(1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Volney. Étude sur sa vie et sur ses œuvres, par M. Eugène Berger. 1852. — I. » pp. 389-410
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(1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Volney. Étude sur sa vie et sur ses œuvres, par M. Eugène Berger. 1852. — I. » pp. 389-410

I.

J’avais plus d’une fois songé à faire entrer Volney dans ces études, où j’aime à passer en revue les hommes distingués qui appartiennent à la fois au siècle dernier et au commencement du nôtre : un travail d’un jeune et judicieux écrivain, Μ. E. Berger, vient m’en rappeler l’idée et m’en procurer l’occasion. Ce travail est conçu dans un excellent esprit et dans une bonne mesure : M. Berger cherche à y faire la double part en Volney, celle du mérite réel et celle des opinions erronées. L’espèce de délit social dont l’auteur des Ruines et du Catéchisme de la loi naturelle s’est rendu coupable y est apprécié avec sévérité, mais sans virulence, comme il convient aujourd’hui que ces tristes livres ont fait leur temps et que l’intérêt général s’en est retiré. En même temps le voyageur d’Égypte et de Syrie y obtient de justes hommages pour ses descriptions précises et sévères. Je voudrais, à mon tour, repasser sur quelques points et marquer, comme je l’entends, les traits de cette sèche, exacte et assez haute figure. Les rapprochements ou les contrastes naîtront d’eux-mêmes, et c’est ainsi qu’en maintenant à chaque objet son caractère, il y a moyen à la littérature de tout fertiliser.

Constantin-François Chassebœuf, qui ne prit que plus tard le nom de Volney, naquit le 3 février 1757 à Craon, dans la Mayenne, « sur la limite extrême où la mollesse angevine s’efface, dit-on, devant l’âpreté bretonne » : pour lui, ce n’est point du côté de la mollesse qu’il penchera. Dans notre jeunesse, et quand le Moyen Âge était à la mode, je me rappelle avoir entendu regretter, au sujet de Volney, qu’au lieu de ce nom qui siérait aussi bien à un personnage de roman, il n’eût point gardé ce premier nom pittoresque de Chassebœuf, qui rappelait un chevalier et haut baron poursuivant dans la plaine le vilain et piquant les troupeaux de sa lance : mais le commun du monde y voyait naturellement le vilain et le bouvier encore plus que le chevalier. Le père de Volney, avocat en crédit, à qui ce nom de Chassebœuf ne souriait pas et qui y avait gagné plus d’une raillerie, donna dès l’enfance à son fils, celui de Boisgirais, qui ne fut que provisoire. Le jeune enfant perdit sa mère à deux ans, et fut abandonné aux mains d’une servante de campagne et d’une vieille parente, gâté par l’une, grondé par l’autre. Il était déjà ce qu’il sera toute sa vie, d’une santé faille et délicate. Les terreurs que les deux femmes qui l’élevaient contradictoirement mêlaient à l’envi aux contes du coin du feu paraissent lui en a oir ôté tout le charme, et on ne voit jamais trace chez lui d’un tendre regard en arrière vers les années de son enfance. Mis à sept ans dans un petit collège tenu à Ancenis par un prêtre bas-breton, il y fut maltraité ; il avançait pourtant dans ses études et était à la tête de ses classes. Chagrin et méditatif par nature ou par suite de l’abandon de son père, il inspira de l’intérêt à un oncle maternel, la seule personne de sa famille qui le visitât quelquefois. Cet oncle décida le père de Volney à le mettre au collège d’Angers, où le jeune homme acheva brillamment ses études. À dix-sept ans, son père, qui continuait apparemment à se soucier assez peu de lui, le fit émanciper, lui rendit compte du bien de sa mère qui était de onze cents livres de rente, et le laissa ensuite se diriger à son gré. Volney, qu’on nous représente, à Angers comme à Ancenis, solitaire, taciturne, ne prenant aucune part aux amusements de son âge et ne se liant intimement avec aucun de ses camarades, s’adonna à la médecine et se tourna dès lors vers l’étude des langues orientales : sa pensée était qu’il fallait demander à l’étude directe de ces langues la rectification de quantité d’opinions reçues et accréditées à la faveur de traductions infidèles. Il vint à Paris vers 1776, y poussa fortement ses études de linguistique et d’histoire, débuta par un mémoire sur la chronologie d’Hérodote, et brisa une lance contre Larcher44 ; il s’annonçait comme devant marcher sur les traces du docte Fréret. Dès ses débuts, il fut présenté dans la société du baron d’Holbach, y connut Franklin, le monde de Mme Helvétius, et toutes ces influences se combinèrent bientôt, se fixèrent en lui de telle sorte qu’il devint l’élève le plus original peut-être de cette école.

Cabanis et lui, tous deux jeunes, en épousèrent l’esprit et l’appliquèrent chacun dans son sens ; mais Volney n’avait rien du caractère de Cabanis, qui corrigeait par l’onction de sa nature la sécheresse des doctrines : lui, il était homme à l’exagérer plutôt. S’il prit à Franklin sa morale toute fondée sur l’utilité, ce fut sans y mettre le sourire.

