(1856) Mémoires du duc de Saint-Simon pp. 5-63
/ 3414
(1856) Mémoires du duc de Saint-Simon pp. 5-63

I
L’édition.

L’éditeur ne met point en tête de ces Mémoires : Nouvelle édition ; c’est dire que les précédentes n’existent pas. En effet, il le pense, non sans raisons. Il y a découvert beaucoup de bévues, dont plusieurs fort amusantes. « Chamillart, disaient-elles, se fit adorer de ses ennemis. » Le grand homme ! Comment a-t-il pu faire ? Attendez un peu ; le vrai texte change un mot : « commis », au lieu d’ennemis. Vous et moi nous serons aussi habiles que Chamillart quand nous serons ministres ; il nous suffira d’un sac d’écus. — D’autres corrections nous humilient. Nous lisions avec étonnement cette phrase étonnante : « Il n’y eut personne dans le chapitre qui ne le louât extrêmement, mais sans louanges. M. de Marsan fit mieux que pas un. » Nous cherchions le secret de ce galimatias avec une admiration respectueuse. L’admiration était de trop ; le galimatias appartenait aux éditeurs ; il y a un point après extrêmement : « mais sans louanges, M. de Marsan fit mieux que pas un. » La phrase redevient sensée et claire. — Les anciens éditeurs, trouvant des singularités dans Saint-Simon, lui ont prêté des bizarreries. On est libéral avec les riches : « La nouvelle comtesse de Mailly, disent-ils, avait apporté tout le gauche de sa province, et entra dessus toute la gloire de la toute-puissante faveur de madame de Maintenon. » Cette métaphore inintelligible vous effarouche ; ne vous effarouchez pas. Saint-Simon a mis entra. S’il y a là une broussaille littéraire, ce sont les éditeurs qui l’ont plantée. Ils en ont planté bien d’autres, plus embarrassantes, car elles sont historiques : des noms estropiés, des dates fausses, Villars à la place de Villeroy ; le comte de Toulouse et la duchesse de Berry mariés avant leur mariage ; et, ce qui est pis, des contre-sens de mœurs. En voici un singulier : « Le roi, tout content qu’il était toujours, riait aussi. » On s’étonnait de trouver Louis XIV bonhomme, guilleret et joyeux compère, et l’on ne savait pas que le manuscrit porte contenu au lieu de content. — Le pis, c’est que le Saint-Simon prétendu complet ne l’était pas. Les éditeurs l’avaient écourté, comme autrefois les ministres ; l’inadvertance littéraire lui avait nui comme la pruderie monarchique. Plusieurs passages, et des plus curieux, manquaient, entre autres les portraits de tous les grands personnages du conseil d’Espagne. Celui-ci, par exemple, était-il indigne d’être conservé ? « Escalona, mais qui plus ordinairement portait le nom de Villena, était la vertu, l’honneur, la probité, la foi, la loyauté, la valeur, la piété, l’ancienne chevalerie même, je dis celle de l’illustre Bayard, non pas celle des romans et des romanesques. Avec cela beaucoup d’esprit, de sens, de conduite, de hauteur et de sentiment, sans gloire et sans arrogance, de la politesse, mais avec beaucoup de dignité ; et par mérite et sans usurpation, le dictateur perpétuel de ses amis, de sa famille, de sa parenté, de ses alliances, qui tous et toutes se ralliaient à lui. Avec cela, beaucoup de lecture, de savoir, de justesse et de discernement dans l’esprit, sans opiniâtreté, mais avec fermeté ; fort désintéressé, toujours occupé, avec une belle bibliothèque, et commerce avec force savants dans tous les pays de l’Europe, attaché aux étiquettes et aux manières d’Espagne sans en être esclave ; en un mot, un homme de premier mérite, et qui par là a toujours été compté, aimé, révéré beaucoup plus que par ses grands emplois, et qui a été assez heureux pour n’avoir contracté aucune tache de ses malheurs militaires en Catalogne. » Ce portrait épanouit le cœur. Nous nous étonnons et nous nous réjouissons qu’il y ait eu un si honnête homme dans un pays si perdu, parmi tant de coquins et d’imbéciles, aux yeux d’un juge si pénétrant, si curieux, si sévère. Nous louons l’édition, et nous remarquons, en relisant la première page, que nous aurions pu sans examen la louer sur le titre : c’est M. Chéruel qui a corrigé le texte ; c’est M. Sainte-Beuve qui a fait l’introduction.

II
Le siècle.

Il y a des grandeurs dans le xviie  siècle : des établissements, des victoires, des écrivains de génie, des capitaines accomplis, un roi, homme supérieur, qui sut travailler, vouloir, lutter et mourir. Mais les grandeurs sont égalées par les misères. Ce sont les misères que Saint-Simon révèle au public.

Avant de l’ouvrir, nous étions au parterre, à distance, placés comme il fallait pour admirer et admirer toujours. Sur le devant du théâtre, Bossuet, Boileau, Racine, tout le chœur des grands écrivains jouaient la pièce officielle et majestueuse. L’illusion était parfaite ; nous apercevions un monde sublime et pur. Dans les galeries de Versailles, près des ifs taillés, sous des charmilles géométriques, nous regardions passer le roi, serein et régulier comme le soleil son emblème. En lui, chez lui, autour de lui, tout était noble. Les choses basses et excessives avaient disparu de la vie humaine. Les passions s’étaient contenues sous la discipline du devoir. Jusque dans les moments extrêmes, la nature désespérée subissait l’empire de la raison et des convenances. Quand le roi, quand Monsieur serraient Madame mourante de si tendres et de si vains embrassements, nul cri aigu, nul sanglot rauque ne venait rompre la belle harmonie de cette douleur suprême ; les yeux un peu rougis, avec des plaintes modérées et des gestes décents, ils pleuraient, pendant que les courtisans, « autour d’eux rangés », imitaient par leurs attitudes choisies les meilleures peintures de Lebrun. Quand on expirait, c’était sur une phrase limée, en style d’académie ; si l’on était grand homme, on appelait ses proches et on leur disait :

Dans cet embrassement dont la douceur me flatte,
Venez et recevez l’âme de Mithridate.

Si l’on était coupable, on mettait la main sur ses yeux avec indignation, et l’on s’écriait :

Et la mort, à mes yeux dérobant la clarté,
Rend au jour qu’ils souillaient toute sa pureté.

Dans les conversations, quelle dignité et quelle politesse ! Il nous semblait voir les grands portraits de Versailles descendre de leurs cadres, avec l’air de génie qu’ils ont reçu du génie des peintres. Ils s’abordaient avec un demi-sourire, empressés et pourtant graves, également habiles à se respecter et à louer autrui. Ces seigneurs en perruques majestueuses, ces princesses aux coiffures étagées, aux robes traînantes, ces magistrats, ces prélats agrandis par les magnifiques plis de leurs robes violettes, ne s’entretenaient que des plus beaux sujets qui puissent intéresser l’homme ; et si parfois des hauteurs de la religion, de la politique, de la philosophie, de la littérature, ils daignaient s’abaisser au badinage, c’était avec la condescendance et la mesure de princes nés académiciens. Nous avions honte de penser à eux ; nous nous trouvions bourgeois, grossiers, polissons, fils de M. Dimanche, de Jacques Bonhomme et de Voltaire ; nous nous sentions devant eux comme des écoliers pris en faute ; nous regardions avec chagrin notre triste habit noir, héritage des procureurs et des saute-ruisseaux antiques ; nous jetions les yeux au bout de nos manches, avec inquiétude, craignant d’y voir des mains sales. Un duc et pair arrive, nous tire du parterre, nous mène dans les coulisses, nous montre les gens débarrassés du fard que les peintres et les poètes ont à l’envi plaqué sur leurs joues. Eh ! bon Dieu ! quel spectacle ! Tout est habit dans ce monde. Otez la perruque, la rhingrave, les canons, les rubans, les manchettes ; reste Pierre ou Paul, le même hier qu’aujourd’hui.

Allons, s’il vous plaît, chez Pierre et chez Paul : ne craignez pas de vous compromettre. Le duc de Saint-Simon nous conduit ; d’abord chez M. le Prince, fils du grand Condé, en qui le grand Condé, comme dit Bossuet, « avait mis toutes ses complaisances. » Voici un intérieur de ménage : « Madame la Princesse était sa continuelle victime. Elle était également laide, vertueuse et sotte ; elle était un peu bossue, et avec cela un gousset fin qui la faisait suivre à la piste, même de loin. Toutes ces choses n’empêchèrent pas M. le Prince d’en être jaloux jusqu’à la fureur et jusqu’à sa mort. La piété, l’attention infatigable de madame la Princesse, sa douceur, sa soumission de novice ne purent la garantir ni des injures fréquentes, ni des coups pied et de poing, qui n’étaient pas rares. » Il avait couru après l’alliance des bâtards, et, pendant que sa fille était chez le roi, faisait antichambre à la porte. Nous ne savions pas qu’un prince eût l’âme et les mœurs d’un laquais.

