Leconte de Lisle
Il y a des jours à souvenirs… Aujourd’hui, du banc où, jeune étudiant, je venais m’asseoir entre deux cours de droit, pour lire un poème de Vigny ou de Baudelaire, une page de Stendhal ou de Flaubert, il me semble le revoir, traversant le Jardin du Luxembourg, pour se rendre au Palais du Sénat, où il exerçait, avec une hautaine nonchalance, les fonctions de sous-bibliothécaire, à moins qu’il ne poussât jusqu’à l’Institut, l’Académie Française l’ayant élu depuis peu au fauteuil laissé vacant par la mort de Victor Hugo. Je le regardais, avec une admiration émue et craintive, s’avancer de son pas lourd et las. Leconte de Lisle n’était pas grand, mais le paraissait, par la dignité de son allure et de son attitude. Sur un corps encore solide reposait une tête noble et belle. La large face soigneusement rasée, au nez droit, à la bouche sinueuse, s’animait de deux yeux clairs, dont l’un s’abritait derrière le verre d’un monocle. Des larges bords d’un chapeau à haute forme, de longs cheveux blancs caressaient le col de la redingote correcte. Ainsi passait-il, solitaire et dédaigneux, et je le regardais longtemps s’éloigner, tandis que, dans ma mémoire chantait quelque strophe éclatante et sobre des Poèmes barbares, du quelque couplet tragiquement éloquent des Erinnyes.
Certes, à cette époque, vers 1886 et 1387, j’admirais Leconte de Lisle, mais ma préférence allait à Mallarmé et à Verlaine, au mystérieux Arthur Rimbaud, à Vigny, à Gérard de Nerval, à ceux que nous tenions comme nos inspirateurs directs. En cela, je me conformais aux goûts du Symbolisme naissant. La jeune école cependant marquait de la considération à Leconte de Lisle, quoique nous n’ignorassions pas ses sévérités pour nos tentatives juvéniles. Nous savions aussi la mésintelligence qui le séparait de Verlaine. Il ne restait rien des sympathies qui avaient rapproché les deux poètes au temps du Parnasse. Des anecdotes couraient même à ce sujet, où l’on voyait Verlaine se livrer à des gamineries un peu fortes envers celui que Laurent Tailhade appelait irrespectueusement « un bibliothécaire pasteur d’éléphants ». Par contre, Moréas qui faisait peu de cas de ses confrères, vieux ou jeunes, voulait bien ne pas refuser tout talent au « vieux de Lisle ». Je l’ai entendu, plus d’une fois, réciter d’une voix nasale et métallique la dernière strophe de l’Incantation du Loup des Poèmes tragiques :
Une braise rougit sa prunelle énergique ;Et, redressant ses poils roides comme des clous,Il évoque en hurlant l’âme des anciens loupsQui dorment dans la lune éclatante et magique.
Quelques-uns des jeunes poètes de notre groupe ne se contentaient pas de porter respect au plus illustre des Parnassiens et fréquentaient sa maison. Parmi ceux-là, je note Ephraïm Mikhaël, Pierre Quillard, Ferdinand Herold et Bernard Lazare, qui tiraient de cette fréquentation un légitime orgueil. Pierre Quillard surtout, bon helléniste était très favorablement accueilli par l’ami de Louis Ménard et le traducteur d’Homère. Ses vers, de même que ceux de Mikhaël et d’Herald, de forme presque parnassienne, n’avaient rien qui effarouchât les susceptibilités classiques de Leconte de Lisle. Ces jeunes gens ne manquaient pas, entre eux, de parer Leconte de Lisle du sobriquet de « l’Onagre », qui était sans doute une allusion à l’indomptable et fière indépendance du maître, à son caractère ombrageux et à ses ruades, car Leconte de Lisle passait pour avoir la « dent dure ». Cette réputation, d’ailleurs, était méritée. On citait de lui des « mots cruels » et de féroces boutades. Lecoute de Lisle avait trop d’esprit pour ne pas parfois en abuser. La vie ne lui avait pas été facile, et il en avait conservé de l’amertume. Ce Leconte de Lisle me semblait, de loin, un terrible homme et j’éprouvais un grand respect pour mes camarades qui ne craignaient pas d’aborder un si redoutable et si haut personnage. Malgré les encouragements du bon Quillard, qui, à plusieurs reprises, m’avait proposé de me « mener chez lui », je me contentais de le voir traverser le Jardin du Luxembourg de son pas lourd et las, la tête haute, le sourcil froncé, l’œil étincelant derrière le verre du monocle. Le jour approchait, cependant, où j’allais me trouver face à face avec « l’Onagre ».
Mikhaël et Quillard, qui « connaissaient » José-Maria de Heredia et qui, comme moi, savaient par cœur les sonnets encore inédits des Trophées, m’avaient conduit rue Balzac pour remercier Heredia d’une lettre qu’il m’avait écrite au sujet d’un volume de vers que je lui avais envoyé. A peine eus-je franchi le seuil de l’hospitalière demeure et goûté l’accueil de l’homme délicieux et bon qui la remplissait de sa merveilleuse présence, je sentis que ce serait là un des beaux événements de ma vie. Mais, en attendant, que d’heures inoubliables ! Avec quelle impatience j’attendais l’après-midi du samedi, jour où Heredia recevait ses amis les poètes ! Je tâcherai de tracer, une fois, un tableau exact de ces réunions dont des récits, plus ou moins bien intentionnés ont quelque peu dénaturé le caractère. Réunion de poètes, on y parlait poésie. Heredia y contait ses souvenirs sur Théophile Gautier, sur Gustave Flaubert, son unique entrevue avec Baudelaire, sa rencontre, quand il avait sept ans, avec Gérard de Nerval, portant sous le bras le coq qu’il allait sacrifier à Esculape, ses camaraderie et ses amitiés de jeunesse. Dans ses conversations revenait souvent le nom de Leconte de Lisle, qu’Heredia aimait d’une profonde et ancienne affection. Là, Leconte de Lisle n’était pas « l’Onagre », il était « M. de Lisle », un maître aimé, un ami très cher. Là, j’entendis Heredia me conter bien des choses de la vie de Leconte de Lisle. Il me disait ses années difficiles de gloire obscure et de misère hautaine, au temps où les premiers Parnassiens se groupaient autour de lui, où le poète vivait de ses traductions grecques et de la modeste pension sur la cassette impériale qui lui fut si cruellement et si injustement reprochée. Il nous disait aussi sa jeunesse à l’Ile Bourbon, l’arrivée en France du jeune et ardent créole, ses convictions républicaines qui lui mirent aux mains le fusil de l’émeutier, lors de la Révolution de 48. Il dépeignait un Leconte de Lisle amer et violent, anticlérical, et jacobin, qui, à certaines heures cependant, savait être le plus charmant et le plus gai des compagnons. C’était ce Leconte de Lisle qu’Heredia avait pu apprécier durant de longs mois de vie commune sur les plages bretonnes où le poète de Quaïn étonnait les gens par ses magnifiques exploits de nageur, un Leconte de Lisle familier et détendu, dont l’apparente férocité cachait un cœur susceptible et une sensibilité aisément douloureuse, un Leconte de Lisle dont Heredia disait, en souriant : « Il n’est pas bon, mais il est tendre ».
De ces récits, naissait en moi une sympathie pour l’homme qu’Heredia décrivait avec tant de verve amicale, tout en m’apprenant à goûter le poète, à mieux sentir et à mieux comprendre les beautés de son œuvre, aussi bien en ses parties épiques qu’en ses parties élégiaques. Or, un samedi, en entrant dans le cabinet de travail de Heredia, je reculai d’un pas. Assis au coin de la cheminée, dans un fauteuil à haut dossier, il était là. Sa tête nue se détachait sur un fond d’étoffe rouge, Le crâne entièrement dépouillé dominait la large face aux yeux clairs qui considéraient sans plaisir le nouvel arrivant, tandis que la voix joyeuse et cordiale de Heredia présentait à l’illustre auteur des Erinnyes « un de ces misérables décadents et des plus coupables », ajoutait-il, « parce qu’il a du talent ». Leconte de Lisle écouta la présentation, me tendit la main, mais ne m’adressa pas la parole. Quelques instants après, il se, leva et partit.
Du paquet où je conserve précieusement les lettres que m’écrivit José-Maria de Heredia, j’extrais ce « petit bleu ». Il est daté de l’année 1888 et voici ce que j’y lis :
Cher monsieur, j’espérais vous voir aujourd’hui pour vous dire que je vous attendrai chez Leconte de Lisle, 64, boulevard Saint-Michel, vers 9 heures et demie. Il m’a invité à dîner, ce qui me prive du plaisir de vous accompagner. Veuillez m’excuser et venez la-bas. Il vous attend.
A vous de grand cœur.
J.-M. de Heredia.
Samedi 5 heures.
J’avais revu Leconte de Lisle à une soirée rue Balzac et j’avais échangé avec lui quelques mots. Il paraît que je ne lui avais pas trop déplu, puisque j’étais autorisé à aller lui porter mes hommages. Le 64 du boulevard Saint-Michel était le bâtiment de l’Ecole des Mines, et c’est là qu’étaient logés les bibliothécaires du Sénat. A ce titre, Leconte de Lisle occupait un appartement au second étage. La porte de l’escalier ouvrait sur une minuscule antichambre. De là on pénétrait dans une petite salle à manger. A droite se trouvait le cabinet de travail ; à gauche, le salon. C’était dans l’antichambre que l’on rencontrait d’ordinaire Max, le caniche noir, accouru au coup de sonnette, Max qui allait, le matin, au kiosque, acheter le journal et le rapportait dans sa gueule, Max le meilleur ami de la tortue Lolotte qui, une, feuille de salade aux dents et à l’aise dans sa carapace, s’intéressait peu aux visiteurs. Dans la petite salle à manger, j’eus l’honneur de dîner une fois. On faisait de l’excellente cuisine chez Leconte de Lisle, quoiqu’il fût la sobriété même et, en bon créole, amateur de riz. Le cabinet de travail était de dimension médiocre. Il y avait, sur la cheminée, un bronze du Moïse de Michel-Ange ; en face, une bibliothèque vitrée remplie de volumes recouverts pour la plupart de papier rouge ou de papier doré, une table, un encrier. Des portières en bambou séparaient la salle à manger, le cabinet de travail et le salon.
Le salon était la plus grande pièce de l’appartement et donnait par deux fenêtres sur le boulevard Saint-Michel. Un mobilier non sans élégance le garnissait. Son principal ornement était un Bouddha doré ; aux murs quelques tableaux dont le portrait de Leconte de Lisle, par Benjamin Constant. La cliquetante portière japonaise écartée, ce fut donc dans ce salon que je pénétrai. Leconte de Lisle m’y accueillit avec bonne grâce. Mme Leconte de Lisle l’imita. Je remarquai, par la suite, que certains hôtes de son mari ne lui étaient pas extrêmement sympathiques. Mme Leconte de Lisle n’avait pas beaucoup de goût pour les poètes ; elle préférait les relations mondaines et les visiteurs de marque. Il n’en manquait pas, d’ailleurs, et quand il s’y mêlait un chanteur ou un pianiste, Mme Leconte de Lisle, en bonne maîtresse de maison, se hâtait d’en tirer parti. Ces soirs-là, après avoir donné à l’exécutant de courtoises preuves d’intérêt, M. de Lisle vous entraînait sournoisement dans son cabinet de travail, sous prétexte que « l’on entend mieux de loin ». Au fond, ces soirées, dont il pestait parfois, distrayaient Leconte de Lisle. Il aimait à se sentir entouré de sympathie et d’amitié, d’admiration. Il s’y détendait, s’y montrait gai, charmant.
De tous les amis des samedis, les plus anciens étaient le philosophe Louis Ménard et le sculpteur Jules Christophe. Christophe avait été l’ami de Baudelaire, et une pièce des Fleurs du Mal lui était dédiée. Ménard était un compagnon de jeunesse de Leconte de Lisle qui, s’il admirait l’auteur de Rêveries d’un païen mystique, ne goûtait pas mains le singulier bonhomme qu’était Ménard, avec ses accoutrements sordides et son avarice maniaque. Leconte de Lisle en savait maintes anecdotes, qui le divertissaient extrêmement, et nulle ne paraissait invraisemblable, quand on avait rencontré Louis Ménard, coiffé de son vieux canotier et le cou entouré d’un boa de plumes. Parmi les familiers de la maison, comptaient aussi Mme de Heredia et ses filles, M. et Mme Jean Psichari, le gendre et la fille de Renan, et M. et Mme Henry Houssaye. Henry Houssaye écrivait ses premières études sur l’épopée impériale. Il était à cette époque beau cavalier et galant homme et devait un jour succéder à l’Académie au fauteuil de Leconte de Lisle. Par contre, le brave Barraquand ne devait jamais être de l’Académie, malgré les nombreux romans dont il était l’auteur, pas plus que le subtil et spirituel Robert de Bonnières. Les Mémoires d’aujourd’hui, les Monach lui avaient valu une brillante réputation de journaliste et de romancier. Très répandus dans la société parisienne, Robert de Bonnières et sa charmante femme étaient assidus aux samedis du boulevard Saint-Michel, de même que M. et Mme Guillaume Beer. Mme Guillaume Beer, en littérature Jean Dornis, offrait aux étés du poète le champêtre séjour de sa belle demeure de Louveciennes.
D’autres visiteurs fréquentaient encore le salon de Leconte de Lisle. J’ai vu Edmond Rostand, récemment marié venir y présenter sa jeune femme, Rosemonde Gérard, et Mme Tolla Dorian y amener M. de Max à ses débuts. Marcel Prévost y paraissait parfois. On y rencontrait Mme Judith Gautier, une des plus affectueuses admiratrices du maître. Quelques Parnassiens s’y rendaient aussi, sans compter José-Maria de Heredia : Léon Dierx, Catulle Mendès, et le vicomte de Guerne, auteur des Siècles morts, fervent disciple, que sa ferveur même avait fait surnommer : « le vicomte de Lisle ». D’autres poètes encore : Edmond Haraucourt, Philippe Dufour, et le petit groupe déjà nommé des Quillard, des Mikhaël, des Herold. Philippe et Daniel Berthelot s’y montraient souvent. Maurice Barrès venait y rendre hommage à la poésie avant de s’orienter vers la politique, tout en demeurant un grand écrivain. La présence de poètes n’allait pas sans quelques récitations de vers. Leconte de Lisle les écoutait avec la plus impassible patience et les déclarait uniformément de « fort beaux vers », mais il leur préférait la conversation. La sienne était celle d’un homme de beaucoup d’esprit.
Outre ces soirées du samedi, on trouvait souvent Leconte de Lisle chez lui le jeudi, vers 5 heures, après la séance de l’Académie. Il vous recevait alors dans son cabinet de travail, où il vous accueillait, fumant ou lisant. Dans l’étroite pièce, la causerie se faisait plus amicale, et plus familière. Elle débutait d’ordinaire, de la part de Leconte de Lisle, par des lamentations mi-sérieuses et mi-plaisantes sur son âge et ses infirmités, sur la stupidité humaine et la bassesse de l’époque. Puis, peu à peu, Leconte de Lisle s’animait, la bouche devenait▶ ironique, l’œil malicieux. Leconte de Lisle jugeait ses contemporains sans indulgence et ses confrères de l’Académie sans faiblesse, mais il se détournait volontiers du présent vers le passé, et c’était un grand plaisir de l’entendre parler de ses amis de jadis, de Baudelaire, de Flaubert. Il avait connu Louise Colet et son vieux galant le chevalier d’Arpentigny et racontait comment un jour, rentrant chez lui, il avait trouvé Baudelaire, sous son lit, en train d’étrangler le chat. De là, il en venait souvent à ses amis politiques de 48, à Paul de Flotte, à Lamé, l’auteur d’un Julien l’Apostat, à Thalès. Bernard, à Louis Ménard surtout, dont les manies le divertissaient extrêmement. Que, Heredia ayant voulu faire du grec avec Ménard, Ménard eût exigé ; qu’il sacrifiât préalablement une colombe pour se rendre les déesses favorables, cela réjouissait fort Leconte de Lisle, de même qu’il était infiniment sensible à la verve éloquente, à la magnifique vitalité de Heredia.
C’était merveille de les entendre se conter des histoires créoles et échanger leurs souvenirs sur les îles natales ; mais le plus souvent la conversation en revenait à la poésie. Leconte de Lisle en avait une très haute idée et lui vouait un culte passionné, mais intransigeant. Aussi était-il fort sévère à toutes les tentatives d’innovations et les réprouvait-il avec un inébranlable parti pris, si bien que, lorsque j’avais publié dans quelque « petite revue » quelque pièce au goût du jour, je ne pénétrais pas sans appréhension dans le cabinet de travail du vieux maître, qui se montrait sans indulgence pour ces « insanités symbolistes ». J’en eus la preuve dans l’interview qu’il donna à Jules Huret, lors de son enquête sur le Symbolisme. Leconte de Lisle y reconnaissait que j’étais « bien élevé ». Je le lui prouvai en l’allant remercier du brevet de bonne éducation qu’il voulait bien me décerner. L’atmosphère littéraire, en ces temps de polémiques, était nerveuse. On s’en aperçut quand, à la suite de je ne sais quel incident, Leconte de Lisle envoya ses témoins à Anatole France . L’affaire s’arrangea et les deux poètes ne croisèrent pas l’épée, comme il m’arriva de le faire quelques années plus tard avec Robert de Montesquieu, à qui j’eus l’honneur, de tirer quelques gouttes de sang. Ce fut dans le cabinet de travail de Leconte de Lisle que je le rencontrai pour la première fois. Un jour qu’on m’y introduisit pour attendre la rentrée de Leconte de Lisle, j’y trouvai un grand, sec et mince jeune homme de haute mine, aux cheveux drus, à la moustache noire, la mouche au menton, vêtu avec une élégance recherchée, admirablement cravaté, ganté de blanc. C’était le comte Robert de Montesquiou-Fezensac. Du bout de sa canne, il feuilletait sur la table du maître des papiers épars. Cette attitude m’étonna et me parut irrespectueuse. Une autre fois, en ce même cabinet, j’entrevis Emile Zola. Candidat à l’Académie, il venait faire sa visite. Je m’éclipsai.
L’âge, jusqu’alors, semblait avoir épargné à Leconte de Lisle ses infirmités et ses déchéances. Septuagénaire, il conservait sa noble prestance et toute sa vivacité d’esprit. A peine si d’un pas un peu alourdi il traversait le Jardin du Luxembourg. Cependant un moment vint où l’on commença à observer en lui des traces de fatigue. Son visage s’altéra. Leconte de Lisle se plaignait d’insomnies, d’angoisses. Autour de lui, on s’inquiétait. Son ami le docteur Pozzi secouait la tête. Bientôt les changements s’accentuaient. La maladie de cœur faisait des progrès. Leconte de Lisle se sentait atteint. Un séjour à Louveciennes fut décidé. Quelque temps avant le départ, je fus invité à déjeûner, rue des Mathurins, chez Mme Guillaume Beer, heureuse de recevoir bientôt le poète dans son pavillon de Voisins, dont les beaux ombrages avaient abrité les glorieuses rêveries d’André Chénier. A ce déjeuner intime Leconte de Lisle assistait. Nous n’étions que trois à table. Au salon, Leconte de Lisle ouvrit un livre posé sur un guéridon. C’était un volume de ses poésies. D’une voix précise, lente, un peu tremblante, il lut l’admirable pièce intitulée : Si l’Aurore :
J’ai goûté peu de joie, et j’ai l’âme assouvieDes jours nouveaux non moins que des siècles anciensDans le sable, stérile où dorment tous les miens,Que ne puis-je finir le songe de ma vie !
Que ne puis-je, couché sous le chiendent amer,Chair inerte et vouée au temps qui la dévore,M’engloutir dans la nuit qui n’aura pas d’aurore,Au grondement immense et morne de la mer !
et, quand il eut achevé les sublimes strophes, silencieusement, il pleura.
Ce fut la dernière fois que je le vis. Quelques semaines après, il mourut à Louveciennes. Souffrant et loin de Paris, je ne pus assister à ses obsèques ; José-Maria de Heredia m’écrivait, le 7 août 1894 : « La mort de Leconte de Lisle nous a fait un très grand chagrin. J’en ai ressenti une profonde et filiale douleur, bien que je n’eusse guère d’illusion. J’espérais qu’il irait jusqu’à l’hiver. Enfin, il ne s’est pas survécu à lui-même. Il a été bon poète jusqu’au bout. C’était un grand, très grand artiste et un homme charmant. » C’est bien aussi le souvenir que j’ai conservé de lui et que j’ai tenté de fixer en ces pages. Je revois souvent en ma pensée sa noble et hautaine figure, quand je relis ses poèmes dans les précieux exemplaires qui portent sa signature et qui ont appartenu à José-Maria de Heredia. Ce fut à lui que l’auteur des Poèmes barbares légua son épée d’académicien. Elle n’est pas d’un travail artistique ; elle est du modèle réglementaire ; elle ne montre ni dessins, ni emblèmes particuliers, mais, telle qu’elle est, n’est-elle pas doublement illustre et n’est-il point audacieux à son possesseur actuel de lui donner, même avec le sentiment sincère de son indignité, un troisième titulaire ?
Sur Mallarmé
J’ai feuilleté, l’autre jour, en rangeant un rayon de ma bibliothèque, un roman que j’ai publié jadis sous le titre de la Peur de l’Amour, et, parmi les personnages de ce récit, où se mêlent Paris et Venise, le nom de l’un deux, Cyrille Buttelet, m’a fait souvenir de l’illustre artiste qui m’avait fourni quelques traits pour la figure de mon héros. Ces emprunts à la réalité sont assez rares dans mes romans, et je n’y trouve guère que le Serpigny du Mariage de Minuit et le Buttelet de la Peur de l’Amour qui présentent quelques ressemblances, l’un, Serpigny, avec le comte Robert de Montesquiou-Fezensac ; l’autre, Cyrille Buttelet, avec James Mac Neil Whistler dont j’avais fait la connaissance chez Stéphane Mallarmé et qui m’avait produit une vive impression de curiosité et d’admiration.
Mallarmé, en effet, aimait la peinture et fréquentait volontiers les peintres. La plupart de ses relations picturales dataient du temps où il était un des familiers de l’atelier de Manet, avec qui il était lié d’amitié, et d’une amitié qui nous a valu les dessins pour la première édition de l’Après-Midi d’un Faune, pour le Corbeau d’Edgar Poe, et un portrait du poète qui décorait la petite salle à manger de la rue de Rome, où figurait aussi un pastel de Manet d’après le tragédien Rouvière dans le rôle d’Hamlet. C’était chez Manet que Mallarmé avait connu Degas, Monet, Renoir, Berthe Morizot, ceux que l’on nommait alors avec dédain les « Impressionnistes » et auxquels s’adjoignirent plus tard des isolés comme Odilon Redon et Gauguin. La rencontre de Mallarmé et de Whistler se fit plus tardivement encore. J’ignore quelle circonstance les rapprocha, mais un vif goût réciproque, les lia d’une affection soudaine et pleine d’attentions, de coquetteries et de petits soins.
Ce fut chez Mallarmé, un mardi soir, sur ce même canapé canné où je vis s’asseoir Verlaine et Villiers de l’Isle-Adam, et qui était réservé aux visiteurs un peu exceptionnels, que m’apparut pour la première fois le singulier et « poësque » personnage dont Mallarmé m’avait souvent évoqué l’image noire et blanche. Du premier coup d’œil, je le reconnus en ce petit, homme élégant et nerveux, au monocle impatient, au regard vif, au rire sarcastique et quelque peu diabolique, à la noire chevelure bouclée où se dressait une longue et souple mèche blanche, aux mains fines et agitées, maniant une badine noire et tirant de l’échancrure de son gilet de soirée un mouchoir pie. C’était bien le Whistler légendaire, l’artiste au pinceau subtil, aux réparties cruelles, le Whistler du Gentil Art de se faire des ennemis, le Whistler des portraits, des « harmonies », des « nocturnes », des feux d’artifice, des eaux-fortes de Londres et de Venise, le Whistler de la Tamise et de la Lagune, le grand et mystérieux Whistler, le mondain impertinent qui mettait au service de son art admirable du dessin et de la couleur un savoir-faire tout américain, dont l’orgueil se voilait d’humour anglais, d’ironie française et de blague parisienne. Et ce Whistler, je l’écoutais avec délice, contant, d’une voix un peu nasillarde et fortement accentuée, des anecdotes rapides et féroces, coupées de propos brusques et narquois que soulignait, avec l’agitation de la mèche blanche, le rire impitoyable.
L’amusant spectacle de Whistler apparaissant à l’improviste aux mardis de la rue de Rome se renouvela assez souvent jusqu’à l’époque où, marié, il vint habiter Paris. Whistler avait loué, Rue du Bac, au fond d’un long passage, un pavillon donnant sur un jardin. Ce pavillon et son intérieur whistlerien, je les ai décrits très exactement dans la Peur de l’Amour. J’en ai dit la porte laquée d’une magnifique couleur bleu de paon, les parquets clairs, recouverts de fines nattes, les murs peints, le vaste salon, peu meublé, au grand piano d’ébène, la charmante salle à manger décorée de porcelaines de Chine bleues et blanches, son curieux lustre japonais figurant un filet de bronze avec sa pêche d’algues, de coquillages et de coraux. En ce logis original et discret, on était reçu, le dimanche après cinq heures. Mallarmé m’y amenait souvent à l’issue du concert. On y trouvait, outre Whistler et Mme Whistler, quelques amis, quelquefois Charles Whibley, le beau-frère de Whistler, l’auteur de cet étrange Book of Scoundrels, où l’on peut lire, à la manière de Plutarque, les « parallèles » des plus célèbres voleurs. L’été, de grands fauteuils de paille vous attendaient dans le jardin, avec un Whistler estival de toile blanche, le canotier sur l’oreille, et transperçant de ses traits les plus acérés ses confrères d’outre-Manche, tandis que Mallarmé, indulgent et silencieux, encore tout imprégné de rêverie et de musique, souriait à cette danse verbale autour du « poteau de supplice ».
Il le devait connaître à ses dépens ce « poteau », notre cher et doux Mallarmé. Mallarmé était venu poser chez Whistler pour le petit portrait lithographique qui figure en tête du volume intitulé : Vers et Prose. On était en hiver, et Mallarmé, debout, s’était adossé à la cheminée, tandis que Whistler prenait des croquis. Bientôt, l’ardeur du feu commença à incommoder Mallarmé ; mais, chaque fois qu’il faisait mine de bouger, Whistler, d’un geste impérieux, le retenait à sa place, si bien que, le croquis terminé, quand Mallarmé put enfin s’éloigner du foyer, il avait les mollets littéralement « grillés », mais cette « grillade » lui valut un petit chef-d’œuvre d’expression et de facture. Cette lithographie de Whistler est une des plus émouvantes images que nous ayons de Mallarmé et un souvenir de l’amitié tardive, mais ardente, si l’on peut dire, qui unit le peintre et le poète.
Mallarmé avait reporté beaucoup de son amitié de son admiration pour Manet sur sa belle-sœur, Mme Eugène Manet, en art Berthe Morizot. Le grand salon-atelier de la rue Villejust, avec ses beaux meubles Empire et ses toiles de maîtres, parmi lesquelle le Linge de Manet, était un des lieux où Mallarmé se plaisait le plus. Volontiers silencieuse, hautaine et énigmatique avec ses cheveux blancs, en sa froideur infiniment distinguée, Berthe Morizot était là femme la plus « intimidante » que j’aie connue ; mais cette extrême réserve se nuançait d’une grâce secrète et finissait par retenir. Mallarmé avait voulu que je connusse cette amie qui lui était si respectueusement chère. Et puis cela ne pourrait manquer de m’intéresser de rencontrer là Degas et Renoir. Je les y rencontrai assez souvent et même, le soir où Mallarmé, devant un public choisi, donna lecture de la conférence sur Villiers de l’Isle-Adam qu’il avait prononcée à Bruxelles, je me trouvai assis à côté de Degas, auditeur sans bienveillance. J’ai revu depuis Degas, à un dîner chez Forain, ou il fit enlever les fleurs qui ornaient la table, exigea du pain de ménage et se montra aussi grinchu qu’insupportable.
Plusieurs toiles, pastels, dessins de Manet représentent une jeune femme aux formes opulentes, au visage large, au nez court, aux yeux bleus que domine une frange de cheveux blonds. Cette belle et fraîche personne qui lui servit souvent de modèle et joua un certain rôle dans sa vie se nommait Méry Laurent. Lorsque je la connus, et bien avant que je la connusse, elle avait pour protecteur le dentiste américain Evans, et elle comptait des amitiés dans la littérature. François Coppée et Henry Becque fréquentaient chez elle. Mallarmé était le plus familier, le plus assidu, le plus attentif de ses amis. Chaque jour, il passait « chez Méry » ; il la comblait des plus ingénieuses gentillesses, des plus exquises prévenances, de menues gâteries, de petits vers, exprimant par ces charmantes et souriantes galanteries un sentiment profond, et voilant de madrigaux alambiqués une véritable adoration.
Ce fut, je crois bien, pour Méry Laurent, que Mallarmé fit les premiers de ces quatrains en vers octosyllabiques qu’il inscrivait sur l’enveloppe d’une lettre et où il excellait à faire tenir en quatre rimes le nom et l’adresse du destinataire. Ces lettres arrivaient toujours, prétendait Mallarmé, et étaient une preuve évidente du sens poétique des facteurs. Elles n’avaient point, d’ailleurs, à aller chercher très loin Méry Laurent. Cette Parisienne ne quittait guère Paris, où elle occupait, rue de Rome, un confortable appartement un peu trop encombré de bibelots ; mais, l’été venu, Méry Laurent abandonnait sa demeure de ville pour s’installer aux « Talus ». Ces « Talus » étaient une coquette et élégante villa, tout enguirlandée de glycine et de vigne vierge, située au numéro neuf du boulevard Lannes, et où Méry, à deux pas du Bois et auprès des fortifications, aimait à passer la belle saison.
A l’époque où je fus conduit par Mallarmé aux « Talus », Méry Laurent était encore une fort belle dame. Un peu forte et massive, elle avait de l’allure, avec sa chevelure dorée et son teint demeuré d’une magnifique carnation. Vêtue d’amples robes flottantes, de claires étoffes estivales, elle eût encore pu tenter le pinceau d’un peintre. J’ajoute qu’elle était de la plus agréable compagnie, gaie et simple avec beaucoup de bonne humeur et de sang-froid et aussi parfois un peu de brusquerie. Mallarmé s’amusait extrêmement de ses partis-pris de femme, de ses caprices, de ses entêtements. Sans être particulièrement lettrée elle était intelligente, très pratique, excellente maîtresse de maison. On dînait fort bien aux « Talus », en de fins dîners où le « protecteur » n’apparaissait pas, et où Mallarmé aimait à oublier, dans une atmosphère d’amicale admiration, les soucis de son existence.
Les visites aux « Talus » lui apportaient un délassement précieux. Quelquefois, délaissant l’étroit jardin fleuri ou le frais salon, on allait se promener sur les « fortifs » et s’asseoir sur leurs pentes de gazon, à moins qu’on ne préférât faire un tour au Bois. Ce fut à l’une de ces promenades que Mallarmé découvrit sur le lac un monsieur strictement vêtu de noir, qui, seul dans une barque, ramait gravement, le chef orné d’un luisant chapeau de haute forme, pour se simuler, disait Mallarmé, la cheminée d’un imaginaire bateau à vapeur et se conformer au progrès moderne. D’ailleurs, Mallarmé donnait de cette coiffure cylindrique, adoptée par le siècle, d’ingénieuses et plaisantes interprétations. Ce couvre-chef signifiait le pot de cette plante à l’envers qu’est l’homme. Que, la tête en bas, il s’y implante, et vous le verrez y dresser son tronc branchu de bras et y bifurquer la fourche des jambes. « Quand deux individus se rencontrent et se croisent, remarquait-il encore, leur instinct les ruerait l’un contre l’autre, sans le dérivatif merveilleux qui consiste à soulever son chapeau pour laisser s’échapper, comme de la fente d’un couvercle, les fumées de leur haine mutuelle. » Méry Laurent écoutait avec indulgence ces paradoxes, tandis que l’on reprenait le chemin des « Talus » et que Mallarmé saluait dans le tuyau d’arrosage allongeant ses anneaux sur la pelouse « tout ce qui nous reste du Serpent de la Genèse ».
Nous revenions généralement à pied des « Talus », Mallarmé et moi, en suivant l’avenue du Bois. Un soir, on y eût pu voir deux singuliers personnages, l’un petit, avec une barbe en pointe, l’autre grand, avec de longues moustaches tombantes, et chacun serrant sur son cœur un pigeon. Méry Laurent avait reçu en présent un
grand panier à claires-voies plein de-ces douces bêtes roucoulantes et avait tenu absolument à ce que nous en emportassions chacun une. Et nous avions obéi jusqu’au moment où, d’un commun accord, nous libérâmes nos prisonniers comme une offrande ailée au beau ciel nocturne où les étoiles étalaient déjà ce « coup de dés » que Mallarmé devait célébrer en un mystérieux poème, sorte d’indication elliptique et suprême de l’Œuvre irréalisable qu’il rêvait.
Par Valéry vers Mallarmé
Que le souvenir nous ramène donc aisément en arrière ! C’est le poète Paul Valéry qui, cette fois, m’accompagne dans ce retour vers le passé. Tandis que, il y a quelques semaines, j’inscrivais son nom sur le bulletin de vote qui le désignait pour ce Grand Prix de Littérature que la majorité de l’Académie décerna à M. François Porche, je revoyais le Valéry de nos années de jeunesse, le Valéry d’il y a trente ans bientôt, nouvellement arrivé à Paris, dont les premiers vers, parus dans la Conque, nous ravissaient, et qui, futur auteur de Charmes, nous charmait déjà par la merveilleuse vivacité et par la riche étendue de son esprit, par la souple universalité de son intelligence, par la brillante verve de sa causerie. Oui, ce Paul Valéry d’alors, je le revois à peu près tel dans celui qu’il est aujourd’hui. Les traits se sont creusés, la chevelure a grisonné, mais l’expression du visage est restée la même. C’est toujours le Valéry de jadis. Il me semble encore qu’il va entrer de son pas alerte, dans le salon de la rue Balzac où je l’ai rencontré bien souvent et où nous aimions à entendre résonner si fièrement et si cordialement l’amical accueil de José-Maria de Heredia, à moins que je ne le retrouve, dans mon souvenir, en cet illustre logis de la rue de Rome, auprès de notre cher Stéphane Mallarmé, dont il devait être le disciple le plus original et le plus logique.
En ces temps, en effet, où nous étions tous « mallarmistes », Paul Valéry l’était déjà d’une façon particulière. Les vastes et subtiles recherches spirituelles auxquelles il a mystérieusement consacré de longues et patientes années de travail méditatif le sollicitaient déjà. Une curiosité infinie et méticuleuse l’y entraînait. Valéry n’était pas seulement préoccupé de métaphysique et d’esthétique. La mathématique l’attirait. Je me souviens des chambres d’étudiant qu’il occupa à cette époque, l’une rue Gay-Lussac, l’autre dans cet hôtel de la rue de Beaune où avait logé Chateaubriand. Dans toutes deux était apendu au mur un tableau noir, souvent couvert de formules chiffrées et de figures géométriques. C’était au temps où Paul Valéry collaborait au Centaure et publiait Une soirée avec M. Teste. Sur la table où il écrivait était posé, compagnon de sa solitude et divertissement de ses yeux, un aquarium hanté d’un poisson rouge. Les évolutions somptueusement pourprées et royalement dorées du cyprin distrayaient le travailleur qui rêvait de célébrer cet hôte muet dans un poème qu’il aurait intitulé : Le Prince du Bocal. Je ne sais si M. Valéry a jamais donné suite à cette intention. Tous les poètes ont ainsi laissé des œuvres en projet et dont il ne nous reste guère qu’un plan où un titre. Hugo à son Quiquengrogne. Qu’est-il advenu, du Spirale de Flaubert, ou du Vieux de la Montagne de Villiers de l’Isle-Adam ? J’ai plus d’une fois entendu Stéphane Mallarmé parler de ce drame philosophique qu’il avait conçu dans sa jeunesse et dont le héros s’appelait Igitur d’Elbenon. Mais ce n’était pas seulement un Igitur d’Elbenon que Mallarmé en mourant laissait inachevé, c’était toute son œuvre, cette oeuvre qui avait été celle de sa vie et dont, rien n’a été conservé, si elle fût jamais autre chose qu’une prodigieuse rêverie et une magnifique chimère.
Ce fut dans les premiers jours du mois de septembre 1898 que la brusque nouvelle de la mort de Stéphane Mallarmé parvint à ses amis désolés. Le poète d’Hérodiade de était mort subitement, étouffé par un spasme de la gorge. Comme chaque années il avait quitté Paris pour passer l’été dans sa petite maison de Valvins, près de Fontainebleau. Pendant longtemps, cette maison avait été l’abri de ses vacances. Depuis peu, Mallarmé, délivré de sa besogne de professorat dont il supportait courageusement, mais impatiemment, la charge, comptait, cette année-là, prolonger jusqu’à l’hiver son séjour à Valvins et admirer la forêt dans toute la splendeur de son automne. Cette forêt était avec le fleuve le grand plaisir des villégiatures annuelles de Mallarmé. Il connaissait tous les sentiers de la noble sylve et tous les courants de l’onde fameuse. Il s’y confiait dans l’acajou de sa yole, soit à la rame, soit à la voile, cette voile dont la blancheur tendue représentait, ainsi qu’il le disait en souriant, « la feuille de papier sur quoi on écrit ». Dans cette solitude forestière et fluviale, Mallarmé se plaisait infiniment. Là seulement il pouvait rêver travailler à cette œuvre mystérieuse et secrète dont il ordonna aux siens, dans une nuit d’angoisse mortelle, de détruire les matériaux, hélas ! inutilisés …
Les circonstances soudaines de la mort de Stéphane Mallarmé étaient sues des amis que le train déposa en gare de Fontainebleau, le jour des obsèques. Tous ceux que l’été n’avait pas dispersés trop loin s’y étaient rendus. Je me souviens d’avoir fait, route avec José-Maria de Heredia et Paul Valéry. Mlle Moreno voyageait dans le même compartiment que nous. Sa voix harmonieusement grave eût été digne de dire les beaux vers du Toast funèbre, mais le train nous emporta silencieux dans une même pensée. De la gare, le long pont traversé, nous gagnâmes Valvins d’où nous suivîmes à pied le convoi, d’abord jusqu’à l’église de Samoreau, où eut lieu une brève et simple cérémonie, puis jusqu’au cimetière, où quelques paroles d’adieu furent prononcées. Il faisait beau ; le ciel était pur sur la douce campagne française, son lent fleuve, sa fière forêt.