La combinaison propre à Volney et qui lui donne son cachet distinct, est celle-ci : il fut disciple à la fois de Fréret et de d’Holbach. On a lieu de s’excuser pour une telle association de noms, et il est besoin de l’expliquer. Fréret, esprit ferme, judicieux, sagace, le prince des critiques en histoire, veut rétablir sur des bases sûres ou probables l’antique chronologie, et il se trouve en présence de divers témoignages qu’il compare et qu’il discute. Parmi ces témoignages, il en est un qui vient des Livres saints et qui semble faire loi avant toute discussion. Volney, reprenant à sa façon, et quarante ans plus tard, la tâche de Fréret, rencontre également l’autorité des Écritures qu’on lui oppose, et s’en irrite ; il s’en irrite comme un disciple de l’Encyclopédie : de là vient qu’en lisant ces amples et vastes récits d’Hérodote, qui font parfois l’effet d’un beau fleuve de Lydie, et en les comparant à d’autres récits d’un caractère plus primitif encore, il trouve moyen d’y apporter de l’aigreur, d’y mettre de la passion, et d’y insinuer de ce zèle hostile que nourrissait l’école de d’Holbach contre tout ce qui tenait à la tradition religieuse. Volney semble dire à d’Holbach, à Naigeon, et à tout ce monde qui déclamait à tue-tête : « Laissez-moi faire ! tandis que vous parlez tout à votre aise, moi, je vais vous servir d’une manière précise, et je me charge de faire brèche par la chronologie. » Aujourd’hui un christianisme éclairé et élevé, véritablement conciliateur, n’a pas craint d’ouvrir le champ de la discussion sur tous ces points qui sont livrés à la controverse humaine ; la chronologie est libre, comme la physique, dans ses explications et ses conjectures : la foi appuie sur des arches désormais plus larges son canal sacré, Volney, ne se trouvant plus en face d’un adversaire armé, ne saurait trop que faire de son aigreur, et il serait tout étonné de n’avoir plus à s’en prendre qu’à des dates dans son acharnement en chronologie.

C’est au moral et au talent de l’écrivain que nous nous attachons. Il conçut un projet qui annonçait de l’énergie et le zèle pur de la science. En 1781, ayant hérité d’une somme d’argent, six mille livres environ, son embarras fut de l’employer :

Parmi mes amis, dit-il, les uns voulaient que je jouisse du fonds, les autres me conseillaient de m’en faire des rentes : je fis mes réflexions, et je jugeai cette somme trop faible pour ajouter sensiblement à mon revenu, et trop forte pour être dissipée en dépenses frivoles. Des circonstances heureuses avaient habitué ma jeunesse à l’étude ; j’avais pris le goût, la passion même de l’instruction ; mon fonds me parut un moyen nouveau de satisfaire ce goût, et d’ouvrir une plus grande carrière à mon éducation. J’avais lu et entendu répéter que de tous les moyens d’orner l’esprit et de former le jugement, le plus efficace était de voyager : j’arrêtai le plan d’un voyage ; le théâtre me restait à choisir : je le voulais nouveau, ou du moins brillant.

Après quelques incertitudes sur le choix du lieu, il se détermina pour l’Orient, pour ce berceau des antiques religions ; il se mêlait bien encore à son dessein quelque chose de la philosophie curieuse et destructive dont il était fils : cette fois du moins, dans l’exécution, cet esprit négatif ne se donna point carrière comme plus tard. Volney fit un voyage savant, exact, positif, et l’écrivit avec des qualités de style rares, bien qu’incomplètes. Ce Voyage en Égypte et en Syrie, qui parut en 1787, est son beau titre : faisons comme lui, examinons.

Un voyage en Orient était à cette date une grande chose : là où Chateaubriand ira bientôt en cavalier et en gentilhomme, Byron en grand seigneur, Lamartine en émir et en prince, Volney se proposait d’aller un bâton blanc à la main. Il avait vingt-cinq ans. On raconte qu’il voulut avant son départ, revoir Angers et l’oncle maternel qui avait eu quelque soin de son enfance ; là il s’exerça durant plusieurs mois par un régime actif et par des courses de chaque jour à ses fatigues nouvelles, et, quand il se crut suffisamment aguerri, il se mit en marche comme un valeureux fantassin (fin de 1783). En sortant de cette ville d’Angers où il avait passé les années de sa preuve et studieuse jeunesse, il se retourna un moment en arrière, salua les toits ardoisés qui brillaient dans le lointain, et pleura. On le dit, mais ce n’est pas lui qui nous l’apprend : jamais homme, jamais voyageur ne fut plus sobre et plus discret sur ses propres impressions que Volney. Ce moment, pour lui solennel, du départ, fut aussi celui où il changea le nom de Boisgirais qu’il avait porté jusque-là en celui de Volney qu’il allait rendre célèbre. On a dit que ce nom de Volney n’est qu’une traduction, en une des langues d’Orient, de celui de Chassebœuf ; des érudits que j’ai interrogés là-dessus ne m’ont point donné de réponse satisfaisante.

