(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome I « Les trois siecles de la litterature françoise. — B — article » pp. 234-238
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome I « Les trois siecles de la litterature françoise. — B — article » pp. 234-238

Baudrand, [Michel-Antoine] Abbé, né à Paris en 1633, mort dans la même ville en 1700, connu par un mauvais Dictionnaire Géographique in-folio, qui n’a pas laissé d’être utile à ceux qui en ont composé de meilleurs.

Bayle, [Pierre] Professeur de Philosophie à Sédan, puis à Rotterdam, né au Carlat, petite ville du Comté de Foix, en 1647, mort à Rotterdam en 1706 ; un des plus célebres Critiques du siecle dernier, & le plus subtil Dialecticien que nous connoissions.

M. Palissot se donne trop de peine pour enlever cette conquête à l’incrédulité ; on peut la lui abandonner, sans qu’elle ait droit de s’en appuyer & de s’en glorifier. Bayle, à le bien examiner, n’est qu’un tissu de contradictions, où l’abus du raisonnement se fait toujours sentir au préjudice de la raison même, ce qui doit le rendre moins dangereux pour tout esprit éclairé & solide.

On conviendra volontiers qu’en se garantissant du Pyrrhonisme qu’il affecte & veut établir sur toutes les questions, il auroit pu passer pour un Génie rare, & se rendre très-utile dans le développement des connoissances humaines. Il avoit une mémoire prodigieuse, une érudition vaste, une pénétration active, le tact de l’esprit subtil, une adresse merveilleuse à présenter ses idées, & par-dessus tout une dextérité de discussion propre à séduire quiconque ne seroit pas en garde contre ses prestiges.

Que résultera-il de cet aveu ? Rien autre chose, si ce n’est qu’il fut un homme armé de toutes pieces, mais qui ne combattit jamais que des fantômes qu’il se forgeoit lui-même.

Que reste-t-il dans l’esprit après qu’on a lu ses Ouvrages ? Des objections en réponses à des objections ; des doutes pour combattre d’autres doutes ; de l’incertitude : voilà le fruit de son savoir, & l’unique présent qu’il fait à son Lecteur. Que faudra-t-il penser de sa Dialectique, si elle cesse d’être un moyen d’éclairer & d’instruire, pour devenir un instrument destructif qui s’attache à tout ? Tel est le travers ordinaire de ces esprits versatils, que l’intempérance des idées porte indiscrétement au pour & au contre sur chaque objet. Ne doit-on pas conclure, d’après l’inanition dans laquelle ils nous laissent, qu’ils ressemblent à ces feux errans, que le vent entraîne indifféremment de tous côtés, sans laisser aucune trace de lumiere après leur passage ?

On s’est répandu en éloges sur le Dictionnaire de Bayle. Cet Ouvrage, à le bien considérer, n’est cependant qu’une compilation indigeste, où l’on trouve dix articles inutiles, avant d’en rencontrer un intéressant. Les faits historiques qu’on y discute ne sont, pour la plupart, que des faits minutieux appuyés sur des témoignages équivoques & suspects. L’Auteur a besoin d’évoquer des manes obscurs pour accréditer les anecdotes qu’il débite. Dans les matieres philosophiques ou théologiques, c’est un homme qui ressuscite des erreurs pour les combattre ou leur donner de la force, selon ses caprices, & pour exercer sa démangeaison continuelle de raisonner sur tout & contre tout. On est souvent tenté de rire, en le voyant s’échauffer pour donner de l’existence & du poids à de vieilles erreurs, à de faux systêmes décrédité depuis plusieurs siecles. On se rappelle alors ce Lacédémonien qui poursuivoit une ombre, pour la faire mourir une seconde fois. Ailleurs ce sont des obscénités présentées sans ménagement, ou plutôt avec une complaisance qui prouve un cœur corrompu, &, par une consequence assez légitime, un esprit obscurci par cette corruption même.

Quant à la partie du style, on peut s’en rapporter à M. de Voltaire, qui dit, dans son Siecle de Louis XIV : « Que la maniere d’écrire de Bayle est trop souvent diffuse, lâche, incorrecte, & d’une familiarité qui tombe quelquefois dans la bassesse ».

Quelle gloire pourroit donc tirer l’incrédulité d’un Coryphée, qu’on nous prône sans cesse, & qui s’est décrédité lui-même par des incertitudes continuelles ? Ce ne sont pas des hommes de cette trempe que la Religion nous présente dans ses Maîtres & dans ses défenseurs. Les Chrysostôme, les Augustin, les Cyrille, les Athanase, les Huet, les Abadie, les Bossuet, les Fénélon, les Bourdaloue, les Massillon, un millier d’autres s’en tenoient à quelque chose de fixe, & leur maniere de raisonner supposoit la vérité dans leur esprit, comme elle en communique la conviction à leur Lecteur. A quoi en seroit réduit l’esprit humain, s’il n’avoit pour se conduire, que ces lumieres incertaines qui l’abusent & le fatiguent sans le fixer ? Les Ecrivains du Christianisme, en répandant la clarté dans l’esprit, font sentir en même temps une chaleur qui échauffe & remplit le cœur ; dans Bayle, c’est une lueur froide qui éblouit un instant les yeux, & vous laisse ensuite dans l’obscurité.