Celui-là est le seul sans doute. Courons chez les princesses. Ces charmantes fleurs de politesse et de décence nous feront oublier ce charretier en habit brodé. — « Monseigneur, en entrant chez lui, trouva madame la duchesse de Chartres et madame la duchesse qui fumaient avec des pipes qu’elles avaient envoyé chercher au corps de garde suisse. Monseigneur, qui en vit les suites, si cette odeur gagnait, leur fit quitter cet exercice. Mais la fumée les avait trahies. » C’était une gaieté, n’est-ce pas, un enfantillage ? — Non pas, c’était une habitude. Elles recommencèrent à plusieurs reprises, et le roi fut obligé de les gourmander à plusieurs reprises. Un jour, madame la princesse de Conti, à haute voix, devant toute la cour, appela madame de Chartres « sac à vin. » Celle-ci, faisant allusion aux basses galanteries de l’autre, riposta par « sac à guenilles. » Les effets se devinent : « madame la duchesse de Bourgogne fit un souper à Saint-Cloud avec madame la duchesse de Berry. Madame la duchesse de Berry et M. le duc d’Orléans, mais elle bien plus que lui, s’y enivrèrent au point que madame la duchesse de Bourgogne, madame la duchesse d’Orléans, et tout ce qui était là ne surent que devenir. L’effet du vin, par haut et bas, fut tel qu’on en fut en peine, et ne la désenivra point, tellement qu’il fallut la ramener en cet état à Versailles. Tous les gens des équipages le virent, et ne s’en turent pas. » C’était la régence avant la régence. Les énormes soupers de Louis XIV et les indigestions de Monseigneur « tout noyé dans l’apathie et dans la graisse », en donnaient un avant-goût.

À tout le moins, le roi se respecte ; s’il avale en loup, il mange en monarque. Sa table est noble ; on n’y voit point les bouffonneries d’une cour du moyen âge, ni les grossières plaisanteries d’un régal d’étudiants. Attendez ; voici un de ces soupers et un de leurs personnages : « Madame Panache était une petite et fort vieille créature avec des lippes et des yeux éraillés à faire mal à ceux qui la regardaient, une espèce de gueuse qui s’était introduite à la cour sur le pied d’une manière de folle, qui était tantôt au souper du roi, tantôt au dîner de Monseigneur et de madame la Dauphine, où chacun se divertissait de la mettre en colère, et qui chantait pouille aux gens à ces dîners-là pour faire rire, mais quelquefois fort sérieusement et avec des injures qui embarrassaient et divertissaient encore plus les princes et les princesses, qui lui emplissaient ses poches de viandes et de ragoûts, dont la sauce découlait tout du long de ses jupes ; les autres lui donnaient une pistole ou un écu, les autres des chiquenaudes et des croquignoles dont elle entrait en furie ; parce qu’avec des yeux pleins de chassie, elle ne voyait pas au bout de son nez, ni qui l’avait frappée, et c’était le passe-temps de la cour. » Aujourd’hui l’homme qui s’amuserait d’un tel passe-temps passerait probablement pour un goujat de bas étage, et je ne raconterai pas ici ceux qu’on prit avec la princesse d’Harcourt.

On répondra que ces gens s’ennuyaient, que ces mœurs étaient une tradition, qu’un amusement est un accident, qu’au fond le cœur n’était pas vil : « Nanon, la vieille servante de madame de Maintenon, était une demi-fée à qui les princesses se trouvaient heureuses quand elles avaient occasion de parler et d’embrasser, toutes filles de roi qu’elles étaient, et à qui les ministres qui travaillaient chez madame de Maintenon faisaient la révérence bien bas. » L’intendant Voysin, petit roturier, étant devenu ministre, « jusqu’à Monseigneur se piqua de dire qu’il était des amis de madame Voysin, depuis leur connaissance en Flandre. » On verra dans Saint-Simon comment Louvois, pour se maintenir, brûla le Palatinat, comment Barbezieux, pour perdre son rival, ruina nos victoires d’Espagne. Les belles façons et le superbe cérémonial couvrent les bassesses et les trahisons ; on est là comme à Versailles, contemplant des yeux la magnificence du palais, pendant que l’esprit compte tout bas les exactions, les misères et les tyrannies qui l’ont bâti. J’omets les scandales ; il y a des choses qu’aujourd’hui on n’ose plus écrire, et il faut être Saint-Simon, duc et pair, historien secret, pour parler de M. de Brissac, du chevalier de Lorraine et de madame de Valentinois. Là-dessus les Mémoires de Madame nous édifieraient encore davantage. Les mœurs nobles au xviie  siècle, comme les mœurs chevaleresques au xiie , ne furent guère qu’une parade. Chaque siècle joue la sienne et fabrique un beau type : celui-ci le chevalier, celui-là l’homme de cour. Il serait curieux de démêler le chevalier vrai sous le chevalier des poèmes. Il est curieux, quand on a connu l’homme de cour par les écrivains et par les peintres, de connaître par Saint-Simon le véritable homme de cour.

Rien de plus vide que cette vie. Vous devez attendre, suer et bâiller intérieurement, six ou huit heures chaque jour chez le roi. Il faut qu’il connaisse de longue vue votre visage ; sinon vous êtes un mécontent. Quand on demandera une grâce pour vous, il répondra : « Qui est-il ? C’est un homme que je ne vois point. » Le premier favori, l’homme habile, le grand courtisan est le duc de la Rochefoucauld : suivez son exemple. « Le lever, le coucher ; les deux autres changements d’habits tous les jours, les chasses et les promenades du roi, tous les jours aussi, il n’en manquait jamais ; quelquefois dix ans de suite sans découcher d’où était le roi, et sur pied de demander un congé, non pas pour découcher, car en plus de quarante ans il n’a jamais couché vingt fois à Paris, mais pour aller dîner hors de la cour et ne pas être de la promenade. » Vous êtes une décoration, vous faites partie des appartements ; vous êtes compté comme un des baldaquins, pilastres, consoles et sculptures que fournit Lepautre. Le roi a besoin de voir vos dentelles, vos broderies, votre chapeau, vos plumes, votre rabat, votre perruque. Vous êtes le dessus d’un fauteuil. Votre absence lui dérobe un de ses meubles. Restez donc, et faites antichambre. Après quelques années d’exercice on s’y habitue ; il ne s’agit que d’être en représentation permanente. On manie son chapeau, on secoue du doigt ses dentelles, on s’appuie contre une cheminée, on regarde par la fenêtre une pièce d’eau, on calcule ses attitudes et l’on se plie en deux pour les révérences ; on se montre et on regarde ; on donne et on reçoit force embrassades ; on débite et l’on écoute cinq ou six cents compliments par jour. Ce sont des phrases que l’on subit et que l’on impose sans y donner attention, par usage, par cérémonie, imitées des Chinois, utiles pour tuer le temps, plus utiles pour déguiser cette chose dangereuse, la pensée. On conte des commérages. On s’attendrit sur l’anthrax du souverain. Le style est excellent, les ménagements infinis, les gestes parfaits, les habits de la bonne faiseuse ; mais on n’a rien dit, et pour toute action on a fait antichambre. Si vous êtes las, imitez M. le Prince. « Il dormait le plus souvent sur un tabouret, auprès de la porte, où je l’ai maintes fois vu ainsi attendre avec les courtisans que le roi vînt se coucher. » Bloin, le valet de chambre, ouvre les battants. Heureux le grand seigneur qui échange un mot avec Bloin ! les ducs sont trop contents quand ils peuvent dîner avec lui. Le roi entre et se déshabille. On se range en haie. Ceux qui sont par derrière se dressent sur leurs pieds pour accrocher un regard. Un prince lui offre la chemise. On regarde avec une envie douloureuse le mortel fortuné auquel il daigne confier le bougeoir. Le roi se couche, et les seigneurs s’en vont, supputant ses sourires, ses demi-saluts, ses mots, sondant les faveurs qui baissent ou qui montent, et l’abîme infini des conséquences. Iront-ils chez eux se reposer de l’étiquette ? Non pas ; vite les carrosses. Courons à Meudon, tâchons de gagner Dumont, un valet de pied, Francine ou tout autre. Il faut contre-peser le maréchal d’Uxelles qui tous les jours envoie des têtes de lapins pour le chien de la maîtresse de Monseigneur. — Mais, bon Dieu ! en gagnant Monseigneur, ses domestiques, sa maîtresse et le chien de sa maîtresse, n’aurais-je point offensé madame de Maintenon et « son mignon », M. de Maine, le poltron qui va se confesser pour ne point se battre en Flandre ? Vite à Saint-Cyr, puis à l’hôtel du Maine. — J’y pense, le meilleur moyen de gagner les nouveaux bâtards, c’est de flatter les anciens bâtards ; pour gagner le duc du Maine, saluons bien bas le duc de Vendôme. Cela est dur, l’homme est grossier. N’importe, marchons chez lui, et bon courage ; mon étoile fera peut-être que je ne le trouverai ni par terre, ivre sous la table, ni trônant sur sa chaise percée. — Ô imprudent que je suis ! voir les princes, sans avoir vu d’abord les ministres ! Vite chez Barbezieux, chez Pontchartrain, chez Chamillart, chez Voysin, chez leurs parents, chez leurs amis, chez leurs domestiques. N’oublions point surtout que demain matin il faut être à la messe et vu de madame de Maintenon, qu’à midi je dois faire ma cour à madame la duchesse de Bourgogne, qu’il sera prudent d’aller recevoir ensuite les rebuffades allemandes de Madame et les algarades seigneuriales de M. le Prince ; que je ferai sagement de louer la chimie dans l’antichambre de M. le duc d’Orléans, qu’il me faut assister au billard du roi, à sa promenade, à sa chasse, à son assemblée, que je dois être ravi en extase s’il me parle, pleurer de joie s’il me sourit, avoir le cœur brisé s’il me néglige, répandre devant lui, comme Lafeuillade et d’Aubin, les effusions de ma vénération et de ma tendresse, crier à Marly, comme l’abbé de Polignac, que la pluie de Marly ne mouille point ! — Des intrigues et des révérences, des courses en carrosse et des stations d’antichambre, beaucoup de tracas et beaucoup de vide, l’assujettissement d’un valet, les agitations d’un homme d’affaires, voilà la vie que la monarchie absolue impose à ses courtisans.