Je retrouverais assez aisément, parmi les nombreuses lettres que je conserve de Stéphane Mallarmé, le billet par lequel il m’invitait à l’aller voir à Valvins, mais à quoi bon préciser la date et l’année de cette visite ? L’essentiel n’est-il pas que j’en aie retenu tous les détails ? Il s’agissait de passer à Valvins deux journées et d’y coucher une nuit. Une chambre paysanne m’attendait, et nous nous promènerions en forêt ou en Seine, à mon choix. Les jours de Pentecôte étaient propices à cette escapade, et je verrais les genêts en fleurs ! J’acceptai ; au jour dit j’étais à Valvins, et Mallarmé me faisait les honneurs de son logis rustique. Il était exigu, mais charmant, situé au bord de l’eau. Il consistait surtout en une vaste pièce dont l’ingéniosité du poète avait fait plusieurs chambres séparées par des étoffes tendues. Un étroit réduit servait de salle à manger et de cabinet de travail, Il avait pour principal ornement la délicate pendule de Saxe que Mallarmé a chantée dans son Frisson d’hiver, « qui retarde et sonne treize heures parmi ses fleurs et ses dieux » ; mais, le repas pris, nous nous hâtâmes d’aller au-devant d’Elémir Bourges, qui venait de Samois et avait annoncé sa visite.
Ce fut donc au milieu du pont de Valvins, si ma mémoire est bonne, que je fis la connaissance de M. Elémir Bourges. En ce temps-là, M. Elémir Bourges portait de longs cheveux et un gilet de velours écarlate, fermé par de multiples petits boutons. Il tenait à la main un gros bouquet de fleurs pour « ces dames ». Ces « dames », c’étaient la femme et la fille du poète, la délicieuse, fine et spirituelle Mlle Geneviève, celle que son père appelait « Vève ». D’une main ferme et habile, elle conduirait le poney qui, attelé à une charrette anglaise, nous promènerait demain, longuement, en forêt. Aujourd’hui, l’heure était trop avancée, et puis Elémir Bourges était là ! Ah ! le beau plaisir que d’entendre converser un Mallarmé et un Bourges. Bourges avec sa prodigieuse érudition et sa forte pensée, Mallarmé avec sa grâce mystérieuse et sa miraculeuse ingéniosité. Ah ! le beau souvenir que ces heures où l’amitié se mêlait à l’admiration et où deux grands artistes échangeaient des propos, choisis par un beau jour de printemps, en face des arbres et de l’eau et pour la joie respectueuse d’un auditeur juvénilement ébloui !
Le lendemain, ce ne fut pas sans m’avoir montré la « yole » dans le garage où elle reposait à sec, comme un charmant bibelot fluvial en son acajou élégamment verni, que Mallarmé me fit monter dans la légère voiture qui devait nous permettre notre course forestière, au trot vif de son petit Cheval dont les oreilles étaient enfermées dans des cornets d’andrinople rouge pour les préserver des mouches. Cheval et voiture étaient d’ailleurs soigneusement tenus. Mallarmé avait des goûts fort simples, mais que relevait celui de la perfection. Il aimait que les objets dont il se servait eussent un caractère de distinction matérielle. Il était sensible à leur rareté et veillait à ce que les plus humbles atteignissent le degré d’élégance dont ils étaient capables. Ce même soin se retrouvait dans ses moindres propos, sa phrase parlée était toujours d’une admirable et limpide précision, d’un fini précieux sans que jamais le vînt gâter aucune recherche affectée.
Certes elle était, bien belle cette forêt de Fontainebleau, aux nobles futaies, aux épais taillis, aux majestueuses voûtes de verdure, aux sites sauvages, aux gorges pittoresques, aux rochers fameux, cette forêt aux clairières lumineuses et aux couloirs d’ombre, cette forêt toute fleurie de genêts d’or, et que le petit cheval aux oreilles d’andrinople trottait donc gaîment sur ses routes sonores ! Que Mlle Geneviève était donc gracieuse, les rênes en ses mains fermes et avec quelle charmante tendresse son regard se tournait vers son père ! Comme elle écoutait ses paroles admirées ! Comme elle souriait à ce qu’elles savaient montrer d’amusante fantaisie, de gaîté malicieuse, car Mallarmé nuançait délicieusement sa conversation et la savait rendre infiniment plaisante, la pousser jusqu’au rire ! Ah ! oui, elle était belle cette profonde et vaste forêt, mais le souvenir qui m’en est resté est moins celui de ses splendeurs végétales que l’impression de l’enchantement d’une journée entière passée avec le cher enchanteur de ma jeunesse, avec l’homme unique que fut, pour ceux qui l’ont connu et aimé, le maître de Valvins.
De ceux-là, beaucoup ont déjà disparu, et comme je regrette qu’aucun d’eux n’ait pris le soin de noter, sinon le texte même, du moins une esquisse approximative des « propos » de Stéphane Mallarmé — et ne nous ait conservé l’écho des causeries intimes qui faisaient l’attrait des soirées du mardi de la rue de Rome ! Il est vrai que cette réputation de causeur agaçait un peu Mallarmé, de même que son renom de poète « abscons ». « Pourquoi explique-t-il mes vers ? disait-il en souriant d’un de ses amis ; cela tendrait à faire croire qu’ils sont obscurs. » Obscurs ou non, les vers de Mallarmé n’en jouissent pas moins aujourd’hui d’une vivante faveur. Vingt-cinq ans après la mort du poète, ils sont dans toutes les mémoires et exercent sur une part de la production poétique actuelle une indéniable influence.
Cet anniversaire, qui va marquer le quart de siècle écoulé depuis le jour où nous allâmes à Valvins dire un dernier adieu au poète et à l’ami, a paru propice pour constituer une petite société de commémoration mallarméenne. Elle groupe, autour des noms des « mardistes » de jadis, les admirateurs de Mallarmé. Par leurs soins, un médaillon sera bientôt apposé sur la maison de Valvins. J’ai profité de ce prétexte pour rassembler ici quelques souvenirs sur cet homme singulier et délicieux. Peut-être tenterai-je par la suite de l’accompagner encore en quelque promenade et chez quelques-uns des amis d’autrefois, qui eussent certes figuré parmi les membres de notre société, si, eux-mêmes n’étaient du nombre de ceux dont le poète dit dans un vers célèbre :
Tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change,
Souvenirs Wagnériens
Dans, un très intéressant article, M. Jacques Blanche, à propos des représentations à l’Opéra du Parsifal de Richard Wagner, nous a fourni de fort curieux détails sur l’état d’esprit qui accueillit jadis la révélation du chef-d’œuvre que le théâtre de Bayreuth montait pour la première fois.
M. J.-E. Blanche, dans les pages auxquelles je fais allusion, a noté fort exactement et fort subtilement comment se répandit dans le public, et plus particulièrement parmi la jeunesse lettrée et artiste, le culte de Wagner, et il a tracé de justes et amusants croquis des petites chapelles où s’exerçait avec ferveur la dévotion, des adeptes peu nombreux encore du wagnérisme.
Cette atmosphère d’attente émue et d’admiration frémissante, où se mêlait comme le mystère d’une initiation, est très bien rendue par M. Blanche, qui en a respiré les parfums enivrants et a conservé les souvenirs les plus pittoresques et les plus précis de la fréquentation de ces milieux où se rencontraient, dans une exaltation réciproque et contagieuse, les pèlerins revenus de Bayreuth et les néophytes qui brûlaient de gravir à leur tour les pentes de la Montagne Sacrée…
De ces petites sociétés wagnériennes, M. Blanche nous en a décrit deux des plus typiques, l’une qui se groupait autour du juge d’instruction mélomane Lascoux, l’autre qui évoluait autour du gilet amarante, brodé de cygnes et de graals, de M. Edouard Dujardin, fondateur de la Revue Wagnérienne et, peu après, de la Revue
Indépendante.
Si je n’ai rien à ajouter à la silhouette du juge Lascoux, que je n’ai pu qu’entrevoir, j’aurais bien des traits à apporter au piquant portrait que nous fait M. Blanche, de M. Edouard Dujardin, en sa boutique, d’artistique mémoire, de la Chaussée d’Antin, de M. Edouard Dujardin, wagnérien convaincu, éditeur de revues, poète et auteur dramatique, et une des plus curieuses figures de la génération symboliste. Mais cela nous entraînerait trop loin et hors du sujet qui nous occupe et auquel nous a conduit l’article de M. Jacques Blanche, que je ne songe qu’à compléter sur un point, en attendant que M. Blanche le fasse un jour lui-même, car son article me paraît bien n’être qu’un chapitre détaché des mémoires du peintre devant qui défilèrent la plupart des physionomies contemporaines notoires et dont la plume sera aussi habile à les fixer que le pinceau. Mêlé de très près au mouvement artistique, littéraire et musical de ces trente dernières années, M. Blanche ne manquera pas de nous en tracer le tableau, comme il vient d’esquisser celui du wagnérisme de 1885, à propos duquel il me semble cependant avoir négligé deux des milieux wagnériens qui eurent leur importance et dont je me permettrai d’indiquer brièvement les caractères différents.
Lorsque je fus introduit chez Stéphane Mallarmé, c’est-à-dire en 1886, et durant les années qui suivirent où je fréquentai assidûment ce qu’on appellera sans doute un jour, dans l’histoire littéraire, le cénacle de la rue de Rome, Wagner et le wagnérisme y étaient un des sujets les plus habituels de la conversation. J’ai bien souvent, donc, entendu Stéphane Mallarmé exprimer son sentiment sur l’œuvre de Wagner et en définir la nature et la portée. Cette œuvre, Mallarmé ne la connaissait, d’ailleurs, que très fragmentairement, assez cependant pour en avoir pénétré l’esprit. Moins heureux que ses amis Villiers de l’Isle-Adam et Catulle Mendès, il n’avait pas accompli le pèlerinage d’outre-Rhin, mais les échos qu’il avait recueillis de l’œuvre de Wagner avaient suffi à renseigner sa perspicacité attentive. Ces échos lui étaient venus de lectures et d’auditions de concert et aussi des récits enthousiastes de Villiers et de Mendès, qui lui avaient conté les prestiges du magicien de Bayreuth. Mallarmé avait été sensible à cette magie, sans être pourtant de ceux qui étaient allés boire à la conviviale fontaine, goûter les eaux miraculeuses de la source enchantée.
Tout en étant demeuré sur la rivé du grand fleuve musical, Stéphane Mallarmé n’en avait pas moins rendu hommage au génie de Wagner. Cet hommage est contenu dans deux numéros de la Revue Wagnérienne et consiste en un sonnet et en une sorte de poème en prose intitulé : « Rêverie d’un poète français ». Les deux morceaux sont d’une étrange et sibylline beauté, mais ce qui les rend particulièrement intéressants, c’est que, tout en y saluant l’avènement triomphal de l’art nouveau, le poète s’incline plutôt devant le fait magnifique que cet art représente, qu’il ne plie le genou devant sa suprématie.
Cette réserve si significative de Mallarmé, en ces années de fanatisme wagnérien, avait sa raison d’être dans le jugement qu’il portait, au fond de lui-même, sur l’œuvre du grand musicien et procédait, d’un point de vue alors très originalement exceptionnel. Acceptant, pour ainsi dire, de confiance, le génie musical de Wagner et en reconnaissant sans conteste la maîtrise, Mallarmé, incompétent au point de vue technique, s’attribuait droit de discussion et de protestation contre l’ensemble de l’esthétique wagnérienne. Là, le poète apportait sa restriction.
En effet, la formidable mainmise opérée par Wagner, à l’avantage du Drame, sur tous les moyens de beauté, la confiscation de la Plastique et de la Poésie au profit de la Musique, apparaissait au poète esthéticien qu’était Mallarmé comme une usurpation magnifique, mais qu’il ne pouvait se résoudre à considérer comme définitive et absolue. Certes, il constatait avec respect le miracle temporaire, mais non sans rêver, à part soi, à des reprises futures où la Poésie, dégagée de la subordination à laquelle Wagner l’avait réduite, retrouverait sa place prépondérante et, s’assimilant à son tour la Musique, momentanément victorieuse, redeviendrait la souveraine expression de la pensée.
Ce vœu secret du poète, devant l’orgueilleuse Synthèse accomplie par Wagner, Mallarmé l’exposait avec la plus subtile, éloquence aux auditeurs de sa parole, et c’était un des thèmes favoris de sa conversation. Dans le petit salon de la rue de Rome, à la douce lueur de la lampe familiale, que de fois nous avons écouté Mallarmé tenir tête au wagnérisme et revendiquer pour la Poésie son droit éternel de tenter à son profit le prodige inverse de celui qu’avait réalisé par la puissance de son génie le créateur du Drame musical !
Un autre salon qui, à la même époque, offrit un des centres les plus fervents de la dévotion wagnériste fut celui auquel présidait, avec le double prestige d’un beau talent et d’un nom illustre dans les lettres, Mme Judith Gautier.
Judith Gautier fut, en effet, une wagnérienne de la première heure et elle demeura toujours fidèle à la mémoire du maître. Wagnérienne, d’ailleurs, ne l’était-elle pas de tradition ? Lorsque le public parisien de 1861, avec une incompréhension presque unanime, siffla le Tannhaüser, Théophile Gautier n’avait-il pas été, avec Baudelaire, un des seuls à rendre justice à l’œuvre si injustement décriée ?
Ce noble souvenir faisait à Judith Gautier une introduction naturelle auprès de Richard Wagner. Aussi, dès qu’elle se trouva en présence du grand compositeur qu’elle était allée visiter dans sa retraite de Triebchen, en Suisse, celui-ci reconnut-il en elle un être de la race héroïque et dévouée des Brunehilde et des Kundry. De cette première rencontre et de celles qui suivirent, Mme Gautier a conté délicieusement les péripéties pittoresques et émouvantes en son beau livre : Le Collier des Jours. Auditrice assidue de Bayreuth, garnie personnelle de Wagner, familière avec l’œuvre du maître, Mme Gautier possédait, pour servir sa cause, des armes merveilleuses. La lance de Parsifal brillait dans sa main et elle la rompit plus d’une fois au cours du bon combat.
Porteuse du feu sacré, Judith Gautier était comme la prêtresse du Dieu et en rendait témoignage devant nous. Non seulement elle avait contemplé son visage et écouté sa parole, mais elle avait mérité sa confiance et il lui mandait les missions les plus amicales. N’était-ce pas elle qui était chargée de lui acheter sa provision d’essence de rose et de faire parvenir à Bayreuth le précieux flacon ?
Ce parfum wagnérien, nous le cherchions dans l’appartement de Judith Gautier. Logis d’artiste, plein de souvenirs. N’était-ce pas Théophile Gautier qui avait dessiné les arabesques turques des vitraux posés aux fenêtres ? N’était-ce pas son ombre romantique que nous venions de déranger en entrant ? Mais, à côté de l’ombre paternelle, une autre présence hantait le logis : celle de Wagner. Judith Gautier en possédait mille reliques. L’album de photographies contenait maints portraits du maître, l’album d’autographes s’enorgueillissait de portées de sa main, un large coffret recélait d’admirables lettres…
Ces reliques, Judith Gautier les commentait. Elle savait évoquer la géniale figure et l’animer des anecdotes les plus curieuses et les plus vivantes. Elle nous introduisait dans l’intimité du temps où la conduisaient ses souvenirs. Plus tard, Mme Gautier devait écrire ces récits et nous les avons lus avec joie, mais quel charme mystérieux ils avaient alors, lorsque, Mme Judith les contait de sa belle voix grave tout en caressant la chair nue de sa chienne japonaise Mousmé ou en passant ses doigts fins dans la noire fourrure de son chat Satan !
Ce n’était pas seulement par les propos de son éloquente causerie que Judith Gautier rendait hommage à Wagner, Par deux fois, elle nous convia à de véritables fêtes en son honneur. Mme Gautier, qui a tous les dons, n’est pas seulement l’écrivain au style brillant et pur que nous admirons, le poète et le romancier que l’on sait, elle est aussi un sculpteur plein de fantaisie et de talent, et ce talent, elle le mit au service de la « cause ». Par deux fois donc, avec une habileté prodigieuse, se faisant en même temps architecte, décorateur, machiniste, elle organisa des représentations wagnériennes qui transformaient son logis en un minuscule Bayreuth. Sur un théâtre admirablement outillé, des marionnettes épiques et naïves, façonnées, habillées, mues par ses mains, incarnèrent en leur sublime petitesse l’âme des héros, de Wagner. Grâce à elle, nous vîmes, en deux soirées mémorables, Siegmund arracher de l’arbre le glaive magique et Parsifal saisir sa lance sacrée. Soirées inoubliables de foi sincère et d’enthousiaste exaltation, et dont il m’a paru naturel d’évoquer le souvenir. Il m’est revenu en lisant l’article récent de M. Jacques Blanche, et il m’a semblé qu’il était juste de mentionner, parmi les milieux wagnériens d’il y a vingt-cinq ans, celui-là où non seulement l’œuvre de Wagner était admirée, mais où se manifestait, pour ainsi dire, la présence réelle du Maître.
Devant Stamboul
Personne n’a pu lire sans émotion l’éloquent et magnifique appel à la pitié lancé par Pierre Loti en faveur de la Turquie agonisante et nul non plus n’a dû s’étonner qu’allassent vers elle les sympathies attristées de l’illustre auteur d’Aziyadé et de Fantôme d’Orient. Ces sympathies, Pierre Loti ne les a jamais dissimulées, bien au contraire, il les a maintes fois exprimées avec une éloquence communicative et convaincue. Elles datent de loin, et Loti n’a jamais cessé de les manifester. Il les a dites en ses livres de voyages au Maroc, en Egypte, en Arabie, en Perse, en Galilée. Partout où règne le Croissant, Loti a ressenti la même impression d’apaisement. Mille affinités morales semblent le rattacher à l’Islam. Les mosquées n’ont, pas de visiteur plus respectueux que lui. Volontiers, il ferait les ablutions prescrites aux vasques sacrées ; volontiers, il se prosternerait devant le Mihrab, les regards tournés vers La Mecque.
Pierre Loti a donné d’autres preuves encore de sa prédilection pour l’Orient musulman. M. Loti l’a introduit à son foyer. On sait que dans sa maison familiale de Rochefort de superbes faïences, rapportées, je crois, de Damas, lui ont servi à reconstituer un intérieur de mosquée. Là, vêtu à l’orientale, roulant entre ses doigts les grains du chapelet d’ambre, il aime à se souvenir des belles et douces heures passées au pays des minarets, à écouter le murmure des fontaines et à suivre l’ombre mobile des cyprès. Et c’est aussi pour attester ce même sentiment qu’il a voulu, au frontispice de son beau roman les Désenchantées, être représenté coiffé du fez turc.
Car c’est à la Turquie surtout que Pierre Loti est demeuré fidèle dans ses souvenirs, et c’est Constantinople, ou, pour mieux dire, Stamboul, qui tient dans son œuvre la place la plus importante. Par trois fois, il nous a menés sur le Bosphore avec Aziyadé, Fantôme d’Orient et les Désenchantées. Loti est, des écrivains occidentaux, celui qui a le mieux compris l’âme turque, et, de cette connaissance, il a gardé pour la Turquie une sympathie profonde et militante. Nul, comme lui, n’a su rendre le charme grave, gracieux, mélancolique et superbe de ce Stamboul où il a vécu son plus ardent et son plus beau rêve de jeunesse et vers lequel le ramène, à l’heure du désastre, un noble et généreux souci de reconnaissance et de justice.
Un heureux hasard a fait que c’est à Constantinople que j’ai eu l’honneur de rencontrer pour la première fois mon illustre confrère Pierre Loti. Depuis de longues, années, j’admirais profondément le célèbre écrivain, et j’étais un lecteur passionné de son œuvre. Je l’avais suivi de page en page partout où il avait voulu nous conduire, et, dès l’abord, j’avais été conquis par ce merveilleux évocateur du monde qu’est le grand poète de Fantôme d’Orient. Car, il faut le dire et le redire, Loti est un poète, et des plus intenses, des plus suggestifs, des plus sensibles que nous ayons. J’ai entendu souvent José-Maria de Heredia lui reconnaître un don souverain d’évocation poétique. L’auteur des Trophées admirait sincèrement Pierre Loti ; aussi lorsque, il y a quelques années, je lui annonçai que j’allais partir pour Constantinople, ses premières paroles furent :
- -il faut que vous alliez voir, là-bas, Loti, qui commande le stationnaire français. Vous le saluerez de ma part et vous lui direz que nous attendons de lui un nouveau chef-d’œuvre. Qu’il nous donne une sœur d’Aziyadé.
Et ce fut muni d’une lettre d’introduction de José-Maria de Heredia que je m’embarquai pour Stamboul.
C’était au mois de mai 1904. Le yacht Velléda appartenant au regretté duc Decazes, devait nous promener à travers la Méditerranée. Le voyage comportait une escale à Constantinople. Il fut délicieux, et j’en garde le souvenir reconnaissant à l’ami bon et charmant qui fut pendant six semaines notre hôte nautique. C’est à lui que je dois ce premier contact avec l’Orient qui m’a laissé dans l’esprit des impressions ineffaçables, parmi lesquelles une des plus fortes est certainement l’arrivée à Constantinople.
Elle a été décrite mille fois, cette arrivée, mais elle est particulièrement émouvante pour tous ceux qui conservent encore dans l’âme un peu de romantisme. Quand, à vingt ans, on a lu avec enthousiasme Lamartine et Hugo, Gérard de Nerval et Théophile Gautier, on éprouve un singulier émoi à voir s’élever au-dessus de la mer les vieilles murailles de Byzance et se dresser dans le ciel la coupole et les minarets de Sainte-Sophie, à voir s’allonger dans les flots la pointe du Sérail et s’ouvrir devant vous la Corne d’Or. Tout cela, je l’éprouvai vivement, et la blanche Velléda qui nous portait me parut vraiment, ce jour-là, un navire enchanté.
Je dirai même qu’il me sembla un peu sorcier, car lorsqu’il eut jeté l’ancre, en face de Péra, devant l’arsenal de Top-Hané, je m’aperçus que le navire le plus voisin de notre ancrage était justement le stationnaire français le Vautour. Décidément, le hasard faisait bien les choses, et je n’aurais pas à faire porter loin la lettre qui m’accréditait auprès du commandant Julien Viaud comme admirateur de Pierre Loti.
Ce fut dès le lendemain de notre arrivée que j’envoyai à bord du Vautour le billet d’introduction que je possédais. La réponse ne se fit pas attendre. Le commandant me faisait savoir qu’il attendait ma visite, et, quelques instants après, le canot de la Velléda me déposait à l’échelle du Vautour. Je ne la gravis pas sans quelque trouble, mais je n’eus guère le temps de m’attarder à cette impression. Un magnifique serviteur turc, vêtu de rouge et galonné d’or, me précédait et, soulevant une portière, la laissait retomber derrière moi. J’étais en présence de Pierre Loti qui venait à moi, me tendait la main et m’engageait à m’asseoir.
J’avoue que les premiers moments de cette première visite ne furent pas sans quelque embarras. L’accueil de Pierre Loti est courtois et charmant, mais il a de la réserve et de la distance. Il y a en Loti un mélange de dignité et de retenue qui, au premier abord, ne laisse pas de déconcerter. Et puis son attitude même a quelque chose d’assez intimidant. Il se tient volontiers immobile et parle peu. Heureusement que l’on est rassuré par le timbre et l’inflexion de la voix et par l’obligeance des propos. Je m’en aperçus assez vite. D’ailleurs, l’offre d’une cigarette vint aider à dissiper ma gêne et bientôt je m’enhardis jusqu’à examiner l’endroit où je me trouvais.
Le salon de Pierre Loti sur le Vautour était situé à l’arrière du bâtiment. Par l’une des ouvertures qui l’éclairait, on voyait luire l’acier d’un canon. A la paroi étaient disposées des étoffes. Sur une table reposait un vaste buvard incrusté de cabochons. Çà et là, des armes orientales, des bibelots. Dans un coin, un piano droit. L’air était imprégné d’une fine odeur d’encens et d’essence de rose à laquelle se mêlait le parfum léger du tabac. A travers la fumée, je distinguai aussi un cadre où étaient fixées comme de brillants papillons de gloire, les nombreuses décorations du marin et de l’académicien. En pendant à ce cadre, le moulage en plâtre d’une stèle funéraire, comme on en voit aux cimetières de Scutari ou d’Eyoub. Je sus plus tard que ce moulage était celui de la stèle d’Aziyadé…
Cette première rencontre fut suivie de plusieurs autres durant notre séjour à Constantinople. De bord à bord, des relations charmantes s’établirent. Pierre Loti a horreur des curieux et des importuns, mais il sait être le plus avenant des hôtes. Notre voisinage lui inspira assez de confiance pour qu’il voulût bien nous proposer quelques promenades. Je me souviens qu’un soir nous allâmes avec lui voir danser une danseuse arménienne. Elle était belle et avait de beaux yeux d’Orient. Ce soir-là, Pierre Loti, au retour, nous parla avec une émotion et une grâce voilée de cette Turquie qu’il aimait si passionnément, si profondément, si mélancoliquement ! J’entends encore sa voix, un peu basse et comme mystérieuse et confidentielle…
Ce fut notre dernier entretien. Nous nous quittâmes devant l’arsenal de Top-Hané. Une sentinelle gardait de vieux canons rouilles. La nuit était étincelante d’étoiles. On apercevait sur le Bosphore les fanaux des navires à l’ancre et, au-delà, les lointaines lumières de la côte d’Asie, de cette Asie sur laquelle refluent, chassées par la guerre, les misérables populations musulmanes de la Thrace, de cette Asie dans laquelle va rentrer bientôt le peuple, jadis guerrier et victorieux, qui, il y a quatre siècles, substitua le Croissant à la Croix sur le dôme de Sainte-Sophie et qui, sur les ruines de Byzance, édifia ce Stamboul dont Pierre Loti aura été le dernier peintre et le dernier poète.
Propos tardifs
Il y a certaines œuvres littéraires qui portent en elles une telle certitude de durée que, presque du vivant même de leurs auteurs, elles revêtent un caractère éternel. Ainsi, les Stances de Jean Moréas eurent cette glorieuse fortune. Fameuses dès leur apparition, elles sont demeurées célèbres et les dis années écoulées depuis la mort du poète qui les composa les a confirmées en leur renom de beauté. Elles sont tenues pour un des plus parfaits ouvrages de la poésie contemporaine.
Il suffit, pour s’en rendre compte, de se reporter aux nombreux articles par lesquels la Presse a salué ce dixième anniversaire. De toutes parts, les admirateurs de Moréas s’unirent pour commémorer son œuvre et sa vie. On formula des jugements ; on évoqua des souvenirs. La Revue Critique des Idées et des Livres et la Minerve française convièrent les poètes à rendre hommage à ce poète qui nous avait apporté de sa Grèce natale le chant harmonieux et noblement cadencé de ses Stances mélodieuses. Et, pour prolonger cet hommage, cette même Revue Critique ne vient-elle pas d’annoncer la formation d’un groupement d’écrivains, réunis en un même sentiment d’admiration, et dont l’association amicale s’efforcera de favoriser toutes les initiatives « capables de servir ensemble une grande mémoire et le renom des lettres et de l’esprit français ».
Ce Souvenir de Moréas, dont j’ai l’honneur de partager la présidence avec Maurice Barrès, n’est pas seulement un témoignage de reconnaissance pour la beauté intrinsèque de l’œuvre du poète, mais aussi une preuve de l’importance de cette œuvre dans l’orientation de la poésie contemporaine et de l’action qu’elle exerça. Nous nous en rendons mieux compte maintenant qu’un recul suffisant nous permet d’en discerner les effets. La place tenue par Moréas dans le mouvement poétique de son temps nous apparaît plus nettement. Nous en distinguons mieux le caractère régulateur, le caractère en quelque sorte à la Malherbe.
Mais si « Malherbe vint » ainsi que le chantait le bon Boileau, on peut dire que Moréas « revint », et c’est ce retour qui constitue son rôle particulier. En effet, au moment où il débutait dans les lettres, vers 1885, avec son recueil les Syrtes, le mouvement littéraire qui constitua successivement l’Ecole décadente, puis l’Ecole symboliste, s’esquissait, et Moréas prit une part active à sa formation et à son développement. Du décadentisme et du symbolisme, il pratiqua, toujours avec talent, mais souvent avec excès, les singularités et les bizarreries. Les Syrtes, aussi bien que les Cantilènes, qui leur succédèrent, portent les caractères du temps où elles furent composées. C’était l’époque où nous étaient révélées les prodigieuses Illuminations de Rimbaud, où Jules Laforgue publiait ses Complaintes et son Imitation de Notre-Dame la Lune, où Gustave Kahn donnait ses Palais Nomades, où René Ghil, dans son Geste Ingénu, inaugurait l’instrumentation verbale et préconisait l’audition colorée, époque de recherches audacieuses et de tentatives hasardées à travers lesquelles s’élaborait, encore confus, mais très vivant, un renouveau poétique, riche en possibilités et en promesses et d’où devraient se dégager peu à peu certaines œuvres durables qui, tout en utilisant les nouveautés acquises, leur donneraient un emploi judicieux et une forme viable.
De cette nécessité, et c’est là un des mérites dont il faut lui être reconnaissant, Moréas eut conscience un des premiers. En cela, ses hérédités athéniennes le servirent. Chez Moréas, un classique survivait sous le décadent et le symboliste. Il sentait qu’une littérature, une poésie sans ordre, sans mesure, sans tradition, est incapable de faire succéder aux recherches et aux tentatives des œuvres de durée et de perfection. Aussi éprouva-t-il, d’abord instinctivement, un désir de réaction, et cette réaction, il en trouva les éléments dans l’archaïsme un peu factice qui caractérisa cette Ecole romane dont il fut le fondateur et le chef et où son talent risqua un moment de se dessécher en des formules poétiques volontairement rétrogrades. A cette discipline trop étroite nous dûmes, après le Pèlerin passionné, Eryphile et les Sylphes et ce fut d’elle, purifiée de ses artifices et débarrassée de ses excès, que naquirent, en leur simplicité et leur beauté classique, les admirables Stances. A ces diverses transformations, Moréas avait éliminé de son talent toutes les contaminations romantiques et symbolistes de ses débuts. Il s’était imposé l’ordre, la mesure, et il apportait à la poésie française un chant d’une harmonie toute hellénique et une architecture poétique d’une sage et haute noblesse. Les Stances n’étaient pas seulement une œuvre personnelle d’incomparable talent, mais encore le magnifique indice d’une réaction nécessaire et féconde en applications diverses, un appel à ce sens classique qui est une qualité foncière du génie français.
Ce bon poète fut un homme singulier. Tel je l’ai connu, presque à l’époque de ses débuts, au moment où il venait de publier les Syrtes, tel, pendant vingt-cinq ans, je l’ai rencontré et fréquente, tel je l’ai vu pour la dernière fois, quelques mois avant sa mort, tel il a toujours été. Ses cheveux, jadis d’un noir de corbeau, avaient grisonné, et sa forte moustache aux pointes dressées. Son visage jadis maigre et busqué s’était alourdi et empâté mais le monocle demeurait vissé à l’œil, le geste impérieux et la voix sonore et martelée. Moréas était toujours Moréas. La vie avait pu le changer, mais il n’avait rien changé à sa vie. Il avait adopté, une fois pour toutes, une façon de vivre et s’y tenait avec une constance immuable et une inébranlable ténacité.
Cette vie de Jean Moréas, on l’a racontée et, redite. Elle a eu ses historiographes et ses anecdotiers. On a raconté l’existence solitaire et nocturne de cet étrange Athénien de Paris, qui avait limité ses besoins et ne demandait comme prix à sa stoïque pauvreté que le droit au loisir. On nous a montré Moréas, après ses longues stations quotidiennes dans les cafés de la Rive gauche, regagnant à l’aube son lointain logis où ne l’attendaient que le papier, l’encre et les livres. On nous a rapporté ses aphorismes et ses mots laconiques qui tous concernaient quelque point de littérature, d’art ou plus spécialement de poésie.
Car la poésie fut véritablement l’unique et souveraine occupation de ce poète. Elle remplaçait pour lui tout ce à quoi il avait renoncé pour elle. Pour elle, il avait quitté sa Grèce natale et abandonné sa langue maternelle. Il s’était dépaysé afin d’être plus entièrement et plus librement asservi à la merveilleuse tyrannie des rythmes et des mètres. Il ne négligea rien pour y acquérir une maîtrise à laquelle le prédisposait un sens raffiné des sonorités et des valeurs verbales. Moréas, en effet, était plus curieux des mots que des idées. Les siennes se réduisaient à celles qui se prêtaient le mieux à l’expression poétique. Ses Stances ne formulent guère en leur harmonie que des sentiments très simples et très généraux, soutenus d’images justes et naturelles, et leur perfection réside en leur brièveté si pleine et si exacte, en un accord toujours rigoureux entre la pensée et la forme.
Hors la poésie, où il était d’une érudition des plus étendues, rien ne semblait intéresser Moréas, ni la politique, ni la sociologie, ni le reste. Tout cela constituait pour lui ce qu’il appelait des « bourdes ». La gloire, cependant, ne lui était pas indifférente. Il avait de la sienne un sentiment à la fois naïf et assuré, une certitude qui lui interdisait tout sentiment d’envie ou de malveillance en ses jugements qui, pourtant, d’ordinaire, ne manquaient pas de sévérité, car il se faisait de la poésie une idée très haute ; aussi avait-il jugé que, pour mériter la chance de survivre, il valait bien la peine de réduire sa vie au seul souci de la Beauté.
Gens d’Auteuil
La disparition d’un écrivain célèbre est suivie ordinairement d’une période de silence qui ressemble parfois à de l’oubli. Le public délaisse son œuvre, et son nom cesse presque d’être prononcé. Il arrive que ce silence et cet oubli ◀deviennent▶ définitifs et il y a des mémoires littéraires qui s’effacent à jamais. Certains auteurs ne sont pas seulement supprimés de la liste des vivants, ils sont, pourrait-on dire, rayés de la liste des morts. Tous, cependant, même ceux qui doivent revivre et survivre, sont exposés à cette éclipse momentanée ; or quelques-uns ne s’y résignent pas volontiers et cherchent à se prémunir contre cette loi générale, mais pénible. Ne voyons-nous pas un Hugo se préparer d’avance à la combattre en accumulant dans ses tiroirs le formidable et magnifique amas de ses œuvres posthumes dont l’apparition devait, d’année en année, attirer l’attention sur son génie et réveiller les échos de sa gloire ? N’est-ce pas dans le même but qu’un Edmond de Goncourt fonde son Académie des Dix, destinée à entretenir autour de la renommée des deux frères une vigilance de souvenir qui lui permît d’attendre le retour à l’actualité que devait lui procurer, un jour, la publication intégrale et scabreuse du fameux Journal.
Je me suis amusé à feuilleter les derniers volumes parus de ce précieux et redoutable recueil d’impressions, de portraits, d’anecdotes et de potins, dont nous n’avons encore qu’un texte expurgé et incomplet et ce que j’ai pu y constater, en dehors de l’intérêt très réel qu’il présente, c’est que la plupart des personnages, dont il est question dans ces notes ne sont plus. Vingt années ont fait de nombreux vides parmi les noms cités dans l’index. Que de disparus et que d’oubliés, même à ne les prendre que parmi les familiers du Grenier ! Daudet, Zola, Maupassant, Huysmans, et que d’autres encore et Bonnetain, et Margueritte et Robert de Bonnières et Jean Lorrain, ce Lorrain exubérant et passionné, confus et perspicace, spirituel et informé, curieux de toutes les bizarreries de l’art et des moeurs.
Spectateur à la fois ironique et crédule de la vie de Paris, assidu aux Musées comme aux bouis-bouis, merveilleusement au fait du dernier engouement et du dernier scandale, des anecdotes du Boulevard et des ragots de la Riviera, indiscret comme un reporter et imaginatif comme un poète, Jean Lorrain, sigisbée des Princesses de légende et des Reines de théâtre, signait de son nom des contes et des romans ingénieux et paroxystes, de beaux vers parnassiens aux couleurs symbolistes et, du pseudonyme de Raitif de la Bretonne, ses Pall-Mall Semaine où il se montrait chroniqueur plein de sève et de hardiesse. Lorrain, en outre, était un causeur des plus amusants par ses histoires fantastiques, ses racontars pittoresques, son bagout coloré et éloquent, ses enthousiasmes, ses haines, et comme il divertissait Goncourt qu’il venait visiter, en voisin, au boulevard Montmorency, de la rue d’Auteuil où il habitait !
Je viens de recevoir de Jean Lorrain un volume posthume et inédit intitulé Voyages. C’est un recueil d’impressions, de notes, débris de chroniques inutilisées, fragments de lettres utilisées, un recueil composite, mais qui dégage cette sensibilité toujours vibrante, cette acuité de sensation dont était fait le talent de ce bel écrivain dont la renommée traverse cette période de silence et d’éclipse que je signalais tout à l’heure, mais qui reprendra un jour, je n’en doute pas, la place qu’il mérite. Certains livres de Lorrain, ne fût-ce que son étonnant M. de Bougrelon me semblent assurés d’une durée certaine, et en combien d’autres ne trouverait-on des pages dignes de survivre. Lorrain avait un grand don de romancier et de conteur. C’était un observateur et un peintre de mœurs puissant et à qui n’a manqué pour réaliser des œuvres tout à fait incontestables que de savoir résister aux hasards et aux facilités de l’improvisation où il se dispersait trop volontiers. Lorrain n’était pas l’homme des projets lentement mûris et des labeurs patients. Il y avait en lui quelque chose de fébrile et de hâtif qui l’empêchait de se concentrer. Aussi le conteur est-il supérieur au romancier. De ces contes de Lorrain, je voudrais qu’on fît, un jour, un choix qui présenterait les meilleurs et les plus réussis, ceux dans lesquels il a donné toute sa mesure et où son réalisme aigu s’unit à une riche imagination, où il a exprimé une façon si particulière et si personnelle de sentir et de comprendre la vie de son temps, cette vie qui l’appelait impérieusement au spectacle de ses goûts, de ses passions, de ses excentricités, de ses misères, de ses beautés et de ses vices.
