(1865) Cours familier de littérature. XIX « CXe entretien. Mémoires du cardinal Consalvi, ministre du pape Pie VII, par M. Crétineau-Joly (2e partie) » pp. 81-159
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(1865) Cours familier de littérature. XIX « CXe entretien. Mémoires du cardinal Consalvi, ministre du pape Pie VII, par M. Crétineau-Joly (2e partie) » pp. 81-159

CXe entretien.
Mémoires du cardinal Consalvi, ministre du pape Pie VII, par M. Crétineau-Joly (2e partie)

I

« Le pape était rentré à Rome le 3 juillet 1801. Le premier consul, qui voulait gouverner en souverain et non en perturbateur de l’Europe, lui fit des ouvertures de paix ; il témoigna au cardinal Martiniani, évêque de Verceil, le désir d’entrer en négociation pour les affaires religieuses de France. Le cardinal Spina fut envoyé à Turin pour cet objet. Bonaparte, qui ne s’arrêta pas à Turin, lui fit dire de se rendre à Paris. Il avait connu le cardinal Spina à Valence, où ce cardinal avait vu mourir le pape Pie VI. La négociation avec Spina ne marchait pas. Bonaparte nomma pour la suivre à Rome M. de Cacault, déjà accrédité à Rome sous le précédent pontificat. Il y était aimé et considéré.

« Bonaparte impatienté écrivit à M. de Cacault de revenir à Paris avec le projet de concordat accepté, ou de demander immédiatement ses passeports.

« Cette nouvelle surprit beaucoup le Saint-Père, sans l’épouvanter cependant. Il s’était restreint, en amendant le projet, à retrancher simplement ce que son devoir lui empêchait à toute force d’accorder. Rempli d’un courage et d’une sagesse vraiment apostoliques, il se détermina à endurer n’importe quelle calamité, y compris même la perte de sa souveraineté temporelle, qu’on avait menacée d’une manière expresse, plutôt que de céder un seul pouce de terrain après s’être acculé à ses derniers retranchements. Pie VII se vit secondé dans sa résistance par cette nombreuse congrégation des Cardinaux les plus savants, qui avait été formée dès le principe et qui se rassemblait en sa présence pour l’examen des dépêches et des projets reçus de Paris. On avait, avec l’assentiment de cette congrégation, corrigé le projet renvoyé pour la signature réciproque si les corrections eussent été admises. Ce fut encore avec son approbation que le Saint-Père persista dans ses desseins, et brava les conséquences qu’on lui laissait entrevoir.

« Spina reçut donc l’ordre de notifier au gouvernement français combien il était impossible au Saint-Père de se départir des amendements joints au projet et de le signer tel qu’il était, puisque sa conscience et ses devoirs les plus sacrés le lui défendaient. On le chargea en même temps de déclarer que Sa Sainteté était prête à souscrire le projet corrigé, quoiqu’elle se fût flattée de quelque chose de mieux ; mais qu’elle voulait se persuader que son espérance se réaliserait au moins pour l’avenir. La Cour pontificale, dans la plus vive anxiété, comptait les jours, en attendant la réponse de Paris à la demande du Saint-Père. Tout à coup, au lieu d’arriver par l’entremise du prélat Spina, comme cela s’était toujours pratiqué jusqu’alors, cette réponse fut apportée par M. de Cacault. Il fit savoir au pape, d’abord par l’intermédiaire de la secrétairerie d’État, et personnellement ensuite, qu’il avait reçu de Paris l’ordre le plus positif de déclarer que si, cinq jours après son intimation, le projet de Concordat envoyé naguère de Paris n’était pas signé, sans qu’on y fît le plus léger changement, la plus petite restriction ou correction, lui, Cacault, devait déclarer la rupture entre le Saint-Siège et la France, quitter Rome immédiatement et se diriger sur Florence auprès du général Murat, qui s’y trouvait à la tête de l’armée française d’Italie.