Arrivé en Orient, après quelque séjour en Égypte, il comprit qu’il ne ferait rien sans la langue, et il alla s’enfermer durant huit mois au monastère de Mar-Hanna dans le Liban pour apprendre l’arabe. Plus tard il se lia avec un cheik bédouin ; il s’était accoutumé à porter la lance et à courir un cheval aussi bien qu’un Arabe du désert. On entrevoit ainsi dans son voyage quelque trace de ce qu’il fit personnellement ; mais, au rebours de ses devanciers et de ses successeurs qui aiment à se mettre en scène, Volney a pris, pour exposer ce qu’il a vu, une méthode d’auteur plutôt que de voyageur. Au lieu de nous raconter ses marches, l’emploi de ses journées, et de nous permettre de le suivre, il n’a donné que les résultats de ses observations durant trois ans : « J’ai rejeté comme trop longs, dit-il, l’ordre et les détails itinéraires ainsi que les aventures personnelles : je n’ai traité que par tableaux généraux, parce qu’ils rassemblent plus de faits et d’idées, et que, dans la foule des livres qui se succèdent, il me paraît important d’économiser le temps des lecteurs. » Il a donc composé un livre, un tableau, et n’a pas senti qu’il y avait plus de charme pour tout lecteur dans la simple manière d’un voyageur qui nous parle chemin faisant, et qu’on accompagne. Il n’y a rien de Montaigne en lui. Volney a peur de tout ce qui est charme ; il semble craindre toujours de rien ajouter aux choses, et de présenter les objets d’une manière trop attachante :

Je me suis interdit tout tableau d’imagination, dit-il, quoique je n’ignore pas les avantages de l’illusion auprès de la plupart des lecteurs ; mais j’ai pensé que le genre des voyages appartenait à l’histoire et non aux romans. Je n’ai donc point représenté les pays plus beaux qu’ils ne m’ont paru : je n’ai point peint les hommes meilleurs ou plus méchants que je ne les ai vus ; et j’ai peut-être été propre à les voir tels qu’ils sont, puisque je n’ai reçu d’eux ni bienfaits ni outrages.

Nous avons vu, depuis, les inconvénients de la manière opposée, le débordement des couleurs à tout propos, et le déluge des impressions personnelles. Volney, de peur d’y tomber, s’est rangé plutôt à l’excès contraire ; il affecterait au besoin l’aridité.

Le Voyage de Volney s’ouvre par la description de l’Égypte et d’Alexandrie, et, dans une suite de chapitres aussi pleins que précis, il va rassembler tout ce qui tient à l’état physique, puis à l’état politique de l’Égypte : ainsi fera-t-il pour la Syrie. Son expression, exempte de toute phrase et sobre de couleur, se marque par une singulière propriété et une rigueur parfaite. Quand il nous définit la qualité du sol de l’Égypte et en quoi ce sol se distingue du désert d’Afrique, ce « terreau noir, gras et léger », qu’entraîne et que dépose le Nil ; quand il nous retrace aussi la nature des vents chauds du désert, leur chaleur sèche, dont « l’impression peut se comparer à celle qu’on reçoit de la bouche d’un four banal, au moment qu’on en tire le pain » ; l’aspect inquiétant de l’air dès qu’ils se mettent à souffler ; cet air « qui n’est pas nébuleux, mais gris et poudreux, et réellement plein d’une poussière très déliée qui ne se dépose pas et qui pénètre partout » ; le soleil « qui n’offre plus qu’un disque violacé » ; dans toutes ces descriptions, dont il faut voir en place l’ensemble et le détail, Volney atteint à une véritable beauté (si cette expression est permise, appliquée à une telle rigueur de lignes), une beauté physique, médicale en quelque sorte, et qui rappelle la touche d’Hippocrate dans son Traité de l’air, des lieux et des eaux. Napoléon, qui a ouvert sa relation de la campagne d’Égypte par des descriptions de ce genre, a renchéri encore, s’il est possible, sur la brièveté et la concision de Volney ; mais il y a mêlé de soudains éclairs. Volney n’en a jamais, sinon quand il cite quelque locution du pays, quelque proverbe arabe qui fait image.

Volney n’est pas un peintre, c’est un grand dessinateur ; dans ses descriptions de l’Égypte à laquelle il se montre sévère, il lui refuse absolument d’être pittoresque ; après l’avoir tant étudiée, il l’aime peu ; il l’exprime dans tous ses contours et dans sa réalité visible, sans en embrasser la grandeur profonde et sans en pénétrer peut-être le génie ; il n’a pas l’amour de son sujet. Il est plus favorable à la Syrie et se déride quelquefois en nous en parlant : c’est par la Syrie qu’il entre davantage dans l’esprit de l’Orient, et que, devenu maître de la langue, il reçoit son impression tout entière : il parle du désert et des Bédouins avec quelque chose de plus senti que d’habitude, bien que de sobre également et d’inflexible. Je voudrais détacher de Volney une page qui rendît son genre de beauté quand il en a, cette vérité précise, nue et sèche comme certaines parties des contrées mêmes qu’il a parcourues. Je crois avoir trouvé une de ces pages caractéristiques dans le portrait du chameau ; il s’y est surpassé. On remarquera que Volney ne peut s’empêcher de reconnaître dans le merveilleux rapport de cet animal avec le climat auquel il est destiné une sorte d’intention providentielle et divine ; ce sont de ces aveux qui lui échappent rarement, et que l’exactitude seule lui arrache ici. Après avoir décrit le désert dans toute son aridité de végétation, n’offrant plus, au retour des chaleurs, « que des tiges sèches et dures comme le bois, que ne peuvent brouter ni les chevaux, ni les bœufs, ni même les chèvres », il ajoute :

