(1867) Nouveaux lundis. Tome IX « La Réforme sociale en France déduite de l’observation comparée des peuples européens, par M. Le Play, Conseiller d’État. »
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(1867) Nouveaux lundis. Tome IX « La Réforme sociale en France déduite de l’observation comparée des peuples européens, par M. Le Play, Conseiller d’État. »

La Réforme sociale en France déduite de l’observation comparée des peuples européens,
par M. Le Play, Conseiller d’État27.

Ce livre important se distingue de tous ceux qui ont eu pour objet la guérison de nos maladies sociales et la réforme de nos lois ou de nos mœurs, en ce qu’il est le résultat d’une méthode et d’une observation particulières : et cette méthode est si bien le fait de M. Le Play, elle constitue si nettement son originalité propre, qu’il me paraît curieux et utile pour tous de la faire comprendre et de l’exposer ici avec quelque étendue. M. Le Play est un polytechnicien des plus distingués.

Issu d’une famille de cultivateurs et propriétaires ruraux, et à la fois gentilshommes, du pays de Caux, dont une branche s’est transplantée dans le Canada, il se destina de bonne heure aux travaux utiles, aux sciences, et fut reçu à l’École polytechnique le second de sa promotion, en 1825. Cette promotion remarquable qui comptait les Liouville, les Daru, Lamoricière, Michel Chevalier, Jean Reynaud, etc., a jeté et poussé partout des branches. Entré le second, sorti le second, — le premier dans les mines, il fut bientôt ingénieur en chef dans ce corps savant et professeur de métallurgie à l’École même des mines. Esprit exact, sévère, pénétrant, exigeant avec lui-même, il ne négligea rien de ce qui pouvait perfectionner son enseignement et faire avancer la science d’application à laquelle il s’était voué. Au lieu de s’en tenir aux livres et aux procédés en usage dans son pays, il voyagea et le fit avec ordre, méthode, en tenant note et registre de chaque observation, sans rien laisser d’inexploré ou d’étudié à demi. On prendra idée de la masse de notions précises ainsi amassées par lui et passées ensuite au creuset, pour ainsi dire, de son rigoureux esprit, en sachant que depuis 1829 jusqu’en 1853, c’est-à-dire pendant vingt-quatre ans, il fit un voyage de six mois chaque année, et un voyage d’étude, non une tournée de plaisir. L’hiver à Paris, il faisait son cours, et l’été venu, il partait pour aller vérifier sur les lieux les procédés d’exploitation et d’élaboration en usage dans les divers pays. À cette fin il visita une fois le Danemark, une fois la Suède et la Norvège, trois fois la Russie, six fois l’Angleterre, deux fois l’Espagne, trois fois l’Italie, une fois la Moravie, la Hongrie, la Turquie d’Europe ; il fit un grand voyage en Carinthie, dans le Tyrol ; il traversa nombre de fois l’Allemagne : bref, la Scandinavie exceptée, il a visité à peu près trois fois en moyenne chaque partie de l’Europe. Des missions spéciales qui lui furent confiées par les gouvernements, par des souverains ou par de très puissants particuliers, le mirent à même de faire des observations comparées approfondies, depuis la Belgique jusqu’aux confins de l’Europe et de l’Asie ; pas une forge importante ne lui a échappé ; il a eu à en diriger lui-même ; il a eu dans les usines de l’Oural jusqu’à 45,000 individus sous ses ordres, une véritable armée d’ouvriers.

