Je sais bien que c’est un reste de l’ancienne et première Constitution auquel on n’a pas voulu renoncer ; mais ce n’est plus qu’un anneau brisé : la chaîne fait défaut, puisque les ministres deviennent, en définitive, responsables devant le Corps législatif. Pourquoi accuser tout exprès une double responsabilité, dont l’une semble exclure l’autre ? Ah ! si vous tenez tant à mettre des contradictions en présence, je suis homme à vous proposer, moi aussi, mon amendement, et cet amendement, je le formule en ces termes :

« Les ministres ne dépendent que de l’empereur, mais ils gardent en présence de l’empereur leur entière indépendance de jugement, de caractère et de langage. »

Que si, encore une fois, on tient tant à faire antithèse et à mettre des contradictions aux prises, je propose celle-là.

Puisqu’on se donnait le temps de discuter si au long et de remanier sur quelques points le sénatus-consulte, j’aurais aimé qu’on tînt plus compte de l’amendement de M. de Sartiges et de la première partie du plan proposé par M. le président Bonjean, qui, l’un et l’autre, tendaient à ménager et à résoudre les conflits possibles entre le Corps législatif et le Sénat. Je n’aime pas que le Sénat, en eût-il le droit constitutionnellement, affecte de pouvoir s’opposer à la promulgation d’une loi sans même en donner ses motifs. Pourquoi insister sur le droit de résistance à ce degré, droit que, selon toute probabilité, on n’aura jamais lieu d’exercer à la rigueur ?

Car figurez-vous bien, vous qui êtes des sages, une mesure commandée par l’opinion, votée par la Chambre élective, arrivant au Sénat, et le Sénat lui disant non, y opposant son vélo, un véto muet, sans vouloir donner ses raisons.

Mais c’est un cas frisant la révolution que vous posez, et de propos délibéré et de sang-froid.

Je suis bien novice, malgré mon âge, à la rédaction des choses politiques, mais je ne conçois pas qu’on insiste pour écrire dans une Constitution de ces choses-là. On devrait savoir par expérience ce que vaut dans la pratique tout article 14.

Et s’il y a des contradictions (et il y en a, — et comment n’y en aurait-il pas ?) entre votre Constitution de 1852, et le nouveau régime dont le sénatus-consulte actuel n’est que le premier pas, laissez-les donc dormir ces contradictions, et ne vous plaisez pas à les entrechoquer dès l’entrée de jeu.

Nous sommes destinés à voir se dérouler les conséquences prochaines du sénatus-consulte ; il n’y a pas à cet égard d’illusions à se faire, et il convient de se résigner à l’avance, sinon de se dévouer à presque toutes les conséquences qui en devront sortir.

Mais, même sans les attendre, j’aimerais qu’au sein du Sénat il fût dit et compris tout d’abord, qu’à un ordre de choses tout nouveau, il convient d’apporter un nouvel esprit. Il faut bien se dire qu’il devra y avoir par tout le corps social, par toute la machine administrative de haut en bas et jusque dans les dernières branches, circulation d’un même esprit, d’une même intention, sans quoi tout ira mal, sans concert, avec décousu et tirage en sens inverse, comme ce qui s’est fait précédemment, comme ce qui se fait encore tous les jours. Il importe que de haut en bas le mot d’ordre soit changé.

Si l’on écrit dans la Constitution que les ministres sont responsables, il faudra peut-être qu’on écrive aussi dans la loi que tous les fonctionnaires le sont depuis le préfet jusqu’au garde champêtre, et dans tous les cas il faudra qu’ils se conduisent comme s’ils l’étaient..

Un homme sage, un bon esprit qui avait traversé honorablement la Révolution, M. Daunou, a fait cette remarque dans son excellent ouvrage sur les Garanties individuelles :

« Lorsqu’il y a deux principes dans un gouvernement, c’est toujours le mauvais qui dirige et anime la plupart des agents de l’autorité. »

Il serait peut-être temps qu’il n’y eût qu’un principe dans notre gouvernement, et que ce qui va faire l’âme nouvelle de la Constitution pénétrât aussi dans l’administration et s’y fît de plus en plus sentir. L’essai mériterait d’être tenté.

Ce n’est pas que je ne pense que le pays, de son côté, n’ait à faire aussi sa petite éducation comme l’administration aura à faire la sienne ; cardans ce pays-ci, on demande beaucoup à l’administration ; on lui demande trop, on se plaint à elle et d’elle à tout propos. Il ne faut pas tout lui demander, si l’on ne veut pas tout lui passer.

La tentative qui va se faire, et à laquelle tous nous coopérons dans notre mesure, est grande en soi et par les intérêts qu’elle embrasse autant que délicate et difficile. A-t-elle chance de réussir ? Un concert, un équilibre durable entre le gouvernement établi et la France si souvent renouvelée et mobile, est-il plus qu’un vœu honorable ? Sans être trop optimiste, on peut l’espérer. Le bon effet produit par l’amnistie, — par cette amnistie qui a été le meilleur commentaire du sénatus-consulte, — permet de croire que la grande majorité du public et du peuple français continue d’aspirer à la stabilité et reste disposée à se contenter de ce qui serait bon, raisonnable et clément ; et, en politique, je ne distingue point la clémence de la justice.