Dans cet état, le désert deviendrait inhabitable, et il faudrait le quitter, si la nature n’y eût attaché un animal d’un tempérament aussi dur et aussi frugal que le sol est ingrat et stérile, si elle n’y eût placé le chameau. Aucun animal ne présente une analogie si marquée et si exclusive à son climat : on dirait qu’une intention préméditée s’est plu à régler les qualités de l’un sur celles de l’autre. Voulant que le chameau habitât un pays où il ne trouverait que peu de nourriture, la nature a économisé la matière dans toute sa construction. Elle ne lui a donné la plénitude des formes ni du bœuf, ni du cheval, ni de l’éléphant ; mais, le bornant au plus étroit nécessaire, elle lui a placé une petite tête sans oreilles au bout d’un long cou sans chair. Elle a ôté à ses jambes et à ses cuisses tout muscle inutile à les mouvoir ; enfin elle n’a accordé à son corps desséché que les vaisseaux et les tendons nécessaires pour en lier la charpente. Elle l’a muni d’une forte mâchoire pour broyer les plus durs aliments ; mais, de peur qu’il n’en consommât trop, elle a rétréci son estomac, et l’a obligé à ruminer. Elle a garni son pied d’une masse de chair qui, glissant sur la bouc, et n’étant pas propre à grimper, ne lui rend praticable qu’un sol sec, uni et sablonneux comme celui de l’Arabie. Enfin elle l’a destiné visiblement à l’esclavage, en lui refusant toutes défenses contre ses ennemis. Privé des cornes du taureau, du sabot du cheval, de la dent de l’éléphant et de la légèreté du cerf, que peut le chameau contre les attaques du lion, du tigre ou même du loup ? Aussi, pour en conserver l’espèce, la nature le cacha-t-elle au fond des vastes déserts, où la disette des végétaux n’attirait nul gibier, et d’où la disette du gibier repoussait les animaux voraces. Il a fallu que le sabre des tyrans chassât l’homme de la terre habitable pour que le chameau perdît sa liberté. Passé à l’état domestique, il est devenu le moyen d’habitation de la terre la plus ingrate. Lui seul subvient à tous les besoins de ses maîtres. Son lait nourrit la famille arabe, sous les diverses formes de caillé, de fromage et de beurre ; souvent même on mange sa chair. On fait des chaussures et des harnais de sa peau, des vêtements et des tentes de son poil. On transporte par son moyen de lourds fardeaux ; enfin, lorsque la terre refuse le fourrage au cheval si précieux au Bédouin, le chameau subvient par son lait à la disette, sans qu’il en coûte pour tant d’avantages autre chose que quelques tiges de ronces ou d’absinthes, et des noyaux de dattes pilés. Telle est l’importance du chameau pour le désert que, si on l’en retirait, on en soustrairait toute la population dont il est l’unique pivot.

Description complète et parfaite d’après nature, qu’envierait Cuvier et qui laisse en arrière celle de Buffon ! Ce terme et cette image de pivot qui la termine un peu brusquement m’a aussitôt rappelé un tableau que nous connaissons tous : Joseph vendu par ses frères, de Decamps. Dans cette composition originale et simple, quel est en effet le personnage, le motif principal selon la pensée du peintre ? Ce n’est ni Joseph, ni ses frères, ni les divers groupes semés çà et là au second plan du tableau : la figure principale entre toutes celles de la caravane, et qui se détache en relief du milieu de ce ciel rougissant et enflammé du désert, c’est le chameau, qui est le centre de l’ensemble et véritablement le pivot. Ce que Volney, dans sa description, n’avait rendu que d’une manière pour ainsi dire géométrique et graphique, Decamps l’a revêtu de couleur, l’a mis en action, et y a versé de toutes parts la splendeur de la nature, l’éclat de la vie.

C’est ce qui manque totalement au genre triste, aride, tour à tour médical ou topographique de Volney. Il est bien de ne rien ajouter aux objets ; mais faut-il mettre tant de soin à les dénuder toujours ? Il déclame peu ou point dans son Voyage, et diffère honorablement en cela des auteurs de son moment. Il ne laisse pas d’être misanthropique pourtant, et le besoin d’aller toujours au fond des ressorts humains l’empêche de voir ce qui les recouvre souvent dans l’habitude, et ce qui en rend le jeu plus tolérable et plus doux. Il déplore les misères des gouvernements despotiques qu’il observe, il leur attribue tous les maux dont il est témoin ; au fond de cette juste sévérité toutefois, on sent trop peu de sympathie pour ceux mêmes qu’il plaint, et en général pour les hommes. De même, quand il considère la nature, il ne se desserre point le cœur, il ne s’ouvre jamais avec plénitude à l’impression tranquille et sereine de ses grandeurs et de ses beautés. On lui voudrait un peu de ce sentiment qu’il simulait lorsqu’à un Arabe qui lui demandait pourquoi il était venu de si loin, il répondait : « Pour voir la terre et admirer les œuvres de Dieu. »