L’un de ces hommes rares, chez qui la conscience en tout est un besoin de première nécessité et dont le plus grand plaisir comme la récompense est dans la poursuite même d’un travail et dans l’accomplissement absolu d’une fonction, il fit ainsi son métier de métallurgiste avec passion et scrupule ; il épuisa la connaissance détaillée qu’on en peut avoir. Mais ceci sort tout à fait de notre appréciation et de notre portée : ce qui y rentre davantage, c’est l’étude morale et sociale qu’il ne tarda pas à joindre à celle des procédés techniques et qu’il mena bientôt parallèlement avec le même zèle. En voulant déterminer les conditions principales d’une industrie, il en vint à reconnaître que le procédé technique n’était plus que la chose secondaire et que la condition essentielle tenait le plus souvent à un ressort moral, à un sentiment de fixité, de stabilité, d’affection et d’attachement au sol ainsi qu’à l’œuvre collective et à la communauté dont on fait partie. C’est ainsi que, visitant, avec son ami Jean Reynaud, les mines du Hartz dans le Hanovre, tandis que l’un s’exaltait plutôt en poète devant les paysages, la physionomie des lieux et des habitants, et les sujets de description animée qu’il devait en rapporter, M. Le Play remarquait surtout le contentement de cette population d’ouvriers condamnés à une vie dure et sévère, et même malsaine en définitive, mais garantie d’ailleurs par des institutions efficaces, et protégée par des principes subsistants de hiérarchie industrielle et de patronage. Propriétaire viager ou, si l’on veut, locataire à vie de la maison qu’il occupe, ayant ainsi le sentiment du chez-soi, l’ouvrier du Hartz, en sa qualité de membre de la corporation des mines, « possède sur les richesses minérales et forestières de ce district une sorte d’hypothèque légale qui le garantit, ainsi que sa famille, contre toutes les éventualités fâcheuses qui peuvent se présenter. » Il a non seulement l’habitation et le jardin qui y tient, il a le droit de récolter à titre gratuit dans les forêts domaniales le bois de chauffage ; le blé lui est assuré à un prix invariable et toujours au-dessous de celui du marché. L’école pour les garçons est gratuite. Moyennant tout un ensemble d’engagements réciproques et de subventions tutélaires, lui et sa famille restent attachés, affectionnés même à cette existence frugale, à ce labeur pénible dans lequel il vit presque toujours enfoui. Le tabac à fumer est sa principale distraction ; au moyen d’une dépense annuelle de dix francs, il s’assure cette maigre jouissance ; il fréquente peu le cabaret, ne consomme l’eau-de-vie qu’à petites doses et en général dans le ménage, après le principal repas. Ajoutez les veillées de famille, les cérémonies sévères du culte luthérien, vous avez les seules diversions que puisse trouver le mineur du Hartz au milieu de ses travaux assidus et durs : et cependant il ne désire rien de mieux, il vit content ; il a le patriotisme local ; il a su résister dans les années difficiles à l’appât des salaires élevés et aux excitations de tout genre qui attiraient vers les travaux des chemins de fer les ouvriers du nord de l’Allemagne. « Aucun exemple peut-être n’est plus propre », nous dit M. Le Play, « à indiquer la tendance naturelle des populations ouvrières, et à prouver qu’elles savent préférer, même à des nouveautés séduisantes, une existence rude, mais fondée en toute sécurité sur le patronage et sur un bon régime de subventions. »

Ces problèmes moraux occupèrent bientôt M. Le Play autant et plus que l’extraction et le traitement du minerai. — Ailleurs, plus à l’est de l’Europe, il était témoin d’un état d’organisation que nous appelons arriéré, et qui reproduisait assez fidèlement sous ses yeux l’ancien état féodal, mais qui lui expliquait aussi les ressources et les racines profondes de ce régime disparu. Tout, évidemment, n’y était pas mauvais ; les populations inférieures, imprévoyantes par leur nature et leur condition, trouvaient appui et tutelle dans le supérieur, et demeuraient en rapport avec lui à tous les instants et par tous les liens. La famille de l’ouvrier vassal, telle qu’elle existe encore dans des contrées du nord et de l’est de l’Europe, se développe dans son humble sphère avec sécurité, et même avec une sorte de majesté. Partout où l’ouvrier a la propriété de son habitation, où la mère de famille n’est pas obligée d’aller travailler chez les autres, où elle siège et trône, en quelque sorte, au foyer domestique, elle est souverainement respectée, et les vertus naissent, s’entretiennent, se graduent d’elles-mêmes autour d’elle. Cet état de société plus élémentaire et dès longtemps aboli dans notre Occident, reparaissant aux yeux de l’observateur à l’état actuel et pratique, lui commentait d’une manière vivante, lui expliquait le passé, comme en géologie on s’explique mieux les couches, partout ailleurs ensevelies, en les retrouvant à la surface et non encore recouvertes, telles qu’elles parurent autrefois dans leur règne et à leur véritable époque, en pleine lumière et sous le soleil. Des comparaisons fécondes se faisaient à chaque instant dans l’esprit de l’observateur, et ce n’était pas seulement l’histoire qu’il y gagnait de mieux comprendre ; il se demandait si de ces institutions, si réprouvées chez nous, quelque chose n’était pas bon, n’était pas utile, n’était pas à reprendre et à réimplanter en le transformant. Et c’est ainsi que la partie morale et sociale, menée de front avec l’étude scientifique et technique, prenait insensiblement le dessus dans son esprit.