Mais enfin, qu’il y ait eu un jour un gouvernement qui ait fait à temps et jusqu’au bout sa réforme complète, son acte réfléchi de bon sens, de justice et de liberté, ce sera un bel exemple et qui ne s’est pas encore vu jusqu’ici.

P.-S. Ceci était écrit avant le discours du prince Napoléon au Sénat dans la séance du 1er septembre. Tout le monde a lu ce discours éloquent, rempli de grandes vues et animé d’un beau souffle. On aimerait à marcher sous le drapeau d’une pareille politique, aussi largement déployée. Par malheur je vois qu’elle a été, séance tenante, désavouée en partie par le gouvernement, et voilà pourquoi je maintiens mon mot de au sujet de l’application du sénatus-consulte. Les vraies chances de succès n’existent que si la mesure est complète, suivie dans son véritable esprit, prévue et acceptée dans tout son développement. C’est à ce prix seulement que l’évolution obtiendra ses bons et salutaires effets. Elle est compromise, à mon sens, si le gouvernement se remet à céder à reculons, à disputer le terrain pied à pied comme dans une retraite. Que ne prend-il généreusement la tête du mouvement ? Ce serait le seul moyen de confondre et de noyer adversaires et ennemis, les irréconciliables et les méfiants, dans le flot de l’approbation universelle. Plus d’un indice peut faire déjà craindre qu’il ne l’entende pas tout à fait ainsi.

En prévision des lacunes toujours inévitables dans une Collection de ce genre, nous nous étions réservé de reporter à la fin des Premiers lundis en guise de Mélanges, tout ce qui aurait pu nous échapper pendant l’impression de ces trois volumes. Nous avons pu constater avec satisfaction, en touchant au terme de notre travail, que la nouvelle Table de la Revue des deux mondes, publiée cette année et plus complète que celle de 1857, ne mentionnait, au nom du critique des Lundis, qu’un seul article oublié par nous70. Mais, lorsque nous nous croyions au bout de la tâche, quelques pages, auxquelles nous ne songions plus, et qui avaient été imprimées du vivant de M. Sainte-Beuve, puis laissées de côté, nous ont mis sur la voie encore de nouveaux travaux dont il se déclare l’auteur. Ces pages, intitulées Notes et remarques, paraîtront dans un volume ultérieur, devant servir de complément aux Causeries du lundi. Nous en détachons la note suivante :

« J’ai, en bien des cas, prêté ma plume à mes amis, en me mettant en leur lieu et place et en faisant ce qu’ils désiraient de moi. Par exemple :

« Il y à tel prospectus des Œuvres de Victor Hugo (en 1829, chez Gosselin) signé Amédée Pichot, et où Wordsworth est cité sur Shakespeare, qui est de moi71.

« Le récit de l’audience accordée par le roi Charles X à Victor Hugo, récit inséré dans la Revue de Paris, est de moi.

« La Profession de foi saint-simonienne de Pierre Leroux, qui parut dans le Globe au moment de la cession du journal aux Saint-Simoniens, est de moi : Leroux n’a fait qu’y changer deux ou trois mots et y mettre un ou deux pâtés d’encre72.

« L’article du National au lendemain de la blessure de Carrel dans son duel avec Lahorie, article qui fut accepté également de la Tribune, et qui parut à la fois dans les deux journaux, est de moi.

« J’ai rédigé, comme secrétaire du Comité historique, la circulaire qui donne des instructions aux Correspondants de province sur les recherches littéraires concernant le moyen âge auxquelles ils devront se livrer, circulaire insérée au Moniteur le 18 mai 1835, et signée Guizot.

« La lettre d’un vieux ami de province, citée dans l’article de George Sand sur Maurice de Guérin, (Revue des deux mondes, 15 mai 1840), est de moi. J’ai fait au Moniteur l’article qui a paru le lendemain des funérailles de Béranger (M. Fould, alors ministre d’État, n’y a effacé que deux mots)73.

« J’ai fait également l’article sur le Prince Jérôme dans le Moniteur du 6 juillet 186074.

« A la Revue des deux mondes pendant les quinze années que j’y ai travaillé activement, j’ai eu mainte fois à faire de ces articles collectifs et impersonnels.

« Dans tous ces articles ou morceaux, faits pour d’autres et quelquefois signés par d’autres, il y a eu cependant quelques mots ou ajoutés ou retranchés, qui ne sont pas de mon fait. Une fois écrits et livrés, ces morceaux ne m’appartenaient plus. »

Les pages qui vont suivre n’ont pas besoin d’autre Préface ni d’autre explication.

J. T.