Peu d’écrivains, en effet, ont senti et goûté leur époque avec une intensité égale à celle que Lorrain apportait à la vivre, mais ce viveur, si vivant, cet artiste si impressionnable n’était pas toujours un observateur complaisant et un complice amusé. Il y avait chez Lorrain un satiriste redoutable qui ne se laissait pas duper par les apparences et dont les feints consentements cachaient d’âpres dégoûts et de violentes haines. Ce monde moderne, ces sociétés parisiennes et cosmopolites dont il décrivait avec tant de verve les plaisirs, les élégances, les modes, les jeux lui apparaissaient aussi en leurs travers, leurs vanités, leurs turpitudes. Sous les visages fardés, il découvrait les tares secrètes et, sous l’éclat des chairs, la jointure du squelette. Alors ce Parisien du Boulevard, ce dandy des Rivieras éprouvait le besoin de s’évader de cette atmosphère frelatée, et c’étaient de longues disparitions vers les pays de soleil et de liberté, les longs vagabondages à travers les paysages et les villes, la mélancolique ivresse des départs où l’on retrouvait en Lorrain son instinct de Normand épris d’aventures et de voyages, avide des espaces terrestres et des souffles marins.
C’est en ces voyages que Lorrain nous invite à le suivre et dont, d’outre-tombe, il nous confie les pittoresques et vivantes impressions. Suivons-l’y donc. Avec lui nous voici tour à tour en Belgique et en Allemagne. Tour à tour, Lorrain évoque à nos yeux la mystérieuse Afrique, la sèche et grave Espagne, la molle et sensuelle Italie, Tunis la Blanche et l’éclatant Alger, Tripoli de Barbarie, Carthagène et Tolède, Venise et ses enchantements. Comme il sait bien les décrire, ces villes, et comme il en comprend bien le caractère et la beauté, comme il est sensible à leurs attraits ! C’est qu’il y a en Lorrain, derrière le romancier et le conteur, derrière l’observateur et le satiriste, derrière le chroniqueur impitoyable, un poète et un rêveur que le voyage réveille et qui toujours a tressailli à la vue d’un beau tableau du d’un beau site, au son d’un beau vers ou d’une belle musique.
C’est ce culte pour la poésie qui me fit faire jadis la connaissance de Jean Lorrain. Je venais de publier un de mes premiers recueils de vers : Les Poèmes anciens et romanesques. J’étais jeune, à peu près inconnu et, en ces temps lointains, les débutants n’étaient pas gâtés comme aujourd’hui. Aussi quels ne furent pas mon plaisir et ma surprise, en ouvrant un journal, d’y lire un élogieux et sympathique article où un aîné me tendait généreusement la main. A cette sympathie, Lorrain est toujours resté fidèle. J’ai toujours trouve auprès de lui l’accueil que j’en
reçus, quand je l’allai voir dans le bizarre appartement qu’il habitait alors, au premier étage d’une vieille maison, maintenant démolie, de la rue de Courty et qu’il quitta bientôt après pour s’installer à Auteuil. Là encore, il se montra toujours amical et hospitalier.
Ce fut chez lui que je rencontrai pour la première fois Edmond de Goncourt. La rencontre eut lieu à un déjeuner. Lorrain s’y prodigua en anecdotes effarantes et en histoires corsées. Nous en retrouverons sans doute quelques-unes, quand nous aurons dans son intégrité le fameux Journal. Lorrain savait très bien que rien de ce que l’on disait devant Goncourt n’était perdu et ne doutez pas que le fin Normand qu’il était n’ait su jouer de la manie de « rapportage » du vieux maître que, d’ailleurs, il aimait et respectait infiniment, parce qu’il avait pour les lettres une passion égale à celle qui anima pendant sa longue vie de travail et d’honneur l’auteur de Germinie Lacerteux, de Madame Gervaisais et de la Faustin.
Quelqu’un
Quoiqu’il suffise que « quinze jours soient passés », ainsi que le constate mélancoliquement Alfred de Musset dans ses Stances à la Malibran ; pour faire d’une mort récente « une vieille nouvelle », il ne me semble pas trop tard pour essayer de fixer en quelques traits la curieuse et originale figure que faisait dans le monde des lettres le comte Robert de Montesquieu-Fezensac Ou plutôt qu’il y avait faite, car depuis quelques années l’auteur des Chauves-Souris et des Perles rouges vivait assez à l’écart, soit en sa villa du Vésinet, soit en sa tour d’Artagnan. Une sorte de silence s’étendait sur son nom et sur son œuvre, silence qui risque de se transformer en oubli jusqu’au jour où s’éveillera la curiosité de la postérité, sans doute lorsque paraîtront les Mémoires qu’il laisse, dit-on, et dont les volumineux cahiers ne doivent pas manquer de contenir des confidences assez piquantes et des aperçus assez vifs, à en juger par les sonnets satiriques qui circulaient sous le manteau et où le poète des Odeurs Suaves offrait à certains de ses contemporains et de ses contemporaines plus d’orties que de roses à respirer.
Mais ce n’est pas le Montesquiou épineux et corrosif dont je voudrais évoquer l’image. Je préfère me souvenir de l’élégant gentilhomme de race et de lettres qui, il y a une trentaine d’années, excitait un vif intérêt dans les cénacles et dans les salons. M. de Montesquiou-Fezensac y tenait un personnage à la fois célèbre et mystérieux. De haute naissance, de haute mine et de haute culture, il y avait en lui du dandy et du roué, de l’excentrique et du mystificateur, du raffiné et du dilettante. Le comte Robert de Montesquiou cultivait alors les Muses en amateur, pour lui-même et quelques amis, ne daignant pas se soumettre au suffrage du vulgaire. Ses poésies manuscrites, merveilleusement calligraphiées sur les papiers les plus japonais et les plus propres aux encres de couleur poudrées d’or, passaient de mains en mains et ne sortaient pas d’un petit cercle d’initiés qui goûtaient en secret ces vers ingénieusement et sèchement contournés, alambiqués et quintessenciés où une verve prolixe et toute méridionale se dissimulait dans l’enroulement des arabesques et les volutes des paraphes. C’était un régal parfois indigeste, mais délicat : l’oiseau bleu à la sauce Robert !
Cette attitude avait valu à Robert de Montesquiou une notoriété à la fois obscure et brillante que complétait une façon de vivre discrète et un peu affectée. Mille anecdotes couraient sur l’existence que menait en des logis ornés avec le goût le plus bizarre, avec la recherche la plus rare, ce personnage de fine et hautaine allure qui ne sortait de ses ermitages de Paris ou de Versailles que vêtu d’étoffes choisies, en même temps impeccable et singulier, cravaté de soies précieuses et ganté des plus souples peaux. On citait de lui des fantaisies spirituellement paradoxales, maints traits, si bien que la figure qu’il s’était composée avait tenté un romancier qui l’avait
prise pour un modèle du héros d’un livre remarqué. Le Des Esseintes de l’A Rebours de Huysmans n’était-il pas un reflet déformé, mais reconnais sable, du comte Robert de Montesquiou-Fezensac, gentilhomme et poète français ?
A cette sorte de légende, qui l’entourait d’un halo de curiosité et de mystère, M. de Montesquiou n’eut pas la sagesse de se tenir et il céda à la tentation de faire un usage plus manifeste de ses dons de poète, d’écrivain et de causeur aussi confia-il à l’imprimerie un premier choix de ses poèmes. Imprimé par ses soins sur un papier de grand format, recouvert d’une soie tissée d’or, ce volume s’intitula les Chauves-Souris. Un certain nombre de privilégiés le reçurent en présent, mais peu après, en 1892, une édition accessible permit au public de connaître ce recueil qui attestait un indéniable don poétique et que suivit bientôt un autre qui portait pour titre le Chef des Odeurs Suaves. Cette fois, M. de Montesquiou quittait décidément les régions de la légende pour s’exposer au grand jour de la publicité. A partir de ce moment, M. de Montesquiou ouvrit toutes grandes les portes de sa tour d’ivoire et il en couvrit les murs d’affiches multicolores. On fut admis à pénétrer dans ce sanctuaire dont M. de Montesquiou faisait les honneurs avec une bonne grâce qui n’allait pas sans quelque condescendance. En même temps, le poète se faisait conférencier. On l’entendit célébrer à la Bodinière le pathétique et douloureux génie de Mme Desbordes-Valmore et on le vit fréquenter les milieux mondains et littéraires où il apportait sa verve de causeur intarissable, le prestige de sa parole érudite et paradoxale. Sa célébrité visait à la gloire.
Les volumes qu’il ajouta à ceux qu’il avait déjà publiés ne la lui donnèrent pas. En vain fit-il suivre les Hortensias bleus du Parcours du Rêve au Souvenir. En vain dressa-t-il les Autels privilégiés ; en vain égrena-t-il les Perles rouges, Robert de Montesquiou, malgré un talent parfois original, demeura ce que l’on peut appeler un « poète hétéroclite », c’est-à-dire un de ces poètes dont l’œuvre, intéressante, certes, est plus digne de curiosité que d’admiration, et fait dans la littérature fonction de bibelot. Le superflu n’en est nullement méprisable et M. de Montesquiou fut un grand producteur de ces superfluités poétiques n’en résulte pas que M. de Montesquieu n’ait aimé les lettres d’un amour sincère et réel mais il les aima en, amateur et c’est cette situation qu’il y conservera, je le crains bien. Elle n’a rien que de fort honorable, mais je crois que cette perspective ne suffisait pas aux ambitions de l’auteur des Chauves-Souris. Fort orgueilleux d’une naissance qui, sans peut-être le faire descendre de Mérovée, comme le prétendent les généalogistes, le rattachait à l’une des plus antiques maisons de la noblesse française, M. de Montesquiou ne se sentait fait pour rien de secondaire et, s’il s’inclinait devant les Muses, il attendait d’elles en retour un accueil privilégié … Elles acceptèrent ses hommages sans ingratitude mais sans faveur spéciale. De cette réserve, M. de Montesquiou dut ressentir quelque amertume nous le saurons un jour par les Mémoires qu’il laisse après lui. En attendant, relisons le meilleur de ses livres, celui qu’il a intitulé Les Offrandes blessées, où il a trouvé de beaux et nobles vers pour dire les douleurs de la France glorieuse et meurtrie. Il y a toujours une heure où les poètes les plus alambiqués et les plus artificiels sentent battre leurs cœurs à travers les oripeaux et les défroques et Robert de Montesquiou-Fézensac, malgré les réserves qu’il suggère, fut un poète. Il le restera, au moins pour son amour incontestable du rare et du beau, même lorsque les « chauves-souris » se seront envolées, même lorsque les « odeurs suaves » se seront évaporées, même lorsque se seront flétris les « hortensias bleus », même si ses futurs mémoires ne prouvent que trop qu’il était de la « race irritable » genus irritabile vatum.
Actualités et souvenirs
Nous avons pu lire dans les journaux le récit d’une chasse au tigre, organisée dans les fourrés du Bois de Boulogne par messieurs les Humoristes. Sous l’œil paternel et amusé des gardiens de l’ordre public, nos gais chasseurs, armés de fusils de fous les modèles et affublés d’accoutrements appropriés, ont pu se livrer librement à leur farouche besogne cynégétique et rapporter en triomphe dans Paris la peau vide du fauve qu’un de leurs compagnons s’était chargé d’animer et de transformer en épouvantait pour les badauds, charmés d’ailleurs de ce spectacle, plus fréquent dans la jungle du Pendjab qu’aux environs de la Porte Maillot.
Ce fait divers, plus inoffensif et plus pittoresque que ceux que rapportent d’ordinaire les gazettes, a ceci d’intéressant qu’il se rattache à une tradition qui fut toujours chère à la jeunesse française. De tout temps, nos jeunes gens, étudiants ou artistes, ont montré un réel goût pour la farce et se sont plu à tels jeux bruyants et facétieux. A certains jours, ils éprouvent le besoin, pour se délasser du sérieux de leurs travaux, de lâcher la bride à leur fantaisie et, de laisser libre cours aux inventions les plus saugrenues. Ces divertissements ont souvent un caractère. corporatif. Chaque école ou chaque groupement a les siens. Et c’est ainsi que messieurs les Humoristes se sont donné le plaisir de chasser le tigre au Bois de Boulogne, de même que, jadis, les élèves de l’Ecole des Beaux-Arts offraient aux lions de l’Institut les victimes annuelles de leurs brimades. En ce temps-là, paraît-il, les lions du palais Mazarin se reflétaient dans des bassins d’eau que l’on a comblés depuis, et c’était dans ces bassins que l’on plongeait, dépouillés de tout vêtement et peints de couleurs vives, les néophytes du pinceau, de l’ébauchoir ou de l’équerre. Ce qui ne les empêchait pas, plus tard, de repasser devant ces mêmes lions l’épée au côté, le bicorne en tête et l’habit vert au dos.
Si tout le monde a été plus ou moins « humoriste » à ses heures, il faut cependant reconnaître que, chez la plupart, le goût juvénile de la farce cède bientôt à de plus graves préoccupations. Néanmoins, pour certains, après avoir été un amusement, elle ◀devient▶ une spécialité, un art, une manie et même une manie glorieuse. Nous avons vu, en effet, la pratique obstinée de la mystification et de la fumisterie procurer à ses adeptes une sorte de célébrité. Le Boul’Mich’ ne conserve-t-il pas encore la mémoire de Sapeck et avons-nous tout à fait perdu le souvenir de l’illustre Lémice-Teirieux ?
J’ai quelque peu connu ce dernier, qui répondait, comme l’on sait, au nom de Pol Masson. Cétait un gros homme, grave et réservé. Il avait, je crois, occupé un siège dans la magistrature coloniale et avait résigné ses fonctions pour s’instituer, de son plein gré, Procureur de la République des Pince-sans-rire. Fort du mandat qu’il s’était délivré à lui-même, il combinait savamment et sournoisement les plaisanteries qu’il exécutait avec décision et sang-froid et qui devaient, sans doute, lui donner de grandes joies intimes, puisqu’il, avait fait de leur réussite le but de sa vie. Pol Masson eût pu passer la sienne à juger ses contemporains, mais il préféra l’employer à se divertir à leurs dépens, ce qui, après tout, est bien naturel et même fort sage.
Ce goût de la farce joyeuse, ce sens de la mystification ironique, je les retrouve, notés comme un trait de caractère, dans la très intéressante biographie que Mme Leroy-Allais a consacrée à la mémoire de son frère Alphonse Allais. Alphonse Allais fut un humoriste de génie et un écrivain de la plus savoureuse originalité. Comme tel, il relève plus que de l’anecdote de la haute critique, mais ce n’est point une étude critique qu’a prétendu nous donner Mme Leroy-Allais ; ce qu’elle a voulu, c’est faire revivre pour nous, en ses années d’enfance, de jeunesse et d’adolescence, la figure fraternelle et en marquer la physionomie très particulière.
Aussi Mme Leroy-Allais ne pouvait-elle point omettre de nous signaler la disposition d’humeur qui poussait Alphonse Allais à la farce et à la mystification. Cependant, il semble bien que ce fut moins chez lui un amusement qu’une sorte d’exercice où il s’essayait, sur le vif, à la faculté maîtresse de son esprit, qui consistait, comme le dit excellemment Alfred Capus, « à atteindre aux extrêmes limites du fantastique avec les seuls éléments de la vie réelle ».
C’est, en effet, aux ingénieuses pages qu’Alfred Capus a écrites en préface au livre de Mme Leroy-Allais qu’il faut en revenir, pour caractériser avec exactitude le genre de talent de l’original écrivain. Son art consistait dans la combinaison de ces éléments d’observation réaliste et dans leur aboutissement à un extraordinaire comique, fait de bouffonnerie, d’ironie et aussi d’ordre et de logique. D’une aventure de la vie moyenne, très simple, très courante, on était conduit, « sans savoir par quels mystérieux chemins, à un autre plan de la vie, sur une autre dimension. Les choses avec leurs aspect, les êtres avec leurs sentiments subissaient les plus bizarres réfractions. On se trouvait très vite, en quelques lignes, dans la zone supérieure de la fantaisie ».
Cette fantaisie d’Alphonse Allais eut vite des admirateurs. Le succès lui vint rapidement, et c’est de cette admiration, conçue au temps de leur commune jeunesse, que M. Maurice Donnay voulut rendre publiquement témoignage lorsque, dans son discours de réception à l’Académie, il adressa un souvenir ému à l’ami disparu.
Quelque intéressante que pût être, dans son caractère et ses procédés, l’étude du talent d’Alphonse Allais, ce n’est point à cette étude, répétons-le, que s’est attachée Mme Leroy-Allais. Aussi, reportons-nous encore au jugement qu’en porte Alfred Capus. Allais fut un esprit d’une originalité intense. Sa conception baroque de la vie fut d’une profonde sincérité. De là, la force communicative de ses inventions les plus excentriques, inventions soutenues d’ailleurs et portées à toute leur puissance par une verve irrésistible et par toutes les ressources d’une langue franche et sobre. Et si l’écrivain chez Allais était sympathique par ses qualités solides et simples, l’homme ne l’était pas moins par la bravoure de son caractère et par sa délicate sensibilité.
Alphonse Allais était né à Honfleur quelques années avant que j’y naquisse moi-même. Mais lui, était un Normand de race, tandis que je n’en suis un que de hasard. J’ai quitté ma ville natale de fort bonne heure et je n’y suis guère retourné depuis, et cependant le charmant et pittoresque récit de Mme Leroy-Allais me rappelle bien des détails de l’existence honfleuraise dont j’ai conservé le souvenir. Les lieux qu’elle décrit me sont familiers. Tels usages locaux auxquels elle fait allusion sont demeurés présents à ma mémoire. C’est du reste, cette peinture de la vie du vieil Honfleur d’il y a presque un demi-siècle qui fait un des agréments du livre de Mme Leroy-Allais. Elle en a tracé un tableau vrai et amusant. Suivons-la donc dans la petite cité normande quelle évoque si bien et entrons avec elle dans la pharmacie paternelle.
La pharmacie Allais était une pharmacie modèle et M. Allais, le père, un homme de science et de mérite. Le milieu familial où grandit Alphonse était de parfaite dignité bourgeoise et de scrupuleuse honorabilité. M. Allais aimait sont métier au point qu’il en inculqua le goût à son fils, mais il était en relations amicales avec les artistes qui venaient chercher à Honfleur des inspirations picturales, tels que Français, Daubigny, Manet et Boudin. Baudelaire lui-même, durant les séjours qu’il faisait chez sa mère, Mme Aupick, retirée à Honfleur, était un des clients de l’officine.
Ce ne sont pas cependant ces hôtes illustres avec lesquels Mme Leroy-Allais nous fait faire connaissance, mais avec les personnages mêlés plus ou moins à la vie quotidienne de la familIe : servantes et voisins, vieux pêcheurs, marins
retraités. Et c’est toute une galerie de types cocasses qu’elle fait défiler sous nos yeux. C’est le père Louvard, ancien marin infirme, que les « éfants », comme on dit là-bas, saluent au passage pour lui témoigner leur sympathie. C’est la mère Varin, dont les galettes qu’elle vend sont très mauvaises, mais à qui on les achète tout de même parce qu’elle est très pauvre. C’est Talon, le poulieur du quai Sainte-Catherine, dont la boutique était pleine de copeaux frisés et dont l’antique logis à la normande avait pour ornements sur la cheminée une paire de ces chiens de faïence qu’on appelait des « chiens d’Angleterre », parce que les pêcheurs les achetaient dans les ports de la côte anglaise. Et c’est le père Ponreau, maître de cabotage, avec sa femme et sa fille Cléophée.
Toutes ces bonnes gens inspiraient à Alphonse Allais une sympathie amusée et ce fut à leur contact que s’éveilla en lui ce sens de l’observation et de la réalité qu’il posséda à un haut degré et qui, dans la suite, servit de point d’appui à ses fantaisies les plus déconcertantes, à ses inventions les plus burlesquement saugrenues. Car le singulier génie de déformation qui habitait le cerveau d’Alphonse Allais ne le rendit jamais impropre à la vie. Collégien, stagiaire en pharmacie, étudiant, Allais semble s’être accommodé avec flegme et bonté de l’existence. Seulement, il avait en lui la faculté d’en tirer, pour lui-même et pour nous, les conséquences les plus divertissantes et les plus imprévues et de donner à ses imaginations une forme brillamment littéraire. C’est ce qui le différencie des simples « fumistes » dont je parlais au cours de cet article, les Sapeck et les Lemice-Terrieux, et le rattache à la lignée des grands humoristes.
Quand je rencontrai Alphonse Allais, il était déjà célèbre et j’étais presque encore un débutant. Dès que nous nous trouvâmes en présence, nous parlâmes naturellement de Honfleur. Allais se souvenait très bien du petit garçon à cheveux blonds qu’il avait vu souvent monter à la Côte de Grâce, car, comme je l’ai dit, il était mon aîné de quelques années. Nous causâmes ainsi assez longtemps ; puis, tout à coup, Allais prit un air détaché et sérieux et il me dit :
- — Tout cela, c’est très bien, mais, en somme, à Honfleur, vous n’étiez pas des clients de la pharmacie. Ce n’est pas très gentil…
Et, comme j’allais m’excuser en riant, il ajouta après un instant de réflexion :
- — Il est vrai que vous étiez de la paroisse Saint-Léonard et que nous étions de Sainte-Catherine. N’en parlons plus.
Et il me tendit la main avec sa gravité flegmatique de beau Normand que je retrouve au portrait qui orne la couverture du livre charmant de Mme Leroy-Allais, où revit, avec le vieil Honfleur d’autrefois, une des plus curieuses figures de la littérature contemporaine.
Hugolatrie et Hugoclastie
Voici une plume avec laquelle je n’écrirai pas et cependant elle est comme je les aime. Elle est formée d’une belle penne d’oie un peu courbé, au bec soigneusement taillé qui porté encore des traces d’encre noire. Je la considère parfois, couchée sur le satin blanc de l’écrin qui la renferme, et je la considère avec respect, parce qu’elle est cerclée d’une petite bague d’or sur laquelle sont gravés ces mots : « Plume avec laquelle a écrit Victor Hugo. » Il faudrait être bien hardi, n’est-ce pas, pour la prendre entre ses doigts et pour la tremper de nouveau dans l’encrier, dût-elle tracer les mots magiques qui donnent la gloire ? Mais, relique précieuse, elle n’a à craindre aucun sacrilège. Elle est la plume avec laquelle on n’écrit pas.
Son origine atteste son authenticité elle m’a été offerte par M. Georges Victor-Hugo, le petit-fils du grand poète, lui-même artiste raffiné et fidèle gardien de l’illustre mémoire, M. Georges Hugo m’en a fait don, sachant mon hugolâtrie incorrigible et qui date de loin, du temps où, jeune écolier, je ne m’endormais guère avant de m’être récité le monologue d’Hernani ou l’apostrophe de Ruy Blas, où je savais par cœur les Orientales et les Feuilles d’automne, auxquelles je mêlais les informes et timides balbutiements de mes premiers vers et où je faisais bien souvent le rêve que je vais vous dire.
Je me voyais, un jour de congé, sortant de chez moi, portant sous le bras l’un ou l’autre de mes volumes préférés, pour l’aller relire dans quelque allée des Champs-Elysées ou dans quelque sentier du Bois. Pour m’y rendre, j’avais recours à l’omnibus et je grimpais allègrement sur l’impériale. Comme j’avais couru, je m’asseyai à ma place un peu essoufflé. Soudain mon essouflement se changeait en un violent battement de cœur, à côté de moi, un vieux monsieur était assis, robuste et un peu trapu. Il portait un veston noir, une chaîne d’or au gilet, un col bas qui dégageait un cou puissant. Sur ce cou reposait une tète solide, au front haut, aux yeux d’aigle. Une forte barbe blanche couvrait les joues et le menton. Sur le visage à la fois rude et bon était répandu un air de grandeur et de politesse et, comme je le regardais, mon battement de cœur redoublait. Ce vieux monsieur assis à coté de moi sur l’impériale de l’omnibus et qui tendait ses trois sous au conducteur, c’était Victor Hugo en personne, qui, lui aussi, me regardait, bonhomme, paternel et olympien. Il avait remarqué le titre du volume que je tenais et il avait compris qu’il avait auprès de lui un admirateur et un jeune confrère. Alors, en souriant, il m’adressait la parole, me demandait, mon nom, m’encourageait, si bien que je tirais un papier. Ce pauvre papier, le père Hugo le tenait entre ses doigts « Le père Hugo, sur l’impériale de l’omnibus, lisait mes premiers vers ! Mais qu’en pensait-il ? Cela je ne le sus jamais, car, à ce moment, je m’éveillais de mon rêve, à la fois ravi et désespéré…
Hélas ! la merveilleuse rencontre n’eut jamais lieu qu’en rêve. Je n’ai jamais vu Victor Hugo en sa réalité humaine. Je n’ai connu l’illustre visage que par ses portraits et le regret m’en est toujours resté. Aussi avec quelle curiosité ai-je toujours interrogé ceux qui, plus heureux que moi, avaient approché et fréquenté l’homme ! Avec quelle avidité ai-je lu à peu près tout ce que l’on a écrit sur sa vie intime, ses habitudes, ses goûts, tout ce qui me permettait de me faire de lui à défaut d’un souvenir vécu, un image vivante ! Aussi bien souvent ai-je ouvert le précieux petit livre que Georges Hugo a intitulé : Mon Grand-Père. Il est cher à mon hugolâtrie, comme lui est chère aussi la belle plume à bague d’or dont quelques traces d’encre noircissent encore les barbes et le bec et qui est la plume avec laquelle on n’écrit pas, pas plus qu’on ne boirait son café dans la tasse de Balzac ou son absinthe dans le verre de Musset.
En feuilletant un des numéros de la Revue de la Semaine, celui du 30 septembre, pour préciser, je me suis arrêté à un article de Mme Marie-Louise Pailleron. Il faut toujours lire les articles de Mme Pailleron : ils sont toujours curieusement documentés et ingénieusement composés. Mme Pailleron a de la verve et de l’érudition et le mélange en est fort savoureux. L’étude dont il s’agit concerne Alexandre Dumas fils et Blaze de Bury et contient un certain nombre de lettres médites du fils Dumas dont l’une nous offre un éreintement en règle de Victor Hugo. Dumas fils n’est certes pas un prosateur bien remarquable, mais, dans ces pages il atteint une sorte d’éloquence incisive et de rosserie subtile qui n’est pas sans attraits pour ceux qui goûtent l’expression des haines littéraires. Or il est visible que Dumas fils déteste Hugo.
Il le déteste, tout d’abord, à cause d’un mauvais procédé qu’aurait eu Hugo envers Dumas père. Que Hugo n’ait pas été, dans cette occasion, un très bon confrère, admettons-le ; mais ce qui, au fond, paraît surtout indisposer Dumas fils contre Hugo, c’est que la gloire de ce dernier éclipse celle de Dumas père. Que le fils Dumas ait pour le père Dumas, une profonde et violente admiration, rien de plus naturel. Dumas, fut, dans le secondaire, une façon de personnage, gigantesque. Mais Dumas, fils va beaucoup plus loin et c’est du génie, ni plus ni moins, qu’il revendique pour l’auteur des Trois Mousquetaires. A l’entendre, Dumas père domine son siècle. D’abord il est « le plus grand auteur dramatise, que nous ayons eu en France » ; quant au romancier et au conteur, ils sont, à son dire, simplement sans rivaux. Or, ces deux opinions peuvent sembler au moins discutables, mais, pour Dumas fils, elles veulent dire : « Comment, quand il y a un Dumas, un Hugo oserait-il aviser de toucher au théâtre et au roman, d’écrire un Hernani ou une Notre-Dame
de Paris ? » Cependant, ce n’est pas tout que de rabaisser Hugo dramaturge et Hugo romancier au profit de l’idole paternelle. Reste l’œuvre lyrique et poétique de ce gêneur ; mais, pour dissiper ce fantôme de gloire, le procédé est bien simple : il suffit de « s’amuser à faire, le crayon à la main, une étude de l’œuvre poétique d’Hugo », et c’est ce que fait notre Dumas dans la curieuse lettre que reproduit Mme Pailleron.
Cette œuvre poétique d’Hugo, que nous offre-t-elle ? Du vide, un mécanisme toujours le même, toujours les mêmes image, toujours les mêmes mots, ce gaillard-là « épuise la langue » par l’usage immodéré qu’il en fait. Il « glisse dans son dictionnaire » ; les mots le mangent « comme un ivrogne qui a trébuché dans sa cave après avoir bu à même la barrique ». Et puis il n’a pas d’idées. Il n’est qu’un miroir, qu’un écho. Rien que des images. A peine sera-t-il mort qu’on sera étonné de la place qu’il aura occupée. C’est une personnalité encombrante et dédaigneuse, dont la seule supériorité aura été de survivre à certains de ses contemporains. « Il est immense et sans poids. C’est l’Himalaya en pierre ponce. » Sur ce beau trait, d’ailleurs assez comique, finit le réquisitoire. Dumas père n’y gagne rien. Hugo n’y perd pas grand’chose. Ils restent l’un et l’autre ce qu’ils furent. L’un, un amuseur plein de verve, un conteur inventif qui ne craignait pas de recourir à d’humbles et utiles collaborateurs, sympathique dans son exubérance et sa prolixité de diseur de fariboles romanesques et historiques ; l’autre, ce que vous savez aussi bien que moi et dont le nom magnifique contient à lui seul une rumeur de gloire et tous les rayonnements du génie.
On m’a conté une anecdote qui m’a toujours enchanté. C’était au retour de l’exil. Un soir, après dîner, quelques amis qui se trouvaient là demandèrent au Maître de lire quelques vers. Hugo y consentit volontiers. On écoutait en silence quand, tout à coup, retentit un grand coup de poing sur la table… C’était Flaubert qui, le visage enflammé et les yeux pleins de larmes, ne trouvait pas autre chose pour exprimer son admiration, son respect, sa tendresse, que de répéter, avec ivresse et vénération : « Ah ! le cochon, le cochon ! » Je ne sais pas de plus bel hommage et n’est-ce pas la meilleure réponse à la diatribe de Dumas fils ?
À propos de Lamartine
Je n’ai pas l’intention d’étudier ici en détail le très intéressant et très substantiel volume que, sous le titre de : La Vie intérieure de Lamartine, M. Jean des Cognets a consacré au poète des Méditations et de Jocelyn, mais je ne saurais cependant manquer de dire que le livre de M. des Cognets mérite de prendre place parmi les meilleurs ouvrages de critique lamartinienne, à côté des belles études de Jules Lemaître et de M. René Doumic, des patientes recherches d’Alphonse Séché et de M. Henry Cochin et de maints autres travaux où se trouve étudié, sous ses aspects divers, le chantre d’Elvire et de Graziella.
Lamartine est, avec Chateaubriand, un des grands écrivains du dix-neuvième siècle sur lequel on a le plus écrit. Il n’y a pas, d’ailleurs, à s’étonner de cette faveur posthume. Lamartine tient une place considérable dans la poésie française et dans celle de son époque. Ne fut-il pas, comme Chateaubriand, un précurseur du Romantisme tout en conservant des attaches classiques très visibles ? Mais si son œuvre ne fut qu’indirectement romantique, sa vie le fut au plus haut point, et c’est une des raisons pour lesquelles elle excite notre curiosité. Elle participe au renouveau d’intérêt qui s’est produit depuis une dizaine d’années envers le Romantisme et particulièrement au point de vue biographique.
Or peu d’existences offrent une plus riche matière à ce genre d’investigations que celle de Lamartine. Lamartine est ce qu’on appelle, un « beau sujet ». Sa merveilleuse activité s’est dépensée dans les sens les plus divers avec une abondance et un éclat extraordinaires. Avec lui, de plus, notre curiosité la plus indiscrète trouve son excuse et se justifie. Que l’on étudie en lui le gentilhomme terrien ou le diplomate, le politique ou le tribun, le voyageur ou l’homme d’affaires, c’est toujours le poète qui est en jeu, et auquel nous ramène la trame variée de sa vie, et cette vie, il semble que nous ayons le droit de la connaître dans ses détails les plus minutieux et les plus intimés, car elle est la substance continuelle de son œuvre et on ne peut l’en isoler.
C’est le cas de certains écrivains, ce n’est pas celui de Lamartine. Son œuvre est presque toute une œuvre de circonstance. Elle est le reflet et l’écho immédiats de la vie ; elle nous en rend l’impression à peine transposée, l’émotion directe. Elle s’éclaire des événements personnels ou publiés qui l’ont motivée. Lamartine lui-même l’a si bien senti qu’il nous a donné un commentaire de ses poésies. Il a pris soin de les situer lui-même dans la réalité. Par là ne nous a-t-il pas autorisés en quelque sorte à compléter lès indications qu’il nous avait fournies ? Ne nous a-t-il pas offert de lui-même à nos curiosités biographiques ? Ne nous a-t-il pas invités à descendre de son œuvre dans sa vie, non seulement dans sa vie publique et sentimentale, mais aussi dans sa vie profonde, celle de ses idées et de ses croyances ?
C’est ce qu’a fait M. des Cognets en nous introduisant dans la « vie intérieure » de Lamartine et en cherchant à déduire quelle en avait été la préoccupation dominante et directrice.
Dès sa jeunesse, et de sa jeunesse éclatante et enivrée jusqu’aux derniers jours de sa vieillesse mélancolique et désabusée, les questions religieuses tourmenteront cette grande âme ardente et flexible, car le sentiment religieux, très profond chez Lamartine, subit en lui des variations diverses et des ondulations continuelles. Pour se rendre compte de ces changements et de ces combats, il faut lire le livre de M. des Cognets et y suivre, de page en page, les nobles angoisses de ce cœur et de cet esprit. Nous assistons à toute une série d’évolutions spirituelles, toujours généreuses et souvent douloureuses, dont Lamartine sort grandi et qui nous le montrent dans sa vérité la plus intérieure. Considéré ainsi, du point de vue qu’a choisi M. des Cognets pour le représenter à nos yeux, Lamartine prend nettement figure de mystique. Il en a la conformation mentale et les traits caractéristiques. Lui-même ne s’y trompait pas. Ne dit-il pas, des impressions jetées par là nature dans son âme et par son âme dans ses vers : « Le fond fut toujours un profond instinct de la Divinité dans toutes choses, une évidence, une intuition plus ou moins éclatante de l’existence et de l’action de Dieu dans la création matérielle et dans l’humanité pensante. » Ajoutons qu’en parlant ainsi, Lamartine se définit très exactement.
A-t-il jamais, en effet, considéré autrement que comme des moyens employés par Dieu pour former les âmes, les grands sentiments et les grands travaux qui l’occupèrent ? L’amour, la poésie, la politique ont en Dieu leur source et, venus de lui, ils y ramènent. N’est-ce point là une conception de mystique ? Notons encore que Lamartine fit constamment preuve, dans la conduite de sa vie, des qualités qui, en dehors de leurs mérites spirituels, ont toujours distingué les grands mystiques : un bon sens éclairé, une singulière dextérité dans le maniement des affaires du siècle, une intrépide bonne humeur.
Cette dernière remarque est curieuse et précise très nettement les affiliations intellectuelles de Lamartine. Elle justifié la prépondérance que M. des Cognets donne aux préoccupations religieuses dans la vie intérieure du poète, mais il ne faudrait pas voir en lui pourtant une sorte de saint et de héros. Lamartine ne fut qu’un homme et un homme variable et tourmenté. Si le sentiment religieux tint une grande place en ses pensées, il s’y mêla à bien des agitations profanes, mais malgré les écarts où l’emportait son ardent génie, fait de générosité et de séduction, Lamartine en revenait toujours à la grande question, et cela aussi bien au temps de sa triomphante jeunesse que pendant la période des luttes politiques qu’il soutint glorieusement et durant les longues années de désastre et de solitude où s’acheva sa vie.
C’est à ces retours, à ces alternatives, à ces débats que nous fait assister M. des Cognets et, dans cet examen, il est soutenu par un très précieux témoignage, je veux dire les notes prises par Dargaud qui fut, pendant trente ans, l’ami de Lamartine et le confident le plus intime et le plus constant de sa pensé religieuse.
Dargaud ne fut certes pas un grand écrivain, ni un penseur très original. Historien et philosophe, très lié avec Michelet et Quinet, il n’eut ni le violent génie du premier, ni même le talent fumeux du second. Dargaud fut un auteur estimable. De plus, il devait avoir certaines qualités d’éloquence et devait être un causeur intéressant, je le soupçonne même d’avoir été quoique peu beau parleur et de n’avoir manqué ni de pompe ni d’emphase. Tel qu’il était, il plut à Lamartine qui ne dédaignait ni de l’écouter ni de lui donner la réplique. Même, la parole déclamatoire de Dargaud n’était pas sans influence sur l’esprit de Lamartine, plus souple et un peu indécis. Quoi qu’il en fût, là liaison des deux hommes, fut intime et durable. Elle se continua pendant de longues années, de 1831 à 1865, jusqu’à la mort de Dargaud, qui mourut dans, la petite ville de Paray-le-Monial, en Charolais, où il habitait.
Ce fut de Paray qu’en 1831, Dargaud alla, pour la première fois, visiter Lamartine à Saint-Point, Dargaud, venu pour quelques jours, démela plusieurs semaines. Il avait trouvé poète en pleine crise morale. Dargaud comprit la situation et assuma le rôle de confident et de conseiller.
Ce rôle, Dargaud le tint avec dévouement et obstination. Il consistait à éloigner Lamartine du catholicisme et à le conquérir à la philosophie. Lamartine, inquiet, souple, donnait des gages, puis se dérobait. Il obéissait jusqu’à un certain point à l’ascendant de Dargaud, mais savait s’y soustraire et se réserver. Dargaud redoublait d’arguments, d’injonctions. De là d’interminables conversations, soit religieuses, soit politiques, tout amicales de part et d’autre et que Dargaud notait ou relatait sur le journal qu’il tenait des principaux incidents de sa vie.
Il travaillait pour sa gloire, ce brave Dargaud, en nous conservant les controverses où il discutait avec son illustre ami. L’amitié de Lamartine a sauvé Dargaud de l’oubli, Il demeure une sorte d’Eckermann bourguignon. S’il n’a pas l’assiduité de l’Eckermann de Weimar, il en a cependant quelques-unes des qualités, dont une sincère et profonde admiration pour le grand poète. Dargaud admire donc Lamartine pleinement. Il admire en lui le poète, l’historien, le politique. Il ne fait guère qu’une restriction. Il reproche à Lamartine de manquer parfois de caractère. Le reproche est assez comique. Lamartine était moins indécis que ne le croyait Dargaud et la preuve en est qu’il savait fort bien résister aux sommations du sectaire. Mais Lamartine mettait à ces résistances sa grâce la plus courtoise et la plus fine de gentilhomme diplomate.