Volney monte au sommet du Liban, d’où il jouit du spectacle des hautes montagnes : « Là, de toutes parts, dit-il, s’étend un horizon sans bornes ; là, par un temps clair, la vue s’égare et sur le désert qui confine au golfe Persique, et sur la mer qui baigne l’Europe : l’âme croit embrasser le monde. » Du haut de cette cime témoin de tant de grandes choses, et d’où l’esprit se porte en un clin d’œil d’Antioche à Jérusalem, quelles vont être ses pensées ? Il semble, à la manière dont il débute, qu’il a senti toute la majesté du spectacle ; que, lui aussi, il va prendre l’essor, qu’il va embrasser de l’aile le champ de la nature, de la poésie et de la tradition, dût-il s’y mêler pour lui quelques nuages. Mais cette velléité, s’il l’a eue, dure peu ; écoutez la fin :

L’attention, dit-il, fixée par des objets distincts, examine avec détail les rochers, les bois, les torrents, les coteaux, les villages et les villes. On prend un plaisir secret à trouver petits ces objets qu’on a vus si grands : on regarde avec complaisance la vallée couverte de nuées orageuses, et l’on sourit d’entendre sous ses pas ce tonnerre qui gronda si longtemps sur la tête ; on aime à voir à ses pieds ces sommets jadis menaçants, devenus dans leur abaissement semblables aux sillons d’un champ ou aux gradins d’un amphithéâtre ; on est flatté d’être devenu le point le plus élevé de tant de choses, et un sentiment d’orgueil les fait regarder avec plus de complaisance.

Pourquoi cette analyse au sommet du Liban ? pourquoi cette explication par l’amour-propre, et à la manière de Condillac ou d’Helvétius, du plaisir sublime qu’on y conçoit ? pourquoi se pencher au-dedans et fouiller dans son esprit pour y noter du doigt avec satisfaction je ne sais quel ressort interne, et qui, dans tous les cas, disparaît et s’oublie à cette heure d’émotion puissante ?

Je ne veux pas faire tort à Volney ; je ne prétends point lui imposer la poésie : ce n’est point à Lamartine parcourant les mêmes lieux et les revêtant de ses couleurs trop vastes et de son luxe trop asiatique ; ce n’est pas à Chateaubriand, plus sobre et plus déterminé de contours, mais pittoresque avant tout, que je le comparerai : c’est à un savant de son temps, à un observateur et à un physicien du premier ordre, à l’illustre Saussure visitant, le baromètre et le marteau du géologue à la main, les hautes cimes des Alpes qu’il a comme découvertes. Quelle différence d’impression morale, au milieu d’une précision scientifique semblable ou même supérieure ! Saussure, on l’a dit, tout savant qu’il est, a de la candeur ; il a, en présence de la nature et à travers ses études de tout genre, le sentiment calme et serein des primitives beautés ; il se laisse faire à ces grands spectacles ; pour les peindre ou du moins pour en donner idée, pour dire la limpidité de l’air dans les hautes cimes, le frais jaillissement des sources ou de la verdure au sortir des neiges, la pureté resplendissante des glaciers, il ne craindra point d’emprunter à la langue vulgaire les comparaisons qui se présentent naturellement à la pensée, et que Volney, dans son rigorisme d’expression, s’interdit toujours ; il aura, au besoin, des images de paradis terrestre, de fées ou d’Olympe ; après un danger dont il est échappé, lui et son guide, il remerciera la Providence. Décrivant la naissance de l’Orbe, le lieu d’où la source jaillit au pied du rocher, puis son cours à travers une vallée profonde, « couverte de sapins dont la noirceur est rendue plus frappante par la brillante verdure des hêtres qui croissent au milieu d’eux », il dira :

On comprend, en voyant cette source, comment les poètes ont pu déifier les fontaines ou en faire le séjour de leurs divinités. La pureté de ses eaux, les beaux ombrages qui l’entourent, les rochers escarpés et les épaisses forêts qui en défendent l’approche ; ce mélange de beautés tout à la fois douces et imposantes cause un saisissement difficile à exprimer, et semble annoncer la secrète présence d’un Être supérieur à l’humanité.

Mais surtout, en regard du séjour de Volney à la cime du Liban, je voudrais opposer ce passage de Saussure, qui termine le tableau de son campement durant dix-sept jours sur le col du Géant. Après bien des tourbillons affreux et des tempêtes, le ciel tout d’un coup se rassérène ; la seizième et dernière soirée que passent les voyageurs en ce haut lieu est d’une beauté ravissante : « Il semblait que toutes ces hautes sommités voulussent que nous ne les quittassions pas sans regrets. » L’horizon en tout sens se colore, les cimes supérieures se nuancent, ainsi que les neiges qui les séparent :

Tout l’horizon de l’Italie paraissait bordé d’une large ceinture, et la pleine lune vint s’élever au-dessus de cette ceinture avec la majesté d’une reine, et teinte du plus beau vermillon. L’air, autour de nous, avait cette pureté et cette limpidité parfaite qu’Homère attribue à celui de l’Olympe, tandis que les vallées, remplies des vapeurs qui s’y étaient condensées, semblaient un séjour d’épaisses ténèbres.