« Cet ordre, si brutalement péremptoire, du départ de l’ambassadeur, et cette déclaration de rupture ne produisirent pas l’effet qu’en attendaient M. de Cacault et le gouvernement consulaire. Et cependant les conséquences auxquelles il fallait se résoudre étaient évidentes, à cause de la proximité des troupes françaises. Le Pape fit part de cette nouvelle aux cardinaux. Ils me chargèrent tous de répondre que le Saint-Père ne pouvait à aucun prix acquiescer à ce qu’on exigeait de lui, retenu qu’il était par ses devoirs les plus sacrés ; qu’il voyait avec un véritable chagrin le départ de Cacault, la déclaration d’une rupture imméritée et les résultats qui en découleraient ; qu’il remettait sa cause entre les mains de Dieu, et qu’il était prêt à toutes les éventualités que le Ciel lui réservait dans ses décrets.

« Je reçus l’ordre de Sa Sainteté de transmettre cette réponse à l’envoyé. Je devais en même temps lui faire observer et le motif si juste qui l’avait dictée, et l’impossibilité pour le Pape d’agir d’une autre manière. Sa Béatitude espérait que M. de Cacault, dans sa sagesse, dans sa droiture et dans la rectitude de ses intentions, — ces qualités distinguaient réellement cet honnête ministre, mort aujourd’hui, — n’aurait pas manqué d’en instruire son gouvernement.

« Porteur de ce message et des passeports réclamés, j’allai chez l’ambassadeur. Je lui exposai en détail et avec la plus grande précision les motifs qui forçaient le Pape à se conduire ainsi au prix de n’importe quelle calamité. Il me serait très malaisé, je dirai même impossible, de dépeindre quelle sincère douleur produisit sur Cacault cette résolution. Je ne raconterai pas non plus la vive émotion qu’il manifesta en apprenant les motifs qui rendaient cette résolution inébranlable.

« Il en fut saisi jusqu’au point d’éclater en véritable fureur, se voyant les mains liées par une injonction des plus hautaines et qu’il fallait exécuter sur-le-champ. Il était désolé de ne pouvoir retarder son départ ; il aurait voulu exposer à son maître les excellentes raisons qui forçaient le Pape à ne pas consentir, et l’impossibilité pour Rome d’agir différemment. D’autre part il ne se berçait pas d’un heureux succès, quand bien même il lui serait permis de faire des représentations, car le caractère de celui qui ne se laissait pas persuader l’épouvantait, disait-il. Cacault ajoutait que le genre des matières traitées, fort peu comprises par les séculiers et par ceux surtout qui professaient des principes différents, offrait un obstacle de plus à cette persuasion. Il aurait pu se flatter, avouait-il, de convaincre le général Bonaparte s’il avait eu à l’entretenir d’objets politiques. Il ne pouvait se consoler en réfléchissant qu’une rupture qui aurait de si funestes suites allait éclater, parce qu’on n’avait pu s’entendre réciproquement, et il manifestait une très amère douleur en voyant sacrifier des hommes qui n’affichaient aucune mauvaise intention, — ce sont ses propres termes, — et qui n’agissaient que contraints par leurs propres devoirs. Il se désolait encore d’assister à une nouvelle ruine d’un pays auquel il était attaché d’une façon toute particulière, d’un pays qu’il avait habité pendant les belles années de sa jeunesse, et dans lequel il était revenu discuter les affaires publiques sous le pontificat précédent, et où il avait trouvé la plus cordiale réception et la plus éclatante bonne foi.

« Transporté de rage, — c’est le mot qui le peindra le mieux, — il révéla dans ce très long entretien ses angoisses extrêmes. Après avoir longtemps médité, il découvrit un biais dont personne ne s’était avisé.

« Cacault assura donc qu’il ne lui paraissait pas possible que le premier consul, en apprenant directement de ma bouche tout ce que je venais de lui dire, n’en demeurât pas frappé, et qu’il ne se contentât pas de ce que le Pape pouvait et désirait accorder. Il lui semblait que l’unique moyen de suspendre d’abord et de conjurer ensuite pour jamais les désastres dont on était menacé, serait de me rendre à Paris pour communiquer de vive voix à Bonaparte, au nom du Saint-Père, ce que je lui avais exposé. Je devais, disait-il, aller assurer le premier consul que si le Souverain Pontife ne pouvait pas adhérer à ses demandes au-delà de certaines limites, ce n’était point par mauvaise volonté, — Sa Sainteté étant animée des meilleurs sentiments à son égard, — mais uniquement parce qu’elle y était forcée par la nécessité la plus impérieuse.