De mince famille bourgeoise, Dargaud, introduit à Saint-Point, avait été séduit par la distinction du milieu et par les magnifiques manières de son hôte. Dargaud subissait le prestige lamartinien. Cela se sent au ton de certains portraits qu’il trace du poète. Cela se voit dans la curieuse vignette que voici : « Nous aperçûmes M. de Lamartine. Après avoir franchi la barrière, légèrement courbé sur sa jument blanche, il venait, au petit galop, suivi d’un groom sur un cheval blanc et précédé de six levrettes, blanches aussi, qui caracolaient. Ce fut comme une apparition des Contes Persans et c’était une réalité. Le poète avait des guêtres de chamois, un pantalon brun, un gilet olive, une redingote noire boutonnée et un chapeau gris. »
Pauvre Dargaud, comment ne pas admirer ce chapeau gris qui couvre la tête, d’où sortirent les Méditations et les Harmonies !
En m’envoyant son volume, M. des Cognets a bien voulu y mettre pour dédicace : « A Henri de Régnier, qui a vu Dargaud. » Il y a là une petite inexactitude que je me permets de signaler à M. des Cognets. Je n’ai pas vu Dargaud, Dargaud étant mort en 1865, un an après ma naissance, mais j’ai beaucoup entendu parler de lui dans la petite ville-de Paray-le-Monial, où il vécut et où la maison qu’habitaient mes grands-parents était voisine de la sienne et de la place qui porte à présent son nom. Cette maison, je l’ai souvent, en mes séjours de jeunesse à Paray-le-Monial, considérée avec respect, non parce qu’elle abrita l’auteur de l’Histoire de Marie Stuart, mais parce que Dargaud y reçut, à plusieurs reprises ; la visite de Lamartine.
Ces visites mettaient en rumeur la petite ville tranquille qu’est Paray-le-Monial. M. de Lamartine y était fort populaire et son arrivée y était un événement d’importance. On se mettait aux fenêtres pour voir passer le poète, et les personnes de ma famille se souviennent très bien de ces attentes. Elles m’ont souvent décrit la venue du grand homme, sa gracieuse et hautaine prestance. L’une d’elles se rappelle très nettement que, le jour où elle le vit, M. de Lamartine portait un chapeau gris, comme dans le petit croquis de Dargaud que j’ai cité tout à l’heure. Ah ! ce chapeau gris, je l’ai évoqué bien souvent durant les mois de vacances de ma quinzième année, en ce même Paray où je lisais pour la première fois les Méditations et les Harmonies et où je rêvais de faire le pèlerinage de Saint-Point et de Milly !
Mais le temps a passé et je n’ai jamais visité les demeures lamartiniennes de Bourgogne. Je n’ai vu ni Saint-Point, ni Milly ni Monceaux. Par contre, je me souviens d’un jour d’été déjà lointain où Stéphane Mallarmé m’emmena avenue Henri-Martin dans l’intention de visiter le chalet où Lamartine mourut et qui était en vente. Une amie de Mallarmé avait formé le projet de l’acquérir. La grille du jardin était ouverte, les oiseaux pépiaient, dans les arbres, mais l’herbe avait envahi les allées mal entretenues. Une morne tristesse s’exhalait de cet abandon. La maison, avec ses volets fermés, son aspect minable et déjeté de construction éphémère, avait un air de si pauvre mélancolie que nous ne poussâmes pas plus avant notre enquête.
Nous sortîmes émus et attristés. Alors, Mallarmé, ce jour-là, me parla de Lamartine, comme il savait parler des poètes, avec la merveilleuse finesse critique et l’ingénieuse sympathie qu’il mettait à ses jugements littéraires, avec cet art délicat et subtil de la parole qu’il posséda mieux que personne. Et j’écoutais cet hommage rendu au grand lyrique fluide et transparent par le plus obscur et le plus elliptique des poètes, mais qui s’inclinait admirativement devant l’harmonieux génie de celui dont M. Jean des Cognets nous a montré la « vie intérieure », tout éclairée de foi sincère et de magnifiques illusions.
Nerval
Je rencontre souvent, en rêve, Gérard de Nerval… Voici d’ordinaire la façon dont a lieu cette rencontre. C’est à Paris, dans ce Paris nocturne que Gérard de Nerval, en ses promenades de curieux et ses errances de bohème, fréquentait jusqu’aux coins les plus ignorés et aux plus secrètes impasses ; c’est à Paris, dans un des vieux quartiers du Paris d’autrefois où les réverbères n’existaient pas et où les lanternes suspendues en tenaient lieu, dans une rue dont je ne saurais préciser le nom, une rue très longue, très droite et absolument déserte, aux maisons hautes, aux trottoirs étroits. Quelque chose comme la rue de Richelieu ou la rue Vivienne par exemple. J’y marche avec précaution, car il fait nuit, une nuit singulière cependant. L’obscurité en est transparente et les objets y sont visibles, même au loin, avec une extrême netteté. Pas une lumière aux fenêtres, pas une voiture sur la chaussée, pas un piéton sur le trottoir. Je marche en écoutant, dans le silence, le bruit de mes pas. Puis, tout à coup, à ce bruit répond un autre bruit qui, d’abord perçu lointainement, peu à peu s’accentue, se rapproche et finit par se confondre avec celui de mon talon sur la dalle. Quelqu’un vient à ma rencontre, et pourtant je ne vois personne. Quel est donc ce pas ? Est-ce simplement l’écho du mien ? Mais non. Soudain, devant moi, une forme se dresse…
C’est un homme de taille moyenne et dont les traits n’offrent pas de particularités très significatives. Le visage est ovale, entouré d’un collier de barbe châtaine ; la moustache, assez fournie, cache la bouche ; les yeux sont gris sous un front haut. Ce personnage est vêtu d’un habit noir. Un col de satin noir s’enroule à son cou. Il porte un pantalon de drap gris vert et des souliers vernis à guêtres grises. Les poches de l’habit sont gonflées et, de l’une d’elles, sort le feuillet d’un manuscrit. Ce promeneur tient le plus souvent un livre à la main, mais j’ai vu quelquefois le livre remplacé par des objets plus bizarres : un homard vivant qu’il serre sur son cœur, un beau coq qu’il presse contre sa poitrine. Quelle que soit son attitude, je le reconnais tout de suite comme la première fois où je le rencontrai en cette rue de rêve, et, sans attendre qu’il me parle, je lui dis avec un mélange de respect et de familiarité dont il ne s’offense pas et sourit avec bonté :
- Gérard, Gérard, ô maître charmant, ô cher esprit, pourquoi errez-vous ainsi si tard à travers les rues ; quelle fantaisie de votre étrange et merveilleuse cervelle vous a chassé de chez vous, ou foyez-vous quelque propriétaire intraitable ? Votre gousset est-il si vide que vous alliez ainsi demander asile à quelque bouge ? Vos amis ne sont-il pas là ? Lequel d’entre eux ne serait heureux de donner l’hospitalité au doux Gérard ? N’avez-vous point Nanteuil et Du Seigneur ou le brillant Arsène Houssaye ou le bon Théo ou l’excellent docteur Esprit Blanche et ses soins paternels en sa maison de Passy ? La nuit est longue à battra le pavé et la solitude est mauvaise conseillère. Ô Gérard, prenez garde ; il y a des carrefours dangereux et je sais des chemins qui n’aboutissent qu’à une fatale impasse !
Car c’est Gérard de Nerval qui est devant moi. C’est bien lui. Il ressemble à son portrait par Nadar et je ne m’étonne nullement de le rencontrer, pas plus qu’il ne paraît surpris d’être abordé par un inconnu. Il m’écoute, sourit et je continue :
- D’où venez-vous, Gérard : d’Italie, de Hollande ou d’Allemagne, des bords du Rhin ou des rives du Nil, du fond de l’Orient, du Caire ou de
Jérusalem où règne pour vous encore le Roi Salomon, de chez les Druses du Liban ou de chez les Turcs de Stamboul ? Arrivez-vous simplement de votre cher Valois aux nobles forêts, aux claires eaux bruissantes, de Loisy, de Mortefontaine, d’Ermenonville ou de Chaalis, de la douce contrée qu’arrosent la Nonette et la Thève ? Y avez-vous rencontré Adrienne et Sylvie ? Vous ont-elles murmuré ces chants populaires que vous aimez presque autant en leur simplicité rustique et chevaleresque que les énigmes orientales et compliquées de la Reine Balkis aux pieds de bouc ? Quittez-vous Cagliostro, Cazotte ou Restif de la Bretonne ? Étiez-vous allé au théâtre entendre la blonde Jenny Colon, ou les Chimères vous ont-elles retenu si longtemps dans leur cercle magique que votre esprit s’est perdu dans le rêve ?
Il sourit toujours et ne semble nullement choqué de ma hardiesse. Il me prend le bras et nous marchons par la rue déserte et silencieuse qui s’allonge interminablement sous nos pas. Il s’appuie sur moi avec amitié et je crois que je ne lui déplais pas ; jamais je ne me suis étonné de le voir porter entré ses bras un homard ou serrer un coq sur sa poitrine. Il sent que je le comprends et que je l’admire tout entier, que j’aime en lui l’écrivain délicieux et pur, d’une si sobre et si classique fantaisie, le conteur spirituel, pittoresque et profond, le voyageur si ingénieusement curieux, le poète mélancolique et mystérieux, le rêveur parfois insensé mais toujours infiniment précis, le mystique et l’illuminé qui mêle le rêve et la vie et les confond en une harmonieuse arabesque. Alors, il me parle et c’est à mon tour de l’écouter.
Il me dit sa vie. Il m’expose sa généalogie et comment il descend de l’empereur Nerva ; il me dit sa poétique jeunesse au doux pays d’Ile-de-France dont son âme reste à jamais enchantée et où lui apparurent les figures les plus ressemblantes à son rêve. Il me dit comment il les a poursuivies et recherchées, à travers la vie, en leurs similitudes vivantes, et, au fond des siècles, en leurs images mortes.
Il me dit ses voyages et ses travaux, ses amitiés et ses ambitions, et ses misères, et aussi ces moments mystérieux où sa raison chancelle et où il échappe à la réalité et s’enfuit, esprit délivré et enivré, dans les royaumes aériens de la Chimère.
Cher Gérard ! c’est dans ces promenades nocturnes, par cette interminable rue qui ne mène nulle part, que j’apprends à connaître son âme charmante et divinement innocente, son âme délicieuse, et, chaque fois que je me retrouve, en rêve, dans cette rue qui n’a pas de nom, j’attends avec joie la rencontre du merveilleux passant.
Je sais maintenant qu’il ne manquera pas au rendez-vous.
Il y fut fidèle, l’autre nuit. Sous son bras, il tenait un livre qu’il me tendit. Je le pris, et j’y lus ce titre : La Main enchantée.
« Je ne sais, me dit Gérard, si vous connaissez ce petit récit fantastique que j’écrivis au temps du romantisme, en 1832 je crois ; cela s’appelait alors La Main de gloire et devait faire partie des Contes de Bousingot. Comme c’est loin ! On vient justement de réimprimer cette fantaisie. Un jeune artiste, Daragnès, y a ajouté de charmantes et pittoresques illustrations.
Complimentez-le de ma part. Camille Rogier et Nanteuil eussent aimé son talent. La reine Balkis m’en parlait justement tout à l’heure, car je la revois beaucoup en ce moment. Elle a bien des défauts et sa huppe est un oiseau insupportable, mais elle m’a promis de m’expliquer toutes les énigmes… »
Je rencontre souvent, en rêve, Gérard de Nerval.
Une critique de Balzac
Mon éminent confrère et ami Emile Faguet a publié dans la collection des Grands Ecrivains français une très savoureuse et très personnelle étude sur Honoré de Balzac. On sait trop le talent si indépendant et si averti d’Emile Faguet pour qu’il soit besoin de chercher à le caractériser ici. Ce talent, nourri d’une lecture immense et d’une incessante réflexion, fournit, chaque année, d’abondantes preuves de sa merveilleuse diversité et aborde si magistralement les sujets les plus variés que l’on ne peut que s’incliner devant la vaste investigation critique que mène en tout sens Faguet. Ajoutons qu’en ce temps de polémiques partiales, et de serviles complaisances, il donne le bel exemple de la plus entière sincérité et de la plus droite franchise.
Cette franchise, Faguet l’apporte à tous les sujets qu’il traite, aussi se pourrait-il bien que son étude sur Balzac ne plaise, qu’à demi aux balzaciens intransigeants dans leur culte fanatique pour l’auteur de la Comédie humaine. Faguet, en effet, tout en rendant justice au génie de Balzac, ne la lui rend pas sans réserve et sans discussion, et cela suffira peut-être à lui valoir certains reproches dont je ne sens point, pour ma part, le bien fondé. La gloire de Balzac est assez solidement et assez universellement établie pour qu’elle m’ait plus besoin d’apologies et de défenses et elle peut fort bien supporter un examen tel que celui que lui fait subir Emile Faguet.
Il en serait autrement si la renommée et l’œuvre de Balzac en étaient encore à leur période de formation et d’expansion. En pareil cas, le rôle du critique est d’aider l’écrivain par une sympathie plutôt volontairement exagérée et de contribuer ainsi à faire partager au grand public une opinion encore pour lui prématurée. Ces appuis n’ont pas manqué à Balzac et il y eut un temps où les balzaciens eurent raison de lui vouer une admiration absolue et même parfois quelque peu puérile. Ce fut alors que se constituèrent en Russie et à Venise, dit-on, ces sociétés où chacun adoptait un personnage de Balzac et s’efforçait de le réaliser. N’était-ce pas aussi à cette catégorie de balzaciens qu’appartenait l’excellent confiseur Siraudin, dont Théodore de Banville nous dessine dans ses Souvenirs une amusante silhouette, Siraudin qui avait loué un appartement particulier où il s’enfermait pour lire Balzac et où il vivait uniquement en compagnie des héros de la Comédie humaine.
Actuellement, nous n’en sommes plus là envers le grand écrivain reconnu, classé, populaire qu’est Honoré de Balzac, et les balzaciens d’à présent n’ont plus à le défendre et à le répandre. Le culte de Balzac n’est plus un culte secret et une, dévotion d’initiés. Son œuvre énorme est en toutes les mains sa figure en pleine lumière. Un abondant commentaire critique a élucidé son art et sa vie. Les balzaciens d’aujourd’hui n’ont plus charge de sa mémoire et de sa réputation. Elles appartiennent maintenant à tous. La période héroïque est passée et l’époque triomphale est venue. Balzac a ses livres dans toutes les bibliothèques et sa statue à Paris, et cette statue n’est pas celle de Rodin qui nous représentait Balzac sous la forme d’une sorte d’idole orageuse et sublime, c’est celle de Falguière où nous le voyons sous un aspect moins mystérieux et moins sibyllin, avec sa ressemblance humaine, en sa carrure de travailleur robuste, génial certes, mais comme de plain-pied avec la vie.
C’est par le récit de la vie de Balzac qu’Emile Faguet commence son étude et nous y prévoyons, dès l’abord, par le ton qu’il adopte, l’attitude qu’il va prendre vis-à-vis du « monstre ». Faguet est pour Balzac un biographe familier et bienveillant. Il ne pouvait en être autrement, car comment ne pas éprouver une profonde sympathie pour le travailleur acharné, pour le très honnête homme de lettres que fut Honoré de Balzac ? Faguet se montre donc envers lui bienveillant, mais il se montre aussi, comme je le disais, familier, et cette familiarité, d’ailleurs parfaitement respectueuse, a pour raison que Faguet échappe complètement au prestige qu’exerce d’ordinaire sur ceux qui l’étudient l’existence, même que mena Balzac. Cette existence, Faguet nous la rapporte sans étonnement, et il n’est guère sensible à ce qu’elle a de fiévreusement prodigieux.
Si je note ce fait, c’est qu’il est un indice du point de vue où Faguet se tiendra au cours de toute son étude. Il se dégage, en effet, de Balzac comme une sorte de force attractive qui risque d’influencer le jugement que l’on portera sur lui. Aussi Faguet cherche-t-il à se prémunir contre ce que l’atmosphère balzacienne a de troublant. Il y parviendra sûrement, puisqu’il a pu, à regarder vivre Balzac, ne pas se laisser étourdir et ne rien perdre de sa faculté critique.
Car c’est un prestigieux roman que la vie de Balzac, avec son mélange tourbillonnant de préoccupations littéraires, sentimentales et pratiques et Balzac y apparaît lui-même comme le plus balzacien de ses personnages. Le récit que nous en fait Faguet est ponctuel et réservé ; il nous en dit le nécessaire, mais il demeure en garde contre le sortilège qu’il ne veut pas subir. Il tient à ne pas aliéner sa clairvoyance et à la conserver intacte, ce qui semble lui être aisé, car Balzac, je le répète, s’il l’intéresse par son génie, ne le fascine pas par le spectacle des conditions dans lesquelles ce génie s’est développé.
Elles furent, il faut le dire, assez défavorables. L’élaboration d’une œuvre comme la Comédie humaine eût demandé, pour être menée à bien, un loisir débarrassé de tous soucis matériels. Ce ne fut pas ce qui arriva, et ce fut au milieu de difficultés accumulées que Balzac dut accomplir son gigantesque labeur, qu’il compliqua encore d’entreprises plus ou moins chimériques. Et c’est injustement où Balzac apparaît prestigieux, dans la façon dont il sut toujours, au milieu des pires occurrences, tirer parti de lui-même et tourner au profit de son œuvre tout ce qui eût dû la contrecarrer. Je le vois, comme un magicien de la volonté, s’enfermant d’un geste de sa plume dans le cercle protecteur autour duquel s’arrêtent et grondent les forces adverses superbement et subtilement déjouées.
Certes, cette lutte contre la vie n’est pas le fait du seul Balzac. D’autres écrivains eurent, comme lui, à se créer leur isolement et à se sauvegarder des événements qui les voulaient arracher à eux-mêmes. Il semble en effet, que la vie, par une malignité particulière, s’acharne contre ceux qui veulent la rêver ou la peindre et s’ingénie par mille moyens à les distraire de leur tâcher. Tout semble combiné parfois avec une singulière astuce par la destinée pour enlever l’écrivain de sa table à écrire. Ajoutons que la société prête les mains, le plus souvent, à ces ruses et joue son rôle dans ce complot, Balzac nous montre comment le guet-apens échoue devant une volonté tenace et déterminée. Et n’est-ce point là, pour ainsi dire, le sujet d’un beau roman balzacien ? Faguet nous en rapporte l’argument mais s’en tient là.
Il ne s’ensuit pas que Faguet n’admire point Balzac, mais il ne le veut admirer qu’à bon escient et dans les parties qui lui en semblent vraiment supérieures. Il y viendra peu à peu, mais après avoir défalqué de Balzac tout ce qui lui en paraît surfait et contestable. C’est donc, tout d’abord, aux idées générales de Balzac qu’il ne reconnaîtra qu’une médiocre valeur. De culture assez faible, Balzac n’en est pas moins pourtant un esprit vigoureux ; mais ses idées générales sont celles de son tempérament, de son éducation domestique, en somme celles de son milieu et de son temps, et il ne les a ni assez creusées pour se les rendre personnelles, ni exprimées d’une façon nouvelle.
Pour Faguet, le psychologue et l’observateur sont déjà supérieurs chez Balzac au « penseur », dont Faguet fait assez bon marché. Balzac est un observateur plutôt pessimiste. Il voit l’homme guidé surtout par ses appétits et ses intérêts, et Faguet nous donne de cette misanthropie de Balzac une très ingénieuse explication, Balzac est misanthrope parce qu’il a surtout envisagé les hommes, « non pas dans le cercle restreint de la famille », mais dans leurs rapports entre eux et dans leurs rapports sociaux, c’est-à-dire dans un état qui réveille en l’homme les instincts de concurrence et de lutte, et où il paraît sous son jour le plus défavorable.
De tous ces instincts, celui que Balzac a analysé et mis en scène le plus puissamment, c’est la lutte pour l’argent ; Les hommes d’argent et les drames de l’argent sont peints admirablement dans Balzac et forment le grand ressort de la vaste encyclopédie sociale, morale et psychologique que veut être la Comédie humaine. Faguet remarque au sujet de ces « prétentions » de l’épopée balzacienne que la Comédie humaine est loin d’être un répertoire complet d’humanité, qu’elle présente des lacunes et que plusieurs catégories d’individus n’y sont pas représentées, de telle sorte que, selon lui, Balzac devrait être plus exactement considéré comme le peintre très informé de la bourgeoisie moyenne du temps de Louis-Philippe, avec des souvenirs du monde militaire du Premier Empire.
Ces restrictions faites, il n’en demeure pas moins la Comédie humaine est une admirable série de romans documentaires, romans, du reste, de mérites assez inégaux et qui présentent certains défauts communs décomposition et de style sur lesquels Faguet s’explique très franchement et très justement. Il est bien évident, en effet, que Balzac a un goût fâcheux pour la digression. Elle ralentit et embarrasse le récit, l’accompagne d’un commentaire continuel et parfois insupportable, et il ne faut pas moins que la verve prodigieuse du grand conteur qu’est Balzac pour entraîner avec elle ces scories parasites qui ne sont pas les seules qu’on lui passe reprocher.
Si parfois Balzac compose mal, parfois aussi il écrit plus mal encore. Oui, Balzac, Il faut bien le dire, est un assez mauvais écrivain, trop souvent gauche, diffus, prolixe, incorrect, à moins qu’il ne tombe dans le faux brillant et dans le pathos. De ces diverses tares du style de Balzac, Faguet nous fournit des exemples probants qui réjouissent sa malice de grammairien, mais il n’en reconnaît pas moins qu’il arrive cependant que Balzac écrive aussi le mieux du monde. Il en est ainsi dans certaines parties de son récit où il ne se surveille pas et s’abandonne à ses dons de narrateur, dans certains dialogues d’une surprenante vérité de ton et dans les portraits. Balzac est un des grands portraitistes de notre littérature. Faguet l’apparente à La Bruyère. Il lui trouve volontiers aussi un cousinage avec Saint-Simon. Néanmoins, Balzac écrit généralement mal — et cela nous est tout à fait égal.
Car cela nous est égal que Balzac écrive ou compose mal, qu’il mêle à ses qualités un romantisme saugrenu et un réalisme assez trivial ; tout ce que nous lui demandons c’est d’être ce qu’il est, avant tout, c’est-à-dire un prodigieux créateur d’êtres vivants, comme Shakespeare et comme Molière. Or, ce don, Balzac l’a possédé à un point extraordinaire. Nul n’a déployé une puissance pareille à la sienne dans la peinture des caractères et dans l’invention des types.
Et c’est bien invention qu’il faut dire. Balzac est un grand observateur, mais l’observation n’est chez lui que l’opération préalable, et c’est par l’imagination qu’il la complète. Il le peut, car il possède à un degré unique l’imagination du vrai, en même temps qu’il en a le sens le plus profond. Aussi nous représente-t-il des êtres qui nous ◀deviennent▶ aussitôt familiers et qui vivent par eux-mêmes des êtres dont nous reconstruisons par nous-mêmes les parties que l’on ne nous a pas montrées, des êtres vraiment entiers qui agissent non pas par la volonté de l’auteur, mais par leur propre vitalité.
C’est ce sentiment de la vie, chez Balzac, et cette faculté d’en donner l’illusion que Faguet étudie dans le magistral chapitre qui fait le centre de son livre. Faguet, une fois formulées les réserves que j’ai indiquées, une fois bien établie sa résolution d’échapper à ce que j’appelais plus haut le prestige balzacien, une fois prouvé son éloignement de tout fétichisme, ne marchande pas à Balzac son admiration clairvoyante, mais cette admiration, il ne fait pas que là déclarer, il en donne les raisons critiques dans les pages substantielles auxquelles je renvoie le lecteur.
C’est à la lignée des grands classiques que Faguet rattache Balzac. Car Balzac n’est pas seulement le maître du roman au dix-neuvième siècle, quelqu’un ayant porté ce genre d’écrit à une ampleur et à un détail d’observation, à une intensité de vie inconnue avant lui. Il n’a pas seulement créé aux romanciers à venir des obligations nouvelles et étendu son influence sur toute une région littéraire qu’il domine encore de sa grande ombre. Balzac a fait plus encore, il a pris, placé parmi les grands initiés à la science de l’homme et de la vie. A ce propos, je ne peux m’empêcher de songer à une anecdote que j’ai entendu conter et à laquelle Faguet fait allusion. Lorsque Balzac revenait de Russie où il avait épousé Mme Hanska qu’il ramenait avec lui à Paris, il arriva assez tard dans la nuit à son logis de la rue Fortunée. De la berline de voyage arrêtée à la porte, il vit toutes les fenêtres de la maison éclairées. Cela ne l’étonna point, car il avait mandé au domestiqué fidèle qui gardait l’habitation de préparer à souper aux voyageurs. Mais ce qui le surprit, ce fut qu’aux coups de sonnette personne ne répondît Après des appels réitérés, il fallut recourir à un serrurier, et quand M. et Mme de Balzac parvinrent à la salle à manger, quelle ne fut pas leur stupeur ! Au milieu de la table servie, le domestique, ◀devenu▶ subitement fou et ayant quitté ses vêtements, gambadait parmi les candélabres allumés…
Je songe souvent à cette anecdote et je lui vois un sens symbolique. Cet homme nu, apparu à Balzac comme un vivant frontispice de son œuvre, n’était-ce point l’Homme lui-même qui, sans secrets pour le génial romancier de la Comédie humaine, lui offrait, en une sorte d’hommage mystérieux, l’allégorie de sa piteuse nudité ?
Baudelaire et « les Fleurs du Mal »
Dans son numéro du 11 juillet 1857, le Journal de la Librairie annonçait l’apparition, chez les éditeurs Poulet-Malassis et de Broise, d’un volume intitulé : les Fleurs du Mal. L’ouvrage, tiré à 1300 exemplaires, était un recueil de vers et avait pour auteur Charles Baudelaire, connu déjà dans les lettres par divers travaux de critique et par ta traduction d’un certain nombre d’écrits du conteur américain Edgar Poe. Ces divers essais dénotaient par leurs préoccupations et leurs tendances aussi bien que par leur forme et leur tenue, un esprit à la fois judicieux, et paradoxal, brillant et subtil, ferme et précis, épris de nouveauté et de singularité, ce que l’on appelle un esprit original.
Cette originalité, ce goût du nouveau, cette recherche du singulier s’étaient marqués également en des poésies publiées par plusieurs revues. Une des plus considérables d’alors, la Revue des Deux Mondes, avait si bien senti la qualité exceptionnelle et le caractère spécial des vers du poète de l’Invitation au voyage et de la Vie antérieure qu’en accueillant en 1855 une série de ses poèmes, elle avait cru devoir les accompagner d’une note courtoisement, mais prudemment explicative, par laquelle elle déclinait la responsabilité morale de la publication qu’elle en faisait. Le volume dont ils étaient détachés parut deux ans après ; il portait tout entier ce même caractère éminemment original, audacieux et, pour tout dire, « baudelairien ».
Ainsi préparé par une certaine curiosité qu’excitait la personne de l’auteur et par les premières manifestations de son talent, assuré d’ailleurs par la réelle et neuve beauté de l’œuvre et justifié par sa haute valeur poétique, le succès des Fleurs du Mal fut vif parmi les artistes et les lettrés qui saluaient en elles la venue d’un grand poète dont l’avenir devait affermir et consacrer la gloire, mais, dans le public plus étendu et moins confraternel que ce succès même leur attira, elles suscitèrent une surprise scandalisée et des protestations qui, pour provenir de ce que Baudelaire a toujours appelé un « malentendu », n’en eurent pas moins pour le poète de pénibles conséquences. En effet, ce sentiment, qui se fût probablement peu à peu dissipé dans une juste admiration, servit, sinon de prétexte, du moins d’argument, aux poursuites judiciaires qui furent intentées à l’écrivain trop indépendant de toute coterie pour n’être pas tout désigné pour servir d’exemple du zèle qu’apportait à la répression de toute atteinte à la morale et aux bonnes mœurs une magistrature soucieuse de se faire pardonner ses rigueurs contre la presse politique par sa sévérité envers un délinquant qui eût pu cependant trouver à ses audaces des répondants dans la plus haute littérature française où la veine amèrement satirique et cruellement pessimiste n’a jamais cessé d’être représentée. Quoi qu’il en fût et bien que la défense d’un pareil cas paraisse facile, bien que la parfaite conscience de l’écrivain eût dû plaider pour lui autant que le caractère strictement poétique du délit, Baudelaire et son livre n’en furent pas moins condamnés par le tribunal correctionnel, celui-ci à une amende de 300 francs, celui-là à la suppression de cinq de ses pièces, dont l’une, les Femmes damnées (Delphine et Hippolyte), est un des plus beaux poèmes de la langue française et l’un des chefs-d’œuvre de la poésie érotique de tous les temps.
Absurde en son principe et en ses considérants, fâcheux en ses conséquences, puisque l’offense faite au poète en sa conscience d’écrivain contribua à entretenir dans son âme orgueilleuse et susceptible cette morosité et cette amertume auxquelles il n’était que trop enclin et que les difficultés de la vie ne firent qu’envenimer, ce jugement valut à Baudelaire, de chaudes et compensatrices sympathies. Victor Hugo, de son rocher de Jersey, lui adressa éloquemmeut sienne. Flaubert, à peine acquitté du procès similaire fait à Madame Bovary, Sainte-Beuve, esprit très libre quand les rancunes personnelles ne faussaient pas sa vaste et minutieuse intelligence, le soutinrent de la leur, celle de Théophile Gautier lui était acquise. Toutes, devançant la postérité, proclamaient le jugement non avenu et cassé par le tribunal des hautes Lettres.
Quant au « condamné », il ne cessa jamais de protester contre sa condamnation. Lorsque, en 1861, il fit paraître une édition des Fleurs du Mal, augmentées de nombreux poèmes nouveaux, il songea à s’en expliquer publiquement dans une préface dont nous avons les esquisses, mais à laquelle, en définitive, il renonça, se contentant d’inscrire, dans une note du poème le Reniement de saint Pierre, la revendication du droit absolu, pour le poète, de « façonner, en parfait comédien, son esprit à tous les sophismes et à toutes les corruptions » sans être tenu responsable de ses fictions..
Cette thèse n’était pas seulement un moyen de défense rétrospectif et futur. Elle était conforme aux idées esthétiques de Baudelaire. Elle tendait à isoler l’art de la morale ou plutôt à lui donner sur elle une telle supériorité qu’elle se soumît à lui pourvu que le poète sût trouver dans le mal, soit par un jeu d’imagination, soit par observation intérieure, des éléments de beauté.
Lorsque parurent les Fleurs du Mal, Charles Baudelaire avait trente-six ans. Il était né le 9 avril 1821, à Paris, rue Hautefeuille. Parisienne depuis une génération, sa famille était champenoise d’origine. On trouve au XVIIIe siècle, dans le bourg de Neuville-au-Pont, des Baudelaire paysans, ouvriers vignerons, petits propriétaires. Le père du poète, François Baudelaire, quitta tôt sa province. Elevé à la ville, il entra en 1780 comme répétiteur au collège Sainte-Barbe, puis ◀devint▶ précepteur des enfants du duc de Choiseul-Praslin. Pendant la révolution, malgré ses opinions républicaines, il rendit d’importants services à cette famille dont l’influence le fit attacher sous l’Empire à l’administration du Sénat. Les almanachs impériaux le qualifient de chef de bureau. Marié une première fois en 1803, il épousa en secondes noces, en 1818, Mlle Caroline Archambaut-Dufays, fille d’un ancien officier et qui fut la mère du poète. Le jeune Baudelaire avait six ans lorsque mourut son père, dont il conserva un vif souvenir qui ne fut pas sans doute sans influence sur le peu de sympathie qu’il conçut par la suite pour l’homme que, remariée au lieutenant-colonel Aupick, sa mère lui donna pour beau-père.
M. Aupick était un officier d’avenir et qui atteignit plus tard le grade de maréchal de camp avant d’être pourvu de l’ambassade de Constantinople ; mais, à l’époque où il épousa la veuve de François Baudelaire, M. Aupick n’était encore que lieutenant-colonel d’état-major, en garnison à Lyon. Ce fut là que Charles Baudelaire commença ses études jusqu’en 1836 où, le colonel ayant été appelé à Paris, il entra comme élève au collège Louis-le-Grand. En 1839, après quelques succès scolaires, il en sortit avec le grade de bachelier, mais, malgré ce diplôme et ces succès, Baudelaire n’avait manifesté qu’un goût médiocre pour le travail et pour la vie en commun. Au contact de ses camarades, il avait déjà ressenti ce sentiment de la solitude qui ne le quitta plus guère et qu’il notera plus tard, en ces termes, dans un de ses journaux intimes : « Sentiment de solitude, dès mon enfance, malgré la famille et au milieu des camarades, surtout sentiment d’une destinée éternellement solitaire. Et il ajoute : « Cependant, goût très vif de la vie et du plaisir. »
Il semble assez probable que, chez Baudelaire, ce sentiment précoce de solitude devait s’accompagner de vives curiosités intellectuelles. Rien ne prédispose plus à la rêverie que ce mal juvénile de l’isolement, et il est naturel que cet état, à la fois ardent et douloureux, aboutisse à la poésie dans l’effort qu’il tente pour s’exprimer et se formuler. Aussi Baudelaire fit-il des vers dès le collège. Nous avons sur ce point le témoignage d’un de ses condisciples, Emile Deschanel, et nous possédons quelques-uns de ces premiers essais. Ils révèlent chez le collégien une certaine habileté et l’on y peut deviner les indices encore bien indistincts d’un talent original, mais ces indices qui, maintenant, nous apparaissent à la lumière de la gloire, il eût fallu, pour en discerner l’obscure promesse, des yeux plus exercés que ceux du colonel Aupick qui songeait pour son beau-fils à un avenir tout autre que celui de la poésie et qui, par sa situation, se trouvait eh mesure de pouvoir aider efficacement aux débuts de la carrière qu’il plairait au jeune bachelier de choisir. Aussi la déception fut-elle grande quand Baudelaire, ses études terminées, déclara qu’il voulait se consacrer aux lettres.
Ce fut, il semble bien, le premier conflit sérieux entre le soldat et le poète, conflit rendu plus aigu, de la part de l’un, par une certaine rudesse de manière, de la part de l’autre, par une antipathie et une rancune secrètes. Ces sentiments aggravèrent ce différend, dans lequel Baudelaire, soutenu sans doute en sous-main par sa mère, ne céda pas, car nous le voyons, dès ce moment nouer ses premières relations littéraires sans s’astreindre à un travail suivi et sans résultats visibles autres qu’une collaboration au Corsaire avec ses amis d’alors, Gustave Le Vavasseur et Ernest Prarond. A ces premières amitiés se joignirent celles de Balzac, de Gérard de Nerval et de Latouche.
Que devait penser de pareilles gens le sévère M. Aupick ?
Encore eut-il peut-être toléré ces mauvaises fréquentations, si elles n’eussent eu des effets qui devaient les condamner à ses yeux, car, par l’exemple de ses camarades et sous l’influence du milieu, Baudelaire avait contracté certaines habitudes auxquelles n’échappe guère la jeunesse littéraire de tous les temps.
Il est assez probable que cette première émancipation n’allait pas, chez Baudelaire, sans certaines affectations, de cynisme, sans fanfaronnades de propos, sans exagérations paradoxales qui devaient scandaliser les auditeurs familiaux. De plus, on n’ignorait pas sans doute que les ébauches poétiques du jeune rimeur étaient d’un genre rien moins que rassurant. Je n’en veux pour preuve que la pièce que publia plus tard la revue la Jeune France et qui commence par ce vers : « Je n’ai pas pour maîtresse un lionne illustre ». Il y avait là de quoi inquiéter des parents. Ceux de Baudelaire décidèrent de mettre fin à cette existence de dangereuse oisiveté, et d’indépendance intempestive. Cette décision fut hâtée, dit-on, par une violente altercation entre Baudelaire et son beau-père. Quoi qu’il en fût, Baudelaire fut embarqué sur un navire qui faisait voile pour Calcutta. Le voyage devait durer un an mais, dix-moi après son départ, Baudelaire était de retour, rapportant de ses traversées et de ses escales quelques éclatants souvenirs de lumière et de couleurs et quelques étonnantes histoires où la fantaisie tenait sans doute plus de place que la réalité et dont il aimait ç mystifier ses contemporains, anecdotes exotiques qui contribuèrent à créer et à entretenir autour de lui une légende à laquelle s’ajoutèrent peu à peu bien des traits plus ou moins authentiques, mais dont Baudelaire, il faut bien le dire, favorisa la durée et la persistance, peut-être parce qu’il y trouvait une revanche contre de cruelle, réalités et qu’il y trouvait aussi un moyen d’égarer des curiosités qui eussent été douloureuses à son orgueil et à susceptibilité.
Sur cette légende qui se forma autour de Baudelaire à partir de 1842, je n’institerai pas. Les anecdotes en sont trop connues pour que nous ayons à les rapporter. De même, je n’entrerai pas dans le détail de la vie du poète de 1842 à 1857. L’excellente biographique, placée par Eugène Crépet au seuil de l’édition des Œuvres posthumes, nous renseigne abondamment sur cette période. Néanmoins, suivons discrètement le poète, depuis le jour de sa majorité légale où il quitte définitivement sa famille jusqu’au jour de sa majorité littéraire où il affirme dans un livre immortel son étrange génie. Sur cette période, je le répète, pas plus que sur celle qui succède à l’apparition des Fleurs du Mal je n’aurais rien à dire de neuf. Les documents rassemblés par Eugène Crépet, la magistrale étude de Théophile Gautier, les souvenirs d’Asselineau et de Banville, semblent avoir fixé en son ensemble la figure de Baudelaire. Grâce à ces écrivains qui l’ont connu, sa vie nous est ouverte et nous pouvons la regarder se dérouler devant nous sans qu’elle nous retienne par de grands événements extérieurs, Ce qui est intéressant dans la vie de Baudelaire, ce n’en sont pas les circonstances, d’ailleurs assez ordinaires, c’est Baudelaire lui-même, non le Baudelaire excentrique, mystificateur, sarcastique, satanique de la légende, mais celui dont le vaste et lucide esprit créait, au-dessus des contingences médiocres ou douloureuses de sa destinée, son œuvre de haute esthétique et de profonde poésie.