Mais comment peindrai-je la nuit qui succéda à cette belle soirée, lorsqu’après le crépuscule la lune, brillant seule dans le ciel, versait les flots de sa lumière argentée sur la vaste enceinte des neiges et des rochers qui entouraient notre cabane ? Combien ces neiges et ces glaces, dont l’aspect est insoutenable à la lumière du soleil, formaient un étonnant et délicieux spectacle à la douce clarté du flambeau de la nuit ! Quel magnifique contraste ces rocs de granit, rembrunis et découpés avec tant de netteté et de hardiesse, formaient au milieu de ces neiges brillantes ! Quel moment pour la méditation ! De combien de peines et de privations de semblables moments ne dédommagent-ils pas ! L’âme s’élève, les vues de l’esprit semblent s’agrandir, et au milieu de ce majestueux silence on croit entendre la voix de la nature, et devenir le confident de ses opérations les plus secrètes5.

Chez Saussure, selon l’éloge que lui accorde sir Humphrey Davy, on sent un dessin aussi animé que correct, et des traits qui, autant que le langage en est capable, éveillent les peintures dans l’esprit : il offre une alliance parfaite d’une imagination puissante associée avec le plus froid jugement, quelque chose des sentiments du poète joints à l’exacte recherche et à la profonde sagacité du philosophe. Chez Volney, il n’y a qu’une partie de ces qualités, le dessin dénué de tout ce qui anime ou qui embellit ; il n’a jamais la joie qui signale une conquête de l’esprit ou une jouissance de l’âme. Il n’aime pas ce qu’il montre et ne le fait point aimer. À part cela, excellent voyageur, bon guide à sa date, et n’induisant jamais en erreur par trop de complaisance et de facilité. Quand l’expédition d’Égypte se fit en 1798, les chefs de l’armée trouvèrent en lui l’indicateur sûr qu’il leur fallait, et son Voyage fut un manuel précieux pour cet état-major illustre. Tous le saluèrent au retour avec respect.

La partie de Jérusalem et de la Palestine est singulièrement écourtée chez Volney, qui ne voulait point, à l’époque où parut son Voyage, se faire de querelles, et qui se contentait de laisser percer ses opinions méprisantes. Croirait-on qu’après s’être arrêté très au long sur les ruines de Balbek et de Palmyre, il continue en ces termes : « À deux journées au sud de Nâblous, en marchant par des montagnes qui, à chaque pas, deviennent plus rocailleuses et plus arides, l’on arrive à une ville qui, comme tant d’autres que nous avons parcourues, présente un grand exemple de la vicissitude des choses humaines. » Cette ville qui est, selon lui, comme tant d’autres, c’est Jérusalem. Eh ! quoi, vous qui parlez et qui venez de si loin pour apprendre, dites-vous, la vérité et pour rapporter la sagesse, n’êtes-vous point d’une famille, d’une patrie ? N’est-ce point de la ville chère et sainte à vos pères et à vos aïeux que vous parlez ? Pourquoi choisir froidement, et comme sans en avoir l’air, l’expression la plus faite pour blesser la foi de tout un monde et pour contrister son espérance ? Bien des pèlerins et des voyageurs de tout genre ont visité Jérusalem, et il n’en est aucun qui, à quelque degré, n’ait été ému. On n’a pas besoin d’être un profond croyant pour cela ; « on pense à l’église de son village, a dit quelqu’un, et l’on redevient enfant, et l’on se met à genoux ».

Volney cite les prophéties sur Tyr, il n’en dit point les auteurs ; il parle d’un écrivain seulement, comme si ces noms des prophètes lui faisaient mal à prononcer. Presque nulle part (excepté une fois sous la tente de l’Arabe) il ne rend hommage à cette fidélité des tableaux et des scènes bibliques qu’ont sentie d’abord tous les voyageurs en Orient, et dont il est dit dans le récit de Napoléon sur la campagne de Syrie : « En campant sur les ruines de ces anciennes villes, on lisait tous les soirs l’Écriture sainte à haute voix sous la tente du général en chef. L’analogie et la vérité des descriptions étaient frappantes ; elles conviennent encore à ce pays, après tant de siècles et de vicissitudes. » Là est le côté étroit, le côté fermé chez Volney. Jamais, avec lui, un grand mot de Job ne vient traverser l’âme humaine et faire parler ses douleurs ; jamais l’aigle du prophète ne s’élève à l’horizon et ne plane sur les ruines. À la manière dont il le nomme et dont il cherche à diminuer sa gloire partout où il la rencontre, on dirait qu’il jalouse Salomon.