Il y a profit à la subir. Je copie au hasard un petit passage instructif : M. le duc d’Orléans ayant fait Law contrôleur général, voulut consoler les gens de la cour : « Il donna 600,000 livres à la Fare, capitaine de ses gardes ; 100,000 livres à Castries, chevalier d’honneur de la duchesse d’Orléans ; 200,000 livres au vieux prince de Courtenay, qui en avait grand besoin ; 20,000 livres de pension au prince de Talmont ; 6,000 livres à la marquise de Bellefond, qui en avait déjà une pareille, et, à force de cris de M. le prince de Conti, une de 60,000 livres au comte de la Marche son fils, à peine âgé de trois ans. Il en donna encore de petites à différentes personnes. » La belle curée ! Saint-Simon, si fier, y met la main par occasion et en retire une augmentation d’appointements de 11,000 livres. Depuis que la noblesse parade à Versailles en habits brodés, elle meurt de faim, il faut que le roi l’aide. Les seigneurs vont à lui ; il est père de son peuple. Et qu’est-ce que son peuple, sinon les gentilshommes1 ? — Sire, écoutez mes petites affaires. J’ai des créanciers, donnez-moi des lettres d’État pour suspendre leurs poursuites. J’ai « froqué un fils, une fille et fait prêtre malgré lui un autre fils » ; donnez une charge à mon aîné et consolez mon cadet par une abbaye. Il me faut des habits décents pour monter dans vos carrosses ; accordez-moi 100,000 francs de retenue sur ma charge. Un homme admis à vos levers a besoin de douze domestiques ; donnez-moi cette terre qu’on vient de confisquer sur un protestant ; ajoutez-y ce dépôt qu’il m’avait confié en partant et que je vous révèle2. Mes voitures me coûtent gros ; soulagez-moi en m’accordant une affaire. Le comte de Grammont a saisi un homme qui fuyait, condamné à une amende de 12,000 écus, et il en a tiré 50,000 livres. Donnez-moi aussi un homme, un protestant, le premier venu, celui qu’il vous plaira, ou, si vous l’aimez mieux, un droit de 30,000 livres sur les halles, ou même une rente de 20,000 livres sur les carrosses publics. La source est bourgeoise, mais l’argent est toujours bon. — Et comme le roi, en véritable père, entrait dans les affaires privées de ses sujets, on ajoutait : Sire, ma femme me trompe, mettez-la au couvent. Sire, un tel, petit compagnon, courtise ma fille, mettez-le à la Bastille. Sire, un tel a battu mes gens, ordonnez-lui de me faire réparation. Sire, on m’a chansonné, chassez le médisant de la cour. — Le roi, bon justicier, faisait la police, et au besoin, de lui-même, commandait aux maris d’enfermer leurs femmes3, aux pères de « laver la tête à leurs fils. » Nous comprenons maintenant l’adoration, les tendresses, les larmes de joie, les génuflexions des courtisans auprès de leur maître. Ils saluaient le sac d’écus qui allait remplir leurs poches et le bâton qui allait rosser leurs ennemis.

Ils saluaient quelque chose de plus. La soif qui brûlait leur cœur, la furieuse passion qui les prosternait aux genoux du maître, l’âpre aiguillon du désir invincible qui les précipitait dans les extrêmes terreurs et jusqu’au fond des plus basses complaisances, était la vanité insatiable et l’acharnement du rang. Tout était matière à distinctions, à rivalités, à insultes. De là une échelle immense, le roi au sommet, dans une gloire surhumaine, sorte de dieu foudroyant, si haut placé, et séparé du peuple par une si longue suite de si larges intervalles, qu’il n’y avait plus rien de commun entre lui et les vermisseaux prosternés dans la poussière, au-dessous des pieds de ses derniers valets. Élevés dans l’égalité, jamais nous ne comprendrons ces effrayantes distances, le tremblement de cœur, la vénération, l’humilité profonde qui saisissait un homme devant son supérieur, la rage obstinée avec laquelle il s’accrochait à l’intrigue, à la faveur, au mensonge, à l’adulation et jusqu’à l’infamie pour se guinder d’un degré au-dessus de son état. Saint-Simon, un si grand esprit, remplit des volumes et consuma des années pour des querelles de préséance. Le glorieux amiral de Tourville se confondait en déférences devant un jeune duc qui sortait du collège. Madame de Guise était petite fille de France : « M. de Guise n’eut qu’un ployant devant madame sa femme. Tous les jours à dîner il lui donnait la serviette, et quand elle était dans son fauteuil et qu’elle avait déplié sa serviette, M. de Guise debout, elle ordonnait qu’on lui apportât un couvert. Ce couvert se mettait en retour au bout de la table ; puis elle disait à M. de Guise de s’y mettre, et il s’y mettait. » M. de Boufflers qui à Lille avait presque sauvé la France, reçoit en récompense les grandes entrées ; éperdu de reconnaissance, il tombe à genoux et embrasse les genoux du roi. Il n’y a point d’action qui ne fût un moyen d’honneur pour les uns, de mortification pour les autres. Ma femme aura-t-elle un tabouret ? Monterai-je dans les carrosses du roi ? Pourrai-je entrer avec mon carrosse jusque chez le roi ? Irai-je en manteau chez M. le duc ? M’accordera-t-on l’insigne grâce de me conduire à Meudon ? Aurai-je le bonheur suprême d’être admis aux Marly ? Dans l’oraison funèbre de mon père, est-ce à moi ou au cardinal officiant que le prédicateur adressera la parole ? Puis-je me dispenser d’aller à l’adoration de la croix ? — C’est peu d’obtenir des distinctions pour soi ; il faut en obtenir pour ses domestiques ; les princesses triomphent de déclarer que leurs dames d’honneur mangeront avec le roi. C’est peu d’obtenir des distinctions pour sa prospérité, il faut en obtenir pour ses supplices : la famille du comte d’Auvergne, pendu en effigie, se désole, non de le voir exécuté, mais de le voir exécuté comme un simple gentilhomme. C’est peu d’obtenir des distinctions de gloire, il faut obtenir des distinctions de honte : les bâtards simples du roi ont la joie de draper à la mort de leur mère, au désespoir des bâtards doubles qui ne le peuvent pas. Dans quel océan de minuties, de tracasseries poussées jusqu’aux coups de poings « et de griffes » ; dans quel abîme de petitesses et de ridicules, dans quelles chicanes inextricables de cérémonial et d’étiquette la noblesse était tombée, c’est ce qu’un mandarin chinois pourrait seul comprendre. Le roi confère gravement, longuement, comme d’une affaire d’État, du rang des bâtards ; et pour établir ce rang, voici ce qu’on imagine : « Il faut donner à M. le duc du Maine « le bonnet comme aux princes du sang qui depuis longtemps ne l’est plus aux pairs, mais lui faire prêter le même serment des pairs, sans aucune différence de la forme ni du cérémonial, pour en laisser une entière à l’avantage des princes du sang qui n’en prêtent point ; et pareillement le faire entrer et sortir de séance tout comme les pairs, au lieu que les princes du sang traversent le parquet ; l’appeler par son nom comme les autres pairs, en lui demandant son avis, mais avec le bonnet à la main un peu moins baissé que pour les princes du sang qui ne sont que regardés sans être nommés ; enfin le faire recevoir et conduire en carrosse par un seul huissier à chaque fois qu’il viendra au Parlement, à la différence des princes du sang qui le sont par deux, et des pairs dont aucun n’est reçu par un huissier au carrosse que le jour de sa réception, et qui, sortant de la séance deux à deux, sont conduits par un huissier jusqu’à la sortie de la grande salle seulement. »

N’allons pas plus loin : de 1689, on aperçoit 1789.

III
L’homme.

Il y a deux parts en nous : l’une que nous recevons du monde, l’autre que nous apportons au monde ; l’une qui est acquise, l’autre qui est innée ; l’une qui nous vient des circonstances, l’autre qui nous vient de la nature. Toutes deux vont dans Saint-Simon au même effet, qui est de le rendre historien.