« Je fus très surpris de cette idée, et je lui fis remarquer aussitôt combien il serait difficile de la mettre à exécution. J’étais cardinal et premier ministre ; or la seconde qualité ne me permettrait point de m’éloigner du Pape. D’un autre côté, un cardinal ne pouvait guère se montrer dans un pays où depuis tant d’années on n’avait pas vu même les insignes d’un simple homme d’Église.

« Mais aux objections que je lui soumis, il répondit toujours que ces qualités de cardinal et de premier ministre, qui me paraissaient des obstacles à ce voyage, lui semblaient être au contraire des titres décisifs pour l’entreprendre, et le gage le plus certain du succès ; que j’en avais vu un exemple dans l’envoi fait par l’empereur François à Paris de son premier ministre, le comte de Cobenzel, y résidant actuellement pour les affaires d’Autriche ; qu’il fallait connaître comme il les connaissait le caractère et la manière de penser de Bonaparte, pour se convaincre que rien ne devait plus chatouiller son orgueil que de montrer aux Parisiens un cardinal et le premier ministre du Pape ; que ce voyage le flatterait encore davantage que celui du premier ministre de l’empereur ; que j’aurais, grâce à mes fonctions, libre accès auprès du chef de l’État, ce que ni Spina ni aucun autre du même rang que lui ne sauraient obtenir. Il termina en affirmant que le choix fait expressément par Rome d’un aussi haut dignitaire prouverait avec évidence la bonne volonté du Pape. Cette mission en imposerait aux conseillers pervers ; elle forcerait le gouvernement consulaire à se montrer raisonnable, afin de ne pas amener le public à rejeter sur lui la faute d’une rupture. Tout le monde, en effet, aurait vu le Pape risquer tout par cette démarche, afin d’arriver à un accommodement.

« Ces raisons, que Cacault développa avec autant d’éloquence que de franchise et de bonne foi, me parurent, à première vue, avoir un très grand poids. Je lui répondis que ses paroles m’impressionnaient vivement, et que je les jugeais dignes d’être portées à la connaissance du Pape, auquel j’allais les transmettre. Je lui témoignai aussi que si son discours me semblait très fondé en ce qui regardait l’envoi d’un cardinal, je ne pouvais cependant pas tomber d’accord avec lui sur le choix de ma personne ; que je faisais volontiers abstraction de mon manque de talents et de qualités nécessaires ; mais qu’il existait un autre obstacle majeur qui m’empêcherait d’être désigné pour cette mission ; que si le proverbe si vis mittere, mitte gratum , si vous voulez envoyer, envoyez qui sera agréable, était vrai (comme il l’est du reste), je n’étais pas aimé, et cela apparaissait bien dans les lettres adressées de Paris et dans les conversations que tenaient les amis de la France à Rome. Je ne devais donc pas être chargé de cette ambassade. La persécution et l’emprisonnement que j’avais autrefois subis par ordre du gouvernement républicain, à l’occasion de la chute du pouvoir temporel de Pie VI, alors que l’on m’avait cru exécuteur ou tout au moins complice de la mort du général Duphot, étaient si récents qu’ils vivaient encore dans la mémoire de tous. Déjà l’on murmurait à Paris et à Rome qu’il n’était pas étonnant de voir les négociations du Concordat tourner si mal, puisque le premier ministre de Sa Sainteté était un ennemi juré de la France. — Et, à propos du général Duphot dont j’ai prononcé le nom tout à l’heure, je dois affirmer que je n’étais pas moins innocent de son assassinat que le gouvernement pontifical et le peuple lui-même. Ce général, en effet, provoqua sa mort quand, à la tête de quelques révolutionnaires, il se jeta sur la caserne des soldats. L’un d’entre eux, pour se défendre, lâcha le coup de fusil qui le tua.

