(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « LXXXII » pp. 328-331
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(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « LXXXII » pp. 328-331

LXXXII

MANZONI. — DE LA DIFFICULTÉ D'ÉCRIRE EN ITALIEN53.

Nous sommes assez accoutumés à l’exactitude de M. Sainte-Beuve pour penser qu’il n’a point hasardé de telles opinions, et que s’il les attribue à Manzoni en des termes si explicites et si formels, c’est qu’il a eu entre les mains des témoignages aussi authentiques qu’on le peut désirer. Ceci admis, rien de plus intéressant que de saisir Manzoni nous livrant ainsi le secret de ses scrupules et de ses anxiétés d’écrivain. Nous lui accordons volontiers ce qu’il dit sur la difficulté et les inconvénients qu’on éprouve en voulant écrire de longs ouvrages en bonne prose italienne sur certains sujets. Mais en ce qui est de la poésie, nous avons peine à ne pas voir plutôt un avantage dans cette espèce de langue, non pas artificielle, mais supérieure à la langue usuelle et d’un ordre plus élevé, d’un ordre à part, qu’il est permis et même imposé à tout poëte sérieux de ressaisir et de s’approprier. Après tout, la belle poésie latine était-elle autre chose ? et croit-on que Virgile et Homère parlassent en vers la même langue que le commun peuple de Rome ? On pourrait, je crois, en dire presque autant de la belle langue attique chez les Grecs, laquelle était certainement quelque chose d’un peu artificiel, bien que se rapportant de préférence au ton et au goût du peuple d’Athènes, tout comme en Italie la belle langue aime à se réclamer du peuple de Florence. En français, nous n’avons rien eu de tel, et d’autres inconvénients se sont faits sentir dans la poésie. Celle-ci a eu la prétention de parler comme la prose, d’en différer aussi peu que possible. Malherbe s’est tout d’abord vanté, on s’en souvient, d’aller prendre les mots de son vocabulaire parmi les portefaix du port au foin et dans le peuple des halles. Or il n’en est pas résulté que les gens du peuple en France aient su par cœur les vers de Malherbe et les aient pu comprendre. La poésie s’est donc imposé ces conditions un peu appauvries de la prose gratuitement et en pure perte, puisque en restant claire et courante elle n’en est pas devenue plus populaire pour cela. Voltaire a donné sa fameuse recette pour voir si des vers français étaient bons ou mauvais : Mettez-les en prose ! La poésie en France a suivi cette voie depuis Malherbe jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Au lieu d’avoir comme ailleurs ce qu’on appellerait les sacrés balcons, elle n’a eu, si l’on peut ainsi parler, qu’un trottoir, très-habilement construit, mais très-peu élevé au-dessus de la prose. De nos jours on a essayé de rendre à la poésie sa langue propre, son style, ses images, ses priviléges, mais l’entreprise a pu paraître bien artificielle, parce qu’il a fallu aller chercher ses exemples dans le passé par delà Malherbe, et encore des exemples très-incomplets et sans autorité éclatante. Il y a bien longtemps que Fénelon, dans sa Lettre à l’Académie française, semble avoir reconnu cette infériorité de la poésie française, en comparaison de la poésie des Anciens. Or en italien, grâce à Dante et à la faculté qu’a tout poëte moderne de se rapporter à ces hauts exemples et de s’élever au-dessus du niveau du jour, la poésie a gardé son rang suprême, ou du moins elle le recouvre toutes les fois qu’un vrai poëte se rencontre. Voilà ce qu’on pourrait répondre à Manzoni, à l’auteur des chœurs de Carmagnola et des Inni sacri.

Dans tout ce que nous venons de dire de la poésie française, nous désirons être bien compris ; nous ne prétendons en rien diminuer le mérite des poëtes français dont quelques-uns sont si évidemment supérieurs, nous ne parlons que de la langue même dans laquelle ils ont écrit et des conditions qu’elle leur a fait subir. Les poëtes anciens (et peut-être en est-il ainsi dans quelques langues modernes autres que la française) ont eu à manier une étoffe bien plus disposée pour la poésie, ils ont trouvé plus aisément sous leurs doigts ce tissu des saintes mélodies que déployait Homère pour parler avec André Chénier. Ils étaient naturellement portés par un grand courant et par un fleuve sonore comme la lyre d’Orphée par le fleuve de Thrace. En un mot, jamais il ne serait venu à l’idée de personne, pour louer leurs vers, de dire ce que M. de Buffon disait des beaux vers français : Cela est beau comme de la belle prose.