Avec l’instrument de précision dont il dispose (j’appelle ainsi la forme analytique expresse qui est la sienne), M. Le Play se tourna dès lors à étudier l’ouvrier sous tous les aspects et dans toutes les conditions de son existence ; il fit ces monographies exactes et complètes qui ne laissent rien à désirer et qui sont d’excellentes esquisses à la plume ; il photographia, selon son expression, des types d’ouvriers et de familles. Il en est résulté son livre si original et si neuf, les Ouvriers européens28 , qui a obtenu en 1856 le prix de statistique à l’Académie des sciences. Jamais la statistique n’avait encore été traitée de la sorte ni serrée d’aussi près, de manière à rendre tous les enseignements qu’elle contient, et rien que ce qu’elle contient. Doué d’un esprit de suite, de teneur et de patience incroyable, obstiné et même acharné à mener son idée à fin et à la pousser aussi loin que possible, M. Le Play, en rassemblant les éléments du problème social qu’il avait dès lors en vue, a fait un premier ouvrage qui, sans parti pris, est un modèle et qui devrait être une leçon pour tous les réformateurs, en leur montrant par quelle série d’études préparatoires, par quelles observations et comparaisons multipliées il convient de passer avant d’oser se faire un avis et de conclure.

Il a appliqué sa méthode de description à trente-six monographies d’ouvriers, en les prenant dans les conditions sociales les plus diverses : l° dans l’état encore à demi nomade ; 2° dans le système des engagements forces, comme au temps du servage ; 3° dans celui des engagements volontaires permanents ; 4° enfin, dans le système des engagements momentanés, qui est généralement le nôtre. Il les a pris dans tous les états et toutes les professions, depuis le pasteur du versant de l’Oural et le paysan agriculteur de la Russie méridionale jusqu’au moissonneur émigrant du Soissonnais, au maître blanchisseur de la banlieue et au chiffonnier de Paris. Jamais, dans son travail, il n’a fait fléchir la méthode : sa description est claire, nette, exacte, complète, mais toute positive et scientifique ; il a réservé les considérations morales, et les conclusions qu’il était induit à tirer de ses tableaux comparatifs, pour des appendices qu’il y a joints.

Ceux qui y chercheraient le pittoresque seraient trompés. Les faits seuls y sont, mais ils parlent ; en mettant à les bien entendre et à les méditer quelque chose de la même attention et de la même patience qui les a amassés et classés si distinctement, on sent naître en soi des réflexions sans nombre. C’est après avoir compulsé et conféré entre eux de pareils tableaux qu’on pourrait, ce semble, se mettre à écrire de L’Esprit des lois et des mœurs. Mais le génie, en tout, a devancé la méthode ; il a eu des aperçus, des lueurs perçantes : le hasard a présidé aux plus beaux ouvrages. Le pressentiment a des jets sublimes : la science plus lente et plus sûre n’est venue qu’après.