« Je fis donc observer au plénipotentiaire français que je n’étais pas bien vu par le premier consul, et que cela porterait préjudice à mon ambassade, dès mon arrivée à Paris et pendant le cours des négociations ; que du reste son gouvernement ne voyait pas le Concordat d’un œil très favorable, ainsi qu’on pouvait en juger sur les apparences, et que, par conséquent, on attribuerait mes refus non à la force des motifs et à des principes qui empêchaient le Pape d’adhérer, mais à l’animosité personnelle que l’on me supposait. Je conclus alors en déclarant que, quand bien même le Pape croirait devoir nommer un ambassadeur, je ne devais pas être choisi, et que cette dignité était naturellement réservée soit au cardinal Mattei, très connu du premier consul, soit au cardinal Joseph Doria, ayant déjà été nonce à Paris. Ces princes de l’Église avaient en outre, l’un et l’autre, un nom plus illustre que le mien, et plus capable, évidemment, de flatter cet orgueil auquel on venait de faire allusion.

« Cacault répondit à tout cela que c’était moins le nom de l’ambassadeur que ses fonctions et son rang qui, par-dessus toute chose, pouvaient toucher cet orgueil ; que si ces deux cardinaux avaient des titres de famille plus vieux et plus beaux que les miens, ils n’étaient pourtant pas secrétaires d’État ainsi que moi ; que, quant à ce qui m’était personnel et relatif à mes tribulations passées et à mon inimitié contre la France, ce n’étaient que des inepties qui fondraient comme la neige dès que j’aurais été vu et apprécié. Il voulut bien me dire encore quelque chose sur les qualités qu’il remarquait en moi (ne me connaissant pas) ; mais la vérité et la modestie ne me permettent point de rapporter ces compliments. Il conclut enfin en m’avouant que plus il réfléchissait sur cette affaire, plus il persistait dans son idée, et qu’il me suppliait d’en instruire tout de suite le Pape, auquel il désirait me proposer lui-même comme la seule ancre de salut dans une tempête aussi imminente contre l’Église et contre l’État.

« Je ne voulus pas me rendre en ce qui regardait l’envoi de ma personne, et je répondis à ses raisons sur ce point, mais sans aucun succès. Néanmoins je lui promis de transmettre ses raisons au Pape, et de demander l’audience réclamée afin qu’il pût lui-même entretenir le Saint-Père.

« Je quittai Cacault l’esprit plein de doutes et d’appréhensions, et le cœur agité en prévision de ce que le Pape résoudrait. Ne me fiant pas à mes propres lumières et à l’impression que le discours si sérieux de Cacault avait faite sur moi, je me souviens qu’avant de retourner à ma demeure, j’allai visiter le nouveau ministre d’Espagne, chevalier de Vargas, arrivé depuis peu de jours. Je crus devoir m’ouvrir à lui et raconter ce qui venait de se passer. C’était pour savoir de quelle façon il prendrait ce projet. Vargas était hors de cause, tierce partie ; il devait donc juger sans partialité et sans prévention. L’assentiment complet qu’il donna, après les plus sérieuses réflexions, au voyage que conseillait Cacault, me détermina à n’en pas différer plus longtemps la communication au Pape, pour ne point me rendre responsable des conséquences qui découleraient peut-être de mon silence ou de mon retard.

« Dès que je fus arrivé au Quirinal, je montai dans le cabinet du Saint-Père, et je lui narrai fidèlement et exactement tout ce qui avait été suggéré sur l’envoi projeté à Paris et sur le choix de la personne. Je ne lui laissai rien ignorer de ce qui s’était dit et répondu entre le plénipotentiaire de France et moi. Le Pape en fut surpris outre mesure. Mais, en homme plein de pénétration et de sagacité, il avoua, après un long entretien et de mûres réflexions, que l’opinion et le projet de M. Cacault lui paraissaient raisonnables et fondés ; que toutefois, en affaires si délicates, il ne voulait pas agir sans demander conseil à plusieurs ; que je devais donc assembler, pour le jour suivant, une congrégation de tout le sacré-collège, et que cette congrégation se tiendrait en sa présence ; que j’aurais à y relater tout ce qui s’était passé, et que l’on écouterait les dires de chacun ; qu’il se résoudrait alors au parti qui lui semblerait le meilleur, et qu’en attendant il accorderait l’audience demandée par M. Cacault.

« Ayant reçu les ordres du pontife, je fis convoquer, pour le jour suivant, la congrégation générale des cardinaux, dans les appartements de Sa Sainteté, et l’envoyé français fut averti qu’il pouvait aller voir le Pape, ainsi qu’il en avait témoigné le désir.