Car ce n’est, soyons-en assurés, ni par ses excentricités plus ou moins voulues, ni par ses fantaisies paradoxales ou outrancières, ni par son dandysme, ni par son satanisme, ni par les attitudes qu’il adopta, que Baudelaire s’imposa à l’attention de ses contemporains. Ces petits moyens de célébrité n’en procurent qu’une bien fragile et bien superficielle, et la renommée basée sur la coupe d’un habit, l’éclair d’un paradoxe, l’amusement d’une anecdote, n’a que la durée et l’étendue qu’elle mérite. Baudelaire, le savait et ce qu’il poursuivait sous les apparences qu’il aimait à se donner c’était la réalisation secrète et future de son œuvre dont le pressentiment excitait pour lui, autour de lui, cette curiosité que j’ai notée. Son prestige lui venait de la puissance originale de sa personnalité, de sa singularité spirituelle et du sombre rayonnement de sa pensée. Le magicien portait à son doigt le diamant noir avec lequel il devait tracer son nom sur la sphère de cristal de la poésie.
Puisque nous avons, à propos de Baudelaire, prononcé les mots de dandysme, d’excentricité et de légende, examinons ce qui lui attira cette double réputation de dandy et d’excentrique durant la période qui contribua le plus à l’accréditer. Nous voyons un jeune homme, possesseur d’une petite fortune, ayant le goût des lettres et de l’art, une certaine confiance dans son avenir d’écrivain, décidé à cultiver son talent, malgré l’opposition d’une famille dont l’éloigne un désaccord foncier. Ce jeune homme, qui a souffert des contraintes apportées à sa vocation, une fois libre de vivre à sa guise, s’installe dans un des vieux hôtels de l’Ile Saint-Louis dont le décor plaît à son sens de la solennité et du pittoresque. L’immeuble est, en effet, majestueux ; c’est une demeure historique, l’ancien hôtel de Lauzun, alors appelé l’hôtel de Pimodan, mais le logement qu’y occupe le poète est modeste. On le meuble d’un bric-à-brac de fortune dont l’usurier, comme dans Molière, fournit quelques-unes des pièces.
Là fréquentent des camarades et des amis : poètes, peintres, sculpteurs, tout un petit monde ardent et outrancier. On y échange des idées, on y échafaude des théories, on y élabore des projets, on y improvise des paradoxes, on y lance des boutades truculentes parce que l’on y est jeunes et que l’on y est encore romantiques. Quelque chose du Cénacle de l’impasse du Doyenné subsiste sous les combles de l’hôtel Pimodan. La fumée du tabac s’y mêle à celle de l’opium. On y mange la verte confiture du haschich, ce qui vous distingue nettement un artiste d’un philistin. De belles femmes apportent à ces soirées leur présence parfumée, mais, malgré tout, cette existence libre n’est pas la bohème. Le maître du logis est un personnage singulier. Il n’a pas l’exubérance des bousingots et la turbulence des Jeunes-France de 1830. Certes, il est romantique par certaines de ses admirations, mais son jugement est remarquablement indépendant. Ses opinions les plus étranges offrent on ne sait quoi de froidement, de profondément judicieux. Il y a dans cet esprit, si subtil et si ingénieux, quelque chose de classique. Il a le goût de la mesure dans la nouveauté, le sens de l’ordre, parce que l’ordre est une élégance et que, dans sa pensée comme dans sa tenue, ce jeune seigneur aux yeux clairvoyants, aux manières courtoises et polies, teintées d’ironie et aiguisées de sarcasme, déteste la vulgarité, le laisser-aller, le débraillé. Baudelaire, à cette époque, a adopté du dandy, non seulement la coquetterie fashionable, mais aussi l’air d’insensibilité et de supériorité, de négligence hautaine et de froideur distante, cet air que nous lui voyons dans le beau portrait qu’a peint de lui Emile Deroy et qui nous donne son image d’alors, la seule que nous ayons d’une période assez brève de son existence, car, dès 1846, nous savons que le poète avait simplifié cette tenue à la fois anglaise et romantique, Byron habillé par Brummel que nous décrit Le Vavasseur dans un curieux croquis où il note « l’habit noir très ample, boutonnable, le gilet de Casimir noir, la cravate noire, les escarpins luisants » que Baudelaire se plaisait à arborer et où il semblait réaliser d’avance un dessin de ce Constantin Guys qu’il admirera plus tard passionnément et qu’il saluera du titre de « peintre de la vie moderne ».
Dès 1846, en effet, la gêne commençait à se faire sentir et le moment approchait où il faudrait chercher dans le travail les ressources qui allaient faire défaut. Or, Baudelaire était mal préparé à cette lutte pécuniaire pour l’existence qui devait lui causer, durant de longues années de si pénibles soucis et de si déprimantes préoccupations. Ce n’était pas cependant que l’on ne travaillât dans le petit Cénacle de l’hôtel de Pimodan, mais on y travaillait de ce labeur obscur et profond où s’élabore l’œuvre future. Baudelaire en était justement à ce point si délicat de soi-même où se décide l’heure opportune du début. Ajoutez à ses hésitations que, par nature et par suite d’une certaine paresse, il avait besoin pour son travail de circonstances favorables. Joignez-y encore qu’il avait le goût de la perfection et le respect de son art, un sens très aigu d’autocritique et la volonté très nette de ne point démentir par des tentatives prématurées sa réputation naissante. Le brillant, l’énigmatique, le singulier Baudelaire ne peut se révéler que par une œuvre originale, le Baudelaire qui intrigue ses amis par sa verve mystificatrice, ses froides fantaisies, son dandysme, son culte de la Vénus noire ; le Baudelaire mangeur de haschich et fumeur d’opium qui les étonne et s’impose à eux par la vaste lucidité de ses idées, par leur qualité exceptionnelle, le Baudelaire qui connaît et qu’estime Théophile Gautier, qui a été présenté à Victor Hugo ne se doit-il pas à lui-même de ne pas décevoir l’attente qu’il a suscitée ? N’est-il pas obligé à se manifester avec éclat et à entrer dans la célébrité, mystérieusement et brusquement, par la haute porte de la gloire ?
S’il n’en fut pas tout à fait ainsi, nous le devons à un petit événement qui força les intentions du poète. En 1844, sur la demande de sa famille, un conseil judiciaire fut donné à Baudelaire afin de sauvegarder les restes de l’héritage paternel déjà fortement entamé et qui ne lui assurait plus qu’une rente insuffisante pour continuer le genre d’existence qu’il menait. L’heure était venue pour Baudelaire de demander à des travaux littéraires les subsides indispensables. Aussi le voyons-nous, en 1845, publier sa première brochure sur le Salon de peinture, puis donner au Corsaire-Satan des essais de critique littéraire set des fantaisies humoristiques, ainsi qu’une nouvelle : le Jeune Enchanteur. L’Artiste insère de lui deux poèmes : l’Impénitent et Une Indienne, ◀devenus▶ plus tard le Don Juan aux enfers et la Malabaraise des Fleurs du Mal. En 1847, Baudelaire signe la Fanfarlo. Triple début de critique, de romancier et de poète.
C’est une curieuse surprise de retrouver le dandy en habit noir de l’hôtel de Pimodan sous la blouse de l’émeutier de 1848 et ce fut cependant ce qui arriva, La politique n’avait jamais semblé préoccuper Baudelaire et il s’y intéressa pour la première fois sur la barricade. Car Baudelaire fit le « coup de fusil » aux émeutes de Février et aux journées de Juin. Fait étrange de contagion révolutionnaire dans cette cervelle si méticuleusement lucide, mais fait certain, puisque Baudelaire, avec Champfleury, fonda un journal républicain où il écrivit des articles violents et qu’il alla continuer sa propagande à Châteauroux où il dirigea un journal local. Cette double campagne typographique et la part qu’il prit au mouvement populaire suffirent, il faut le dire, à guérir ce qu’il appela plus tard sa « folie » et que, dans Mon cœur mis à nu, il cherche à s’expliquer à lui-même quand il écrit « Mon ivresse de 1848. De quelle nature était cette ivresse ? Goût de la vengeance, plaisir naturel de la démolition. Ivresse littéraire. Souvenirs de lectures ». Crise bizarre qui transforma cet aristocrate d’idées et de goûts qu’était foncièrement Baudelaire en un énergumène que nous décrit dans ses notes son camarade Le Vavasseur et dont les mains » sentaient la poudre », proclamant « l’apothéose de la banqueroute sociale » ; crise bizarre d’où il rapporta une horreur sincère de la démocratie, mais qui était peut-être aussi un premier avertissement physiologique et où l’on peut voir les premières traces de cette nervosité maladive qui se développa peu à peu chez le poète sous l’influence du travail, des soucis, des excitants spirituels et végétaux et qui, aggravée volontairement par la sorte d’orgueil qu’il en tirait, contribua à donner à son imagination et à sa pensée certaines de leurs teintes les plus sombres, à les imprégner de cette noire mélancolie, de ce pessimisme douloureux où il consuma son cœur et sa vie et qui étendirent leur nuage sulfureux et pesant sur la vue que Baudelaire eut de la nature de l’homme et de l’ensemble de l’univers.
Après cette frénésie passagère de 1848, Baudelaire revint à son travail. Un événement heureux contribua à l’y ramener ; ce fut la rencontre avec Edgar Poe. J’emploie à dessein cette expression, quoique Poe et Baudelaire ne se soient jamais connus ; mais j’ai souvent imaginé quelles eussent été la surprise et la sympathie de ces deux hommes, également originaux et singuliers, si la destinée les avait mis face à face et qu’ils eussent pu constater l’étrange parenté intellectuelle qui les unissait, car si leurs visages humains ne se contemplèrent jamais, leurs âmes se correspondaient mystérieusement.
Ce fut en 1846 que le hasard mit sous les yeux de Baudelaire quelques pages du grand conteur américain. A cette lecture Baudelaire fut conquis et son admiration et sa curiosité cherchèrent à se renseigner sur la vie et l’œuvre de Poe, et avec une merveilleuse et fraternelle compréhension de son génie, il se fit son biographe et son traducteur.
Le premier conte de Poe que traduisit Baudelaire fut la Révélation magnétique et la mort seule l’empêcha d’achever la tâche qu’il avait entreprise et à laquelle Edgar Poe dut sa popularité française.
Car c’était une « révélation » qu’avait éprouvée Baudelaire au contact de Poe. Cette révélation, Baudelaire en a exprimé le caractère dans une lettre souvent citée. Il y parle d’une « commotion singulière ». Il est certain que Baudelaire s’apprit beaucoup dans Poe en y découvrant et en y retrouvant des parties de lui-même ignorées ou préférées, des affinités de sensibilité et d’intelligence, maintes vues identiques sur la nature et l’art, un même goût du mystère et de la mystification, la même croyance, en poésie, à un élément de solennité et de bizarrerie, à une sorte de mathématique de l’inspiration. N’était-il pas jusqu’à ce « Démon de la perversité » dont Poe avait signalé la présence dans le cœur de l’homme et à qui Baudelaire attribuait également une occulte puissance sur les actions humaines. Poe devait séduire Baudelaire, non seulement par sa qualité d’imagination, mais aussi par ses théories esthétiques, de même que ce qu’avait été la vie de Poe devait paraître à Baudelaire comme un miroir de la sienne. Tous deux n’auraient-ils pas été des aristocrates, mal à l’aise dans les démocraties ambiantes, et tous deux, nés pour les fécondes activités de la rêverie et du songe, n’auraient-ils pas connu les rigueurs des labeurs quotidiens ?
Ces soucis qui avaient asservi Edgar Poe aux besognes du journalisme ramenèrent également Baudelaire à la critique. Il y trouvait l’emploi de son érudition littéraire et artistique et le gagne-pain qui lui permutait de poursuivre en silence l’élaboration de son œuvre poétique. Baudelaire avait toujours manifesté un goût très vif pour les arts plastiques et pour la peinture en général. Cet amour des « images » remontait à son enfance.
« Les images notera-t-il plus tard dans ses Fusées, ma grande, ma primitive passion » Prédilection qui avait fait de lui un connaisseur averti et sachant tirer d’un tableau, d’un dessin, d’une gravure, non seulement un plaisir des yeux, mais en formuler un jugement ingénieux et juste et le rattacher à des idées d’esthétique générale très solidement et subtilement raisonnées.
Ce remarquable sens critique, Baudelaire eut l’occasion d’en donner la preuve dans la série d’articles que le Pays inséra en 1855, sous ce titre : Exposition Universelle — Beaux-Arts. Ces études attirèrent l’attention du grand public sur Baudelaire, en même temps que la Revue des Deux Mondes lui ouvrait ses portes en publiant un certain nombre de ses poèmes. Charles Baudelaire entrait dans la notoriété. De l’ombre mystérieuse où elles avaient germé, poussé leurs racines secrètes, dressé leurs tiges fécondes, les Fleurs du Mal allaient jaillir et épanouir magnifiquement leurs sombres corolles déchiquetées et veinées aux couleurs de la vie, et, sous un ciel de gloire et de scandale, répandre leurs vertigineux parfums d’amour, de douleur et de mort.
Quand on a lu et relu les Fleurs du Mal, d’abord en leur édition originale de 1857, puis en leur édition, expurgée et augmentée, de 1861, et enfin en leur édition complétée, établie par les soins d’Asselineau et de Banville après la mort du poète ; quand on en a admiré l’éclatante et ténébreuse beauté poétique et que l’on a salué en leur auteur un des plus singuliers et classiques génies dont s’enorgueillisse la poésie française, une question se pose. Les Fleurs du Mal sont-elles un livre de stricte ordonnance, qui a ses proportions définies, son équilibre, son architecture, ou sont-elles simplement un admirable recueil de poèmes, nés de circonstances diverses et trouvant leur unité dans ce qu’elles sont l’expression successive d’une même pensée conductrice ?
La réponse à cette question nous paraît intéressante. En effet, si les Fleurs du Mal sont un livre « composé », il nous fournit la preuve que Baudelaire fut fidèle à ses théories concernant l’inspiration et la réalisation poétiques et à la part de volonté précise et préconçue que comporte toute œuvre d’art valable. Rien alors ni nous empêche d’admettre aussi que cette œuvre exprime certains sentiments « fictifs » auxquels le poète a le droit et le devoir de façonner son esprit, ainsi que Baudelaire en a posé le principe, dans la note explicative dont il a fait précéder son Reniement de saint Pierre, mais si cette « composition » rigoureuse ne nous paraît pas manifeste, rien ne nous permettra de ne pas juger que ces affirmations théoriques, dont nous ne trouvons pas la trace suffisante, étaient plutôt destinées à étonner le public et à servir d’excuse morale au poète pour certaines hardiesses qu’on lui avait reprochées. Par conséquent, nous pouvons en conclure que la part objective des Fleurs du Mal le cède de beaucoup à la part subjective qui en fait le véritable et profond caractère.
C’est à ce dernier point de vue que nous mène, d’ailleurs assez aisément un examen attentif du célèbre recueil, malgré les arguments contraires que nous présentent certains documents qu’il est impossible de négliger. Nous avons, en effet, un triple projet de la préface dont Baudelaire, en 1861, voulait faire précéder la réimpression de son volume. Elles sont curieuses ces trois préfaces, dont aucune ne vit le jour, et visiblement paradoxales.
Extrayons-en cependant quelques déclarations significatives. Dans la première, Baudelaire affirme nettement que les Fleurs du Mal ne sont qu’un « jeu », qu’il les a écrites pour « s’exercer au goût de l’obstacle et parce qu’il était difficile d’extraire la beauté du mal ». Dans la seconde, il revient sur le droit pour le poète à ne pas être tenu responsable de ses fictions. Dans la troisième, il limite le pouvoir de l’inspiration et le subordonne à la volonté. « Comment, par une série d’efforts, l’artiste peut s’élever à une originalité proportionnelle. »
Mais ne nous laissons pas convaincre par ces déclarations, car en voici l’émouvante, la sincère, la complète contre-partie. Je la trouve dans une lettre adressée par Baudelaire à son vieil ami M. Ancelle (28 février 1866) : « Faut-il vous dire à vous, qui ne l’avez pas plus deviné que les autres, que dans ce livre atroce j’ai mis toute ma pensée, tout mon cœur, toute ma religion (travestie), toute ma haine. Il est vrai que j’écrirai le contraire, que je jurerai mes grands dieux que c’est un livre d’art pur, de singerie, de jonglerie ; et je mentirai comme un arracheur de dents. »
Nous voici donc fixés : les Fleurs du Mal ne sont pas plus un livre de sentiments fictifs qu’elles ne sont un livre strictement, logiquement, architecturalement composé, selon des règles théoriques. Sa lecture, d’ailleurs, nous renseigne. Nous sommes en présence d’un recueil de poésies, admirables du reste, et réparties en divers groupes, selon un ordre assez arbitraire et un classement assez artificiel. Nous y trouvons des pièces écrites dès avant 1846, à une époque où Baudelaire ne pouvait guère avoir conçu l’œuvre éventuelle et qu’il y a incorporées, de même que, plus tard, après la suppression des cinq pièces incriminées par le procès de 1858, il y inséra, pour l’édition de 1861, trente-cinq poèmes nouveaux, sans craindre par cette adjonction d’en, rompre l’équilibre et d’en compromettre l’unité, unité qu’elle puise dans la douloureuse, dans la cruelle, dans la profonde sincérité du poète. Car, répétons-le encore une fois, les Fleurs du Mal ne sont pas un « jeu » et Baudelaire ne s’y est pas façonné un rôle « en parfait comédien ». C’est sa pensée intime qu’elles nous offrent, c’est de lui-même qu’il en a tiré la substance, et son art merveilleux, sûr, réfléchi, n’est intervenu que dans leur réalisation technique en lui permettant de forger l’instrument puissant et délicat de son génie. Je dirai même que les Fleurs du Mal sont un livre réaliste, peinture exacte, secrète, impitoyable, d’une âme moderne, infiniment torturée. De là, l’intense, la poignante émotion qui s’en dégage à travers leur beauté verbale et rythmique, de là leur portée psychologique et leur accent de passion désespérée. De là aussi le scandale qu’elles suscitèrent chez « l’hypocrite lecteur » et qui fit momentanément de Baudelaire un poète d’exception, un « poète maudit », selon l’expression de Verlaine, de ceux dont le laurier, en sa verdeur éternelle, conserve toujours la trace de la foudre et sa divine cicatrice.
Si « météorique » que soit l’apparition d’un poète original, il n’en est pas moins vrai qu’il est intéressant de se rendre compte du milieu poétique contemporain où il se manifeste. Tout génie a ses sources, et si nous avons pu constater dans la formation de celui de Baudelaire une influence comme celle d’Edgar Poe, examinons quelles ont pu être ses attaches avec les poètes qui l’ont précédé et en particulier avec ses prédécesseurs immédiats. Sur ce point, les Fleurs du Mal nous renseignent. Ouvrons-les à la première page et lisons-y la dédicace à Théophile Gautier, dédicace significative et que Baudelaire eût voulu plus explicite encore qu’elle ne l’est dans la forme lapidaire que l’on sait, dédicace qui n’est pas seulement un acte d’amitié, mais un acte de doctrine et que nous avons le droit d’interpréter ainsi. En effet, en dédiant son livre à Théophile Gautier, Baudelaire reconnaissait bien une certaine filiation romantique, mais il en indiquait le caractère indirect en n’adressant pas ses hommages au Maître omnipotent de l’Ecole, à celui que l’on peut considérer comme le Père souverain du romantisme, à Victor Hugo.
Hugo est le représentant du romantisme en son expression la plus éclatante, la plus puissante, la plus magistrale, et ce n’est pas aux pieds du dieu du Verbe que se prosterne le nouveau venu. Il se dégage jusqu’à un certain point du Culte romantique. Il apporte son offrande, mais réserve sa foi. Certes, Hugo, Lamartine, Vigny, Musset sont de grands poètes, de plus grands même, peut-être, que Théophile Gautier, mais celui-là, s’il a été un des leurs, a évolué en un sens qui permet à Baudelaire de se rapprocher de lui. Le romantisme de Gautier est un romantisme de réaction. Il a adopté une sorte d’impassibilité, hautaine et sculpturale. Il a coupé court aux développements excessifs, aux effusions et aux accumulations lyriques, à la sentimentalité, à l’éloquence. Il s’est éloigné des redondances grandioses et magnifiques d’un Hugo, des harmonies, diffuses souvent, d’un Lamartine, des improvisations passionnées d’un Musset. Du romantisme, celui de Gautier a conservé le sens du pittoresque, un certain goût du macabre, de l’exotique et du grotesque, mais il y a ajouté un sentiment personnel de la beauté plastique et surtout le souci de la concision, de la concentration de la pensée, de la savante mise en valeur de l’image, d’un art restreint, mais impeccable, de cet art qui se joue en couleurs indestructibles aux strophes cubiques des Emaux et Camées.
C’est à cette conception qu’entend se rallier Baudelaire, parce qu’il y sent une protestation contre le romantisme expansif, désordonné, dont le sépare son tempérament et dont l’éloigne son idée de l’art. C’est le même sentiment qui l’a poussé vers Sainte-Beuve dont il a même subi l’influence, il a trouvé dans le poète de Joseph Delorme un goût de la vérité psychologique, un éloignement de la déclamation, un accent de familiarité douloureuse qui l’attirent. Et Baudelaire restera fidèle à cette admiration de jeunesse que Sainte-Beuve lui rendra avec sympathie. Dans le procès des Fleurs du Mal, comme lors de la candidature à l’Académie, Sainte-Beuve lui tendra la main, en croyant tout de même sentir un peu dans la sienne les griffes crochues du Diable.
On pourra donc, en quelque sorte, tenir Sainte-Beuve et Gautier pour les parrains littéraires de Baudelaire, mais aucun des deux, quelle que fût leur haute intelligence critique, ne comprit complètement la portée profonde de l’œuvre baudelairienne. L’un et l’autre furent surtout sensibles au caractère exceptionnel de cette œuvre et considérèrent le poète qui l’avait connue comme un merveilleux écrivain de décadence. Sainte-Beuve et Gautier sont formels sur ce point, Gautier dans la belle étude qu’il consacra à Baudelaire, Sainte-Beuve lorsque, dans un de ses articles, il lui assigne comme demeure, à sa Muse, un kiosque bizarre, bâti à la pointe d’un « lointain Kamtchatka » littéraire. Ni l’un ni l’autre ne prévit l’influence considérable de l’œuvre de Baudelaire sur la poésie la fin du XIXe siècle, car si l’école parnassienne n’en releva pas directement et suivit plutôt les directions d’un Leconte de Lisle et d’un Banville, le baudelairisme fut un des éléments principaux qui détermina la naissance du Symbolisme. Cette action future de Baudelaire, ni Sainte-Beuve ni Gautier ne la soupçonnèrent et ils ne devinèrent pas qu’elle apporterait à la poésie de l’avenir quelques-uns de ses traits essentiels et que les Fleurs du Mal répandraient autour d’elles, non pas un parfum magnifiquement stérile, mais une semaine de graines fécondes. Hugo seul, peut-être, eut conscience de l’importance profonde de Baudelaire quand il lui écrivit : « Vous avez créé un frisson nouveau ».
Si, poétiquement, Baudelaire se rattache à Gautier et à Sainte-Beuve, je le vois, philosophiquement, se relier plutôt à Vigny et, comme son contemporain Leconte de Lisle, s’apparenter à l’auteur de Moïse. Vigny, Leconte de Lisle et Baudelaire, sont, en effet, les trois grands poètes pessimistes du dernier siècle. Le pessimisme de Baudelaire n’est ni le stoïcisme de Vigny, ni le nihilisme de Leconte de Lisle ; il est plus morbide, plus inquiet, plus désespéré. Pour Baudelaire, l’homme est mauvais dans un monde mauvais où une influence satanique se mêle à sa vie et y engendre le péché, l’ennui et le dégoût. Et quel remède à la lourde tristesse du mal ? Sera-ce l’amour, le rêve, le vin, l’art ? Sera-ce la mort ? Sombre thème de désespérance sur lequel s’appuie l’inspiration baudelairienne, tissu ténébreux du chef-d’œuvre dont la phosphorescente beauté éclaire notre souvenir ou chantent tant de vers mémorables par la nouveauté des images, la subtilité des analogies, la précision savante du vocabulaire, la variété des coupes, la sonorité et la solennité du rythme, tant de vers inattendus et surprenants par leur bizarrerie et leur intensité, leur profonde et vertigineuse harmonie, leur amertume ou leur passion !
Je n’entreprendrai pas, certes, l’analyse technique de ce livre admirable. Les études de ce genre, en effet, sont bien vaines en leur apparente précision. A quoi bon analyser les procédés d’un poète, décrire ses méthodes de composition !
Si loin que l’on pousse cette recherche, on en arrivera toujours à quelque chose d’insaisissable et d’irréductible, à un secret qui se dérobe à toute investigation et qui est celui du génie. Mieux vaut simplement ouvrir le volume et écouter la voix mystérieuse enfermée à jamais en ses strophes vivantes où s’exprime, avec les plus belles, les plus savantes, les plus profondes ressources de la poésie, la grande âme douloureuse faite de souffrance, d’ironie, d’orgueil, de désespoir et qui nous a légué, du fond de sa noble misère, le sombre trésor de son amère lamentation et de sa plainte, immortelle.
Après l’apparition des Fleurs du Mal et le procès qui s’ensuivit, et avec la publication des premiers Poèmes en Prose, de diverses traductions d’Edgar Poe, de l’article sur les Caricaturistes français, de l’étude sur Flaubert, des essais sur l’opium et le haschich, qui formeront plus tard les Paradis artificiels, s’atteste l’activité féconde de Baudelaire. Aussi sa situation pécuniaire s’en trouve-t-elle améliorée et nous le voyons, en 1858, s’installer rue Beautreillis d’abord, puis tout près de la gare de l’Ouest d’où, en quelques heures, il pouvait, gagner Honfleur.
A la mort du général Aupick en 1857, sa veuve s’était retirée dans la petite ville normande où elle possédait une minuscule maison sur la verte Côte de Grâce. Après la disparition du général, un rapprochement s’était fait entre la mère et le fils qui trouva plus d’une fois auprès d’elle un refuge favorable au repos et au travail. Mais cette accalmie fut brève et bientôt de nouveaux embarras d’argent se firent sentir, qu’accrut encore la situation difficile des affaires de l’éditeur Poulet-Malassis, envers qui Baudelaire était tenu par des engagements auxquels il entendait faire honneur. Dure obligation pour un Baudelaire qui n’avait pas, dans la lutte contre la dette, la prodigieuse faculté de production et les ressources imaginatives d’un Balzac ! Scrupuleux, méticuleux, très strict en matière d’argent et ayant besoin pour produire d’une tranquillité d’esprit propice, Baudelaire souffrit cruellement de sa pénurie et des efforts nécessaires pour s’en affranchir. Sa correspondance nous instruit du tourment qui le harcela quotidiennement jusqu’à sa mort. Une nouvelle édition des Fleurs du Mal, une éloquente brochure sur Tannhäuser et Wagner signalèrent l’année 1861, mais la poésie et la critique musicale ne sont pas des genres particulièrement lucratifs. Restaient le théâtre et le roman. Baudelaire songea à l’un et à l’autre. Nous avons les esquisses plus ou moins poussées de trois drames qu’il eut la velléité de composer : l’Ivrogne, le Marquis du 1er Houzards et la Fin de Don Juan. Aucun des trois ne reçut un sérieux commencement d’exécution et il en fut de même des nombreux projets de nouvelles et de contes qui le hantèrent.
Par les titres qui nous en ont été conservés, il semble que l’influence d’Edgar Poe eût été extrêmement présente dans les inventions romanesques de Baudelaire, mais ce n’est qu’une supposition, Quelques scénarios incomplets, quelques lignes de pians ne suffisent pas à nous apprendre ce qu’eût été Baudelaire dramaturge et Baudelaire romancier et conteur.
Cependant, sur ce dernier point, nous avons un indice curieux que nous donnent les Poèmes en Prose. Si ces petites compositions auxquelles Baudelaire travailla avec intermittence jusqu’à la fin de sa vie et qui ne furent réunies en volume qu’après sa mort, si ces brefs morceaux, d’un style si achevé, sont, pour le plus grand nombre, en effet, des « poèmes » dépourvus de rimes et où le vers se dissimule sous les artifices savants d’une prose profondément rythmique, il en est pourtant certains qui, par leur sujet plus détaillé et plus anecdotique, sont bien près d’être des « contes ». J’en citerai pour exemple : Une Mort héroïque, Portraits de Maîtresses, Mademoiselle Bistouri, Mais, « contes » ou « poèmes », les Petits Poèmes en Prose sont d’une rare, précise et originale perfection.
Cette perfection de la forme, cette fermeté de la pensée, Baudelaire n’a jamais cessé de la rechercher et de l’atteindre et il pratiqua toujours l’art classique d’exprimer clairement les idées les plus compliquées ; aussi le malentendu est-il curieux qui accompagna longtemps sa réputation. Nul écrivain moins que lui n’eût du être considéré comme un écrivain de décadence. Sous le novateur hardi, il y avait en lui un classique traditionnel, de même que, derrière le nerveux dont la nervosité s’excitait en paradoxes, en mystifications, il y avait un artiste infiniment probe, sévère et consciencieux, un homme scrupuleusement délicat, à qui la vie avait été dure, celui que devina le subtil Sainte-Beuve lorsque, après la lecture des Fleurs du Mal, il l’accueillit par ces mots : « Ah ! mon enfant, comme vous avez dû souffrir ! »
Nous la lisons, cette souffrance, dans les portraits du Baudelaire de la maturité, nous la lisons dans ce visage glabre et ravagé où le front se dépouille, où la bouche amère s’encadre de longues rides, où les yeux vous regardent d’un regard trop aigu. Mais combien plus tragique, plus profonde encore ne nous apparaît-elle pas sur les dernières images qui nous ont été conservées du poète vieillissant et malade qui note sur un des feuillets de Mon cœur mis à nu ce sinistre et douloureux présage : « J’ai cultivé mon hystérie avec jouissance et terreur. Maintenant, j’ai toujours le vertige et aujourd’hui, 23 janvier 1862, j’ai subi un singulier avertissement : j’ai senti passer sur moi le vent de l’aile de l’imbécillité. »
A cet état de santé chancelant, il eut fallu des soins et du repos. Il y avait bien la tranquille maison d’Honfleur où Baudelaire se réfugiait parfois ; mais bientôt les exigences de la vie venaient l’y chercher et ce furent elles qui le déterminèrent à entreprendre le voyage de Belgique. Là de pénibles déceptions l’attendaient, des conférences promises ne purent avoir lieu. Au lieu d’une occupation relativement lucrative, ce fut la pénurie, l’exil dans un milieu qui lui déplaisait, les longs mois dans la solitude de l’hôtel, l’irritation, l’ennui, le spleen, les déboires, l’angoisse, la souffrance physique, malgré laquelle il réunissait les matériaux du livre qu’il projetait d’écrire sur la Belgique. Sombres heures de ces deux années, d’avril 1864 à mars 1866, où se produisit l’accident fatal. Dans une promenade à Namur avec le graveur Félicien Raps. Baudelaire fut frappé de troubles graves. Ramené à Paris, soigné dans une maison de santé de la rue du Dôme, son existence paralysée et taciturne se prolongea durant une année. Le 31 août 1867, le poète des Fleurs du Mal expira et son œuvre entra avec lui dans la clarté définitive de la gloire.
La grande querelle
Le Français a toujours eu du goût pour les querelles littéraires.
Il s’y plaît volontiers, car il y trouve l’occasion d’exercer à la fois son esprit de critique et son esprit de parti. C’est aussi un bon prétexte à ce qu’il fasse preuve de finesse et de subtilité, de chaleur et d’ironie, sans compter qu’il ne lui est pas désagréable de mêler à de solides arguments et à d’ingénieuses raisons cette pointe de mauvaise foi qui est le sel de toute discussion et l’épice de toute polémique. A ce jeu, on a chance de se montrer à son avantage et de donner de soi une idée favorable. De là, sans doute, l’attrait qu’a pour le Français le divertissement de la querelle littéraire. Ajoutons-y qu’elle est moins dangereuse que celle où il s’agit de politique et de religion. Elle se prête aux mêmes péripéties et aux mêmes passes sans avoir les mêmes inconvénients et, les mêmes conséquences.
De ces contestations, l’une des plus célèbres fut celle qui divisa les beaux esprits du dix-septième siècle sur le mérite des Anciens et des Modernes et mit aux prises les partisans des uns et des autres. Auxquels convenait-il de reconnaître la suprématie ? De part et d’autre on s’acharnait à prouver la supériorité réciproque de ceux-ci ou de ceux-là, et le débat se poursuivait dans un flot d’encre. Bien entendu, la controverse ne s’en tenait pas aux arguments et ne se privait pas d’avoir recours à l’injure. Ce fut une belle bataille où il n’y eut ni vainqueurs ni vaincus et je n’en connais guère de plus âpre que celle qui, au commencement du dix-neuvième siècle, opposa en une lutte fameuse les Classiques aux Romantiques et qui, renouvelée, éteinte, reprise, se continue encore de nos jours, ainsi que l’atteste la polémique intervenue entre M. Charles Maurras et M. Raymond de la Tailhède et au sujet de laquelle M. Emile Henriot a institué une « enquête » dont il publia les résultats dans la revue la Renaissance.
Remarquons tout d’abord qu’il n’y a plus actuellement à proprement parler de Classiques et de Romantiques au sens où on l’entendait aux environs de 1830. Le Classicisme et le Romantisme de cette époque ont pris fin, et les procédés littéraires qui caractérisaient les deux écoles rivales sont à peu près hors d’usage. Le drame, à la manière de Hugo et de Dumas père, n’a guère plus de tenants que n’en a la tragédie à la façon de Baour-Lormian et de Soumet, pour prendre le genre où se manifesta le mieux l’antipathie des « perruques » et des « chevelus ». Le Romantisme et le Classicisme d’alors n’ont donc plus qu’une existence historique, et la discussion de leur valeur respective, qui passionna les contemporains, n’intéresserait que les critiques et les érudits, s’il ne s’y mêlait autre chose et si les termes de classicisme et de romantisme ne représentaient pas, outre leur signifïcation restreinte, la coexistence d’un double courant d’esprit et une divergence profonde dans la compréhension de l’art et de la vie. S’il n’en était pas ainsi, la « querelle » se serait close sur les paroles simples et pratiques dites par Jean Moréas a son lit de mort et que nous a rapportées Maurice Barrès : « Classicisme, romantisme, tout cela c’est des bêtises. Il n’y a que des auteurs qui ont du talent et des auteurs qui n’en ont point. » Or, ce n’est pas le talent seul, qui fait d’un écrivain un classique ou un romantique et la présence de ce don ne suffirait pas à l’extraire de la catégorie dans laquelle il s’est rangé, même si ce don le transportait dans l’a région sereine que Moréas entrevoyait comme une sorte de paradis littéraire et comme un état supérieur et incontesté de la gloire. Certes, en témoignant quelque dédain aux désignations dont il niait l’importance autre qu’historique, Moréas voyait juste, mais il n’eût pas parlé de même s’il avait eu en vue, non plus la persistance d’un Romantisme et d’un Classicisme d’école, mais la permanence toujours vivante d’un esprit classique et d’un esprit romantique.
De l’un comme de l’autre, il est trop aisé d’en apercevoir les caractéristiques pour qu’il soit nécessaire de les définir.
On sait leurs tendances et en quoi elles consistent. N’est-il pas avéré que l’esprit classique donne le pas à l’intelligence et à la raison sur l’imagination et la sensibilité, à la discipline sur l’inspiration, à l’ordre et à la mesure sur l’abondance et l’exaltation, au général sur le particulier, à la pensée sur le sentiment ? L’esprit classique croit à la règle et l’impose ; l’esprit romantique la rejette et la nie ou plutôt il a foi en celle que se fixe l’individu. Il favorise l’expansion de la personnalité que l’esprit classique tend à limiter, il y a donc entre eux opposition foncière, que ce soit dans la conception de l’art ou dans la conception de la vie.
Prenez une grande œuvre d’art classique et une grande œuvre d’art romantique, une grande existence classique et une grande existence romantique, elles seront marquées à l’effigie de ces différences. Comparez la vie lyrique, tumultueuse, superbe et tragique d’un Lamartine, ses gloires et ses détresses, ses triomphes et ses chutes, avec la vie d’un Corneille, unie et casanière, humble en sa grandeur, sans autre éclat que le rayonnement du génie et sans autres événements que ceux de la famille et du travail et vous verrez que l’esprit qui les dirige ne fut pas le même, pas plus que n’est identique l’esprit qui anime l’œuvre cornélienne et l’œuvre lamartinienne bien que vous trouviez chez Corneille des traces disciplinées de romantisme et chez Lamartine des vestiges vivifiés de classicisme.
En effet, s’il y a divergence fondamentale, ainsi que nous l’avons remarqué, entre l’esprit classique et l’esprit romantique, un certain accord n’est pas impossible entre eux chez certains êtres et à certaines époques privilégiées, et cet accord produit une magnifique harmonie et un équilibre fécond. Lorsqu’il a lieu, cet événement admirable met fin momentanément à la « querelle » qui ne reprend sa raison d’être qu’aux périodes où prédomine trop exclusivement une des deux tendances en question et où le conflit qui les oppose se fait sentir plus clairement. Ce n’est point le cas du temps où nous sommes ; aussi la polémique engagée pour MM. Maurras et de la Tailhède me semble-t-elle assez vaine et assez peu opportune, encore qu’elle satisfasse le goût de la discussion littéraire que je signalais tout à l’heure chez les Français lettrés.
C’est à cette disposition que nous devons les nombreuses et intéressantes réponses à son enquête que M. Emile Henriot a obtenues des meilleurs écrivains d’aujourd’hui et qu’il y a plaisir et profit à feuilleter, car il y en a d’excellentes, les unes par leur éloquence, les autres par leur ironie. En les lisant avec quelque peu d’attention, on y reconnaît aisément les préférences des signataires et les deux camps qu’ils forment arborent les couleurs distincte de leurs opinions ; mais, si tranchées et si contradictoires qu’elles semblent en apparence, elles aboutissent néanmoins, en fin de compte, à une entente qui n’est pas plus en faveur de la prédominance de l’esprit classique quelle l’intransigeance de l’esprit romantique et conclut entre eux à une sorte d’égalité.