Mais j’anticipe sur Les Ruines, sur cet ouvrage qui, couvant peut-être dès lors dans la pensée de Volney, ne devait éclore que trois ou quatre ans plus tard, quand la Constitution de 91 eut fait table rase en France. La publication de son Voyage en 1787 rendit Volney célèbre. Quoique par la forme ce livre n’eût rien de séduisant, et qu’il rompît par le ton avec la mollesse des écrits en vogue sous Louis XVI, quoiqu’il ne fût pas possible, pour tout dire, de moins ressembler à Bernardin de Saint-Pierre que Volney, celui-ci trouvait, à certains égards, un public préparé : c’était l’heure où Laplace physicien, Lavoisier chimiste, Monge géomètre, et d’autres encore dans cet ordre supérieur, donnaient des témoignages de leur génie. Volney fut le voyageur avoué et estimé de cette école savante et positive. L’année suivante (1788), il publia un écrit de circonstance, des Considérations sur la guerre des Turcs, dans lesquelles il parlait de ces peuples d’Orient en connaissance de cause et ne se montrait point défavorable aux projets de Catherine ; il exposait les chances probables de la guerre comme étant tout à l’avantage de la Russie. L’impératrice reconnut le zèle de Volney en lui envoyant par les mains de Grimm une médaille d’or. Lorsque Catherine se déclara contre la France et pour les émigrés en 1791, Volney renvoya cette médaille en y joignant une lettre publique à l’adresse de Grimm, lettre plus solennelle encore et plus ambitieuse que patriotique. Il en résulta une réponse sous le nom de Grimm, mais qui était sans doute de Rivarol, satire amère, piquante, et des plus désagréables pour Volney45.

Sa renommée de voyageur et la confiance qu’inspiraient alors les hommes de lettres le portèrent aux États généraux en 1789 : il y fut nommé par ses compatriotes de l’Anjou, et, comme tant de philosophes et, de littérateurs, il s’y montra au-dessous de sa réputation. Il y décela un fanatisme froid que son Voyage ne laissait qu’entrevoir, et dont sa justesse d’esprit sur bien des points aurait dû, ce semble, le préserver. Ce moraliste qui se piquait d’être sans illusion se trouva pris au dépourvu sur la nature humaine. Ayant vu en Orient les effets désastreux du despotisme, il crut qu’il suffisait de la pure et simple liberté pour que tout fût bien. Il suivit le mouvement constitutionnel et même démocratique, sans y apporter les réserves et les craintes que de bons esprits concevaient déjà. Dès les premiers jours de la discussion et du conflit entre les ordres, lorsque arriva la lettre du roi aux députés du tiers état pour les engager à la réunion (28 mai 1789), comme Malouet demandait que les débats fussent à huis clos et qu’on fît retirer des galeries les étrangers :

Les étrangers ! s’écria Volney ; en est-il parmi nous ? l’honneur que vous avez reçu d’eux lorsqu’ils vous ont nommés députés vous fait-il oublier qu’ils sont vos frères et vos concitoyens ? N’ont-ils pas le plus grand intérêt à avoir les yeux fixés sur vous ?… Prétendez-vous vous soustraire à leurs regards lorsque vous leur devez un compte de toutes vos démarches, de toutes vos pensées ? Je ne puis estimer quiconque cherche à se dérober dans les ténèbres… Je me fais gloire de penser comme ce philosophe qui disait qu’il voudrait que sa maison fût de verre. Nous sommes dans les conjonctures les plus difficiles ; que nos concitoyens nous environnent de toutes parts, qu’ils nous pressent, que leur présence nous inspire et nous anime ! Elle n’ajoutera rien au courage de l’homme qui aime sa patrie et qui veut la servir ; mais elle fera rougir le perfide ou le lâche que le séjour de la Cour ou la pusillanimité auraient déjà pu corrompre.

La prudence de Malouet, ainsi taxée outrageusement, n’eut plus qu’à se taire. La première flatterie adressée aux tribunes vint donc de Volney, lequel d’ailleurs y semblait peu intéressé puisqu’il n’était pas orateur. « Vous étiez, lui disait Rivarol (ou l’auteur quelconque de la lettre satirique dont j’ai parlé), vous étiez l’un des plus éloquents orateurs muets de l’Assemblée nationale. » Un jour, dans la discussion où il s’agissait de savoir si la religion catholique serait déclarée religion de l’État (13 avril 1790), Volney, fidèle à son animosité, se tenait, un discours à la main, près de la tribune. « Montrez-moi, lui dit Mirabeau qui y montait, ce que vous avez à dire. » Et jetant les yeux sur le discours, il y saisit une phrase dont il tira parti l’instant d’après, et qui est devenue le mouvement célèbre : « Je vois d’ici cette fenêtre d’où partit l’arquebuse fatale qui a donné le signal du massacre de la Saint-Barthélemy. » Il paraît que l’idée première était de Volney : Mirabeau, s’en emparant et la mettant en situation, en fit un foudre oratoire.

Dumont de Genève, cet homme d’esprit dont les Souvenirs ont beaucoup de valeur à titre d’exactitude et de finesse, a dit en signalant quelques-uns des membres de l’Assemblée constituante qu’il rencontrait assez habituellement :

Volney, grand homme sec et atrabilaire, était en grand commerce de flatterie avec Mirabeau ; il avait de l’exagération et de la sécheresse ; il n’était pas des travailleurs de l’Assemblée. On voulait un jour imposer silence aux galeries : « Comment ! dit-il, ce sont nos maîtres qui siègent là : nous ne sommes que leurs ouvriers, ils ont le droit de nous censurer et de nous applaudir. »

On reconnaît dans ce dernier mot l’imprudente parole qui, au début, était échappée à Volney, et qui demeurait attachée à son nom ; en la répétant, on la résumait avec plus de force encore qu’il n’en avait mis en la proférant.