« Cacault se rendit auprès de Sa Sainteté, et il lui répéta, avec la plus grande énergie, ce qu’il m’avait déjà dit quelques heures auparavant. Pie VII n’eut pas de peine à lui prouver combien sa détermination était juste ; il lui démontra qu’il ne pouvait accepter le plan de concordat tracé par le gouvernement français. Les paroles de Sa Sainteté confirmèrent l’ambassadeur dans l’idée qu’il avait eue d’abord. Cacault était persuadé, c’est ainsi qu’il s’exprimait, que si le premier consul entendait par lui-même les motifs du pape, Bonaparte se rendrait nécessairement à leur évidence. Il ajouta que si Sa Sainteté leur prêtait plus de force par l’ambassade dont lui, Cacault, avait pris l’initiative, ambassade qui manifesterait la bonne volonté du Pontife, son estime pour la France, et l’intérêt qu’il prenait à rattacher de nouveau cette nation à l’Église, les choses s’arrangeraient, sans aucun doute, surtout si, par une marque de considération personnelle, on flattait le chef du gouvernement français.

« Le Pape répondit qu’il avait convoqué tous les cardinaux pour s’occuper de cette mission et discuter un projet dont la gravité ne lui permettait pas d’agir sans les plus mûres réflexions et sans avis préalable.

« La congrégation générale se tint dans les appartements de Sa Sainteté. D’après l’ordre que je reçus du Saint-Père, je rapportai tout ce que m’avait dit M. de Cacault, soit sur l’ambassade en général, soit sur le choix de ma personne. Je ne me permis de faire sur le premier point qu’une relation simple et franche ; mais quand j’arrivai au second, j’ajoutai que, dans l’hypothèse de la mission, je ne croyais pas devoir être choisi pour plénipotentiaire. Je démontrai aussi fortement qu’il me fut possible, et avec les raisons les plus évidentes, qu’il ne fallait pas penser à moi, mais plutôt aux cardinaux Doria et Mattei, dont je fis ressortir les titres, qui devaient, à mon avis, leur assurer la préférence. Je ne manquai pas de faire remarquer d’un autre côté combien je devais appréhender une légation aussi scabreuse, dont le non-succès déplairait à beaucoup, et la réussite à un très petit nombre, — ce qui la rendait fort peu désirable et poussait même à la décliner, — et je terminai en déclarant que le choix de ma personne nuirait très sûrement à l’affaire par les motifs déduits plus haut.

« Aucun des cardinaux ne s’opposa à l’ambassade projetée ; tous, au contraire, la regardèrent comme la seule ancre de salut dans les circonstances actuelles. Et quand on passa du général au particulier, tous aussi me désignèrent, au lieu de choisir les deux cardinaux Doria et Mattei, ou tout autre auquel on aurait pu songer. Pour justifier leurs votes, ils arguaient que ma qualité de secrétaire d’État semblait, d’après l’observation de M. Cacault, devoir rendre plus agréable la légation du premier ministre du pape à celui qui avait déjà près de lui le premier ministre de l’empereur. Mes scrupules étaient hors de mise, et personne ne voulut changer d’avis. Voyant que tous désiraient non-seulement l’ambassade, mais encore l’ambassadeur, le Pape, après avoir gardé le silence jusqu’à la fin, pour ne gêner aucun des cardinaux, se joignit au sacré collège. Il décida qu’on partirait pour Paris, et que ce serait moi qui partirais. Me sera-t-il permis de rapporter ici ce que je ne crains pas de voir démentir, car le lieu où je m’exprimai fut public, et plusieurs témoins auriculaires existent encore ? Le Pape avait annoncé sa résolution : après avoir rendu grâces au Saint-Père ainsi qu’au sacré collège de la confiance qu’ils me témoignaient, — confiance que je savais ne point mériter, — je dis avec franchise et candeur que j’avais en ce moment un besoin extraordinaire de me souvenir de mes promesses et de mes serments d’obéissance aux volontés du Pape, promesses et serments articulés quand il me plaça le chapeau de cardinal sur la tête ; que cette foi soutenait mon courage et m’aidait à servir le pontife suprême et le Saint-Siège ; que mon désir de le faire était ardent, mais que ce secours m’était indispensable au moment d’accepter une mission si difficile et sa périlleuse, que j’avais tant et de si fortes raisons pour décliner. »

II

Le cardinal Doria fut choisi par le Pape et par Consalvi pour remplacer le cardinal-ministre en son absence.