En effet, les adversaires même du romantisme reconnaissent la nécessité et l’utilité de sa présence et admettent les ressources qu’il apporte en sensibilité, en pittoresque, en mouvement, la riche et abondante matière qu’il offre, la liberté d’expression qu’il permet, et dont c’est au classicisme à tirer parti en imposant à ces éléments de vitalité et de passion sa discipline et sa méthode, son ordre et son harmonie, en refrénant ses écarts et en modérant ses audaces. Un classicisme sans romantisme créerait un état de sécheresse et de pénurie regrettable, de même qu’un romantisme sans classicisme entretiendrait un état de turbulence et d’incoordination également fâcheux. Aussi est-ce l’union des deux esprits que semblent souhaiter les signataires de l’enquête de M. Emile Henriot et c’est à leur avis que je me range bien volontiers pour en compléter l’unanimité temporaire qui n’empêchera pas que la « grande querelle » ne renaisse quelque jour et ne rompe le pacte momentanément conclu.
Précaution posthume
Les éloquentes et substantielles conférences dans lesquelles M. René Doumic a étudié, et avec un brillant succès, les Mémoires de Saint-Simon, ont tourné l’attention du public vers un genre d’ouvrages dont notre littérature a reçu quelques-uns de ses chefs-d’œuvre et que n’ont pas dédaigné d’enrichir de prodigieux amateurs comme le cardinal de Retz ou le duc de Saint-Simon aussi bien que des écrivains tels que Jean-Jacques Rousseau et Chateaubriand.
Ces exemples ont été fort suivis, et, à ce propos, souvenons-nous que le grand poète Mistral a composé et publié des Mémoires dont il avait rédigé lui-même la version française, de telle sorte qu’il n’est pas nécessaire d’être né aux pays du Rhône pour lire ce récit d’une des plus nobles vies de notre temps. Rien ne nous empêche donc de goûter entièrement les Mémoires de Mistral. La prose, en effet, se prête à des transpositions que la poésie ne permet guère. Certes, tous ceux d’entre nous qui ne peuvent apprécier Mireille ou Calendal en la langue originale se rendent compte cependant de la charmante et grave beauté de ces poèmes, mais ils en éprouvent une pression qu’ils sentent, à regret, incomplète, et à ce regret se mêle aussi un peu d’envie. Heureuses les oreilles pour qui résonnent, en leur musique mélodieuse, les strophes du lyrique des Iles d’or ! Les nôtres n’en retiennent qu’un écho affaibli et qui, pourtant, suffit à nous enchanter. Si d’autres sont donc en droit, mieux que nous, d’aimer l’œuvre de Mistral, nous pouvons du moins l’admirer autant qu’eux. Telle qu’elle nous vient, et même ayant perdu quelque peu de beauté rythmique et verbale, elle est encore admirable. Mistral est bien de la race des grands poètes. N’en a-t-il pas l’inspiration haute et pure, l’image juste et forte, le sentiment harmonieux ? Ne joint-il point l’ampleur de la conception à la qualité magistrale de l’exécution ? Aussi est-ce avec une respectueuse émotion que nous écoutons ce qu’il nous dit de sa vie, quand il nous en confie les circonstances et nous rappelle les nobles labeurs qui l’ont rendue féconde en la faisant illustre. D’ailleurs, peu d’existences de poètes furent plus belles, en leur simplicité, que celle de Mistral. Elle s’est développée en une unité tranquille qui impose le respect. Elle n’a qu’un but, et elle l’a atteint pleinement et magnifiquement. C’était ce rayonnement de la tâche accomplie qui éclairait la robuste vieillesse du chantre de Mireille. On ne peut voir un de portraits sans être frappé de son expression volontaire et sereine. Ce fier visage exprimait fierté d’une belle œuvre, et, s’il pouvait regarder l’avenir avec une glorieuse certitude, il pouvait aussi se retourner sans crainte vers le passé en évoquer les jours et les travaux. Il pouvait nous offrir la gerbe de ses souvenirs : les épis en sont liés d’une branche de laurier.
Si, pour des hommes comme Mistral, c’est presque un devoir d’écrire les mémoires de leur vie, pour beaucoup ce fut sûrement un plaisir à en juger par le nombre de récits autobiographiques qui nous sont parvenus. Ne nous plaignons pas surtout, car nous devons à besoin de confidences plus d’un livre charmant et précieux. Ce souci de prendre la postérité pour témoin de ce qu’on a été, ce désir lui faire part de ce qu’on a vu nous ont valu écrivains inattendus et qui, pour être improvisés, n’en ont pas moins leur mérite. Quelques-uns même d’entre eux ont eu une fortune surprenante que leurs écrits ont pris place par les chefs-d’œuvre de la prose française. Singulier bénéfice et qui les eût peut-être étonnés ! Qu’en userait un Retz ou un Saint-Simon ?
Le projet de rapporter sous un jour personnellement favorable les intrigues auxquelles il ont été mêlé fut le motif tout pratique qui poussa le Coadjuteur de la Fronde à rédiger l’histoire de ses actions. Il ne songeait sans doute guère à autre chose qu’à les justifier, tout en satisfaisant au passage certaines rancunes certaines inimitiés, et ce fut ainsi qu’il traça le vivant récit des événements et des personnages de son temps, dont nous lisons encore aujourd’hui, avec passion, les pages fameuses et classiques.
Ne fut-ce pas une raison analogue qui mit la plume aux doigts du duc de Saint-Simon ? S’il n’avait, lui, point trop à expliquer sa vie, ayant été le plus honnête homme du monde, il lui restait beaucoup à dire de celle des autres, et il s’agissait de redresser les torts que la destinée avait eus envers lui. Ils étaient grands. La fortune lui avait manqué de toute la taille de son ambition, qui était haute en dépit de sa petite stature. Aussi était-ce sa déception qu’il assouvissait griffonnant aux marges du journal manuscrit de Dangeau les impitoyables « additions » ◀devenues▶, par la suite, les vingt volumes des Mémoires qui font, du réquisitoire admirable de ce redoutable mécontent, un monument de notre littérature. Du reste, on peut se demander jusqu’à quel point Saint-Simon eût été flatté du genre de gloire qui lui est échu. Ne lui eût-il pas paru plus littéraire qu’il n’était besoin, par là, le mêler à des gens qu’il ne prisait guère ? Je suis sûr qu’il eût préféré être cru dans ses rancunes à être admiré dans ses phrases et que, s’il revenait au monde, l’irritable duc trouverait à se plaindre de la postérité aussi bien qu’il jugeait avoir à ne pas se louer de ses contemporains.
Il est bien évident que, parmi les rédacteurs de mémoires, les Retz et les Saint-Simon demeurent exceptionnels, mais il faut reconnaître aussi que le désir de se raconter et de raconter produit de curieux effets. Il y a dans ce besoin espèce de grâce d’état qui profite aux narrateurs et leur donne le pouvoir de s’exprimer presque toujours, avec force et pittoresque. Cette sorte de faculté apparaît même chez des gens qui, par éducation, par métier, sembleraient les plus éloignés de jamais devoir recourir à l’encre, à plume et au papier. Quant à la raison de et facilité qu’ils ont à bien dire ce qu’ils veulent, je crois qu’elle leur vient beaucoup de ce qu’ils écrivent simplement comme ils parleraient. De leur aisance et leur agrément. De là aussi valeur particulière et leur intérêt spécial, mis à part l’importance et la curiosité de ce qu’ils rapportent. N’est-ce pas, en effet, par la lecture des mémoires que nous pouvons le mieux saisir ce que fut le langage d’une époque ?
Ce sont les mémorialistes qui contribuent le plus à nous le conserver en son accent et en son tour, surtout s’ils ne sont que des écrivains occasionnels. Les auteurs, qu’ils soient de génie ou de talent, ont tous un style, ou s’efforcent d’en avoir un. J’entends par là qu’ils ont leurs habitudes personnelles, leurs façons particulières. Leur phrase porte sa marque distinctive. Ils ont chacun leurs procédés propres. Ils inventent des locutions travaillées, assemblent les mots selon leur goût. Certes, ils se servent bien de la langue en usage autour d’eux, mais ils la modifient à leur convenance. Ils la font leur.
Tout au contraire, avec cet écrivain de hasard qu’est souvent l’auteur de mémoires, nous avons chance de trouver en lui le langage ordinaire, le langage moyen, celui qu’on parle, et celui qu’il parle jusque sur la page où il écrit, celui de son milieu et le sien. Aussi est-ce justement ce « parlé » qui donne aux livres de mémoires, leur ton si naturel et si vivant. Ils portent jusques à nous la voix même de l’époque. Quels qu’ils soient, cependant, on m’objectera qu’il convient de ne les consulter qu’avec réserve, car ils risquent tous d’être plutôt une apologie qu’une confession. Oui, certes, mais le fait est bien excusable, et j’y vois une sage précaution posthume. La postérité est volontiers sévère pour ceux dont elle s’occupe. C’est pourquoi il importe assez de laisser de soi, en cas de besoin, à l’avenir, une image qui représente, en même temps que ce que l’on a été, un peu de ce que l’on aurait voulu être. M. de Chateaubriand, par exemple, ne pensait-il pas ainsi ? Et il avait raison. Qu’on nous démontre, si l’on veut, que l’illustre auteur des Martyrs né fut pas tout à fait semblable, en certains points, à l’effigie sublime qu’il nous donne de lui-même dans ses Mémoires d’outre-tombe, on parviendra peut-être à modifier certains traits de la figure qu’il s’est dessinée avec une si magnifique complaisance, mais l’aspect qu’il en a fixé et qu’elle a pour nous n’en changera guère. D’ailleurs, la lumière de la vraie gloire ne rend-elle pas éternel ce qu’elle a touché de son rayon ?
Viaud et Loti
Je n’aurais sans doute jamais lu les Naufrages et Aventures de M. Pierre Viaud, natif de Rochefort, capitaine de navire1 , publiés à Bordeaux chez les frères Labottière et à Paris chez Lejay, libraire, en 1870, si le nom que portait le brave capitaine rochefortois n’eût été illustre, un siècle plus tard, dans les lettres françaises par l’écrivain à qui nous devons Mon frère Yves et Pêcheur d’Islande.
M. Pierre Loti, comme chacun sait, s’appelle en marine Julien Viaud. Y a-t-il quelque lien de famille entre Julien et Pierre Viaud ? M. Loti pourrait sans doute nous renseigner à ce sujet ; mais où prendre M. Loti ? Il est d’humeur vagabonde. Quand il ne navigue pas, il voyage. Hier, il était en Chine. Où est-il aujourd’hui ? Sa vaste curiosité ne se lasse pas de courir le monde. Où l’a-t-elle mené en ce moment ?
Restons-en donc à des conjectures ; mais remarquons pourtant que M. Pierre Loti est originaire de Rochefort et que c’était de Rochefort aussi d’où était « natif » le bon Pierre Viaud, capitaine de navire et reçu en cette qualité à l’amirauté de Marennes, au mois d’octobre 1761, On pourrait conclure de cette similitude de nom et d’origine à quelque parenté entre ces deux marins, l’un célèbre par vingt livres admirables, et l’autre auteur obscur d’un seul petit volume, sinon rare, du moins assez peu connu.
L’exemplaire que j’ai entre les mains est celui d’une seconde édition de l’ouvrage, ce qui prouve que la première eut, de son temps, quelque succès. Il n’y a pas lieu de s’en étonner trop puisque la préface déclare que les aventures de M. Viaud sont faites pour intéresser les cœurs honnêtes et sensibles. La même préface ajoute qu’en cette seconde édition on a changé au récit « quelques mots et quelques expressions en faveur des lecteurs difficiles auxquels le style simple et souvent grossier d’un marin aurait pu déplaire ». Il faut reconnaître, d’ailleurs, que, malgré ces améliorations, le récit du capitaine rochefortois vaut davantage par le fond que par la forme. M. Viaud n’est point un grand écrivain, comme Pierre Loti.
Du reste, il n’y prétend point et ce qu’il nous donne n’est qu’une relation exacte et véridique de ce qui lui est arrivé. C’est aux événements qu’il rapporte à nous intéresser par eux-mêmes et celui qu’il nous conte est de ceux qui mettent l’homme aux prises avec des difficultés qui, pour n’être point ordinaires, n’en sont pas moins instructives. Ces sortes de situations extrêmes et désespérées ont leur enseignement.
N’y observons-nous pas, par exemple, combien le danger aiguise l’énergie individuelle, et la force et l’ingéniosité qu’il communique au corps et à l’esprit. Il y a chez l’homme une persévérance à vivre qui lui fait supporter les tourments les plus imprévus et lui inspire pour les surmonter les inventions les plus singulières. C’est un curieux spectacle que l’incroyable effort qu’on fait à ne pas mourir en des circonstances où il serait assurément plus commode et plus avantageux d’être mort. Le corps même se met de la partie pour résister étrangement à des fatigues et à des privations bien au-dessus de celles que nous redoutons le plus pour lui.
Tout cela n’est-il point propre à nous donner confiance en nous-mêmes ? C’est justement cette confiance en soi qu’un Daniel de Foë incarne dans le personnage de son Crusoé et que nous retrouvons un peu dans le récit de M. Viaud, non que je prétende comparer le chef-d’œuvre du romancier anglais à la relation du marin français ; mais si son naufrage ne vaut ni comme conséquences littéraires ni comme enseignement moral celui de Robinson, il ne mérite pas moins qu’on en rapporte en abrégé les circonstances principales.
Il eut lieu le 16 février 1766, à l’île aux Chiens, sur la côte de Floride. M. Viaud était parti de Saint-Domingue sur un brigantin nommé le Tigre, commandé par M. Lacouture, qui emmenait avec lui sa femme et son jeune fils, et frété par M. Desclau, honnête négociant, qui s’était associé à M. Viaud pour une entreprise de commerce. Le navire, chargé de marchandises, faisait voile vers la Louisiane, mais les mauvais temps rendirent le voyage difficile. Le brigantin rencontra aux îles de la Chandeleur une violente bourrasque qui le rejeta vers la baie des Apalaches, et le fit s’échouer sur une ligne de brisants, à une portée de fusil de l’île aux Chiens, sans qu’il fût, pendant trois jours, possible de prendre terre. Enfin, la tempête se calma assez pour qu’on pût penser à mettre la chaloupe à la mer.
Le brigantin n’en possédât qu’une seule où tout le monde voulait s’entasser en même temps, ce qui n’eût pas manqué de faire chavirer l’embarcation. M. Viaud se montra en cet homme de sens et de courage. Il décida l’équipage à tirer au sort qui partiraient les premiers. Un jeu de cartes servit à cet usage. Quant à M. Viaud, il ne voulut quitter le bord que le dernier, prouvant ainsi qu’il savait à l’occasion exposer sa vie pour sauver celle des autres de même que par la suite il fit voir qu’i savait au besoin sacrifier à la sienne celle d’autrui.
L’Ile aux Chiens était déserte et stérile. Les naufragés s’y trouvaient sans aucun moyen d’en sortir et sans autres provisions que, quelques caisses de biscuit et quelques barils de tafia. La situation était mauvaise, aussi accueillirent-ils avec joie l’arrivée d’un certain Antonio. C’était un Indien de Saint-Marc des Apalaches, d’où il était venu hiverner dans un îlot voisin. Il savait quelques mots d’espagnol et, après de longs pourparlers, il consentit à conduire les naufragés à la terre ferme, qui n’était pas éloignée mais comme sa pirogue était petite, il devait faire plusieurs trajets et M. Lacouture, leur fils et M. Desclau furent du premier, ainsi que M. Viaud et un esclave nègre qu’il avait ; mais, au lieu de les mener directement à la côte, Antonio, le sauvage, sous divers prétextes, les promenait d’île en île. Elles étaient nombreuses en ces parages et toutes désertes et sablonneuses. Ce fut dans l’une d’elles que le perfide Antonio abandonna ses passagers. Un matin, au réveil, il avait disparu avec sa pirogue, emportant avec lui tout ce qu’ils possédaient de plus précieux, leurs fusils et leurs épées.
M. Viaud, qui depuis quelques jours commençait à soupçonner le projet d’Antonio, avait proposé qu’on le tuât pour s’emparer de sa pirogue. Ni M. Desclau ni M. Lacouture n’y voulurent consentir. Ils eurent tort.
Je ne veux pas entrer dans le détail des souffrances qu’eurent à endurer sur leur îlot M. Viaud et ses infortunés compagnons. Ils y demeurèrent du 12 mars au 19 avril à se nourrir de racines et de coquillages. M. Lacouture et M. Desclau s’étaient noyés par accident. Le jeune Lacouture, épuisé de maladie, se mourait. Ce fut donc avec M. Lacouture et avec le nègre que M. Viaud s’embarqua sur le radeau qu’ils étaient parvenus à construire. Ils possédaient pour tout bien une couverture qui servit de voile, une pierre à fusil et un couteau.
Après une pénible navigation de douze heures, ils touchèrent terre. Ce n’était point la fin de leurs travaux. Les bêtes féroces rôdaient autour des feux qu’ils allumant pour s’en préserver. Des ours énormes s’approchaient du brasier, et il fallait, pour qu’ils s’éloignassent,
des brandons enflammés. Les journées ne valaient guère mieux que les nuits. La marche était difficile sur un terrain planté d’herbes coupantes. Ils allaient ainsi, pouvant à peine marcher quelques heures par jour les jambes en sang, le corps et le visage prodigieusement enflés par la piqûre des moustiques et des maringouins, l’estomac déchiré par les tortures de la faim.
Ils cherchaient, en suivant la côte, à gagner Saint-Marc des Apalaches et n’y fussent sans doute jamais parvenus si M. Georges Swettenham, commandant du port pour Sa Majesté britannique, n’eût appris qu’un naufrage avait eu lieu en ces parages et envoyé un canot à la recherche des survivants. M. Wright, qui le commandait, trouva M. Viaud étendu sur le rivage de la mer à bout de forces et à demi mort. Mme Lacouture avait résisté aussi à ces affreuses fatigues. Quant au nègre, il ne restait de lui que quelques lambeaux de sa chair fumée, que les malheureux conservaient comme une suprême ressource contre la faim. L’officier anglais témoigna à cette vue quelque surprise. Néanmoins, il manifesta le désir de goûter par curiosité à cet horrible mets. « Il en porta un morceau à sa bouche, nous dit M. Viaud, et le rejeta sur-le-champ avec une horreur inexprimable, et il nous plaignit d’avoir été réduits à un aliment aussi dégoûtant. »
La mort du nègre n’est pas l’épisode le moins curieux du récit de M. Viaud. Il en rapporte les circonstances avec un grand détail et une entière franchise. Le projet leur en vint en même temps à Mme Lacouture et à lui. Le nègre d’ailleurs était mourant : « Pourquoi sa mort ne m’aurait-elle pas été utile ? » dit M. Viaud au souvenir des hésitations qu’il éprouva avant d’accomplir ce meurtre nécessaire. Et il ajoute comme argument : « Il était à moi. Je l’avais acheté pour me servir ; quel plus grand service pouvait-il jamais me rendre ! » M. Viaud conserva un sentiment de reconnaissance pour ce fidèle serviteur, car il termine ainsi en manière d’oraison funèbre : « Nous ne nous remîmes pas en route, tous deux seuls, sans regretter le compagnon qui nous suivait et dont nous portions les tristes restes avec nous. »
Je ne sais trop ce que penserait M. Pierre Loti de la conduite du bon capitaine Viaud et s’il agirait de même en pareille circonstance. Du reste, M. Loti ne fut jamais réduit à de semblables extrémités. Les fortunes de mer sont diverses et les siennes furent constamment favorables. Elles lui ont épargné des épreuves d’où son demi-homonyme Pierre Viaud se tira par des moyens auxquels il est tout de même fâcheux d’avoir recours. Ce ne sont donc point des événements de ce genre qu’il faut chercher dans les livres de M. Loti. Nous y trouverons bien plutôt, exprimés en un langage de poète, le charme des pays lointains et des cieux inconnus, la beauté du monde, la face universelle de la terre et ce qu’il a vu en ses longues courses marines … Mais les rivages où il a abordé n’ont jamais eu pour lui de brisants et d’écueils. M. Pierre Loti n’a jamais fait naufrage. Le Destin ne l’a jamais mis en demeure, sous peine de mourir de faim, de manger une tranche d’Aziyadé, un morceau de Rarahu, ni même une cuisse de son frère Yves ; qu’il soit donc indulgent en pensée à ce Pierre Viaud, comme lui de Rochefort, mais moins heureux que lui en littérature et en cuisine.
Vacances
En ces mois de « vacances », ceux qui ne vont pas chercher le repos dans quelque familiale maison des champs ou des bois songent volontiers à ces demeures de jadis, aux demeures
d’enfance et de jeunesse dont les a séparés la vie et dont le charme, plein d’intimes souvenirs, vit au fond de nos mémoires. C’est d’un de ces lieux que j’ai retrouvé l’image sur ces feuillets jaunis, et voici ce que vous pourrez lire par-dessus mon épaule.
« J’écris ceci, aujourd’hui, 25 septembre 19.., à B..-C… C’est un des plus beaux jours de ce mois a été d’une si belle et si limpide lumière, avec des heures presque torrides, où, aux branches des pins, les pignons surchauffés de soleil éclatent avec des bruits écailleux, des craquements de mâchoire, comme si les arbres mangeaient l’air brûlant. Pour venir à B…-C., on longe la Loire. Sur sa largeur fluide, quelques voiles, des rémous jaunes, des méandres bleus, selon les profondeurs et les courants. Les balises jalonnent le fleuve de leurs perches indicatrices, surmontées de barillets. A un endroit, des roseaux pressés bordent la rive. Des canaux coupent les prairies. Quelques nuages légers montent de l’horizon plat. Quelques collines ondulent. Un moulin à vent dresse sa ronde tour ailée, éventant le calme et monotone paysage.
L’allée qui conduit à B…-C… commence à deux piliers de pierre blanche qui jadis soutenaient sans doute les gonds d’une grille ou d’une porte. L’allée est bordée de chênes et de hêtres jusqu’au portail qui donne accès à la cour de la ferme, gardée par deux très vieux cèdres aux formes bizarres. A gauche, s’élève une ancienne chapelle. Dans le mur est ménagée une porte basse qu’une glycine enguirlande. C’est l’entrée du cloître.
Le voici, tel que je l’ai revu si souvent en pensée, avec ses piliers plats, ses arcades, ses voûtes de bois et, au milieu, son préau et son puits. Un toit pointu, couvert d’ardoise, le protège où grimpe un rosier dont une délicate petite rose blanche est encore épanouie. Le préau est divisé en parterres plantés de fleurs diverses et ourlés de buis. Des myrtes luisants et des houx vernis se mêlent à des hortensias roses et à des capucines. Deux palmiers montrent de hauts troncs poilus et des bouquets de feuilles raides. Du lierre serpente. Aux piliers s’enroulent des bignonias et, à l’un d’eux, une clématite à grandes fleurs bleues. C’est charmant, désordonné, familier et triste, et il y a dans un coin un jeu de tonneau, près de la porte-fenêtre qui donne dans le salon.
J’y ai passé toute la fin de cette journée, dans ce salon, après être monté un instant dans ma chambre. L’escalier à rampe de bois peint en vert mène au large corridor qui a vue sur le cloître et sur lequel s’ouvrent les cellules. En descendant j’ai traversé la salle à manger. Son autel d’église transformé en buffet est toujours là, de même qu’au salon le divan est touiours à la même place, sous le miroir incliné, entre les deux fenêtres. Je m’y suis assis, pris d’une silencieuse tendresse pour ces douces vieilles choses qui m’environnent, toutes vivantes encore de passé. Une à une je les considère : les murs avec leur belle teinte d’un rouge pompéien, leurs frises de couronnes fleuries et leurs quatre médaillons enguirlandés, où Delaunay, a peint l’Amour et son arc, un Bacchus, un Moissonneur avec sa faucille, une Nuit en ses voiles onduleux. Je contemple la grande table ronde ou reposent les Hommes illustres de Perrault, et le tabouret recouvert d’une toile de Jouy à chinoiseries, les deux beaux canapés, les fauteuils, la grande jardinière dorée, la petite console d’angle qui supporte des monnaies du pape, les deux hauts vases bleus garnis de roseaux, la potiche chinoise de la cheminée, où l’on plaçait dès fleurs de magnolias.
Par la bibliothèque, je vais au jardin. On y descend par un perron de quelques marches, le long desquelles croissent des camélias et des lauriers. Il n’est guère entretenu, ce jardin. Il y pousse quelques « queues de renard ». Deux grands tournesols se balancent dont l’un porte au cœur un gros bourdon de velours. Un aloès tors ses feuilles aiguës. Je me retourne. Dans la façade de la maison, toute grise, comme effacée, des vitres verdâtres miroitent. Par les fenêtres ouvertes du salon, on aperçoit à l’intérieur les rideaux de damas rouge qui donnent une impression de luxe contrastant avec les persiennes démantibulées et avec la décrépitude de cette demeure presque abandonnée où la bibliothèque contient des livres que l’on ne lit plus guère, un large pot à tabac en bois sculpté, sur une table à côté d’un globe terrestre, dont les mers et les continents ont pris des teintes incertaines. Silence. J’entends le bourdonnement d’une mouche, le grincement de la chaîne du puits, un bruit de sabots, des paysans de la ferme, ces sabots qui donnent à leur marche quelque chose d’animal et de chevalin. Puis le soir est venu. On a apporté la lampe. Dans les mousses sèches de la jardinière, les souris s’agitent. Voici l’heure d’aller dormir. La lune monte au ciel nocturne.
J’aime cette maison de B…-G…, son jardin à l’abandon, son cloître aux blancs piliers. En sa clôture l’on dirait que les souvenirs se conservent mieux qu’ailleurs et participent de sa durée. Que lui font les années ! A peine le temps à quelque pierre de s’effriter davantage, à telle fissure de s’agrandir. Ce bois de fauteuil sera-t-il beaucoup plus vermoulu l’an prochain ? Comme cette fixité du décor donne de la consistance aux sentiments que nous y avons éprouvés On les y retrouve intacts et comme préservés par la permanence des choses.
Aussi j’aime ces lieux pour tout ce qu’ils me conservent de moi-même et d’autrui. La vie, qui disperse les êtres et qui nous éparpille, nous permet parfois de nous retrouver, de retrouver ceux qui ne sont plus et ceux que nous ne sommes plus.
Il y a d’autres anciennes demeures qui sont plus au fond de mon passé : la vieille maison familiale de P…, et cette autre à L…, que l’on appelait le « château » : mais aux maisons de mon enfance et de ma jeunesse je préfère celle-là, où j’ai vécu un moment délicieux de ma vie, où j’ai connu le jeune et tendre visage du bonheur. Dans les lieux où nous avons trop d’un passé trop lointain, quelque chose nous oppresse et nous opprime. Nous nous dispersons dans le détail de nos souvenirs, dans les minuties de la mémoire. Ici je me sens concentré en un point unique de moi-même. Ce ne sont pas d’indécises rêveries de jeunesse qui m’y accueillent, mille petites peines, mille petites joies éparses et provenues de jours accumulés, les lassitudes et les ardeurs d’un être qui se cherche, se forme, s’essaie, se compose. Non, ce qui m’y attend, c’est le moi d’une seule pensée forte, qui me pénètre tout entier et qui est ce que je suis et qu’il me semble être encore.
Il fait doux, il fait beau. Pourquoi partir, pourquoi aller vivre ailleurs qu’ici ? Pourquoi ne pas goûter à jamais ce silence des vieilles choses amicales ? Tout semble s’y rappeler ce dont je me souviens. J’ai attiré à moi la grosse mappemonde. Je la fais tourner, je la palpe. Du doigt, je touche à peu près l’endroit où je suis maintenant. Demain je serai ailleurs, mais demain, ici, de la fenêtre de ma chambre, on apercevra toujours, à la cime du magnolia, cette fleur que, d’en bas, l’on ne voit pas. Les feuilles tombées des marronniers seront toujours d’un jaune presque rose. Au « Liban », les cèdres étaleront toujours leurs branches bibliques ; les beaux chênes d’Amérique encercleront toujours « le Bosquet » de leurs troncs vigoureux et de leur ardent feuillage. Dans « le Bois de pins » les aiguilles feutreront toujours les sentiers où roulent sous les pas les pommes écailleuses, et il y aura toujours, à l’automne, ces hauts ajoncs que les araignées ont entièrement enveloppés de leurs toiles, et qui, enfermés en ces housses de tulle, ont l’air d’être emballés pour un départ par de mystérieuses ménagères.
J’ai ouvert la fenêtre. Cette nuit, il pleuvra. J’écoute s’y préparer, du parfum nocturne de son magnolia, le jardin invisible. »
Le coffret turc
J’ai toujours aimé les coffrets. Ils sont toujours pour moi un peu les parents de ceux dont l’ingénieuse Portia, dans le Marchand de Venise, de Shakespeare, proposait, tour à tour, la triple énigme au prince de Maroc, au prince d’Aragon et à l’amoureux Bassanio. Et c’est pourquoi lorsque j’en aperçois un à la devanture d’un antiquaire, qu’il soit de métal ouvragé ou de brillante laque, qu’il soit d’humble paille ou de bois peint, je ne résiste guère à la tentation de l’approcher de plus près. Une fois entré dans ce magasin, je n’ouvre jamais sans curiosité la cassette inconnue. D’ordinaire, elle est vide et ne contient pas, comme ses sœurs de la comédie shakespearienne, le portrait de Portia, mais il s’en exhale une poussiéreuse odeur de passé et de mystère. Il me semble qu’elle m’attendait pour trouver un asile plus sûr que l’étalage du marchand, et, souvent, je finis par l’emporter sons mon bras, en jurant bien que je ne me laisserai plus convaincre désormais par la grâce des fleurettes ou la gentillesse des figurines.
Et c’est ainsi que je suis ◀devenu▶, peu à peu, possesseur d’un assez grand nombre de ces coffrets de rencontre, sans grande valeur, certes, mais dont je goûte le charme pittoresque. Il y en a, chez moi, un peu partout, et j’ai pour eux de l’amitié. Posés çà et là, ils amusent mes yeux par leurs formes et leurs couleurs. L’un se bombe en carapace de tortue et montre, dans son vernis jaune, de charmants Chinois à longues nattes ; l’autre, tout noir, encadre de ses arabesques dorées de minuscules personnages de la comédie italienne. Un autre est tout peinturluré de fleurs naïves. Celui-ci imite le marbre ; celui-là imite l’écaillé. Tous sont plaisants et inutiles. Aussi, pour m’excuser de les avoir achetés, je cherche à leur trouver un usage et je les remplis des menus objets les plus divers. Où donc, sans eux, conserverais-je ces pommes de pin ramassées dans quelque bois obscur et cher et ces coquilles recueillies sur quelque plage lointaine ? Où donc garderais-je ces vieilles lettres déjà jaunies que les discrets Chinois des couvercles sont incapables de déchiffrer ?
Et celui-là qui est sur ma table, devant moi, pendant que j’écris, n’est-il pas propre à égayer mes yeux ? Sur ses parois d’un beau rouge, sont représentés de bons Turcs de turquerie, dont la mine est la plus réjouissante du monde sous leurs gros turbans gonflés. En voici un qui se prélasse entre deux fleurs d’or plus hautes que lui. En voilà un autre qui fume nonchalamment une longue pipe. Tous deux ont un air de si tranquille sécurité que je n’ai pas hésité à leur confier ce beau fragment de terre émaillée que je leur redemande parfois pour en admirer la magnifique couleur de turquoise morte. D’ailleurs, ne leur appartient-il pas un peu, puisqu’il provient du revêtement de la fameuse Mosquée Verte de Brousse, de cette Yéchil-Djami qui est un des joyaux de l’antique capitale des Osmanlis, de la Brousse qui faillit retrouver une nouvelle célébrité historique, lorsque, devant le foudroyant progrès des armées bulgares, le Sultan de Constantinople songea à se retirer dans le berceau de sa dynastie, à l’ombre des tombeaux d’Orkhan, d’Osman et de Mourad, qui dorment dans la terre d’Asie leur sommeil de conquérants ?
J’ai visite deux fois Brousse, qui est une ville admirable, et j’en retrouve l’impression première en des notes que je viens de relire. Elles me ramènent à un matin de printemps d’il y a quelques années. Nous étions revenus, la veille au soir, de Brousse à Mudania et nous faisions rate vers l’île de Rhodes. La mer matinale était belle, le ciel clair, et le vent vif, mais modéré. Tout annonçait une de ces calmes journées le repos errant dont le charme est fait à la fois le souvenir et d’attente. La mémoire des lieux que l’on vient de quitter se mêle à la curiosité de ceux que l’on va atteindre, et il se compose, ces deux sentiments, une rêverie très particulière que berce et excite délicieusement le long loisir marin. C’est un état de mélancolie et désir qui est une des sensations spéciales au voyage et dont je goûtais, ce matin-là, la délicate saveur, à la fois ardente et triste.
En vérité, j’imaginais moins que je ne me souvenais. Je revivais avec force le court séjour que je venais de faire à Brousse. Il faut un certain temps et un certain recul pour que les choses récemment vues s’ordonnent et se fixent dans l’esprit et y prennent l’attitude qu’elles auront désormais. Avant qu’elles y aient acquis leur situation définitive, elles s’y combattent et s’y contredisent sourdement. Chacune d’elles cherche à attirer l’attention et à mériter la préférence. Elles créent ainsi dans la mémoire une agitation pittoresque et mouvante.
C’était ainsi que je revoyais devant moi les aspects différents de la ville, asiatique, en sa campagne fertile et arrosée, au pied de son Olympe verdoyant et neigeux, dans son mystère de cité orientale où passent des femmes voilées et des hommes à turbans, avec ses rues sinueuses ombragées de platanes, ses fontaines fraîches, ses débris de vieux murs byzantins, son bazar aux galeries voûtées où les marchands, accroupis aux seuils de leurs boutiques basses, vendent des tapis, des babouches et, en d’étroites fioles de verre, des essences qui semblent l’âme même des fleurs dont elles éternisent les parfums ; où ils déploient, d’un geste obséquieux et grave, les étoffes bariolées, les gazes vaporeuses et brillantes, tramées de soie et d’or, que tissent toujours les habiles ouvriers d’Asie comme au temps des Mille et une Nuits. Mais ce n’était pas à la Brousse industrieuse et pittoresque que revenait mon souvenir ; c’était à la Brousse des tombeaux, à la Brousse des mosquées.
Comme ils sont beaux, parmi leurs grands cyprès, en leurs enclos de solitude, ces lieux, de mort et de prière ! Et c’étaient eux que j’évoluais de préférence pour graver en ma mémoire la pureté de leurs marbres et l’éclat de leurs rois d’émail, et, entre tous, cette Yéchil-Djami, la mosquée aux faïences vertes qui la font ressembler, chatoyante, somptueuse, délicate et étrange, à l’intérieur de quelque grotte marine.
Son reflet, déjà lointain, semblait teindre jusqu’ici même les vagues glauques de la mer, tandis que les voiles du navire, en leur blancheur enflée de brise, faisaient songer aux blanches coupoles musulmanes que nous avions quittées pour voguer vers Rhodes la chrétienne, aux châteaux gothiques et aux églises en ruine…
Deux ans après cette première visite, les hasards du voyage m’ont conduit de nouveau à Brousse. Certes, je l’ai retrouvée toujours séduisante et belle et, cependant, sous le torride ciel d’août, elle n’avait plus son charme princier. Les neiges étaient fondues au sommet de l’Olympe. Une poussière cruelle couvrait les routes et poudrait les arbres. Les roues de la voiture la soulevaient en tourbillons étouffants. Mon premier désir fut d’aller revoir la Mosquée Verte. Il était onze heures du matin et ’air était déjà brûlant, mais de quel éclat inouï brillait le blanc marbre de la célèbre façade ! A la porte, l’iman nous présenta les babouches réglementaires, et nous entrâmes. Rien n’avait changé dans la mosquée magique. La fontaine des ablutions murmurait toujours doucement dans son bassin. Le revêtement de faïences étalait toujours le miroitement de ses plaques émaillées. Sur la frise, les beaux caractères arabes déroulaient leurs inscriptions ornementées. Et une grande paix régnait, dominée par les deux coupoles qui s’arrondissaient harmonieusement sur le vide sacré du lieu.
Si la Mosquée Verte était pleine de silence, le Turbé de Mohammed II, qui en est voisin, était tout bruissant de voix, quand nous y pénétrâmes. Une vingtaine de femmes y étaient assemblées, accroupies sur des nattes. A voix haute, l’iman lisait dans un livre. Comme nous demeurions hésitants sur le seuil, le lecteur nous fit signe d’approcher. Il nous fit admirer lui-même le tombeau, puis, quand nous eûmes terminé notre visite, il nous salua gravement et reprit la prière interrompue sans que son auditoire musulman marquât aucun mécontentement de notre intrusion.
Et cependant Brousse était une ville purement turque que n’avaient pas déshonorée les bâtisses, européennes. Elle était turque par ses rues étroites et raboteuses, bordées de maisons de bois, maisons muettes avec leurs moucharabiehs en treillage de lattes, peintes en gris ou en rouge sombre, maisons que longeaient de rares passants et où l’on ne comptait guère, à cette heure chaude, que quelques femmes voilées, des enfants, des chiens errant parmi des détritus, dans une odeur de poussière, dans la torpeur de midi.
Néanmoins, j’ai voulu aller, à l’autre bout de la ville, revoir les Turbés des Sultans qui entourent la mosquée Mouradié. Quand nous y arrivons, le vieux gardien de l’enclos funèbre somnole, accablé de chaleur. C’est un vieillard maigre et sec. Il est pâle comme de la cire. D’auprès de lui, un jeune garçon bouffi se lève et nous précède. Nous voici dans une cour où coule une fontaine entourée d’énormes platanes aux troncs crevassés. Tout est désert, immobile et comme pétrifié. Le soleil brûle. L’abandon, la tristesse, le délabrement, sous cette lumière crue et brutale, sont extrêmes. Les turbés apparaissent déjetés et branlants. L’un d’eux a, au-dessus de la porte, un auvent en bois délicatement travaillé qui semble prêt à tomber en poudre. Nous entrons.