Il fut homme de cour et n’était point fait pour l’être ; son éducation y répugnait ; pour être bon valet, il était trop grand seigneur ; dès l’enfance, il avait pris chez son père les idées féodales. Ce père, homme hautain, vivait, depuis l’avènement de Louis XIV, retiré dans son gouvernement de Blaye, à la façon des anciens barons, si absolu dans son petit État que le roi lui envoyait la liste des demandeurs de places avec liberté entière d’y choisir ou de prendre en dehors, et de renvoyer ou d’avancer qui bon lui semblait. Il était roi de sa famille comme de son gouvernement, et de sa femme comme de ses domestiques. Un jour madame de Montespan envoie à madame de Saint-Simon un brevet de dame d’honneur ; il ouvre la lettre, écrit « qu’à son âge il n’a pas pris une femme pour la cour, mais pour lui. — Ma mère y eut grand regret, mais il n’y parut jamais. » Je le crois ; on se taisait sous un pareil maître. — Il se faisait justice, impétueusement, impérieusement, lui-même, avec l’épée, comme sous Henri IV. Un jour ayant vu une phrase injurieuse dans les Mémoires de la Rochefoucauld, « il se jeta sur une plume, et mit à la marge : L’auteur en a menti. » Il alla chez le libraire, et fit de même aux autres exemplaires ; les MM. de la Rochefoucauld crièrent : il parla plus haut qu’eux, et ils burent l’affront. — Aussi roide envers la cour, il était resté fidèle pendant la Fronde, par orgueil, repoussant les récompenses, prédisant que le danger passé on lui refuserait tout, chassant les envoyés d’Espagne avec menace de les jeter dans ses fossés s’ils revenaient, dédaigneusement superbe contre le temps présent, habitant de souvenir sous Louis XIII, « le roi des nobles », que jusqu’à la fin il appelait le roi son maître. Saint-Simon fut élevé dans ces enseignements ; ses premières opinions furent contraires aux opinions utiles et courantes ; le mécontentement était un de ses héritages ; il sortit frondeur de chez lui.

À la cour il l’est encore : il aime le temps passé qui paraît gothique ; il loue Louis XIII en qui on ne voit d’autre mérite que d’avoir mis Louis XIV au monde. Dans ce peuple d’admirateurs il est déplacé ; il n’a point l’enthousiasme profond ni les genoux pliants. Madame de Maintenon le juge « glorieux. » Il ne sait pas supporter une injustice, et donne sa démission faute d’avancement. Il a le parler haut et libre ; « il lui échappe d’abondance de cœur des raisonnements et des blâmes. » Très pointilleux et récalcitrant, « c’est chose étrange, dit le roi, que M. de Saint-Simon ne songe qu’à étudier les rangs et à faire des procès à tout le monde. » Il a pris de son père la vénération de son titre, la foi parfaite au droit divin des nobles, la persuasion enracinée que les charges et le gouvernement leur appartiennent de naissance comme au roi et sous le roi, la ferme croyance que les ducs et pairs sont médiateurs entre le prince et la nation, et par-dessus tout l’âpre volonté de se maintenir debout et entier dans « ce long règne de vile bourgeoisie. » Il hait les ministres, petites gens que le roi préfère, chez qui les seigneurs font antichambre, dont les femmes ont l’insolence de monter dans les carrosses du roi. Il médite des projets contre eux pendant tout le règne, et ce n’est pas toujours à l’insu du maître ; il veut « mettre la noblesse dans le ministère aux dépens de la plume et de la robe, pour que peu à peu cette roture perde les administrations et pour soumettre tout à la noblesse. » — Après avoir blessé le roi dans son autorité, il le blesse dans ses affections. Quand il s’agit « d’espèces », comme les favoris et les bâtards, il est intraitable. Pour empêcher les nouveaux venus d’avoir le pas sur lui, il combat en héros, il chicane en avocat, il souffre en malade ; il éclate en expressions douloureuses comme s’il était coudoyé par des laquais. C’est « la plus grande plaie que la patrie pût recevoir, et qui en devint la lèpre et le chancre. » Lorsqu’il apprend que d’Antin veut être pair, « à cette prostitution de la dignité », les bras lui tombent ; il s’écrie amèrement : « Le triomphe ne coûtera guère sur des victimes comme nous. » Quand il va faire visite chez le duc du Maine, bâtard parvenu, c’est parce qu’il est certain d’être perdu s’il y manque, ployé par l’exemple « des hommages arrachés à une cour esclave », le cœur brisé, à peine dompté et traîné par toute la volonté du roi jusqu’à « ce calice. » Le jour où le bâtard est dégradé est une « résurrection. » « Je me mourais de joie, j’en étais à craindre la défaillance. Mon cœur, dilaté à l’excès, n’avait plus d’espace pour s’étendre. Je triomphais, je me vengeais, je nageais dans ma vengeance. J’étais tenté de ne me plus soucier de rien. » Il est clair qu’un homme aussi mal pensant ne pouvait être employé. C’était un seigneur d’avant Richelieu, né cinquante ans trop tard, sourdement révolté et disgracié de naissance. Ne pouvant agir, il écrivit ; au lieu de combattre ouvertement de la main, il combattit secrètement de la plume. Il eût été mécontent et homme de ligue ; il fut mécontent et médisant.

Il choquait par ses mœurs comme par ses prétentions ; il y avait en lui toutes les oppositions, aristocratiques et morales ; s’il était pour la noblesse comme Boulainvillier, il était, comme Fénelon, contre la tyrannie. Le grand seigneur ne murmurait-pas plus que l’honnête homme ; avec la révolte du rang, on sentait en lui la révolte de la vertu. Dans ce voisinage de la régence, sous l’hypocrisie régnante et le libertinage naissant, il fut pieux, même dévot, et passa pour tel : c’était encore un legs de famille. « Madame sa mère, dit le Mercure, l’a fait particulièrement instruire des devoirs d’un bon chrétien. » Son père, pendant plusieurs années, allait tous les jours à la Trappe. « Il m’y avait mené. Quoique enfant pour ainsi dire encore, M. de la Trappe eût pour moi des charmes qui m’attachèrent, et la sainteté du lieu m’enchanta. » Chaque année il y fit une retraite, parfois de plusieurs semaines ; il y prit beaucoup d’inclination pour les chrétiens sévères, pour les jansénistes, pour le duc de Beauvilliers, pour ses gendres. Il y prit aussi des scrupules ; lui si prompt a juger, si violent, si libre quand il faut railler « un cuistre violet », transpercer les jésuites ou démasquer la cour de Rome, il s’arrête au seuil de l’histoire, inquiet, n’osant avancer, craignant de blesser la charité chrétienne, ayant presque envie d’imiter les deux ducs « qu’elle tient enfermés dans une bouteille », s’autorisant du Saint-Esprit qui a daigné écrire l’histoire, à peu près comme Pascal qui justifiait ses ironies par l’exemple de Dieu. Cette piété un peu timorée contribua à le rendre honnête homme, et l’orgueil du rang confirma sa vertu. En respectant son titre, on se respecte ; les bassesses semblent une roture, et l’on se défend de la séduction des vices comme des empiétements des parvenus. Saint-Simon est un noble cœur, sincère, sans restrictions ni ménagements, implacable contre la bassesse, franc envers ses amis et ses ennemis, désespéré quand la nécessité extrême le force à quelque dissimulation ou à quelque condescendance, loyal, hardi pour le bien public, ayant toutes les délicatesses de l’honneur, véritablement épris de la vertu. Plus austère, plus fier, plus roide que ses contemporains, un peu antique comme Tacite, on apercevait en lui, avec le défenseur de l’aristocratie brisée, l’interprète de la justice foulée, et, sous les ressentiments du passé, les menaces de l’avenir.