Consalvi et Cacault partirent ensemble de Rome en plein jour, dans la même voiture, pour donner confiance au peuple romain. En approchant de Livourne, ils trouvèrent un courrier de Murat qui annonçait à M. Cacault que le général l’attendait à Pise pour conférer avec lui ; ils s’y rendirent. Murat combla d’égards Consalvi ; Cacault fut obligé de s’arrêter ; Consalvi continua seul sa route pour Paris. Il y arriva dans la plus grande anxiété. Le premier consul lui envoya l’abbé Bernier, Vendéen réconcilié, pour commencer sans aucun délai la négociation. Consalvi, sur sa demande, résuma, dans un mémoire rapide, les points sur lesquels on était d’accord, ceux sur lesquels on différait. « Ce mémoire, dit le prince de Talleyrand, fait reculer la négociation beaucoup plus loin que tous les écrits précédents. » Après vingt-cinq jours on tomba d’accord, le rendez-vous pour la signature fut assigné chez Joseph Bonaparte. Consalvi s’y rendit, mais, au moment de la signature, l’abbé Bernier entra.

« Quelle fut ma surprise, quand je vis l’abbé Bernier m’offrir la copie qu’il avait tirée de son rouleau comme pour me la faire signer sans examen, et qu’en y jetant les yeux, afin de m’assurer de son exactitude, je m’aperçus que ce traité ecclésiastique n’était pas celui dont les commissaires respectifs étaient convenus entre eux, dont était convenu le premier consul lui-même, mais un tout autre ! La différence des premières lignes me fit examiner tout le reste avec le soin le plus scrupuleux, et je m’assurai que cet exemplaire non-seulement contenait le projet que le Pape avait refusé d’accepter sans ses corrections, et dont le refus avait été cause de l’ordre intimé à l’agent français de quitter Rome, mais, en outre, qu’il le modifiait en plusieurs endroits, car on y avait inséré certains points déjà rejetés comme inadmissibles avant que ce projet eût été envoyé à Rome.

« Un procédé de cette nature, incroyable sans doute, mais réel, et que je ne me permets pas de caractériser, — la chose d’ailleurs parle d’elle-même, — un semblable procédé me paralysa la main prête à signer. J’exprimai ma surprise, et déclarai nettement que je ne pouvais accepter cette rédaction à aucun prix. Le frère du premier consul ne parut pas moins étonné de m’entendre me prononcer ainsi. Il disait ne savoir que penser de tout ce qu’il voyait. Il ajouta tenir de la bouche du premier consul que tout était réglé, qu’il n’y avait plus qu’à signer. Comme je persistais à déclarer que l’exemplaire contenait tout autre chose que le concordat arrêté, il ne sut que répondre qu’il arrivait de la campagne, où il traitait des affaires d’Autriche avec le comte de Cobenzel ; qu’étant appelé précisément pour la cérémonie de la signature du traité, dont il ne savait rien pour le fond, il était tout neuf, et ne se croyait choisi que pour légaliser des conventions admises de part et d’autre.

« Moi, je n’oserais pas, aujourd’hui, affirmer avec certitude s’il disait vrai ou s’il disait faux. Je ne sus pas le reconnaître alors davantage ; mais j’ai toujours incliné, et j’incline encore à croire qu’il était dans une ignorance absolue, tant il me parut éloigné de toute dissimulation dans ce qu’il fit durant cette interminable séance, et sans jamais se démentir. Comme l’autre personnage officiel, le conseiller d’État Crétet, en affirmait autant, et protestait ne rien savoir, et ne pouvoir admettre ce que j’avançais sur la diversité de la rédaction, jusqu’à ce que je la leur eusse démontrée par la confrontation des deux copies, je ne pus m’empêcher de me retourner vivement vers l’abbé Bernier.