A l’intérieur des turbés, de belles faïences murales procurent aux yeux une impression de fraîcheur. Les unes sont bleues ; d’autres, sur un fond blanc et comme humide, portent un décor d’œillets et de tulipes ; d’autres sont vertes, décorées de rosaces dorées. Le turbé du sultan Mourad, lui, ne se compose que d’une salle carrée blanchie à la chaux. La coupole est ouverte au sommet pour que la pluie du ciel puisse arroser la tombe, formée d’une longue caisse de marbre rectangulaire pleine de terre, d’une terre aussi desséchée que celle que nous foulons en sortant et sur laquelle nos pas résonnent durement, tandis qu’au ciel durement bleu les dômes surchauffés des turbés voisins se gonflent comme s’ils allaient éclater dans la chaleur silencieuse.
A la porte, j’ai remis mon offrande au gardien en face de qui le jeune garçon s’est accroupi de nouveau. C’est lui qui succédera au vieillard, ce qui arrivera bientôt, car ce dernier est très âgé. Aussi s’est-il donné un coadjuteur. Et pourtant la place n’a rien de bien enviable et n’est guère lucrative : quelques piastres par mois et une mesure d’avoine pour nourrir un âne, paraît-il. C’est peu, et il y a longtemps que le vieux gardien a renoncé à sa monture. Sans les offrandes des visiteurs, il mourrait de faim, car comment vivre avec ces quelques piastres qui représentaient une somme au temps jadis, au temps de Mourad Ier, et qui maintenant ne sont plus qu’une ressource anachronique et dérisoire ?
J’ai toujours aimé les coffrets, qu’ils soient peints de fleurs ou de fruits, ornés d’arabesques et de figures, mais pourquoi ai-je ouvert, ce soir, celui-là qui est sur ma table et où deux bons Turcs de comédie se prélassent sous leurs turbans dorés ? Il a suffi de leurs sourires et d’un humble fragment de faïence verte pour m’entraîner dans une lointaine rêverie où m’est réapparue, sous son double aspect, la vieille ville ottomane dont j’ai tenté d’évoquer en ces brèves notes le souvenir torride et printanier, la verte mosquée et les tombes royales.
Dans un jardin d’automne
J’ai passé, il y a quelques semaines, une heure charmante dans un jardin charmant…
Il n’est pas très grand, ce jardin, mais il semble qu’il le soit, et il l’est assez, en tout cas, pour offrir aux yeux un ample tapis de gazon, des parterres de fleurs, une roseraie, des allées couvertes et une sorte de quinconce orné de statues. Sa grâce française se mélange de grâce italienne. Cette dernière s’atteste par maints détails. Un groupe de jaune pierre de Vérone y fait face à deux vases d’un goût tout romain. Si quelques sons de cloche s’ajoutaient au bruit du jet d’eau, on se croirait volontiers dans quelque « giardino » de Toscane ou de Vénétie, mais, à défaut de ces harmonies latines, on jouit, dans cet enclos tranquille, du rare charme d’un silence que ne troublent guère que le murmure de la vasque et le frisson automnal du feuillage. Et cependant, ce lieu de repos et de paix, Paris environne de sa rumeur proche, si proche que je me demandais, en me promenant dans ces calmes allées, comment elle avait épargné cette retraite de solitude et de rêverie ?
Ce n’est pas seulement ce silence qui fait de ce jardin un jardin privilégié, mais aussi la chance que nulle bâtisse gênante, ne le domine et ne l’enserre. Certes, on aperçoit bien, au-dessus du haut mur qui le protège, l’angle d’une maison de rapport et quelques toitures voisines, mais la perspective demeure libre et, par un hasard heureux, ce n’est pas sur un écran de plâtre que se détachent les beaux arbres qui bornent la vue. Non, c’est sur le ciel qu’ils se dressent, et, au-dessus d’eux, les nuages, selon l’heure, courbent et gonflent leurs volutes aériennes et mobiles, pour le plaisir des yeux, plaisir que l’on a bien rarement dans les jardins parisiens, dans les derniers jardins du Paris moderne qu’emprisonnent peu à peu le moellon et la meulière, jusqu’au jour inévitable du dépeçage du lotissement.
D’année en année, en effet, diminue le nombre de ces jardins privés qui étaient une des grâces du vieux Paris et l’un des luxes favoris de la vie aisée d’autrefois. Ils formaient le complément naturel de toute demeure bien ordonnée. Jadis, grands seigneurs, parlementaires opulents, financiers cossus, gros bourgeois, nul n’eût fait bâtir, sans ajouter à son bâtiment la dépendance d’un espace d’arbres et de fleurs. Notons, d’ailleurs, qu’il faut se garder de prendre ce bel usage pour une marque d’ostentation ou pour une preuve de raffinement. Qu’il fût agréable à nos pères de montrer qu’ils ne ménageaient pas le terrain et qu’ils goûtaient une vue de parterres et de charmilles, cela est hors de doute, mais en agissant ainsi ils avaient un autre but.
Le jardin, comme ils le comprenaient, s’il avait son agrément, avait aussi son utilité. En pleine cité, il servait à préserver des voisinages trop proches et des mitoyennetés fâcheuses. Il procurait un certain isolement. Défendue de la rue par sa cour, la maison était protégée, à l’opposé, par son jardin, qui offrait une commodité, en même temps qu’il constituait un luxe. Tel fut au moins le sentiment en cours durant le dix-septième et le dix-huitième siècle, et c’est d’alors que datent les jardins particuliers qui furent la parure de l’ancien Paris, et dont les derniers vestiges sont en train de disparaître.
Cette disparition, qu’il faut hautement déplorer, contre laquelle s’élèvent les protestations de tous ceux qui ont souci de la beauté de Paris, contre laquelle des initiatives privées ou des groupements très heureusement actifs tâchent de réagir, a des causes diverses, dont une des principales est que le goût d’aujourd’hui s’est fâcheusement modifié. Le jardin de ville, il faut bien le reconnaître, n’est plus guère à la mode, à l’heure actuelle. Ne voyons-nous pas, en effet, les plus opulentes demeures modernes se priver volontiers de ce superflu champêtre ou bocager ou le réduire à une infime proportion ? Aussi ce discrédit a-t-il eu de fâcheuses conséquences en hâtant le morcellement et la mise en valeur de terrains plantés que, d’ailleurs, un impôt récent a rendus absurdement onéreux à leurs propriétaires, tellement que le jardin de ville, qui est déjà une rareté, ne sera bientôt plus qu’un souvenir.
Et ce n’est pas seulement un regret esthétique que nous cause cet état de choses, qui ne fera qu’empirer. Non seulement le pittoresque de Paris y perd, mais son hygiène risque d’en souffrir également. Les jardins sont nécessaires à la santé publique et cette nécessité est si évidente que nos édiles ont cherché à remédier, dans la mesure, du possible, à ce déboisement urbain. Puisque les particuliers ne se chargeaient plus d’entretenir dans Paris la verdure suffisante, l’administration municipale a dû se substituer à eux. Elle l’a fait en créant des parcs, des promenades et des squares, et aussi en répandant à profusion des arbres à travers la ville et en en insérant jusque dans l’asphalte des trottoirs.
Certes, ce sont là de bonnes et louables intentions, mais les avenues et les places ombragées de Paris empêcheront-elles de regretter les beaux jardins de jadis et de déplorer la suppression successive de ceux qui restaient encore intacts ? Chaque année nous en voyons disparaître quelques-uns. Il est vrai que tout semble être conjuré pour les détruire, et je crains bien que les efforts faits pour les préserver ne soient vains, tant il semble que le jardin n’ait plus sa place dans notre ville moderne ! C’est un luxe trop coûteux pour le plaisir qu’y pourraient prendre ceux qui sont en situation de se le procurer. Leur faste a d’autres moyens de se satisfaire. A la verdure naturelle d’un gazon et aux fleurs vraies d’un parterre, les gens riches préfèrent les teintes et les couleurs de quelque tapisserie acquise à grands frais aux enchères de quelque vente célèbre. Ils la suspendent à leur mur et goûteront à la contempler plus d’agrément qu’à se promener sous un couvert de feuillage véritable. Résignons-nous à constater que le bibelot a détrôné le jardin, mais soyons reconnaissants aux derniers amateurs d’un luxe charmant, qui en conservent chez nous les vestiges et qui considèrent encore comme une joie de la vie d’entendre, à leur réveil, par la fenêtre ouverte, frissonner un feuillage, bruire une fontaine, chanter, sur une branche, un oiseau invisible et familier.
Promenade d’été
C’est un étroit escalier, un de ces escaliers, dits de dégagement, comme il y en a souvent dans les vieilles demeures. Celui-là monte d’étage en étage jusqu’aux combles. Il est assez roide et n’a plus guère d’usage aujourd’hui. Nous voici à la dernière marche et nous sommes dans les greniers du château. Au-dessus de notre tête, de robustes poutres entrecroisées supportent la toiture. Sous nos pieds, un plancher solide et poussiéreux. Une cloison nous arrête où est pratiquée une petite porte basse. Baissons-nous et entrons.
La pièce, où nous pénétrons est carrée et à demi éclairée. Sur les murs blanchis à la chaux, on distingue encore des traces d’ornementations peintes. Des guirlandes s’esquissent vaguement, et des figures effacées se devinent. L’une d’elles cependant est presque visible. Elle représente un homme en costume du XVIIIe siècle, mais si lointain, si décoloré !… D’ailleurs, ce n’est pas pour lui que nous sommes venus dans ce galetas, mais pour la scène qui se dresse au fond, la scène d’un théâtre minuscule, avec sa rampe et ses chandelles, son rideau à demi baissé, qui laisse voir une sorte de décor fait de fragments dépareillés sur l’un desquels on découvre encore un fourneau avec des cornues et des alambics. C’est pour contempler ces débris que nous avons grimpé tant de marches et parce qu’ils sont tout ce qui reste du théâtre où Voltaire, dans sa retraite de Cirey, s’amusait, entre deux expériences de physique, à faire jouer la comédie et à la jouer lui-même, à moins qu’il ne préférât montrer la lanterne magique aux hôtes de sa belle amie la marquise du Châtelet.
Car nous sommes à Cirey, dans ce Cirey où Voltaire passa plusieurs années, où il composa Zaïre et Mahomet. Peut-être, sur cette petite scène du galetas, s’essaya-t-il à en débiter des tirades. Ces murs nus ont-ils gardé l’écho de sa voix et de son rire ? Non, tout demeure silencieux, et je suis sûr que, cette nuit, le fantôme du philosophe ne nous apparaîtra pas. L’ombre de Voltaire a abandonné Cirey. Il est vrai qu’elle y trouverait trop de changement. L’appartement qui fut le sien n’existe plus. La disposition des lieux a été modifiée. Où sont les encoignures de laque, les bibelots de la Chine, les livres dont il aimait à s’entourer ? Où sont les instruments de mathématique et de physique ? Où est le poêle de faïence auprès duquel il réchauffait sa frileuse personne ? Tout cela a disparu comme a disparu l’élégant et somptueux mobilier de Mme du Châtelet, ce mobilier aux mille riens raffinés que nous a décrit dans ses lettres Mme de Graffigny. Le temps a dispersé ces souvenirs intimes, mais il a laissé, au château, à peu près l’aspect extérieur qu’il avait à l’époque de sa célébrité philosophique.
Le voici en sa masse imposante, dont la plus grande part date de la première moitié du XVIIe siècle et à laquelle M. de Voltaire fit ajouter une aile élégante, encore qu’assez mal raccordée au tout. Je ne sais pas s’il en donna les plans, mais il fournit les inscriptions qui ornent la belle porte, sculptée de masques et d’attributs champêtres, qu’on y voit encore. Il dut souvent en descendre les marches qui conduisent dans les jardins pour s’aller promener dans les longues allées d’arbres qui portent toujours son nom, car Cirey est situé dans un canton forestier. La vallée de la Blaise, que domine le château, est encadrée de collines boisées. Le paysage doit être toujours, à peu près celui qu’a pu contempler Voltaire, mais, comme les gens de son temps, il était peu sensible aux spectacles de la nature et gage que Mme du Châtelet, la belle Emilie, comme on l’appelait, ne l’était guère davantage. Cette savante mathématicienne devait se soucier assez peu des beautés pittoresques, et cependant, lorsqu’elle s’avisa d’être infidèle à son philosophe, ce fut en faveur d’un bel officier-poète, de ce Saint-Lambert qui est l’auteur d’un poème sur les saisons. Certes, ses vers ne valaient pas ceux de Voltaire, mais il apportait à Mme du Châtelet un « renouveau » que, si peu paysanne qu’elle fût, elle ne dédaigna point.
Je m’aperçois qu’en retraçant quelques souvenirs d’une promenade d’été, j’ai apporté mon humble contribution à un genre de composition que l’on pourrait appeler le « pèlerinage littéraire ». En effet, les lieux où ont vécu les hommes illustres ou célèbres exercent un vif attrait sur les contemporains. Nous aimons à voir le décor de nature qu’ils ont eu sous les yeux, et à connaître les objets qui leur furent familiers. Il s’établit ainsi entre eux et nous des rapports plus intimes, et nous croyons les mieux comprendre, en les imaginant au milieu des choses qui furent les témoins de leurs tristesses ou de leurs joies, de leurs pensées et de leurs rêves. Souvent, malheureusement, ces confrontations ne nous sont guère permises, car beaucoup n’ont pas laissé après eux des points où les saisir, et leur vie ne s’est pas localisée, pour ainsi dire. Ceux-là dépitent les amateurs de pèlerinages littéraires et échappent à leur sympathie posthume.
En revanche, certains autres se prêtent particulièrement à cette évocation de leur mémoire et la joie de nos dilettantes du souvenir est complète si, par exemple, subsiste encore, en un bon état de conservation et sans trop de changement, la maison où est né, où a vécu, où est mort le grand homme qu’ils admirent et auquel ils ont voué un cuite. Si les Hugolâtres n’ont plus à vénérer que l’emplacement de l’hôtel de l’ancienne avenue d’Eylau où mourut l’auteur de la Légende des Siècles, il leur resté la maison de la place des Vosges et le cottage de Jersey. Je ne plains pas les Lamartiniâtres : Milly et Saint-Point sont intacts. Les fervents d’Alfred de Vigny peuvent se rendre au Maine-Giraud. Les Stendhaliens conservent à Grenoble la maison de la rue des Vieux-Jésuites, où naquit Henri Beyle. Le grand Chateaubriand a laissé à ses admirateurs son vaste et majestueux Combourg, encore debout en sa structure féodale où les vents d’automne déploient dans la brume l’écharpe vaporeuse de la Sylphide et perpétuent sur la lande la plainte éloquente et désespérée de René.
Demeures illustres vers lesquelles s’acheminent avec respect les pèlerins du souvenir, dont quelques-uns prennent encore la route du Notant de George Sand après-avoir salué aux Charmettes l’ombre républicaine, misanthropique et géniale de Jean-Jacques Rousseau et s’être inclinés à Coppet devant celle de Mme de Staël.
Quant à Voltaire, il nous offre ses Délices, son Ferney et son Cirey, dont je me suis amusé à tracer le bref croquis que l’on vient de lire. Il me semble que ce petit théâtre vide, délaissé, avec son décor démantibulé, représente, assez bien l’état actuel de la gloire littéraire de Voltaire, un peu à l’abandon et relégué.
Voltaire reste un grand nom, mais, à part son admirable correspondance et ses contes délicieux, son œuvre est peu fréquentée. Les visiteurs en sont rares et y montent par ce petit escalier qui mène aux combles de l’édifice qu’il avait construit pour son siècle et d’où le nôtre s’est écarté…
Un amateur
« N’est-ce pas une assez singulière et plaisante fortune, lorsque l’on est Fermier général, de s’appeler Le Riche et n’y faut-il pas voir un peu comme une indication et un assentiment de la destinée ? Quoi qu’il en soit, tel fut pourtant le nom patronymique du célèbre financier, plus connu sous celui de La Popelinière ou La Pouplinière et dont le souvenir fut rappelé à notre attention par un petit incident de voirie.
En effet, nous avons pu lire, dans lès journaux, la démolition d’un vieux pan de mur situé à l’angle de la rue des Vignes et de la rue Raynouard. Or, ce pan de mur était le dernier vestige des bâtiments du château de Passy et avait appartenu aux communs de cette fastueuse demeure, construite au dix-septième siècle pour Samuel Bernard, et que son petit-fils, Bernard de Boulainvilliers, avait, en 1747, louée par un bail à vie à Alexandre-Jean-Joseph Le Riche de La Pouplinière.
Si du château de Passy — que de vastes enclos entouraient — il ne reste plus, à l’heure actuelle, que quelques vieux arbres disséminés dans les jardins, du quartier bâti sur son emplacement, la figure du financier fameux, qui fut pendant près de vingt ans l’opulent locataire de ce beau domaine, ne s’est pas effacée entièrement de la mémoire des hommes, j’entends de ceux qui s’intéressent à l’histoire de la société au dix-huitième siècle. Pour eux, La Pouplinière n’est pas seulement une ombre dorée, mais un personnage bien vivant qui a survécu à son temps, dont il fut, à sa façon et pour sa part, un type fort représentatif.
Cette survie, La Pouplinière la doit surtout, il faut bien le dire, à une aventure qui défraya la chronique maligne et sur laquelle nous n’insisterons pas. Le stratagème amoureux de la cheminée truquée qu’employa le duc de Richelieu pour pénétrer à son gré dans l’hôtel de son riche voisin a fort diverti les contemporains et nous amuse encore, mais ajoutons que La Pouplinière avait d’autres titres pour passer à la postérité, ne fût-ce que celui d’avoir été un des gros manieurs d’argent de son époque, et, comme tel, de nous présenter un exemplaire très instructif des gens de sa caste et de son métier.
La vie d’un La Pouplinière nous apprend donc quel emploi faisait de sa fortune un Fermier général au dix-huitième siècle, quel rang elle lui donnait dans le monde, quels plaisirs il en tirait, quels soucis lui en incombaient. Le détail de son existence nous éclaire d’autant mieux et nous renseigne d’autant plus justement que La Pouplinière ne fut nullement un grotesque à la Turcaret, mais un homme de bonne compagnie, qui n’eût rien du traitant ni du parvenu. Certes, il ne fut ni sans défauts ni sans ridicules, mais il eut sa valeur et son mérite personnels. Sa figure est attachante par plus d’un trait et l’on comprend qu’elle ait tenté les biographes. La Pouplinière a trouvé le sien en M. Georges Cucuel et l’a trouvé infiniment attentif et méticuleusement informé. Grâce à la belle et très complète étude de M. Cucuel, La Pouplinière nous apparaît en ses origines, son caractère, ses habitudes, en ses affaires, en ses goûts. Il se montre à nous tout entier. Nous pénétrons au fond de son cœur tout aussi bien qu’au fond de sa bourse. A plus d’un, une pareille enquête serait néfaste, mais La Pouplinière s’en tire plutôt à son honneur. Nous y voyons l’influence très réelle que le fameux financier exerça sur l’art musical de son temps. La preuve n’en est-elle pas que M. Georges Cucuel a pu intituler son livre : La Pouplinière et la Musique de chambre au dix-huitième siècle ?
Un long visage avec de beaux yeux, une bouche grande et sensuelle, un menton de voluptueux, un cou mince que continue un corps maigre aux épaules étroites, couvert d’une veste flottante à larges manches d’où sortent des mains nerveuses dont les doigts caressent le bois d´une flûte. La tête est coiffée d’un foulard noué coquettement, le regard tourné vers un médaillon pendu à la muraille et où l’on distingue une figure de femme. Tel nous apparaît, en un négligé matinal de philosophe et d’artiste, La Pouplinière, sur son portrait par Carie Van Loo.
Certes, ce n’est pas ainsi que l’on imaginerait l’un des plus puissants « argentiers » du règne de Sa Majesté Louis Quinzième. Nul contentement de soi n’apparaît sur ce visage plutôt mélancolique et inquiet, et cette effigie familière ne marque pas les bienfaits du Dieu Plutus. C’est que le jour où il se fît peindre par Van Loo, M. de La Pouplinière était tout à Apollon.
Il n’en faudrait pas conclure, néanmoins, que si La Pouplinière professait un goût très vif pour l’art musical, il en négligeât pour cela les devoir de son état. Admis très jeune dans les Fermes générales, en 1721, après un passage aux mousquetaires gris, dans la compagnie du marquis de Maupertuis et de Joseph d’Artagnan, il y demeura jusqu’en 1762 et s’acquitta toujours honorablement de sa charge. L’accès lui en avait été facilité par sa naissance, car son père Alexandre Le Riche était également membre de la compagnie. La Pouplinière, comme nous l’avons déjà dit, n’était donc pas un parvenu. Son poste lui fournissait les moyens de subvenir à une existence luxueuse et élégante, car il était Homme de belles manières et d’esprit distingué. Il aimait les plaisirs de la société sans dédaigner ceux de la nature, la campagne presque autant que le théâtre. Aussi, de bonne heure, s’occupa-t-il d’organiser sa vie mondaine, d’abord en sa maison de la rue Neuve-des-Petits-Champs, puis en son domaine de la rue Blanche et en son hôtel de la rue Richelieu. La charmante Thérèse Boutinon des Hayes, ◀devenue▶, en 1787, Mme de La Pouplinière, l’aida dans cette tâche.
Le salon de M. et Mme de La Pouplinière compta. Voltaire était des amis de la maison, que fréquentaient Marmontel et Gentil-Bernard, Buffon et Diderot, mais où le premier rôle était tenu par le musicien Rameau. J.-J. Rousseau y parut aussi. Sa présence n’y fut pas sans orages. Ce terrible homme apportait avec lui la zizanie. Rousseau voulait faire jouer chez M. de La Pouplinière son opéra les Indes galantes, mais Rameau, qui voyait d’un mauvais œil ce nouveau venu, accusa Rousseau d’ignorance et plagiat. Rousseau dut céder la place et Rameau demeura maître du terrain. C’était, d’ailleurs, un autre terrible homme que ce Rameau qui avait dû, à cause de sa violence et sur le conseil de ses amis, renoncer à porter l’épée « parce qu’il était d’un caractère fort dur et hargneux et se serait fait tuer ou passer pour un poltron ».
Ce fut à l’époque où il vint s’établir au château de Passy que La Pouplinière put le mieux donner cours à ses goûts d’homme du monde et de protecteur des arts. Là, « Mecaenas », comme se plaisait à le nommer Voltaire, trouvait un cadre digne de lui. Le domaine, en effet, était vaste, et nous pouvons nous en faire une idée assez exacte d’après les documents contemporains.
Une grande cour dallée le précédait et sa façade, à trois pavillons s’égayait de têtes d’animaux sculptées dans la pierre. L’intérieur en était spacieux. On y trouvait une immense salle à manger, des salons de jeu et de conversation, une grande galerie où La Pouplinière donnait des concerts et où parfois l’on soupait par petites tables. Il y avait aussi une chapelle et de nombreuses chambres d’amis.
Si le château de Passy avait de la grandeur, ses jardins avaient de la beauté. Ils consistaient, tout d’abord, en un parc de huit hectares dessiné par Le Nôtre, puis, du côté de la rivière, en terrasses descendant jusqu’à la Seine. La première était ornée de vases ; la seconde était plantée de quatre cents marronniers formant trois salles et deux allées. La troisième, avec des parterres à la française, offrait aux visiteurs une orangerie, une volière et un jeu de bagues. Au bas de la troisième terrasse, s’étendait le « petit bois ». Dans un bosquet, s’élevait un groupe d’une femme et de trois enfants, sur un rocher, représentant la Musique.
Ce fut dans ce beau décor, à la fois fastueux champêtre, que vécut La Pouplinière, de 1747 à 1762, et c’est sur cette vie, où les affaires se mêlaient aux plaisirs, que nous renseigne abondamment M. Georges Cucuel. Grâce à lui, nous pouvons reconstituer la société brillante, mais un peu mélangée, qui s’agitait autour du fermier général. Certes le château de Passy comptait des hôtes de marque, comme Maurice de Saxe ou le marquis de Choiseul-Meuse, le comte de Kaunitz et le comte d’Albemarle, mais il s’y glissait aussi des personnages moins recommandables, tels par exemple Casanova ou le comte de Saint-Germain. Au milieu de ce monde quelque peu bigarré, la Pouplinière évoluait avec aisance et non sans finesse. Il lui en fallait pour démêler les intrigues qui s’ourdissaient autour de lui et pour en imposer aux rivalités qui naissaient dans son entourage. Il y eut, à Passy, des périodes particulièrement troublées, surtout celle qui se placé entre la séparation de La Pouplinière d’avec sa femme et son remariage avec Mme de Mondran ; mais le financier ne savait pas que payer de sa bourse, il savait aussi payer de sa personne et mettre bon ordre à ce que Mme Geoffrin appelait sa « ménagerie ». M. de La Pouplinière aimait le spectacle et celui du monde devait le divertir. Il s’en attristait aussi parfois, car il avait dans l’esprit une certaine mélancolie. Comme tous les gens gâtés par la fortune, M. de La Pouplinière était atrabilaire. Au milieu de ses richesses et des facilités de toutes sortes qu’elles lui donnaient, La Pouplinière se montrait sujet à des crises d’hypocondrie et, en ces moments, c’était à la musique qu’il demandait des consolations. Elle seule pouvait le distraire de ses sombres pensées. Elle seule fut la passion constante de sa vie.
De cette flûte que Carie Van Loo met aux mains de La Pouplinière dans le beau portrait qu’il nous a laissé de lui, il n’en faudrait pas conclure que le châtelain de Passy ait été un virtuose accompli, et il est probable que le peintre voyait plutôt à cet attribut un sens allégorique. La Pouplinière, en effet, fut plutôt un amateur de musique qu’un musicien, bien qu’on lui attribue la paternité de quelques petites compositions musicales du genre que l’on appelait jadis des « Brunettes ». Ce qu’on ne peut lui dénier, ce fut un amour sincère et actif pour la musique. Les concerts de La Poupinière ne furent pas seulement pour lui un divertissement intelligent, ils eurent une influence, sur le développement de l’art musical en France, au dix-huitième siècle. Sur ce point, le grand, le vrai mérite de La Pouplinière fut d’avoir aidé de sa fortune et de son autorité les compositeurs de son temps et d’avoir contribué à les mettre en rapport avec le public.
De plus, et c’est là un trait tout à son honneur, La Pouplinière eut le goût des nouveautés. On ne jouait pas seulement chez lui des œuvres consacrées, on y essayait aussi des ouvrages nouveaux. Gossec et Stamitz lui durent un appui appréciable. La Pouplinière se fait rarement l’ami des talents reconnus ; il est le protecteur des jeunes, des débutants, des étrangers. Sur tout ce rôle, indirect il est vrai, mais efficace de La Pouplinière, M. Georges Cucuel nous fournit les renseignements les plus curieux et les plus circonstanciés. Nous y voyons, par exemple, que ce fut le Fermier général qui révéla à Paris la symphonie allemande de l’école de Mannheim. Le fait est à retenir. Il nous fixe sur l’étendue du goût musical du châtelain de Passy. Il nous montre que La Pouplinière n’appréciait pas seulement les « Brunettes » et les ariettes à la mode, mais qu’il savait la devancer, ce qui, dans tous les temps, est un mérite, que l’on soit un professionnel ou un amateur, que l’on porte la perruque de financier ou le toupet de critique !
Lettre au président de Brosses
Je viens de relire, Monsieur, les cinq lettres que vous avez adressées, de Venise, à vos amis MM. de Blancey, de Neuilly et de Quintin, entre le 14 et le 29 août de cette année 1739 où le goût du voyage, le désir de vous instruire des arts et les mœurs d’une contrée aussi fameuse par la beauté de ses monuments et la grandeur de ses souvenirs que par l’agrément qu’il y a à y vivre, vous firent quitter votre Bourgogne pour vous, rendre en Italie. Je vous dirai, tout d’abord, pour en finir avec les compliments d’auteur, que je les ai trouvées ou plutôt retrouvées délicieuses, ces lettres familières à vos amis bourguignons. D’ailleurs la fortune qu’elles ont eue devant la postérité a dû vous éclairer sur leur valeur ; mais, d’où que vous assistiez à votre renommée posthume, elle n’a pas dû avoir de quoi trop vous surprendre. Vous aviez pu constater, de votre vivant, l’agrément que ces épîtres causaient à ceux qui avaient l’avantage d’en pouvoir prendre connaissance. A peine aux mains de leurs destinataires, elles s’en échappaient pour faire le tour de vos amis. On se les passait en original ou en copie. Elles faisaient le divertissement du « Petit Cercle ». Chacun gagnait à cet échange et à mettre en commun les grâces de votre esprit, le « gros Blangy » comme le « bon Quintin », aussi bien M. de Neuilly et M. Ratois que les « excellentes petites dames de Bourbonne et de Montet », cette Montet dont vous faites en quelques lignes un si charmant portrait, cette Montet qui tenait le « premier rang » de cœur si sensible et si vrai, d’âme si pure, de caractère si égal, si sociable, si doux qu’on courrait en vain le monde pour trouver sa pareille », « Et qu’a-t-elle besoin, ajoutez-vous, d’être d’une aussi jolie figure : elle devrait la laisser à quelque autre ; elle n’en a que faire pour être universellement chérie de tout le monde ? Je lui passe cependant ses yeux si bons et si doux parce qu’ils sont le plus beau miroir de la plus belle âme qui ait jamais été. »
Mais ce n’est pas de la société charmante où vous viviez que je veux vous entretenir ici, pas plus que je n’entreprendrai le magistrat que vous avez été. Il serait bien tentant pourtant de pénétrer avec vous dans ce Dijon de votre temps, de vous suivre dans ce Parlement de Bourgogne où vous siégeâtes sous l’hermine et le mortier et où vous fîtes belle figure de robe, sans que la gravité de vos fonctions altérât la vivacité de votre esprit, car vous eûtes le don de penser avec fermeté et de sentir avec finesse, et la sévérité de vos études ne fit pas tort à l’amabilité de vos goûts. A celui de l’histoire et de l’antiquité, vous mêlâtes celui des anecdotes de cercle et des amusements de salon. Grand amateur de musique et de peinture, vous y joignîtes un vif attrait pour les paroles aimables et les jolis visages. Vous fûtes galant, Monsieur, et peut-être-même fûtes-vous passionné, quoique vous parliez volontiers de la « régularité de vos mœurs ». Votre pétillante sensibilité savait prendre feu à l’occasion. S’il y avait en vous du dilettante, il y avait aussi du polémiste. Je n’en veux pour preuve que vos démêlés avec Voltaire. Ils vous coûtèrent un siège à l’Académie Française. En ce temps-là, on y avait le droit d’exclusive contre un candidat. Voltaire en usa contre vous et on vous préféra M. de Roquelaure, évêque de Senlis. Il avait peut-être beaucoup de mérite, mais je doute que ses lettres pastorales vaillent vos lettres sur l’Italie.
C’est à elles que j’en veux revenir, car, encore une fois, ce n’est pas au docte Parlementaire ni même à l’aimable Bourguignon que je prétends m’adresser, c’est à l’Italien, Monsieur, et plus encore au Vénitien. Ce sont vos lettres de Venise que je viens de lire avec délices. Oui, j’aime votre Venise et la façon dont vous l’avez aimée, et j’admire comme vous n’y avez pas perdu votre temps. Vous y avez passé à peu près un mois et vous en avez vu plus en ce mois que Jean-Jacques en tout son séjour. Ah ! que je vous préfère, donc à ce grimaud de Genève et que j’eusse aimé m’embarquer avec vous sur le canal de la Brenta, ainsi que vous le fîtes, de Padoue, le 28 juillet 1739 !
J’ai fait aussi, Monsieur, ce chemin d’eau et j’ai goûté le charme de ce lent voyage, d’écluse en écluse, de village en village, de villa en villa, mais je n’eus pas besoin de « bons chevaux de remorque ». L’hélice de notre barque à pétrole nous poussait avec sûreté. Elle faisait même grand’peur aux canards qui barbotaient et grande joie aux polissons de la berge qui nous saluaient de culbutes et de glapissements. A Dolo, à Strà, à Mira, à Malcontenta, à Fusine, nous subîmes ce concert, mais il ne parvint pas à nous gâter le plaisir de cette Brenta, le long de laquelle, comme vous, j’ai salué d’harmonieux frontons ornés de statues mythologiques et admiré à Strà le fastueux palais des Pisani. Ces rives agréables m’ont charmé, mais, au lieu de les longer à bord de notre engin moderne, que j’eusse préféré les contempler à bord de votre « burchiello » !
N’est-ce pas ainsi qu’on appelait la sorte de coche où vous vous embarquâtes et que vous décrivez avec une si aimable complaisance ? Vous nous montrez cette « diligence d’eau », avec son antichambre, sa chambre tapissée de brocatelle de Venise, sa table et ses deux estrades, garnies de maroquin. Vous vous y trouviez si bien que vous n’aviez aucune hâte d’arriver. Il est vrai que vous teniez avec vous force vivres et du vin de Canaries. Et cependant Venise était au bout et vous alliez, du burchiello, passer à la gondole. Ah ! quelles aises vous y trouvâtes !
Vous la décrivez aussi, cette gondole vénitienne, avec une aimable précision. J’ai souvent comparé la description que vous en faites avec celle qu’en donne Théophile Gautier dans son voyage d’Italie et je crois bien que la vôtre est la plus pittoresque des deux. Vous savez voir, ce qui n’est pas commun chez les gens de votre siècle. Du reste, vous étiez venu pour cela et vous vous en êtes fort bien acquitté. Cependant vous avouerai-je que votre façon de voir n’est pas sans parfois quelque peu nous surprendre, ainsi que les jugements que vous portez de ce que vous ayez vu. Le goût, à votre époque, différait assez du nôtre, mais la comparaison en demeuré assez plaisante. Ainsi n’éprouvâtes-vous pas, à la vue de la place Saint-Marc, ce que nous en éprouvons, aujourd’hui. Ce n’est pas qu’elle ne vous semblât belle, mais elle vous parut ressembler à la place Vendôme, tout en restant « fort en dessous. » Cependant elle était aussi magnifique qu’elle l’est encore, et quel spectacle animé et mouvant elle offrait avec ses Turcs, ses Grecs, Ses Dalmates, ses tréteaux d’orviétan, ses bateleurs, ses moines prêchant, ses marionnettes ! Est-il besoin de dire que vous vous y plaisiez ? Vous y alliez quatre fois par jour, mais vous n’étiez pas venu de si loin uniquement pour parader et prendre des glaces dans les cafés. Vous vouliez tout de Venise. Vous vous proposiez d’y voir quelques bons tableaux, d’y entendre de la bonne; musique et d’y recueillir quelque connaissance des mœurs du pays, tout en vous rendant compte que cette connaissance ne pouvait que rester fort imparfaite, et bien décidé à ne pas vous exposer à en parler « tout de travers ».
J’aime votre prudence, Monsieur, mais je ne saurais assez vous louer qu’elle ne vous ait pas empêché de nous livrer vos réflexions et de nous faire part de ce que vous avez observé. C’est ainsi qu’en constatant, par exemple, que la liberté et la licence régnaient souverainement à Venise, vous n’y remarquez guère d’inconvénients, puisque ce relâchement des morales publiques et privées fait justement de Venise la plus tranquille des villes. On y jouissait d’une complète sécurité. Les drames y étaient rares, aussi bien de la rue que de l’alcôve. La jalousie n’existait pas à Venise. L’amour y connaissait d’admirables facilités tant par la discrétion des gondoliers que par l’indulgence des maris. De plus, l’excellent système du sigisbéisme ne donnait-il pas aux femmes honnêtes le simulacre de ne se le point trop paraître à elles-mêmes, en même temps que l’abondance des courtisanes était une garantie à leur vertu ? Mais si bien que fussent achalandées ces dernières, les belles sigisbéennes, qui n’étaient point toutes vertueuses, trouvaient à qui parler, soit par elles-mêmes, soit par quelque bouche officieuse. Les courtiers d’amour avaient beau jeu et le jeu allait même parfois un peu loin, jusqu’à proposer parfois à un mari sa propre femme. A Venise, l’amour était une grande occupation. Dames et courtisanes y rivalisaient, ces dernières, d’ailleurs, considérées. Les Nobles ne craignaient pas de se montrer en leur compagnie et se faisaient chercher par elles jusqu’à la porte du Sénat. « Elles sont jolies », ajoutez-vous.
De tous les spectacles de la Venise que vous avez vue, celui de ses Nobles n’est pas le moins divertissant. Avec leur jupon de taffetas noir, leur culotte d’indienne, leur robe noire, rouge violette selon leur dignité, leur barrette, l’ampleur démesurée de leurs manches et de leurs perruques, leur manteau qui ne les quitte guère leur façon de saluer, ils sont à vos yeux d’amusants personnages. Vous en avez dessiné malicieusement quelques-uns, ne fût-ce que ce Doge Pisani avec sa petite perruque « bardachine » et son air de fausse jeunesse. Mais vous ne vous en êtes pas tenu à leurs costumes et vous vous êtes intéressé à quelques-unes de leurs entreprises. Celle que vous nous contez, de ce Tiepolo est admirable. Cependant, ni leurs intrigues, ni leur accoutrement ne les empêche d’être fort majestueux en leurs fonctions. Vous avez voulu les y observer. Vous assistâtes à une séance de « ballottage ». Vous pénétrâtes dans leur grand Conseil. Quel dommage que les usages de Venise ne vous aient guère permis de les voir ailleurs qu’au Palais, sur le Broglio ou au Café. Ils s’y montrent volontiers, familiers, mais ils mettent
peu d’empressement à vous introduire chez eux Ils reçoivent peu et mal. Un étranger, à Venise, a peu d’accès dans la société. Heureusement que les ambassadeurs sont d’un abord plus, ouvert ils acceptent volontiers compagnie. Le nôtre est un brave homme ; celui de Naples, un « franc ribaud ». Ils vous firent bon accueil, mais vous
eussiez préféré, je n’en doute pas, voir s’ouvrir pour vous des portes plus vénitiennes. Votre curiosité dut se contenter d’une conversation chez la Foscarini et d’une visite au palais Labia.