Comment un Tacite a-t-il subsisté à la cour ? Vingt fois pendant ces détails, involontairement je l’ai vu, en chaise de poste, sur la route de Blaye, avec un ordre du roi qui le renvoie dans ses terres. Il est resté pourtant ; sa femme fut dame d’honneur de la duchesse de Bourgogne ; il a eu maintes fois le bougeoir ; le roi l’a grondé parfois, majestueusement, « d’un vrai ton de père », mais ne l’a jamais foudroyé. Comptez d’abord son beau titre ; ses grandes amitiés, ses alliances, M. de Lorge, M. de Beauvilliers, le duc d’Orléans, le duc de Bourgogne. Mais le vrai paratonnerre fut son ambition, instruite par la vue des choses. Il voulait parvenir, et il savait comment on parvient. Quand il entra dans le monde, il trouva le roi demi-dieu. C’était au siège de Namur, en 1692 : quarante ans de gloire, point de revers encore ; les plus grands réduits, les trois Ordres empressés sous le despotisme. Il prit d’abord des impressions de respect et d’obéissance, et pour faire sa cour accepta et tenta tout ce qu’un homme fier, mais ambitieux, peut entreprendre et subir. Les cavaliers de la maison du roi, habitués aux distinctions, refusaient de prendre des sacs de grains en croupe. « J’acceptai ces sacs, parce que je sentis que cela ferait ma cour après tout le bruit qui s’était fait. » Soldat, il voulait bien obéir en soldat ; courtisan, il voulait bien parler en courtisan. Écoutez ce style : « Je dis au roi que je n’avais pas pu vivre davantage dans sa disgrâce, sans me hasarder à chercher à apprendre par où j’y étais tombé... ; qu’ayant été quatre ans durant de tous les voyages de Marly, la privation m’en avait été une marque qui m’avait été très-sensible, et par la disgrâce et par la privation de ces temps longs de l’honneur de lui faire ma cour... ; que j’avais grand soin de ne parler mal de personne ; que pour Sa Majesté j’aimerais mieux être mort (en le regardant avec feu entre deux yeux). Je lui parlai aussi de la longue absence que j’avais faite, de douleur de me trouver mal avec lui, d’où je pris occasion de me répandre moins en respects qu’en choses affectueuses sur mon attachement à sa personne et mon désir de lui plaire en tout, que je poussai avec une sorte de familiarité et d’épanchement… Je le suppliai même de daigner me faire avertir s’il lui revenait quelque chose de moi qui pût lui déplaire, qu’il en saurait aussitôt la vérité, ou pour pardonner à mon ignorance, ou pour mon instruction, ou pour voir si je n’étais pas en faute. » On parlait au roi comme à un Dieu, comme à un père, comme à une maîtresse ; lorsqu’un homme d’esprit attrapait ce style, il était difficile de le renvoyer chez lui. Le roi sourit, salua, parut bienveillant ; Saint-Simon demeura à la cour, sans charge, au bon point de vue, ayant le loisir de tout écouter et de tout écrire, un peu disgracié, point trop disgracié, juste assez pour être historien.

Il l’était autant par nature que par fortune ; son tour d’esprit comme sa position le fit écrivain. Il était trop passionné pour être homme d’action. La pratique et la politique ne s’accommodent pas des élans impétueux ni des mouvements brusques ; au contraire, l’art en profite. La sensibilité violente est la moitié du génie ; pour arracher les hommes à leurs affaires, pour leur imposer ses douleurs et ses joies, il faut une surabondance de douleur et de joie. Le papier est muet sous l’effort d’une passion vulgaire ; pour qu’il parle, il faut que l’artiste ait crié. Dès sa première action Saint-Simon se montre ardent et emporté. Le voilà amoureux du duc de Beauvilliers ; sur-le-champ il lui demande une de ses filles en mariage, n’importe laquelle ; c’est lui qu’il épouse. Le duc n’ose contraindre sa fille, qui veut être religieuse. Le jeune homme pousse en avant avec la verve d’un poète qui conçoit un roman et sur-le-champ passe la nuit à l’écrire. Il attend le duc « d’un air allumé de crainte et d’espérance. » Son désir l’enflamme ; en véritable artiste, il s’échauffe à l’œuvre. « Je ne pus me contenir de lui dire à l’oreille que je ne serais point heureux avec une autre qu’avec sa fille. » On lui oppose de nouvelles difficultés ; à l’instant un poème d’arguments, de réfutations, d’expédients, pousse et végète dans sa tête ; il étourdit le duc « de la force de son raisonnement et de sa prodigieuse ardeur » ; c’est à peine si enfin, vaincu par l’impossible, il se déprend de son idée fixe. Balzac courait comme lui après des romans pratiques ou non pratiques. Cette invention violente et cet acharnement de désir sont la grande marque littéraire. Ajoutez-y la drôlerie comique et l’élan de jeunesse ; il y a telle phrase dans le procès des ducs qui court avec une prestesse de gamin. La mère de Saint-Simon ne voulait pas donner des lettres d’État, essentielles pour l’affaire. « Je l’interrompis et lui dis que c’était chose d’honneur, indispensable, promise, attendue sur-le-champ, et, sans attendre de réplique, pris la clef du cabinet, puis les lettres d’État, et cours encore. » Cependant le duc de Richelieu arrivait avec un lavement dans le ventre, fort pressé, comme on peut croire, « exorcisant » madame de Saint-Simon entre deux opérations et du plus vite qu’il put : voilà Molière et le malade imaginaire. — Ces gaietés ne sont point le ton habituel ; la sensibilité exaltée n’est comique que par accès ; elle tourne vite au tragique : elle est naturellement effrénée et terrible. Saint-Simon a des fureurs de haine, des ricanements de vengeance ; des transports de joie, des folies d’amour, des abattements de douleur, des tressaillements d’horreur que nul, sauf Shakespeare, n’a surpassés. On le voit les yeux fixes et le corps frissonnant, lorsque, dans le suprême épuisement de la France, Desmarets établit l’impôt du dixième : « La capitation doublée et triplée à la volonté arbitraire des intendants des provinces, les marchandises, et les denrées de toute-espèce imposées en droit au quadruple de leur valeur, taxes d’aides et autres de toute nature et sur toutes sortes de choses : tout cela écrasait, nobles et roturiers, seigneurs et gens d’église, sans que ce qu’il en revenait au roi pût suffire, qui tirait le sang de ses sujets sans distinction, qui en exprimait jusqu’au pus. On compte pour rien la désolation de l’impôt même dans une multitude d’hommes de tous les états si prodigieuse, la combustion des familles par ces cruelles manifestations et par cette lampe portée sur leurs parties les plus honteuses. Moins d’un mois suffit à la pénétration de ces humains commissaires chargés de rendre leur compte de ce doux projet au Cyclope qui les en avait chargés. Il revit avec eux l’édit qu’ils en avaient dressé, tout hérissé de foudre contre les délinquants. Ainsi fut bâclée cette sanglante affaire, et immédiatement après signée, scellée, enregistrée parmi les sanglots suffoqués. » L’homme qui écrit ainsi palpite et frémit tout entier comme un prisonnier devant des cannibales ; le mot y est : « Bureau d’anthropophages. » Mais l’effet est plus sublime encore, quand le cri de la justice violentée est accru par la furieuse clameur de la souffrance personnelle. L’impression que laisse sa vengeance contre Noailles est accablante ; il semble que lié et fixe, on sente crouler sur soi l’horrible poids d’une statue d’airain. Trahi, presque perdu par un mensonge, décrié auprès de toute la noblesse, il fit ferme, démentit l’homme publiquement « de la manière la plus diffamatoire et la plus démesurée », sans relâche, en toute circonstance, pendant douze ans. « Noailles souffrit tout en coupable écrasé sous le poids de son crime. Les insultes publiques qu’il essuya de moi sans nombre ne le rebutèrent pas. Il ne se lassa jamais de s’arrêter devant moi chez le régent, en entrant et sortant du conseil de régence, avec une révérence extrêmement marquée, ni moi de passer droit sans le saluer jamais, et quelquefois détourner la tête avec insulte. Et il est très-souvent arrivé que je lui ai fait des sorties chez M. le duc d’Orléans et au conseil de régence, dès que j’y trouvais le moindre jour, dont le ton, les termes et les manières effrayaient l’assistance, sans qu’il répondît jamais un seul mot ; mais il rougissait, il pâlissait et n’osait se commettre à une nouvelle reprise. Cela en vint au point qu’un jour, au sortir d’un conseil où, après l’avoir forcé de rapporter une affaire que je savais qu’il affectionnait, et sur laquelle je l’entrepris sans mesure et le fis tondre, je lui dictais l’arrêt tout de suite, et le lisais après qu’il l’eut écrit, en lui montrant avec hauteur et dérision ma défiance et à tout le conseil ; il se leva, jeta son tabouret à dix pas, et lui qui en place n’avait osé répondre un seul mot que de l’affaire même avec l’air le plus embarrassé et le plus respectueux : Mort… dit-il, “il n’y a plus moyen d’y durer ! ” s’en alla chez lui, d’où ses plaintes me revinrent, et la fièvre lui en prit. » La douzième année, après un an de supplications, Saint-Simon forcé par ses amis, plia, mais « comme, un homme qui va au supplice », et consentit par grâce à traiter Noailles en indifférent. Cette franchise et cette longueur de haine marquent la force du ressort. Ce ressort se débanda plus encore le jour de la dégradation des bâtards, là où l’homme d’action se contient, l’artiste s’abandonne ; on voit ici l’impudeur de la passion épanchée hors de toute digue, si débordée qu’elle engloutit le reste de l’homme, et qu’on y sent l’infini comme dans une mer. « Je l’accablai à cent reprises dans la séance de mes regards assénés et forlongés avec persévérance. L’insulte, le mépris, le dédain, le triomphe lui furent lancés de mes yeux jusqu’en ses moelles. Souvent il baissait la vue, quand il attrapait mes regards ; une fois ou deux, il fixa le sien sur moi, et je me plus à l’outrager par des sourires dérobés, mais noirs qui achevèrent de le confondre. Je me baignais dans sa rage, et je me délectais à le lui faire sentir. » Un pareil homme ne devait pas faire fortune. Pouvait-il être toujours maître de lui sous Louis XIV ? Il l’a cru ; il se trompait ; ses regards, le pli de ses lèvres, le tremblement de ses mains, tout en lui criait tout haut son amour ou sa haine ; les yeux les moins clairvoyants le perçaient. Il s’échappait ; au fort de l’action, l’ouragan intérieur l’emportait ; on avait peur de lui ; personne ne se souciait de manier une tempête. Il n’était chez lui et dans son domaine que le soir, les verrous tirés, seul, sous sa lampe, libre avec le papier, assez refroidi par le demi-oubli et par l’absence pour noter ses sensations.