J’aimerais, après avoir causé avec M. Le Play de son livre, à rendre ici quelque chose de l’impression plus vive qui m’est restée et à le faire sous une forme moins froide que celle que la statistique exige. Et par exemple, M. Le Play était en visite chez les Bachkirs voisins des Kirghiz, au-delà de la frontière nord-est de l’Europe, aux premiers confins de la Sibérie, et depuis quelques jours il observait tous les détails de ce régime à demi nomade, cette manière de vivre très voisine de la primitive et par laquelle ont dû passer autrefois ceux qui furent peut-être nos ancêtres et nos pères. La nourriture, la boisson la plus recherchée et la plus agréable pour ces peuples pasteurs est du lait de jument fermenté, qui laisse ceux qui en ont trop pris dans un léger état d’assoupissement et d’ivresse d’où l’on sort d’ailleurs sans trop de fatigue et sans détérioration pour les organes. C’est leur opium à eux, un opium plus innocent. Chacun a son idéal de fortune et de bonheur. Chez les Bachkirs le terme des désirs de la famille la plus laborieuse est de posséder huit ou dix juments, au moyen desquelles elle puisse se soustraire à tout travail agricole et se nourrir presque exclusivement de khoumouis (c’est le nom de la délicieuse boisson qui endort et fait doucement rêver). Un seul point inquiétait encore l’observateur : c’était de savoir si la condition des femmes chez ces peuples est aussi inférieure qu’on le dit, et si elles y sont entièrement soumises et subordonnées à l’homme. La question se résolut pour lui d’elle-même et par la meilleure des démonstrations.

Une après-midi qu’il était avec son truchement à interroger le chef de famille, deux femmes entrèrent brusquement sous la tente, et l’une d’elles assaillit de paroles très vives le pauvre homme qui était son mari et qui se tenait coi, l’oreille basse. M. Le Play, ayant questionné son truchement, sut de lui qu’elle venait se plaindre en termes amers de ce que son mari depuis quelques jours faisait le fainéant, s’amusait à causer, à baguenauder avec un étranger ; de ce que le travail des champs était en souffrance et que les foins ne se faisaient pas. À l’instant il prit la parole et fit dire par son truchement à la dame en colère qu’il était un savant venu de fort loin pour observer les mœurs, les coutumes des Bachkirs, et voir ce qu’il pourrait en rapporter d’utile pour son pays ; mais qu’il n’était nullement dans son intention de jeter le moindre trouble dans la famille et que, s’il était la cause involontaire de quelque dommage pour ses hôtes, il prétendait les en indemniser et au-delà. À ces paroles bienveillantes et bien sonnantes, rapportées par le truchement, la physionomie de la mère de famille s’éclaircit, la volubilité d’injures cessa, la paix rentra dans le ménage ; mais le voyageur moraliste put s’assurer que là, comme presque partout ailleurs, la femme, dès qu’elle veut en prendre la peine, est aisément maîtresse au logis.

M. Le Play a raconté le fait dans la première monographie de son livre (page 57), mais il s’est borné à le constater en peu de mots et avec sa précision ordinaire, en ne cherchant à rendre ni le mouvement ni le jeu de scène. La manière dont il le raconte de vive voix est bien autrement circonstanciée et curieuse ; et en général, sur tous ces pays qu’il a vus et sur les singularités de mœurs, je ne sais rien de plus intéressant que sa conversation. C’est le même langage uni et simple que dans son livre, avec l’abondance de plus, avec la particularité et un certain accent qui grave