C’est un fort beau palais que ce Labia et vous le trouvâtes, il me semble, fort à votre gré. Vous le déclarez « le seul qui vous ait paru bien entendu en dedans ». Il est vrai que vous y fûtes reçu avec un honneur particulier, et que la maîtresse du logis était « folle des Français ». Elle vous exhiba ses pierreries en leurs écrins, car l’usage ne lui permettait pas de s’en parer. Avouez, Monsieur, que vous fûtes plus sensible à ces splendeurs qu’au régal que vous offrit la procuratesse Foscarini, femme très gracieuse d’ailleurs, mais chez qui le gala consista en cette grosse citrouille sur un plat d’argent, que vous n’avez pas digérée, non plus que ce palais immense aux deux cents pièces d’appartements, tout chargés de richesses, mais où tout se « surmarche » et où il n’y avait pas un seul cabinet et un seul fauteuil où l’on pût s’asseoir, à cause de la délicatesse des sculptures. Ah ! Monsieur, que n’y revenez-vous aujourd’hui, à ce Foscarini et à ce Labia ! Je les ai fréquentés l’un et l’autre et je vous assure que vous n’y trouveriez ni pierreries ni plat d’argent. Qu’il est déchu de son ancienne pompe, ce mélancolique palais Foscarini qui dresse sa façade en face du petit Campo dei Carmini et se mire dans l’eau du Rio di Santa Margherita ! Divisé, subdivisé, morcelé en multiples logis, il n’est plus qu’une ruche à locataires et ses vastes escaliers y retentissent du bruit des gros talons et des socques populaires. A ses fenêtres se tendent des stores déchirés, et de pauvres pots de fleur se montrent à ses balcons. Il se meurt dans la décrépitude et le silence, comme son voisin, ce Vendramin, dont j’ai habité tout un automne, l’étrange mezzanino si délabré et si vétuste, mais où le hasard a préservé de l’injure du temps une merveilleuse chambre décorée de stucs admirables et de panneaux de faïence à turqueries en dorures et qui oppose à son plafond peint de fleurs, d’oiseaux et d’insectes son pavé de mosaïque où luisent, incrustés, de petits fragments de nacre. Merveilleuse chambre qu’une haute et magique porte en miroirs semble faire communiquer avec les régions du songe et qui semble abriter la sultane marine des Mille et une Nuits vénitiennes, dont la gondole, désemparée et à sec dans le misérable jardin où elle achève de pourrir, a l’air d’un noir quartier d’astre tombé ! Et pourtant, qu’ils sont beaux encore ce Vendramin et ce Foscarini en leur mystérieuse détresse, et qu’il est noble toujours ce Labia désert et vide au coin du Canal Grande et du Canareggio, ce Labia d’où la vie s’est retirée pour le laisser tout entier, en son royal abandon, à cette Cléopâtre d’Egypte dont le grand Gian Battista Tiepolo a peint l’histoire amoureuse, et guerrière en des fresques illustres qui remplissent son silence de leur féerique couleur d’amour et de gloire !
Elle n’était pas là encore, de votre temps, Monsieur, cette Egyptienne et si vous n’avez pu lui rendre hommage, vous n’avez pas manqué à celui que devait tout voyageur à Venise à ses courtisanes. Elles forment, dites-vous assez plaisamment, « un corps vraiment respectable » sans que leur nombre vous ait paru répondre à ce que l’on s’imagine. Il est vrai que vous ne connûtes pas Venise en ce temps de Carnaval où l’on voit, sous les arcades des Procuraties, « autant de femmes couchées que debout ». Mais si vous n’avez pas connu les secrètes délices de la baüta de satin noir et du masque de carton blanc, vous vous en êtes consolé par la vue de quelques jolis visages et par quelques agréables et prudentes aventures.
Je ne vous rappellerai pas votre « conversation » avec la célèbre Bagatina. Vous vous y montrâtes libéral. Il est vrai qu’elle était logée dans un « petit palais meublé superbement et paré de bijoux comme une nymphe », mais il me semble que vous lui préfériez encore ces « chères : Ancilla, Camilla, Faustolla, Julietta, Angeletta, Catina, Spina, Agatina à qui vous dîtes un si tendre adieu, surtout à cette Ancilla que vous vîtes un jour « déguisée en Vénus de Médicis et aussi parfaite de tout point ». Mais les attraits vivants ne vous laissaient point insensible à celui que vous ressentiez pour les imitations peintes de la nature. Il y a de fort bons tableaux à Venise et vous sûtes les distinguer. Vous recherchiez ceux de Titien et de Véronèse et vous ne dédaigniez pas ceux du Tintoret qui vous semblait, même le « premier des peintres vénitiens, quand il veut bien faire ». Son Crucifiement de la Scuola di San Rocco vous paraissait son chef-d’œuvre, ce qui n’est pas si mal juger. Vous aimiez les arts, mais celui de la musique avait vos préférence. Vous aimiez aussi la virtuosité et faisiez de Vivaldi, « ce vecchio qui a une furie de composition prodigieuse », votre « ami intime ». Vous écoutiez avec délices le « fameux Saxon », qui était Jean-Adolphe Basse, mais pour vous la musique « transcendante » était celle des hôpitaux où l’on exerce des filles bâtardes ou orphelines, élevées aux frais de l’Etat. Quel plaisir vous preniez à ces concerts, soit aux Incurables où chantait la Zabetta, soit aux Mendicanti où triomphait la Margarita, soit à la Pitié où vous charmait le violon de la Chiarella, qui eût été le premier violon d’Italie, si celui de l’Anna-Maria des pitalettes ne l’eût encore surpassé, de cette Anna-Maria, « qui est si fantasque qu’à peine joue-t-elle une fois par an ! » Et si vos oreilles, Monsieur, étaient ravies de la tournure et de la légèreté des voix et de là perfection des symphonies, vos yeux ne l’étaient pas moins, car « est-il rien de si plaisant que de voir une jeune et jolie religieuse en habit blanc, avec un bouquet de grenades sur l’oreille, conduire l’orchestre et battre la mesure avec toute la précision imaginable ? »
Ce n’est pas une vue désobligeante non plus que celle que l’on a, à Murano, de l’ingénieux artifice par lequel les verriers soufflent le verre a la canne. Vous avez fort bien décrit ce travail délicat, aérien et magique, et je crois que, si vous eussiez appliqué au pittoresque votre don de décrire, vous nous eussiez donné de Venise des images égaies à celles qu’en peignent les Canaletto et les Guardi. Mais vous étiez résolu, comme vous l’annonciez à M. de Quintin, de ne pas parler « de la ville ». Vous n’avez pas, d’ailleurs, tout à fait tenu votre promesse et quelques-uns de ses monuments n’ont pas échappé, à votre critique. Le Palais des Doges est pour vous un « vilain monsieur, du plus méchant goût » et Saint-Marc ne vous semble pas « un lieu admirable ». Vous déclarez ses mosaïques « pitoyables », mais on vous passe ces sévérités avec le regret de n’être pas de votre goût et avec le plaisir de s’y retrouver d’accord, quand vous louez si bien cette Léda et son cygne que vous admirâtes dans le vestibule de la bibliothèque Marcienne. J’ai souvent, et longuement contemplé ce petit marbre si voluptueux et si farouche et qui me paraît, comme vous le dites, d’une beauté « inimitable ». Je gage que vous songeâtes plus d’une fois à l’oiseau divin en regardant le col recourbé de la gondole qui vous menait sur les canaux, à travers cette Venise que vous ne jugiez pas « bien bâtie », mais à qui vous reconnaissiez cependant un air de « distinction » a cause sans doute des belles architectures d’églises du de palais qu’elle offrait à vos yeux et malgré le dédale de ses rues, étroites, glissantes et qui ne servent qu’au « menu peuple ». Vous leur préfériez ses canaux, bien qu’ils abusassent de la permission de « puotter en été ». Malgré ces réserves et ces dégoûts, vous l’aimiez, cette Venise, en sa somptueuse et sordide bazarrerie, et vous en avez écrit un tableau délicieusement vivant, et même ne l’avez-vous pas regrettée, lorsqu’il vous fallut troquer, au départ, pour la chaise de poste, cette gondole, cette « douce gondole » où, en robe de chambre et en pantoufles, vous écriviez à M. de Blancey voire dernière lettre vénitienne qu’en devaient suivre tant d’autres datées de Bologne, de Rome, de Naples, tant d’autres qui ont perpétué jusqu’à nous le souvenir de votre Italie ?
C’est en cette occupation et en cette posture, Monsieur, que je vous laisse en prenant congé, car j’ai bien souvent songé à vous, quand, moi aussi, je goûtais les délices de la vie vénitienne, telle qu’elle était de mon temps, c’est-à-dire bien différente de celle que vous avez si spirituellement décrite. Et ne m’assure-t-on pas que cette Venise, que j’ai connue, et dont j’ai essayé jadis de fixer quelques aspects en des pages humblement exactes et respectueusement familières, a subi bien des changements et est menacée d’en subir bien d’autres. Ressuscitée des ténèbres, des dangers et des angoisses de la guerre, une Venise modernisée écarte les voiles de silence où s’enveloppait sa mélancolique beauté. Bientôt, me dit-on, cette Venise que j’ai aimée, ne sera plus, comme la vôtre, qu’un souvenir. Comme la vôtre, quand je la visitai, avait perdu sa vie brillante et animée, la mienne aura vu finir sa vie silencieuse et nuancée, et peut-être, quelque soir, nos deux ombres se rencontreront-elles sur quelque campo ou au coin de quelque calle. Les saluts échangés, nous nous dirigerons d’un pas inégal vers quelque petit café tranquille, ignoré des étrangers, et nous nous assoirons devant un verre de grappa ou un punch à l’alkermès. En ce quartier lointain, nous n’entendrons rien qu’un choc de talons sur les dalles ou un bruit de rame dans l’eau d’un rio. Vous me parlerez de Voltaire, de Jean-Jacques, de Casanova, de vos amis de Bourgogne ; je vous parlerai de Byron, de Musset, de Gautier, de Barrès, de mes amis de Paris. Nous parlerons de Venise, de nos Venises, en essayant d’oublier ce qu’en auront fait les vandales et les ingénieurs. Nous nous réfugierons dans le passé. Rien n’est plus facile à des ombres.
Mais en attendant cette rencontre, il me vient un singulier désir, Monsieur, de vous y devancer en pensée et d’aller retrouver au fond de ma mémoire la Venise où j’ai vécu tant de belles heures. Ces voyages de souvenirs sont ceux que je préfère maintenant. Je ne me propose pas, ce soir, de vous y associer. Je me sens un doux besoin de solitude pour mieux goûter l’intime délice de Venise retrouvée. Tenez, m’y voici. Comment y suis-je venu ? Je ne sais, mais mon pied foule la dalle d’un campo, je respire l’odeur marine de l’air vénitien, mes yeux reconnaissent telle église et tel palais. Je me dirige à travers le dédale des calli. Auquel des logis, où j’ai habité irai-je demander de me recevoir ? Sera-ce au palais Dario dont la blanche façade s’orne de disques de serpentin et qui penche sur le Grand-Canal sa grâce ouvragée ? Sera-ce au palais Venier qui le domine de son étage inachevé et dont la grille s’ouvre sur un jardin mystérieux et parfumé ? Sera-ce au « mezzanino » du palais Vendramin ai Carmini, à sa chambre où le magique miroir reflète des stucs dorés ? Sera-ce à l’humble Casa Zuliani ? Que m’importe ! Ce que je veux, c’est revivre la douce vie vénitienne de jadis, ses loisirs, ses curiosités, son plaisir, celui d’être dans un des plus beaux lieux du monde et d’y goûter les délices de la lumière, de la couleur et du silence.
C’est cela que je suis venu si souvent chercher à Venise, d’année en année, pendant vingt ans, et c’est ce plaisir à vivre que Venise m’a donné en sa généreuse confiance. Elle me l’a donné par ses arts, par ses églises et ses palais, par ses musées, par la chanson de ses cloches dans le ciel, par l’écho de ses rames sur l’eau ; elle me l’a donné par elle-même, par ses mystérieuses et vivantes beautés, par le lacis de ses calli et de ses canaux, par l’étendue de sa lagune, par ses campi, par ses jardins si secrets ; elle me l’a donné par l’étrange sortilège qui émane d’elle et qui fait que la douleur y est douce, que la tristesse y est heureuse et que la mort même n’y serait qu’un peu plus de repos, un peu plus de silence et d’oubli.
Les trois fils de Madame de Chasans
On a beaucoup écrit sur les vieux portraits. Baudelaire parle de leurs « yeux attirants ». Il est certain que ces figures d’autrefois, fixées sur la toile ou le papier, en leurs lignes ou leurs couleurs, ont un charme singulier. Le passé nous en a légué de toutes sortes, visages illustres ou inconnus. Il y en a qui appartiennent à l’histoire par ceux qu’ils représentent, hommes publics ou femmes célèbres. Il en est qui doivent à l’art seul du peintre leur intérêt permanent. D’autres qui ne sont ni des chefs-d’œuvre de métier, ni des effigies fameuses n’en méritent pas moins notre attention. Masques anonymes, profils incertains, ils provoquent d’autant mieux à la rêverie qu’ils ne sont plus personne, si l’on peut dire. Ils n’ont plus qu’une valeur humaine. Ils nous offrent de la vie à déchiffrer et nous nous plaisons à imaginer ce qu’ils furent, ne sachant rien de ce qu’ils ont été. Leur costume nous apprend leur siècle, leur condition, leur rang. C’est tout. Pour le reste, à nous d’interpréter leurs traits, de commenter leur sourire ou leur moue. Ils sont vraiment à nous, ces portraits solitaires. Nous disposons d’eux à notre gré. Ils nous retiennent par une obscure curiosité. Qui sait si l’un d’entre eux n’est pas quelque aïeul ignoré ? Les choses se dispersent et se retrouvent si singulièrement et le hasard crée des rencontres si mystérieuses !
A défaut des anneaux lointains de cette chaîne de visages dont nous sommes le chaînon actuel, reportons-nous à ceux qui sont jusqu’à nous parvenus. J’ai chez moi quelques-uns de ces portraits de famille et je les interroge parfois avec curiosité. Les plus anciens ne datent guère que du milieu du XVIIIe siècle et cependant je sais bien peu de la vie qu’ont vécue les gens qu’ils représentent. Une existence d’homme ou de femme qui ne furent ni célèbres, ni fameux et qui, sans être du commun, se contentèrent d’être de leur temps, laisse bien peu de traces après elle, même dans la mémoire de leurs descendants. Au bout d’un siècle et demi, il ne subsiste guère plus d’eux que leur nom, quelques faits, quelques dates, Pour en savoir davantage, c’est leur visage qu’il faut scruter. Lui seul peut nous livrer quelques indices de leurs goûts, de leur caractère, de leur pensée, de leur âme, de quoi nous aider à les faire revivre en notre souvenir. Mais se prêteront-ils à ces confidences d’outre-tombe ? Il y a des portraits à jamais taciturnes et dont nous ne vaincrons jamais le silence.
Parmi ces portraits familiaux, il en est un auquel je m’adresse volontiers. Ce sous-lieutenant au Régiment de Royal-Dragons fut mon bisaïeul paternel. Il est peint à mi-corps. A son côté est posé Son casque dont on distingue la garniture de peau de tigre et le court plumet blanc. Sous son bras, apparaît la poignée du sabre. Il porte, selon l’ordonnance, l’habit veste de drap vert foncé, avec parements et revers écarlates, collet blanc, boutons blancs et l’épaulette de tresse d’argent. Au cou, la cravate, de mousseline s’épanouit en élégant jabot. J’aime cette figure fraîche et nette, aux yeux francs, sous la poudre de la perruque courte. La toile est médiocre, mais sincère, exécutée en 1763. Mon bisaïeul François de Régnier avait alors dix-huit ans, étant né à Craonne, en 1745. J’ai son acte de baptême ; j’y vois qu’il était le fils de Gabriel-François de Régnier, brigadier des Chevau-Légers de la Garde ordinaire du Roi, Chevalier de Saint-Louis, et de Marguerite-Françoise de Villelongue2. Fils d’un vieux soldat, mort après trente années de service dont six campagnes sur le Rhin, en Flandres, en Allemagne, mon bisaïeul François servit à son tour 3. Ses preuves faites pour être admis au nombre des jeunes gentilshommes que le Roi faisait élever à son Ecole Militaire, il en sortit en 1761, des quatre premiers, avec la pension d’usage et la Croix de l’Ordre de Saint-Lazare et de Notre-Dame-du-Mont-Carmel qu’on leur donnait. Cornette dans la Compagnie de Douradour au Royal-Dragons, il ne quitta le Régiment qu’en 1789, avec le grade de Capitaine et la Croix de Saint-Louis. Son dossier conservé aux archives du Ministère de la Guerre le note comme bon officier. J’ai là sous les yeux ses divers brevets et commissions ; j’ai aussi sa radiation de la liste des Emigrés, son « certificat d’amnistie » comme l’on disait, car il émigra, servit à l’armée des Princes et ne rentra en France qu’en 1802. C’est de cette époque ou de peu avant que date le charmant portrait que je possède de sa femme un crayon rehaussé de couleur où apparaît son profil fin et pur sous un grand bonnet à la mode d’alors. Elle porte un corsage à grosses manches sur lequel se croise un fichu de linon. Elle s’appelait Henriette-Charlotte de Léonardy4Mon bisaïeul l’avait épousée en 1779. Il lui survécut et ne mourut qu’en 1825.Tous deux reposent dans le petit cimetière de la Lobbe, humble village du département des Ardennes, où ils s’étaient retirés au retour de l’Emigration. La maison qu’ils habitaient existe encore et sert de maison d’école 5. Ils y vivaient presque pauvrement, leurs biens de ci-devants ◀devenus▶ Biens Nationaux. Ainsi deux portraits, quelques pièces de greffes, de notariat et de bureau, c’est tout ce qu’ils ont laissé d’eux. Pour en savoir plus, je n’ai que la confidence de leurs visages et de leurs yeux, à moins que quelque trouvaille de correspondance, que quelque hasard improbable m’aide à pénétrer dans la lointaine intimité de leurs pensées et de leurs âmes.
Un hasard heureux a mis entre mes mains un petit document concernant une autre des figures familiales dont je possède l’effigie. Elle représente aussi un bisaïeul, mais celui-là du côté maternel. Le document dont il s’agit n’a pas certes de valeur historique, ni de mérite littéraire ; il est d’ordre privé, mais assez amusant, a ce qu’il m’a semblé, pour pouvoir amuser les personnes curieuses de mœurs d’autrefois. Aussi me suis-je cru permis d’en faire part aux amateurs de vieux papiers. On y trouve parfois de menus renseignements qui contribuent, par de petits détails véridiques, à nous donner une connaissance plus intime du passé. Rien n’est tout à fait négligeable de ces minimes témoignages. Ecoutons-les. Ecoutons celui-là, mais laissez-moi d’abord vous présenter l’un des personnages auquel il se rapporte. Une assez médiocre miniature qu’entoure un cadre de bois noir le montre vêtu d’un habit bleu, le cou cerclé d’une ample cravate de mousseline dont les bouts font papillon. C’est un homme d’une quarantaine d’années. Il a la tête ronde, les cheveux coupés ras, l’oreille grande, le nez fin et pointu, les yeux vifs. Il se nomme Alexandre-Anne du Bard de Curley. Il est né à Beaune, en Bourgogne, en 1765.
La famille à laquelle il appartenait tenait un rang honorable dans la Province. Elle remontait à un certain Yves du Bard, vivant aux premières années du XVIe siècle, dont le petit-fils François occupait en 1607 la charge de notaire et greffier en chef héréditaire de la Châtellerie et Prévôté Royale de Vergy. Ce dernier eut entre autres enfants un fils, Antoine du Bard, qui épousa, en 1662, Marie de Saumaise de Chamans. Cette Marie de Saumaise avait pour père François de Saumaise, Seigneur de Chasans et de Curley, secrétaire des Commandements de Monsieur, frère du
Roi, et plus tard Procureur de la Chambre des Comptes de Bourgogne et de Bresse. La famille Saumaise, fort ancienne puisqu’elle commençait sa filiation à Etienne de Saumaise, chevalier vivant en 1269, comptait parmi les siens le fameux érudit Claude de Saumaise, dit Le Docte et Charlotte de Saumaise, comtesse de Brégy, Précieuse notoire et qui a son historiette dans TaIIemant des Réaux. Par cette alliance, les du Bard acquéraient les Seigneuries de Chasans et de Curley qu’Antoine du Bard transmit à son fils Marc-Antoine et qui passèrent au seul rejeton mâle des onze enfants qu’eut ce dernier, de son mariage avec une demoiselle de Vergnette. C’est donc de Seigneur de Chasans et de Curley, aussi bien que de Ternant, Semesanges, les Rocherons, Prénevalle et autres lieux, qu’est qualifié en 1751 Bénigne-André-Charles du Bard de Chasans, lors de son mariage à Beaune avec Etiennette-Françoise Barault, fille de Nicolas-Jean Barault, maire ou Vierg de la ville d’Autun, élu de la Province 6
C’était un fort majestueux beau-père qu’avait là Bénigne-André-Charles du Bard. Son portrait que j’ai sous les yeux occupé une toile de bonne dimension qu’il remplit de sa prestance et qu’entoure un fort beau cadre de bois sculpté et doré. Il y étale les amples plis de sa robe couleur de prune à parements de soie rouge. Son menton repose sur un rabat bleu, liséré de blanc. Il a le visage grave et plein sous une considérable perruque. Sa main, couverte d’un gant de peau blanche brodé d’or, tient fièrement un bâton garni d’étoffe bleue autour duquel s’enroule en spirale une banderole d’or. C’est l’insigne de sa magistrature dont le titulaire à Autun portait le nom gaulois de Vierg. Bénigne-André-Charles devait être un gendre respectueux ; il savait ce que l’on se doit entre gens de robe, étant lui-même conseiller-maître en la Chambre des Comptes de Dôle. A sa mort, en 1780, il laissa trois fils. L’aîné, Philibert-Jean, fut désigné du nom de du Bard de Ternant ; le second, Louis-Henri, de celui de du Bard de Chasans ; et le troisième, Alexandre-Anne, fut du Bard de Curley. C’est le seul dont la figure me soit connue par la miniature dont j’ai parlé.
Il avait quinze ans, en 1780, quand son père mourut. Veuve, Mme du Bard de Chasans se retira à Beaune avec ses trois fils. C’est à eux trois que se rapporte le petit document familial qui est le sujet de cette étude. C’est un cahier de papier jauni, dont les feuillets sont retenus ensemble par un ruban de soie verte, très passée. Ces feuillets sont couverts d’une écriture assez lisible, parfois inégale et raturée. Elle est de la main de Mme de Chasans. La première feuille, qui sert de couverture, porte ces mots : Mes Enfants. Or, ce que Mme de Chasans inscrivait là, ce n’étaient ni des remarques de caractères ou de santé, ni des principes d’éducation. Elle se contentait d’y noter naïvement et succinctement les dépenses qu’elle faisait pour ses trois fils. Chacun d’eux y est calculé et évalué à son tour. Parfois une brève réflexion s’ajoute au compte des débours. Occupation maternelle et ménagère, rien de plus.
Ah ! comme j’imagine bien ma bonne bisaïeule, en son hôtel de la petite ville bourguignonne de Beaune ! Elle s’est assise dans son fauteuil, elle a tiré de l’étui ses besicles d’écaillé, ouvert le tiroir de son secrétaire où les rouleaux de louis n’abondent pas, mouché la chandelle et placé devant elle le cahier dont le ruban vert a alors sa vive couleur. Elle songe à ses garçons absents, car tous trois ont quitté successivement la maison. Ternant en 1784, Chasans, qui l’a devancé, en 1780, Curley seulement en 1786. Elle est seule et elle songe. Le couvre-feu a sonné depuis longtemps. Les servantes sont remontées dans les galetas. La maison est silencieuse, la petite ville endormie. Mme de Chasans songe, suppute. Quelles nouvelles apportera demain le courrier ? Qu’aura-t-elle à noter sur son cahier ? D’un tiroir elle extrait la dernière lettre de Chasans, puis elle la repose sur la petite table qui est près d’elle, la même peut-être qui est là auprès de moi et qui lui a appartenu. Elle soupire et lève les yeux. Au mur, en son cadre doré, le portrait de son père la regarde. Elle aurait besoin des conseils de ce sage homme. Il est là, en son ample robe, sous sa vaste perruque, en sa muette dignité, la main à son bâton de Vierg. Il ne serait pas de trop, ce bâton, pour corriger les frasques de cette jeunesse ! Mais à quoi bon soupirer, ne vaut-il pas mieux se résigner, veiller au nécessaire, réparer les sottises, préparer l’avenir ? Peut-être payera-t-il toutes les transes du présent ? Mme de Chasans baisse les yeux et elle relit, à travers les verres de ses lunettes, sur la couverture du cahier ces mots : Mes Enfants qui contiennent pour elle tant de tendresse et de soucis…
La première page du cahier de Mme de Chasans porte cette déclaration : « Philibert-Jean du Bard de Ternani, mon fils aîné, m’a coûté pour son éducation, placement et dettes que j’ai payées pour lui, 12 000 livres, mais à ce mois de février 1784, je lui ai mandé qu’il ne lui serait rien compté pour le passé. Il faut espérer qu’il sera plus sage à l’avenir. »
Suivent diverses mentions : « Le 15 novembre 1784 envoyé à mon fils aîné une inscription sur le Trésorier des guerres de 140 livres. »
« Le 11 mai 1785 envoyé pour compléter sa « pantion » une lettre de change signée Monge de 579 livres. »
Aussitôt après se lisent quelques lignes d’une écriture différente : « J’ai reçu de ma mère, la somme de 720 livres. Fait à Beaune le 14 février 1786. Du Bard de Ternant. » Puis le cahier se tait jusqu’au 30 avril 1787, où est consigne l’envoi de deux lettres de change d’une somme de 720 livres, montant de la « pantion » du jeune Ternani.
Pour l’année 1788, le cahier relate trois envois. Ceux du 30 mai et du 11 août sont adressés à Saint-Omer où le jeune Ternant se trouve avec son régiment. La lettre du 30 mai est de 720 livres « tirée par M. Monge sur M. Félix, son banquier à Paris ». Celle du 11 août est envoyée « sous l’enveloppe de M. du Vigneau, à l’occasion du camp ». Elle est de 1 200 livres. Le 2 octobre 1789, Mme de Chasans compte à son fils sa « pantion » de 720 livres qui n’échoit qu’en mai. En octobre 1790, elle lui remet les biens de son père, moyennant pension à ses frères. Enfin le 4 mai 1791 elle relate : « Je lui ai compté 800 livres pour acheter son équipage en cas de guerre. Il avait déjà eu 1 200 livres pour cela à Saint-Omer. »
L’écriture de cette dernière note est tremblée. La frange du papier en bas de page a bu l’encre. On devait commencer, à s’inquiéter des événements dans la tranquille maison de Beaune. Les mauvais temps sont proches. Je ne sais trop comment les passa Jean-Philibert, sinon que, émigré, il fit la campagne de l’armée des Princes. Rentré en France et réintégré dans l’arme du Génie où il avait servi avant la Révolution, il y ◀devint▶ lieutenant-colonel et reçut la crois de Saint-Louis. Il avait épousé à Fribourg-en-Brisgau tine demoiselle Catherine Klein et en eut une fille, mariée à M. Barbier de Reulle. Ce fut chez elle qu’il mourut le 12 octobre 1835, au château d’Entre-deux-Monts.
Continuons à feuilleter le minutieux petit cahier. Après deux pages blanches, j’y retrouve l’écriture de Mme de Chasans. Elle y inscrit :
« Détail pour Louis-François-Henri du Bard, mon second fils » et elle ajoute : « Il est parti d’ici le 24 octobre 1780 ; il a emporte en linge, hardes, nippes, la valeur en argent de 144 livres » ; mais déjà l’année 1781 ne se passe pas sans encombre. S’il faut à Chasans un « abit » bourgeois pour paraître à l’examen et un « mantaut », il lui faut aussi 215 livres pour payer ses dettes. La vie est coûteuse à Metz, quand on s’y prépare à être officier d’artillerie et qu’on n’est pas très raisonnable, aussi faut-il bientôt trouver 225 livres à envoyer au jeune Chasans « pour faire des présents en vin à ceux qui lui ont rendu service ». D’ailleurs, en 1783, les choses se compliquent et le 11 juillet les dettes « faites au jeu » apparaissent, nécessitant un envoi de
865 livres.
Ces faits expliquent le retour à Beaune, le 17 août, du jeune ponte, retour qui coûte 108livres. Notre décavé ne dut pas être trop bien accueilli : « Il avait vendu à Metz un couvert d’argent armorié et un gobelet. » Cependant, une fois au bercail, on ne le renippe pas moins en linge et habits. A son départ, le 7 octobre, sa mère lui remet 400 livres, mais dès le 2 avril 1784, les dettes recommencent. Elles se montent à 1 476 livres et ce n’est pas tout. Je lis : « Le 30 avril 1784 envoyé à M. de Chaulne, toujours pour payer les sottises de Chasans, 800 livres » et le 14 juin de la même année : « Envoyé à M. de Chaulne une lettre de change de 200 livres pour guérir mon fils de la maladie qu’il avait prise a grands frais ». Néanmoins, on ne tient pas rigueur à l’écervelé ; le 18 novembre 1784 moyennant 177 livres, on lui achète : « de quoi faire un habit, veste, deux culottes uniforme avec toutes les doublures ».
Pendant les années 1785, 86, 87, 88, les lettres de change se suivent régulièrement, presque toujours signées de M. Monge, jusqu’au 6 septembre 1789, où de nouvelles dettes nécessitent un envoi de 7 405 livres. En novembre, il faut encore 1 500 livres. Aux dettes se joignent les emprunts : 2 000 livres à M. de Champeaux ; 1 200 livres « à un Juif ». Pour faire face à ces débours, Mme de Chasans, est obligée, de son côté, d’emprunter. Un de ces emprunts de 2 400 livres, fait le 13 novembre 1789, est remboursable le 13 novembre 1790, avec intérêt au denier vingt. Nous voici maintenant en 1791. Au mois de mai Louis-François-Henri du Bard de Chasans reçoit encore 1 600 livres « pour son équipage en cas de guerre ». L’envoi est fait à Metz. Celui de 800 livres eu trois fois, novembre, décembre 1792 est adressé à Verviers de Dusseldorf. En émigration, il retrouva son frère Ternant à l’armée des Princes. Ce mauvais garçon ◀devint▶ un bon officier. Capitaine d’artillerie, chevalier de Saint-Louis, il commanda le fort Griffon et fut gouverneur de la citadelle de Besançon. Démissionnaire en 1830, il avait épousé la comtesse Marie-Frédérique de Brachet, chanoinesse du chapitre noble de Neuville. Il mourut le 24 janvier 1837.
Les deux dernières pages du cahier de Mme de Chasans sont consacrées à son troisième fils, Anne-Alexandre du Bard de Curley. « Il a emporté d’ici, écrit sa mère, les hardes et nippes dont le mémoire est joint. » Ce mémoire, consigné sur une feuille volante, nous apprend comment était nippé, vêtu et pourvu le jeune Curley à la date du 1er décembre 1786. Je recopie en abrégeant de quelques articles.
linge
- Quatre peignoirs dont deux presque neufs.
- Quatorze chemises de toile commune et presque toutes hors d’état de servir.
- Quinze chemisés de bonne toile faites au commencement de 1784.
- Quatorze chemises de plus belle toile faites en 1785.
- Six chemises fines et très vieilles.
- Dix-sept caleçons tant neufs que vieux.
- Vingt-quatre mouchoirs de toile blanche, tant neufs que vieux.
- Trente-six paires de chaussons.
- Quatorze bonnets de coton assez bons.
- Dix-huit bandeaux faits en 1783 et trois de différents morceaux.
- Dix cols de basin blanc.
- Six paires de bas de soie presque neufs et une vieille.
- Neuf paires de bas de ni gros et fins et tant bons que mauvais.
- Huit paires de bas de filoselle très courts et la plupart très mauvais.
habillements
- Un manteau de drap d’Elbeuf, bleu céleste, fait au commencement de 1785.
- Un habit de drap fin couleur américaine, la culotte pareille et une veste de tissu d’or, fait en 1784, à présent trop court et trop étroit et avancé beaucoup d’être usé.
- Un habit de drap fin couleur queue de paon, la veste blanche eh satin brodé, la culotte en drap de soie fait en 1785.
- Un habit de « baraquant » vert, fait en 1784, retourné en 1786.
- Un gilet de soie barré, fait en 1783 et presque tout à fait usé.
- Deux vestes et deux culottes de drap de coton blanc, une veste de piqûre de Marseille, un habit complet de drap de coton couleur abricot.
- Une anglaise de kalmouck rayé gris et la veste.
- Un habit, la culotte de « cennetot » bleuâtre, le gilet de soie blanc brodé, fait pour l’été 1786.
- Une anglaise de drap d’Elbeuf faite en octobre 1786,
- Une culotte de drap de coton anglais couleur paille.
- Deux culottes de satin « turque », l’une noire et l’autre grise où il y a déjà eu des fonds.
- Deux chapeaux, l’un vieux, l’autre neuf.
nippes
Une épée à poignée d’argent, une montre en or et des boucles de souliers, de jarretière et de col en argent.
Où donc s’en allait, ainsi nippé comme un personnage de comédie, le jeune Curley avec son épée, ses boucles, son habit de couleur « américaine » et sa culotte de « satin turque » ? Sans doute à Dijon étudier le droit, car le 18 juillet, Mme de Chasans note : « Donné à Curley pour sa « tèse de licencié » 168 livres. » On relève sur le cahier, en mars 1787, la mention de 72 livres pour un voyage fait par Curley à Dijon mais, avant cette décision prise, il y avait eu sans doute de l’incertitude. Avant d’opter pour la robe, le jeune Curley avait pensé à être d’épée comme ses frères. J’en ai trouvé la preuve par la lettre suivante, adressée à Mme de Chasans « en son hôtel de Beaune, en Bourgogne ». Cette lettre, datée de Paris le 3 janvier 1786, est signée Monge.
On a pu remarquer que le nom du célèbre mathématicien et de l’illustre savant figure à plusieurs reprises sur le cahier de Mme de Chasans. Mme de Chasans se sert sans façon de Monge pour faire passer des lettres de change à ses fils. Cette part de Monge aux choses de famille indique des relations assez intimes entre Monge et la veuve de Bénigne-André-Charles du Bard. Ma grand-mère m’a raconté que M. et Mme du Bard de Chasans s’étaient intéressés à l’éducation du petit Gaspard Monge, né, comme on sait, à Beaune, d’un père qui y était marchand. ◀Devenu▶ un personnage marquant, Monge en avait conservé un souvenir reconnaissant. On en jugera par la lettre que voici :
Madame,
Aussitôt que j’eus reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire et par laquelle vous me demandiez les moyens de faire entrer Monsieur votre fils dans le corps royal de l’Artillerie des Colonies, j’écrivis à M. Amerault, premier secrétaire de Mgr le maréchal de Castries, et à M. Manson, inspecteur général du Corps Royal. Je m’adressais au premier pour avoir des renseignements particuliers sur les conditions de réception ; il m’a conseillé de consulter M. Manson et en effet il ne pouvait me dire que cela. M. Manson ne me répondant pas, je lui ai écrit une seconde lettre qu’il a reçue à Strasbourg et à laquelle il m’a fait la réponse que j’ai l’honneur de vous envoyer. Cette réponse ne signifie rien et ne me donnerait aucun espoir si je ne devais pas le voir à son retour ; mais dès que je le saurai arrivé à Paris, j’irai le voir et je ferai tous mes efforts pour avoir une réponse satisfaisante. En attendant, je vous conseillerai de faire apprendre à Monsieur votre fils : 1° les deux premiers volumes du cours de M. Bezout pour l’Artillerie ; 2° tout ce qu’il pourra des volumes suivants, puisqu’il y a concours, il est juste de donner les emplois aux plus instruits. S’il y avait plus de places à donner que de concurrents, on pourrait retenir tous ceux qui ont une instruction suffisante, mais lorsque les places sont peu nombreuses, les concurrents se les disputent.
Je vous prie, Madame, d’être bien persuadée du zèle que j’apporterai dans une affaire qui vous intéresse autant que celle-là, malheureusement je ne sais pas quand je pourrai vous en donner des nouvelles, parce que je ne sais quand M. Manson reviendra de Strasbourg et que je n’ai d’espoir de réussir qu’en traitant l’affaire de bouche avec lui.
M. de Montille m’a dit que MM. de Ternani et de Chasans étaient actuellement auprès de vous ; permettez, Madame, que je me rappelle ici à l’honneur de leur souvenir et comptez, je vous prie, sur le tendre et respectueux attachement, avec lequel j’ai l’honneur d’être, Madame, votre très humble et très obéissant serviteur,
MONGE.
Paris, le 3 janvier 1786.
Malgré le « zèle » de Monge, qui était à cette époque examinateur de la Marine, et son « tendre et respectueux attachement », ce projet n’eut pas de suite. Le jeune Curley en fut quitte pour potasser plus ou moins activement son « Bezout » avant d’entamer ses études juridiques, mais il était dit qu’Alexandre-Anne du Bard ne porterait pas plus l’épée qu’il ne revêtirait la robe. La Révolution ne lui permit pas d’acheter une charge au Parlement de Bourgogne et l’obligea à émigrer en Suisse avec sa mère qu’il ne voulut pas abandonner et qui y mourut. Rentré en France, il épousa, en 1804, Adélaïde-Philippine d’Anthès %7% fille de François-Xavier-Georges, Baron d’Anthès, et de Marie-Anne-Suzanne-Joséphine, Baronne de Reuttner de Weyl, chanoinesse de l’Abbaye Equestre de Massevaux.
J’ai sous les yeux son testament. Il est d’un brave homme et d’un bon chrétien et contient, outre diverses dispositions concernant ses deux fils, la constitution d’une rente de 300 francs à sa vieille domestique Catherine Casin, plus une année complète de ses gages de 120 francs l’an pour lesquels elle n’avait jamais demandé d’augmentation durant trente-sept années de service. Ce testament, daté de Chalon-sur-Saône, le 14 novembre 1847, est écrit et signé d’une main ferme. Le testateur ne mourut qu’en 1849, âgé de quatre-vingt-six ans. De ses deux fils, l’aîné Alexandre-Philibert-Joseph du Bard de Curley, marié, en 1832, à Antoinette-Octavie de Guillermin8 fut le père de ma mère, et c’est ainsi que sont venus jusqu’à moi la miniature au cadre noir, la lettre autographe de Monge, le cahier intitulé Mes Enfants sur les feuillets duquel une main maternelle a noté ces vieilles choses de famille assez touchantes en ce qu’elles ont de quotidien et d’éternel. A ces souvenirs du passé s’ajoute encore un cachet ancien avec lequel Ternant, Chasans ou Curley scellaient leurs lettres et dont l’écu montre, sous un chef cousu d’azur et chargé de trois quintefeuilles d’or, adossés, sur un champ de gueules, deux bars d’argent.