Non seulement il en avait de trop vives, mais encore il en avait trop. Leur nombre aussi bien que leur force lui défendaient la vie pratique et lui imposaient la vie littéraire. Tant d’idées gênent. Le politique n’en voit qu’une qui est la vraie ; il a le tact juste, plutôt que l’imagination abondante ; d’instinct, il devine la bonne route, et la suit sans plus chercher. Saint-Simon est un poète épique ; le pour, le contre, les partis mitoyens, l’inextricable entrelacement et les prolongations infinies des conséquences, il a tout embrassé, mesuré, sondé, prévu, discuté ; le plan exact du labyrinthe est tout entier dans sa tête, sans que le moindre petit sentier réel ou imaginaire ait échappé à sa vision. Ne vous souvient-il pas que Balzac avait inventé des théories chimiques, une réforme de l’administration, une doctrine philosophique, une explication de l’autre monde, trois cents manières de faire fortune, les ananas à quinze sous pièce, et la manière de gouverner l’État ? Le génie de l’artiste consiste à découvrir vite, aisément et sans cesse, non ce qui est applicable, mais ce qui est vraisemblable. Ainsi fait Saint-Simon ; à chaque volume il trouve le moyen de sauver l’État. Ses amis, Fénelon, le duc de Bourgogne, à huis clos, les domestiques dehors, refaisaient comme lui le royaume. Ils fabriquaient des Salente et autres bonnes petites monarchies bien absolues, ayant pour frein l’honnêteté du roi et l’enfer au bout. C’était une école de « chimériques. » Saint-Simon fonda aussi (sur le papier) sa république ; il limitait la monarchie en déclarant les engagements du roi viagers, sans force pour lier le successeur. À son avis cette déclaration réparait tout ; quatre ou cinq pages de conséquences étalent à flots pressés le magnifique torrent de bénédictions et de félicités qui vont couler sur la nation ; un bout de parchemin délivrait le peuple et relevait la monarchie ; rien n’était oublié, sinon cet autre bout de parchemin inévitable, publié par tout roi, huit jours après le premier, annulant le premier comme attentatoire aux droits de la couronne. C’est que nulle force ne se limite d’elle-même : son invincible effort est de s’accroître, non de se restreindre ; limitons-la, mais par une force différente ; ce qui pouvait réprimer la royauté, ce n’était pas la royauté, mais la nation. Saint-Simon ne fut qu’un homme « plein de vues », c’est-à-dire romanesque comme Fénelon, quoique préservé des pastorales. Mais cette richesse d’invention systématique, dangereuse en politique, est utile en littérature ; Saint-Simon entraîne, quoi qu’on en ait ; il nous maîtrise et nous possède. Je ne connais rien de plus éloquent que les trois entretiens qu’il eut avec le duc d’Orléans pour lui faire renvoyer sa maîtresse. Nulle part on n’a vu une telle force, une telle abondance de raisons si hardies, si frappantes, si bien accompagnées de détails précis et de preuves ; tous les intérêts, toutes les passions appelées au secours, l’ambition, l’honneur, le respect de l’opinion publique, le soin de ses amis, l’intérêt de l’État, la crainte ; toutes les objections renversées, tous les expédients trouvés, appliqués, ajustés ; une inondation d’évidence et d’éloquence qui terrasse la résistance, qui noie les doutes, qui verse à flots dans le cœur la lumière et la croyance ; par-dessus tout une impétuosité généreuse, un emportement d’amitié qui fait tout « mollir et ployer sous le faix de la véhémence » ; une licence d’expressions qui, en face d’un prince du sang, se déchaîne jusqu’aux insultes, « personne ne pouvant plus souffrir dans un petit-fils de France de trente-cinq ans ce que le magistrat et la police eussent châtié il y a longtemps dans tout autre » ; étant certain « que le dénûment et la saleté de sa vie le feraient tomber plus bas que ces seigneurs péris sous les ruines de leur obscurité débordée ; que c’était à lui, dont les deux mains touchaient à ces deux si différents états, d’en choisir un pour toute sa vie, puisque après avoir perdu tant d’années et nouvellement depuis l’affaire d’Espagne, meule nouvelle qui l’avait nouvellement suraccablé, un dernier affaissement aurait scellé la pierre du sépulcre où il se serait enfermé tout vivant, duquel après nul secours humain, ni sien ni de personne, ne le pourrait tirer. » Le duc d’Orléans fut emporté par ce torrent et céda. Nous plions comme lui ; nous comprenons qu’une pareille âme avait besoin de s’épancher. Faute de place dans le monde, il en prit une dans les lettres. Comme un lustre flamboyant, chargé et encombré de lumières, mais exclu de la grande salle de spectacle, il brûla en secret dans sa chambre, et après cent cinquante ans, il éblouit encore. C’est qu’il a trouvé sa vraie place ; cet esprit qui regorgeait de sensations et d’idées était né curieux, passionné pour l’histoire, affamé d’observations, « perçant de ses regards clandestins chaque physionomie », psychologue d’instinct, « ayant si fort imprimé en lui les différentes cabales, leurs subdivisions, leurs replis, leurs divers personnages et leurs degrés, la connaissance de leurs chemins, de leurs ressorts, de leurs divers intérêts, que la méditation de plusieurs jours ne lui eût pas développé et représenté toutes ces choses plus nettement que le premier aspect de tous les visages. » « Cette promptitude des yeux à voler partout en sondant les âmes » prouve qu’il aima l’histoire pour l’histoire. Sa faveur et sa disgrâce, son éducation et son naturel, ses qualités et ses défauts l’y avaient porté. Ainsi naissent les grands hommes, par hasard et nécessité, comme les grands fleuves, quand les accidents du sol et sa pente réunissent en un lit tous ses ruisseaux.

IV
L’écrivain.

Au xviie  siècle, les artistes écrivaient en hommes du monde ; Saint-Simon, homme du monde, écrivit en artiste. C’est là son trait. Le public court à lui comme au plus intéressant des historiens.

Ce talent consiste d’abord dans la vue exacte et entière des objets absents. Les poètes du temps les voyaient par une notion vague et les disaient par une phrase générale. Saint-Simon se figure le détail précis, les angles des formes, la nuance des couleurs, et il les note avec une netteté de peintre ou de géomètre ; je cite tout de suite, pour être précis et l’imiter ; il s’agit de la Vauguyon, demi-fou, qui un jour accula madame Pelot contre la cheminée, lui mit la tête en ses deux poings, et voulut la mettre en compote. « Voilà une femme bien effrayée qui, entre ses deux poings, lui faisait des révérences perpendiculaires et des compliments tant qu’elle pouvait, et lui toujours en furie et en menace. » Legendre n’eût pas mieux dit. Chose inouïe dans ce siècle, il imagine le physique, comme Victor Hugo ; sans métaphore, ses portraits sont des portraits : « Harlay était un petit homme, vigoureux et maigre, un visage en losange, un nez grand et aquilin, des yeux beaux, parlants, perçants, qui ne regardaient qu’à la dérobée, mais qui, fixés sur un client ou sur un magistrat, étaient pour le faire rentrer en terre ; un habit peu ample, un rabat presque d’ecclésiastique, et des manchettes plates comme eux, une perruque fort brune et fort mêlée de blanc, touffue mais courte, avec une grande calotte par-dessus. Il se tenait et marchait un peu courbé, avec un faux air plus humble que modeste, et rasait toujours les murailles pour se faire faire place avec plus de bruit, et n’avançait qu’à force de révérences respectueuses, et comme honteuses, à droite et à gauche à Versailles. » Voilà une des raisons qui rendent aujourd’hui Saint-Simon si populaire ; il décrit l’extérieur, comme Walter Scott, Balzac et tous les romanciers contemporains, lesquels sont volontiers antiquaires, commissaires-priseurs et marchandes à la toilette ; son talent et notre goût se rencontrent ; les révolutions de l’esprit nous ont portés jusqu’à lui. — Il voit aussi distinctement le moral que le physique, et il le peint parce qu’il le distingue. Tout le monde sait que le défaut de nos poètes classiques est de mettre en scène non des hommes, mais des idées générales ; leurs personnages sont des passions abstraites qui marchent et dissertent. Vous diriez des vices et des vertus échappés de l’Éthique d’Aristote, habillés d’une robe grecque ou romaine, et occupés à s’analyser et à se réfuter. Saint-Simon connaît l’individu ; il le marque par ses traits spéciaux, par ses particularités, par ses différences ; son personnage n’est point le jaloux ou le brutal, c’est un certain jaloux ou un certain brutal ; il y a trois ou quatre mille coquins chez lui dont pas un ne ressemble à l’autre. Nous n’imaginons les objets que par ces précisions et ces contrastes ; il faut marquer les qualités distinctives pour rendre les gens visibles ; notre esprit est une toile unie où les choses n’apparaissent qu’en s’appropriant une forme arrêtée et un contour personnel. Voilà pourquoi ce portrait de l’abbé Dubois est un chef-d’œuvre. « C’était un petit homme maigre, effilé, chafouin, à perruque blonde, à mine de fouine, à physionomie d’esprit, qui était en plein ce qu’un mauvais français appelle un sacre, mais qui ne se peut guère exprimer autrement. Tous les vices combattaient en lui à qui en demeurerait le maître. Ils y faisaient un bruit et un combat continuel entre eux. L’avarice, la débauche, l’ambition étaient ses dieux ; la perfidie, la flatterie, les servages, les moyens ; l’impiété parfaite, son repos. Il excellait en basses intrigues, il en vivait, il ne pouvait s’en passer, mais toujours avec un but où toutes ses démarches tendaient, avec une patience qui n’avait de terme que le succès ou la démonstration réitérée de n’y pouvoir arriver, à moins que cheminant ainsi dans la profondeur et les ténèbres, il ne vît jour à mieux en ouvrant un autre boyau. Il passait sa vie dans les sapes. » Ne voyez-vous pas la bête souterraine, furet furieux, échauffé par le sang qu’il suce, sifflant et jurant au fond des terriers qu’il sonde ? « La fougue lui faisait faire quelquefois le tour entier et redoublé d’une chambre courant sur les tables et les chaises sans toucher du pied la terre. » Il vécut et mourut dans les rages et les blasphèmes, « grinçant des dents », écumant, « les yeux hors de la tête », avec une telle tempête et si continue d’ordures et d’injures qu’on ne comprenait pas comment des nerfs d’homme y pouvaient résister ; le sang fiévreux de l’animal de proie s’allumait pour ne plus s’éteindre, et par des redoublements exaspérés s’acharnait après le butin. Il y a là une observation pour le physiologiste, il y en a une pour le peintre, pour l’homme du monde, pour le psychologue, pour l’auteur dramatique, pour le premier venu. Le génie suffit à tout et fournit à tout ; la vision de l’artiste est si complète que son œuvre offre des matériaux aux gens de tout métier, de toute vie et de toute science. Âme et esprit et caractère, intérieur et dehors, gestes et vêtements, passé et présent, Saint-Simon voit tout et fait tout voir. En rassemblant toutes les littératures, vous ne trouveriez guère que trois ou quatre imaginations aussi compréhensives et aussi nettes que celle-là.