Il y a lieu de croire que la Révolution de 1848, les graves problèmes qu’elle souleva et les sombres pensées qu’elle fit naître, introduisirent un degré d’examen de plus dans quelques parties du livre, et tinrent plus constamment en éveil l’attention de l’observateur sur le principe moral qui maintient dans l’ordre certaines populations d’ouvriers, moins avancées et plus heureuses pourtant que d’autres. Serait-ce donc une loi fatale que plus l’homme s’élève dans l’échelle de la civilisation, moins il est satisfait et content de son sort ? M. Le Play en vint à reconnaître que l’élément conservateur, le principe calmant et consolant, dans tous les cas qu’il avait observés, n’était pas distinct ni séparable de l’élément religieux. Dans tout état de société, — qu’il s’agisse de la Russie méridionale et des paysans agriculteurs, chez qui la religion n’empêche sans doute ni l’intempérance, ni la ruse, ni la fraude, ni bien des vices, mais à qui elle inspire un pieux et absolu respect dans les rapports des fils aux parents, « une résignation stoïque dans les souffrances physiques et morales, et, en présence de la mort, une assurance, une sérénité qui a parfois un véritable caractère de grandeur » ; — qu’il s’agisse, tout au contraire, des peuples et des régimes les plus avancés, tels que l’Angleterre, chez qui les hautes classes et les lords peuvent être dissolus à leur aise, mais que gouverne réellement et que maintient avec fermeté, en présence des masses chartistes, l’immense classe bourgeoise ou rurale moyenne, tout imprégnée de la Bible et de la forte moralité qui en découle ; — partout l’élément religieux, sous une forme ou sous une autre, lui a paru essentiel à la durée et à la stabilité des sociétés. Homme de progrès, n’ayant pas, comme certains philosophes opiniâtres, d’attache et de parti pris pour un ancien régime, par cela même qu’il est ancien, il s’est pourtant demandé, en terminant cette série d’études comparatives, comment il se faisait que le dégagement de l’individualité et du libre arbitre, la plus grande disposition de soi-même et le choix dans le travail n’amenaient pas toujours (tant s’en faut !), pour les populations ouvrières, une plus grande somme de moralité et de bonheur. Il a remarqué aussi que, pour l’agriculture, ce qui a été considéré politiquement comme une des conquêtes de 1789, l’extrême division des propriétés, due à la loi des successions et au partage égal entre les enfants, a eu en certaines contrées des effets funestes pour la meilleure exploitation des terres, et peut-être pour la condition des petits propriétaires eux-mêmes. Il a présenté en traits caractéristiques et non chargés ce type spécial à la civilisation moderne et qui n’y fait guère d’honneur, le propriétaire indigent, avec son bien grevé d’hypothèques et rongé par l’usure. En conséquence, il s’est demandé s’il n’y avait pas quelque remède, un moyen terme à proposer entre le retour impossible à l’ancien régime et le morcellement moderne indéfini. Poussé par la force de l’induction, il revenait à regretter, à désirer de grands propriétaires, d’utiles patronages, des influences d’élite, en partie désintéressées ; il aspirait à nous rendre des mœurs, tant à la ville qu’aux champs. Ces idées qu’il jetait à l’état de questions, à la fin de son premier ouvrage, montraient que le second était déjà en germe dans son esprit. Il avait passé de l’étude des métaux à celle des hommes ; il passait maintenant de celle-ci au traitement des sociétés : il se préparait à aborder résolument les questions de réforme.

Animé désormais du plus noble prosélytisme, M. Le Play provoquait également, dans les conclusions de son premier ouvrage, la formation d’une Société internationale, ayant pour objet d’observer et de décrire à son exemple dans tous les pays du monde les faits sociaux, et particulièrement ceux qui intéressent les diverses classes et familles d’ouvriers, cette observation positive et dégagée de tout système devant suggérer à sa suite des mesures spéciales et pratiques de conservation et de réforme que la théorie toute seule ne découvrirait pas. Cette Société s’est, constituée ; elle fonctionne, elle a déjà publié plusieurs volumes d’études29.

Puisque l’émulation s’en mêle, elle me gagne à mon tour et je suis tenté de venir payer incidemment ma quote-part. Parmi tous ces types d’ouvriers que M. Le Play ou ses collaborateurs ont si bien décrits, l’ouvrier émigrant ou le maçon, l’ouvrier sédentaire ou le tailleur, le charpentier de Paris, compagnon du devoir ou de la liberté, etc., il en est un qu’ils ont négligé et que je signale à leur attention ; celui-là, je l’ai observé de près depuis bien des années, et j’ai vécu avec lui, je pourrais dire, comme lui ; aussi suis-je en état de le décrire, et je l’essayerai même, puisque l’idée m’en est venue- : c’est l’ouvrier littéraire.