Cependant les soins publics ne détournaient point absolument Volney de ses intérêts personnels, et de bonne heure il essaya de les concilier. On a beaucoup parlé, à son sujet, de l’affaire de Corse, de la mission qu’il avait sollicitée du gouvernement auprès du ministre M. de Montmorin dès le mois de décembre 1789, et on lui en a fait un crime. M. Necker a dit de cette affaire quelques mots qui la montrent sans exagération et sous son vrai jour : parlant des diverses tentatives qui furent faites par ses collègues pour adoucir et désarmer quelques députés :

On eut une fois l’idée, dit M. Necker, de donner une mission particulière en Corse à un membre des Communes qui en était digne par ses talents ; cet arrangement se fit pendant le cours d’une maladie qui me retint chez moi : j’en témoignai mes regrets aux ministres, et je professai les mêmes sentiments en présence de Sa Majesté le premier jour de mon retour au Conseil. L’événement prouva que je n’avais pas mal jugé cette affaire, puisque l’Assemblée nationale, aussitôt qu’elle en fut instruite, interdit à tous ses membres d’accepter aucune fonction à la nomination du roi.

Ce membre des Communes qu’on voulait rattacher par cette mission était Volney. L’affaire une fois ébruitée lui attira beaucoup d’ennuis ; il dut, après une assez longue résistance, renoncer à un emploi qui lui souriait46. Ce ne fut qu’en 1792 que, redevenu simple particulier, il tenta en Corse son entreprise industrielle et agricole. Prévoyant que nos colonies allaient être perdues pour nous, il songeait à naturaliser dans la Méditerranée plusieurs productions des Tropiques. Il acheta à cet effet le domaine de la Confina près d’Ajaccio, qu’il jugea favorable à ses expériences et qu’il appelait ses Petites-Indes. L’affaire manqua, comme toute chose à cette date. Ce qui sortit de là fut bien différent. Bonaparte, simple officier d’artillerie, visita la Corse et sa famille à l’époque où Volney était près d’Ajaccio. Il vit le voyageur célèbre, le questionna, comme il savait faire, sur l’Orient, sur l’Égypte, sur les chances d’une expédition française que Volney avait déjà discutées dans ses Considérations politiques de 1788. En ces entretiens dont on aimerait à saisir quelques échos, l’esprit fin, sévère, et le moins épris de la gloire des César, des Mahomet ou des Alexandre, jetait sans s’en douter les germes qui devaient si brillamment éclore au souffle de l’avenir dans une imagination héroïque et féconde.

Il y avait chez Volney un côté pratique, économique et réel, qu’on ne s’attendrait pas à trouver chez un érudit si passionné pour l’étude et pour le travail du cabinet. Lors de la sécularisation et de la mise en vente des biens du clergé, il indiquait dans Le Moniteur du 2 mai 1790 un moyen simple et assez ingénieusement calculé de les vendre promptement et sans dépréciation ; il avait hâte de voir se subdiviser les grandes propriétés et se multiplier le nombre des petits propriétaires. Il jugeait que c’était le grand intérêt de l’État et la garantie de la société nouvelle. Par ces côtés positifs, Volney était un membre utile de l’émancipation de 1789 ; mais il y mêlait une passion philosophique singulière, et, entre toutes celles du même genre qui éclataient alors, la sienne se distinguait par un caractère aigu et ardent.

On le vit bientôt lors de la publication des Ruines en 1791. Ce livre, qui porte bien son nom, a eu longtemps une réputation exagérée. Dans notre jeunesse, sous la Restauration, lorsqu’on voulait, par tous les moyens, combattre l’invasion politique d’un parti religieux, on exhuma ces livres déjà oubliés, on en multiplia les éditions, on leur refit une vogue qui ne fut qu’artificielle et d’un moment. Mais la vraie date des Ruines est bien celle qui s’étend depuis la Constitution de 1791 jusqu’à la fête de l’Être suprême, et qui redescend de là à travers le Directoire : leur moment comprend tout l’interrègne social jusqu’au rétablissement des cultes et au Concordat. Je ne crois nullement, comme l’a dit un esprit d’ailleurs judicieux, que Les Ruines constituent un type dans notre littérature : mais c’est en effet un livre qui, par le ton, est bien le contemporain de certaines formes de David en peinture, de Marie-Joseph Chénier et de Le Brun en poésie. Dans son Voyage, Volney n’avait été qu’un observateur inflexible ; il n’avait point déclamé, il n’avait point professé. La Révolution, en lui montrant le triomphe présent, exalta tout à coup sa passion mal contenue ; elle mit cet esprit éminent et froid dans un état en quelque sorte pindarique, et le fit sortir de ses tons. Il voulut se guinder jusqu’à l’imagination qu’il n’avait pas, et il ne réussit qu’à produire, dans le genre sec, un livre fastueux, quelque chose comme du Raynal plus jeune, en turban et au clair de lune. Ou mieux, figurez-vous un traité de Condillac, de Tracy ou de Condorcet mis à l’orientale par un Génie qui n’en est pas un. Au moment où l’auteur veut détruire le surnaturel, il prétend l’évoquer, et le surnaturel lui fait défaut : il n’embrasse qu’un fantôme. Sans entrer le moins du monde dans la question astronomique et théologique, à ne prendre le livre que par le côté littéraire et moral, nous en saisirons aisément le faux, et cela en vaut la peine.