Avec la faculté de voir les objets absents, il a la verve ; il ne dit rien sans passion. Balzac, aussi profond et aussi puissant visionnaire que lui, n’était qu’un écrivain lent, constructeur minutieux de bâtisses énormes, sorte d’éléphant littéraire, capable de porter des masses prodigieuses, mais d’un pas lourd. Saint-Simon a des ailes. Il écrit avec emportement, d’un élan, suivant à peine le torrent de ses idées par toute la précipitation de sa plume, si prompt à la haine, si vite enfoncé dans la joie, si subitement exalté par l’enthousiasme ou la tendresse, qu’on croit en le lisant vivre un mois en une heure. Cette impétueuse passion est la grande force des artistes ; du premier coup, ils ébranlent ; le cœur conquis, la raison et toutes les facultés sont esclaves. Quand un homme nous donne des sensations, nous ne le quittons plus. Quand un homme nous met le feu au cerveau, nous nous sentons presque du génie sous la contagion de sa verve ; par la chaleur notre esprit arrive à la lumière ; l’émotion l’agrandit et l’instruit. Quand on a lu Saint-Simon, toute histoire paraît décolorée et froide. Il n’est pas d’affaire qu’il n’anime, ni d’objet qu’il ne rende visible. Il n’est point de personnage qu’il ne fasse vivre, ni de lecteur qu’il ne fasse penser.

Cette passion ôte au style toute pudeur. Modération, bon goût littéraire, éloquence, noblesse, tout est emporté et noyé. Il note les émotions comme elles viennent, violemment, puisqu’elles sont violentes, et que, l’occupant tout entier, elles lui bouchent les oreilles contre les réclamations du bon style et du discours régulier. La cuisine, l’écurie, le garde-manger, la maçonnerie, la ménagerie, les mauvais lieux, il prend des expressions partout. Il est crû, trivial et pétrit ses figures en pleine boue. Tout en restant grand seigneur, il est peuple ; sa superbe unit tout ; que les bourgeois épurent leur style, prudemment, en gens soumis à l’Académie, il traîne le sien dans le ruisseau en homme qui méprise son habit et se croit au-dessus des taches. Un jour, impatienté, il dit de deux évêques : « Ces deux animaux mitrés. » Quand la Choin entra en faveur, « M. de Luxembourg, qui avait le nez fin, l’écuma », et pour Clermont, son amant, « il se fit honneur de le ramasser. » Ailleurs, il « s’espace » sur Dangeau, « singe du roi, chamarré de ridicules, avec une fadeur naturelle, entée sur la bassesse du courtisan, et recrépie de l’orgueil du seigneur postiche. » Un peu plus haut, il s’agit de Monaco, « souveraineté d’une roche, de laquelle on peut pour ainsi dire cracher hors de ses étroites limites. » Ces familiarités annoncent l’artiste qui se moque de tout quand il faut peindre, et fait litière des bienséances sous son talent. Saint-Simon a besoin de mots vils pour avilir ; il en prend. Son chien, son laquais, son soulier, sa marmite, sa garde-robe, son fumier, il fait sauter tout pêle-mêle et retire de ce bourbier l’objet qui peut figurer à nos yeux son personnage, nous le rendre aussi présent, aussi tangible, aussi maniable que notre robe de chambre et notre pelle à feu. Il y a tel passage où l’on voit un sculpteur qui tripote dans sa glaise, les manches retroussées jusqu’au coude, pétrissant en pleine pâte, obsédé par son idée, précipitant ses mains pour la transporter dans l’argile. « Madame de Castries était un quart de femme, une espèce de biscuit manqué, extrêmement petite, mais bien prise, et aurait passé par un médiocre anneau ; ni derrière, ni gorge, ni menton ; fort laide, l’air toujours en peine et étonné ; avec cela une physionomie qui éclatait d’esprit et qui tenait encore plus parole. » Il les palpe, il les retourne, il porte les mains partout, avec irrévérence, fougueux et rude. Rien de tout cela n’étonne quand on se souvient qu’après la condamnation de Fénelon, un jour, disputant avec le duc de Charost sur Fénelon et Rancé, il cria : « Au moins mon héros n’est pas un repris de justice. » M. de Charost suffoquait. On lui versa des carafes d’eau sur la tête, et pendant ce temps les dames semonçaient Saint-Simon. C’est à ce prix qu’est le génie ; uniquement et totalement englouti dans l’idée qui l’absorbe, il perd de vue la mesure, la décence et le respect.

Il y gagne la force ; car il y prend le droit d’aller jusqu’au bout de sa sensation, d’égaler les mouvements de son style aux mouvements de son cœur, de ne ménager rien, de risquer tout. De là cette peinture de la cour après la mort de Monseigneur, tableau d’agonie physique, sorte de comédie horrible, farce funèbre, où nous contemplons en face la grimace de la Vérité et de la Mort. Les passions viles s’y étalent jusqu’à l’extrême ; du premier mot on y aperçoit tout l’homme ; ce n’est pas le mort que l’on pleure, c’est un pot-au-feu perdu. « Une foule d’officiers de Monseigneur se jetèrent à genoux tout du long de la cour, des deux côtés sur le passage du roi, lui criant avec des hurlements étranges d’avoir compassion d’eux qui avaient tout perdu et qui mouraient de faim. » Doré seul rendrait cette scène et ces deux files de mendiants galonnés, agenouillés avec des flambeaux, criant après leur marmite. Dans les salles trottent les valets envoyés par les gens de la cabale contraire, qui questionnent d’un œil étincelant et hument dans l’air la bonne nouvelle. « Plus avant commençait la foule des courtisans de toute espèce. Le plus grand nombre, c’est-à-dire les sots, tiraient des soupirs de leurs talons, et avec des yeux égarés et secs louaient Monseigneur, mais toujours de la même louange, c’est-à-dire de bonté, et plaignaient le roi de la perte d’un si bon fils. Les plus politiques, les yeux fichés en terre et reclus dans des coins, méditaient profondément aux suites d’un événement aussi peu attendu, et bien davantage sur eux-mêmes. » Le duc de Berry, qui perdait tout et d’avance se sentait plié sous son frère, s’abandonnait. « Il versait des larmes pour ainsi dire sanglantes, tant l’amertume en paraissait grande ; il poussait non des sanglots, mais des cris, mais des hurlements. Il se taisait parfois ; mais de suffocations, puis éclatait, mais avec un tel bruit, et un bruit si fort, la trompette forcée du désespoir, que la plupart éclataient aussi à ces redoublements si douloureux, ou par un aiguillon d’amertume, ou par un aiguillon de bienséance. » Un peu plus loin, la duchesse de Bourgogne profitait « de quelques larmes amenées du spectacle, entretenues avec soin », pour rougir et barbouiller ses yeux d’héritière. Survint l’Allemande, cérémonieuse et violente, Madame, qui outra tout et barbota à travers les bienséances, « rhabillée en grand habit, hurlante, ne sachant bonnement pourquoi ni l’un ni l’autre, et les inonda tous de ses larmes en les embrassant. » Dans les coins du tableau, on voit les dames en déshabillé de nuit, par terre, autour du canapé des princes, les unes en « tas », d’autres approchant du lit, et trouvant le bras nu d’un bon gros Suisse qui bâille de tout son cœur et se renfonce sous les couvertures, fort tranquille, cuvant son vin, et doucement bercé par ce tintamarre de l’hypocrisie et de l’égoïsme. Voilà la mort telle qu’elle est, pleurée par l’intérêt et par le mensonge, raillée et coudoyée par des contrastes amers, entrecoupée de rires, ayant pour vraies funérailles le hoquet convulsif de quelques douleurs débordées, accusant l’homme ou de faiblesse ou de feinte, ou d’avarice, traînée au cimetière parmi des calculs qui ne savent se cacher, ou des « mugissements » qui ne savent se contenir.