Lui aussi, il est un ouvrier parisien par excellence, généreux, vif, amusant, malin, indiscret, aimable, — généralement imprévoyant/et pourquoi n’ajouterai-je pas ? il a raison de l’être. Il engendrerait trop de soucis autrement. Sa gaieté, ses saillies, ses étincelles, le meilleur de sa verve est à ce prix. L’ouvrier littéraire ne s’est pas fait lui-même : il est le produit de l’éducation, et s’il s’est égaré en prenant sa voie qui n’est pas une voie, la faute en est d’abord à cette direction singulière qu’on nous donne et à la culture première que nous recevons. On nous apprend à aimer le beau, l’agréable, à avoir de la gentillesse en vers latins, en compositions latines et françaises, à priser avant tout le style, le talent, l’esprit frappé en médailles, en beaux mots, ou jaillissant en traits vifs, la passion s’épanchant du cœur en accents brûlants ou se retraçant en de nobles peintures ; et l’on veut qu’au sortir de ce régime excitant, après des succès flatteurs pour l’amour-propre et qui nous ont mis en vue entre tous nos condisciples, après nous être longtemps nourris de la fleur des choses, nous allions, du jour au lendemain, renoncer à ces charmants exercices et nous confiner à des titres de Code, à des dossiers, à des discussions d’intérêt ou d’affaires, ou nous livrer à de longues études anatomiques, à l’autopsie cadavérique ou à l’autopsie physiologique (comme l’appelle l’illustre Claude Bernard) ! Est-ce possible, pour quelques-uns du moins, et de ceux qu’on répute les plus spirituels et qui brillaient entre les humanistes ou les rhétoriciens ? On sort du collège, et, à peine sorti, on a déjà choisi son point de mire, son modèle dans quelque écrivain célèbre, dans quelque poète préféré : on lui adresse son admiration, on, lui porte ses premiers vers ; on devient son disciple, son ami, pour peu qu’il soit bon prince ; on est lancé déjà ; à sa recommandation peut-être, un libraire consent à imprimer gratis vos premiers vers ; un journal du moins les insère ; on y glisse de la prose en l’honneur du saint qu’on s’est choisi et à la plus grande gloire des doctrines dont on a le culte juvénile : comment revenir après cela ? Si l’on est honnête, on garde, même dans les vivacités de cet âge, des réserves et des égards : on ne s’attaque dans les adversaires qu’aux travers de l’esprit, non à des ridicules extérieurs ou futiles que le plus souvent on serait réduit à inventer ; on s’abstient de la calomnie, cette chose odieuse ; du mensonge, cette chose honteuse ! L’on sait, jusque dans la mêlée du combat, observer l’honneur littéraire, les délicatesses du métier. Mais que de hasards d’ailleurs, que de témérités de plume ! que d’insolences involontaires ! que d’étranges jugements de choses et de personnes, qu’on est étonné plus tard d’avoir proférés ! On vit dans un temps où les journaux sont tout et où seuls, presque seuls, ils rétribuent convenablement leur homme : on est journaliste ; on l’est, fut-on romancier, car c’est en feuilletons que paraissent vos livres même, et l’on s’en aperçoit ; ils se ressentent à tout moment des coupures, des attentes et des suspensions d’intérêt du feuilleton ; ils en portent la marque et le pli. On a des veines de succès, on a des mortes-saisons et des froideurs. On vit au jour le jour ; l’or coule par flots, puis il tarit ; mais aussi, comme l’ouvrier parisien, on a l’heureuse faculté de l’imprévoyance : on a sa guinguette, on a ses soirées ; on a le théâtre ; on rencontre, on échange de prompts et faciles sourires ; on nargue la famille ; on est en dehors des gouvernements ; même si on les sert, on sent qu’on n’en est pas. De tout temps, on l’a observé, les