Cette crudité de style et cette violence de vérité ne sont que les effets de la passion ; voici la passion pure : Prenez l’affaire la plus mince, une querelle de préséance, une picoterie, une question de pliant et de fauteuil, tout au plus digne de la comtesse d’Escarbagnas : elle s’agrandit, elle devient un monstre, elle prend tout le cœur et l’esprit ; on y voit le suprême bonheur de toute une vie, la joie délicieuse avalée à longs traits et savourée jusqu’au fond de la coupe, le superbe triomphe, digne objet des efforts les plus soutenus, les mieux combinés et les plus grands ; on pense assister à quelque victoire romaine, signalée par l’anéantissement d’un peuple entier, et il s’agit tout simplement d’une mortification infligée à un Parlement et à un président. « Le scélérat tremblait en prononçant la remontrance. Sa voix entrecoupée, la contrainte de ses yeux, le saisissement et le trouble visible de toute sa personne démentaient le reste de venin dont il ne put refuser la libation à lui-même et à sa compagnie. Ce fut là où je savourai, avec toutes les délices qu’on ne peut exprimer, le spectacle de ces fiers légistes (qui osent nous refuser le salut) prosternés à genoux et rendant à nos pieds un hommage au trône, tandis que nous étant assis et couverts, sur les hauts sièges, aux côtés du même trône, ces situations et ces postures, si grandement disproportionnées, plaident seules avec tout le perçant de l’évidence la cause de ceux qui véritablement et d’effet sont laterales regis contre ce vas electum du tiers état. Mes yeux fichés, collés sur ces bourgeois superbes, parcouraient tout ce grand banc à genoux, ou debout, et les amples replis de ces fourrures ondoyantes à chaque génuflexion longue et redoublée, qui ne finissait que par le commandement du roi par la bouche du garde des sceaux ; vil petit-gris qui voudrait contrefaire l’hermine en peinture, et ces têtes découvertes et humiliées à la hauteur de nos pieds. » Qui songe à rire de ces pédanteries latines et de ces détails de costumier ? L’artiste est une machine électrique chargée de foudres, qui illumine et couvre toute laideur et toute mesquinerie sous le pétillement de ses éclairs ; sa grandeur consiste dans la grandeur de sa charge ; plus ses nerfs peuvent porter, plus il peut faire ; sa capacité de douleur et de joie mesure le degré de sa force. La misère des sciences morales est de ne pouvoir noter ce degré ; la critique, pour définir Saint-Simon, n’a que des adjectifs vagues et des louanges banales ; je ne puis dire combien il sent et combien il souffre ; pour toute échelle, j’ai des exemples et j’en use. Lisez encore celui-ci ; je ne sais rien d’égal. Il s’agit de la conduite du duc de Bourgogne après la mort de sa femme. Quiconque a la moindre habitude du style y sent non seulement un cœur brisé, une âme suffoquée sous l’inondation d’un désespoir sans issue, mais le roidissement des muscles crispés et l’agonie de la machine physique qui, sans s’affaisser, meurt debout : « La douleur de sa perte pénétra jusque dans ses plus intimes moelles. La piété y surnagea par les plus prodigieux efforts. Le sacrifice fut entier, mais il fut sanglant. Dans cette terrible affliction, rien de bas, rien de petit, rien d’indécent. On voyait un homme hors de soi, qui s’extorquait une surface unie, et qui y succombait. »

Ce genre d’esprit s’est déployé en Saint-Simon seul et sans frein ; de là son style, « emporté par la matière, peu attentif à la manière de la rendre, sinon pour la bien expliquer. » Il n’était point homme d’Académie, discoureur régulier, ayant son renom de docte écrivain à défendre. Il écrivait seul, en secret, avec la ferme résolution de n’être point lu tant qu’il vivrait, n’étant guidé ni par le respect de l’opinion, ni par le désir de la gloire viagère. Il n’écrivait pas sur des sujets d’imagination, lesquels dépendent du goût régnant, mais sur des choses personnelles et intimes, uniquement occupé à conserver ses souvenirs et à se faire plaisir. Toutes ces causes le livrèrent à lui-même. Il violenta le français à faire frémir ses contemporains, s’ils l’eussent lu ; et aujourd’hui encore il effarouche la moitié des lecteurs. Ces étrangetés et ces abandons sont naturels, presque nécessaires ; seuls ils peignent l’état d’esprit qui les produit. Il n’y a que des métaphores furieuses capables d’exprimer l’excès de la tension nerveuse ; il n’y a que des phrases disloquées capables d’exprimer les soubresauts de la verve inventive. Quand il peint les liaisons de Fénelon et de madame Guyon, en disant que « leur sublime s’amalgama », cette courte image, empruntée à la singularité et à la violence des affinités chimiques est un éclair ; quand il montre les courtisans joyeux de la mort de Monseigneur, « un je ne sais quoi de plus libre en toute la personne, à travers le soin de se tenir et de se composer, un vif, une sorte d’étincelant autour d’eux qui les distinguait malgré qu’ils en eussent », cette expression folle est le cri d’une sensation ; s’il eût mis « un air vif, des regards étincelants », il eût effacé toute la vérité de son image ; dans sa fougue, le personnage entier lui semble pétillant, entouré par la joie d’une sorte d’auréole. Nul ne voit plus vite et plus d’objets à la fois ; c’est pourquoi son style a des raccourcis passionnés, des métaphores à l’instant traversées par d’autres, des idées explicatives attachées en appendice à la phrase principale, étranglées par le peu d’espace, et emportées avec le reste comme par un tourbillon. Ici cinq ou six personnages sont tracés à la volée, chacun par un trait unique. « L’après-dînée nous nous assemblâmes ; M. de Guéménée rêva à la Suisse, à son ordinaire, M. de Lesdiguières, tout neuf encore, écoutait fort étonné ; M. de Chaulnes raisonnait en ambassadeur avec le froid et l’accablement d’un courage étouffé par la douleur de son échange dont il ne put jamais revenir. Le duc de Béthune bavardait des misères, et le duc d’Estrées grommelait en grimaçant sans qu’il en sortît rien. » Ailleurs, les mots entassés et l’harmonie imitative impriment dans le lecteur la sensation du personnage.

« Harlay aux écoutes tremblait à chaque ordinaire de Bretagne, et respirait jusqu’au suivant. » La phrase file comme un homme qui glisse et vole effaré sur la pointe du pied. — Plus loin le style lyrique monte à ses plus hautes figures pour égaler la force des impressions. « La mesure et toute espèce de décence et de bienséance étaient chez elle dans leur centre, et la plus exquise superbe sur son trône. » Cette même phrase, qu’il a cassée à demi, montre, par ses deux commencements différents, l’ordre habituel de ses pensées. Il débute, une autre idée jaillit, les deux jets se croisent, il ne les sépare pas et les laisse couler dans le même canal. De là ces phrases décousues, ces entrelacements, ces idées fichées en travers et faisant saillie, ce style épineux tout hérissé d’additions inattendues, sorte de fourré inculte où les sèches idées abstraites et les riches métaphores florissantes s’entrecroisent, s’entassent, s’étouffent, et étouffent le lecteur. Ajoutez des expressions vieillies, populaires, de circonstance ou de mode ; le vocabulaire fouillé jusqu’au fond, les mots pris partout, pourvu qu’ils suffisent à l’émotion présente, et par-dessus tout une opulence d’images passionnées digne d’un poète. Ce style bizarre, excessif, incohérent, surchargé, est celui de la nature elle-même ; nul n’est plus utile pour l’histoire de l’âme ; il est la notation littéraire et spontanée des sensations.

Un historien secret, un géomètre malade, un bonhomme rêveur, traité comme tel, voilà les trois artistes du xviie  siècle. Ils faisaient rareté et un peu scandale. La Fontaine, le plus heureux, fut le plus parfait ; Pascal, chrétien et philosophe, est le plus élevé ; Saint-Simon, tout livré à sa verve, est le plus puissant et le plus vrai.