gens de lettres n’ont pas été des mieux et n’ont pas fait très bon ménage avec les hommes politiques, même avec ceux qu’ils ont servis ; on l’a remarqué des plus grands écrivains, gens de fantaisie ou d’humeur, de Chateaubriand, de Swift ; écrivains et gouvernants, ils peuvent s’aimer comme hommes, ils sont antipathiques comme race. Pourquoi cela ? Les points de vue d’où l’on part et ceux où l’on tend sont si différents, si contraires ; les mobiles sont si opposés ! La bohème, même la plus sérieuse et la plus honnête, — et par bohème j’entends tout ce qui est précaire, — est à cent lieues de la bureaucratie, même la plus prévenante et la plus polie. La politique, il est vrai, est au-dessus et peut avoir l’œil sur toute chose ; mais se soucie-t-elle de ce monde léger dont chaque plume n’est rien, dont toutes les plumes toutefois finissent par peser et comptent ? Quoi qu’il en soit, en fait l’ouvrier littéraire, dans son imprévoyance, se multiplie et pullule chaque jour ; son existence est devenue une nécessité, un produit naturel et croissant de cette vie échauffée qui se porte à la tête et qui constitue la civilisation parisienne. Poussée à ce degré, l’espèce (qu’on me passe ce mot scientifique) n’est-elle pas aussi un inconvénient, — Dieu me garde de dire un danger ? Si l’ouvrier littéraire ne s’aigrit pas en vieillissant et en grisonnant, c’est qu’il est bon de nature et un peu léger. Ce qu’il a dû éprouver (et je n’en excepte aucun) de rebuts, d’ennuis, de mortifications d’amour-propre, de piqûres à découvert ou d’affronts secrets, il le sait plus qu’il ne le dit, car c’est un gueux fier. Par bonheur, je le répète, il a l’insouciance tant qu’il a sa plume, comme le militaire tant qu’il tient l’épée. La comparaison cloche toutefois : le militaire a pour lui l’avancement et les honneurs du grade : l’ouvrier littéraire, en général, n’avance pas ; il n’a pas de grade reconnu, même dans son ordre. Il tourne le dos à l’Académie. Les difficultés augmentent d’ordinaire pour lui vers quarante ou quarante-cinq ans, c’est-à-dire à l’âge ou bien des gens dans d’autres professions ont déjà fait leur fortune et où tous du moins sont casés. Lui, s’il ne parvient pas à être une des fonctions utiles et nécessaires d’un journal, une des quatre ou six roues qui le font aller, il reste nomade et errant ; il végète ; il est obligé d’offrir son travail : on ne sait pas tout ce que cette offre amène avec soi de lenteurs, de désagréments et de mécomptes. Et là où il est le mieux et où il a dressé sa tente, là où le débouché lui est ouvert, dans cette consommation et cette prodigalité d’esprit. de chaque jour, quel travail de Danaïdes, s’il y réfléchit ! que de saillies, de traits charmants et sensés, que de précieux ou de piquants souvenirs, que d’idées, que de trésors jetés aux quatre vents de l’horizon et qu’il ne recueillera jamais ! que de poudre d’or embarquée sur des coquilles de noix et abandonnée au fil de l’eau !… Ne serait-il pas juste de s’occuper un peu de cette race, après tout intéressante et qui en vaut une autre ? Est-ce le laisser aller absolu, l’individualisme sans limite qui est le meilleur régime ? et de sages institutions d’emploi, d’occupation sûre, de retraite encore laborieuse, de rangement graduel avec les années, de crédit, — oh ! un crédit très-mobilier, — d’avenir final, sont-elles à jamais impossibles ? Un cœur éminent (Enfantin), qui vient de s’éteindre, y avait songé ; d’autres depuis y ont songé encore.

Je propose à M. Le Play le problème pour une des futures livraisons des Ouvriers des Deux Mondes , et je continuerai d’examiner les savants et méritoires écrits qu’on lui doit.