« Quoique j’aie toujours cherché dans le cours de la négociation à éviter tout ce qui aurait tendu à suspendre la marche des choses et à fournir prétexte à la colère et à la mauvaise humeur, je lui dis que nul mieux que lui ne pouvait attester la vérité de mes paroles ; que j’étais très étonné du silence étudié que je lui voyais garder sur ce point, et que je l’interpellais expressément pour qu’il nous fît part de ce qu’il savait si pertinemment.

« Ce fut alors que, d’un air confus et d’un ton embarrassé, il balbutia qu’il ne pouvait nier la vérité de mes paroles et la différence des concordats qu’on proposait à signer ; mais que le premier consul l’avait ainsi ordonné, et lui avait affirmé qu’on est maître de changer tant qu’on n’a point signé. Ainsi, continua Bernier, il exige ces changements, parce que, toute réflexion faite, il n’est pas satisfait des stipulations arrêtées.

« Je ne détaillerai pas ce que je répliquai à un aussi étrange discours, et par quels arguments je démontrai combien cette maxime, qu’on peut toujours changer avant d’avoir signé, était inapplicable au cas actuel. Ce que je relevai bien plus vivement encore, ce fut le mode, la surprise, employés pour réussir ; mais je protestai résolument que je n’accepterais jamais un tel acte, expressément contraire à la volonté du Pape, d’après mes instructions et mes pouvoirs. Je déclarai donc que si, de leur côté, ils ne pouvaient pas ou ne voulaient pas souscrire celui dont on était convenu, la séance allait être levée.

« Le frère du premier consul prit alors la parole. Il s’efforça de la manière la plus pressante d’appuyer sur les conséquences de la rupture des négociations, non moins pour la religion que pour l’État, et non moins pour la France, cette grande partie du catholicisme, que pour tous les pays où l’on éprouvait sa toute-puissante influence. « Il faut faire, répétait-il, toutes les tentatives imaginables pour ne pas nous rendre, nous présents, responsables de si cruels désastres. »

III

« Joseph Bonaparte se rendit aux Tuileries.

« En moins d’une heure il était de retour, révélant sur son visage la tristesse de son âme. Il nous apprit que le premier consul était entré dans la plus extrême fureur à la nouvelle de ce qui était arrivé ; que, dans l’impétuosité de la colère, il avait déchiré en cent morceaux la feuille du concordat arrangé entre nous ; que finalement, cédant à ses prières, à ses sollicitations, à ses raisons, il avait promis, quoique avec une indicible répugnance, d’accepter tous les articles convenus, mais que pour celui que nous avions laissé non réglé, il était demeuré aussi inflexible qu’irrité. Joseph ajouta que le premier consul avait terminé l’entretien en le chargeant de me dire que lui, Bonaparte, il voulait absolument cet article, tel qu’il l’avait fait rédiger dans l’exemplaire apporté par l’abbé Bernier, et que je n’avais qu’un de ces deux partis à prendre : ou admettre cet article tel quel et signer le concordat, ou rompre toute négociation ; qu’il entendait absolument annoncer dans le grand repas de cette journée ou la signature ou la rupture de l’affaire.

« On imagine facilement dans quelle consternation nous jeta un pareil message. Il restait encore trois heures jusqu’à cinq, heure fixée pour ce repas auquel nous devions assister. Impossible d’énumérer tout ce qui fut dit et par le frère du premier consul et par les deux autres pour me décider à le satisfaire. Le tableau des conséquences qui naîtraient de la rupture était des plus sombres ; ils me faisaient sentir que j’allais me rendre responsable de ces maux, soit envers la France et l’Europe, soit envers mon souverain lui-même et envers Rome. Ils me disaient qu’à Rome on me taxerait de roideur inopportune, et qu’on m’attribuerait le tort d’avoir provoqué les effets de ce refus. J’éprouvais les angoisses de la mort, je voyais se dresser devant moi tout ce qu’on m’annonçait : j’étais (il est permis de l’avouer) comme l’Homme des douleurs. Mais mon devoir l’emporta ; avec l’aide du Ciel, je ne le trahis point. Je persistai dans mon refus, pendant les deux heures de cette lutte, et la négociation fut rompue.

« Ainsi se termina cette triste séance de vingt-quatre heures entières, commencée vers les quatre heures du jour précédent et close vers les quatre heures de ce malheureux jour, avec une grande souffrance physique, comme on le comprend du reste, mais avec une bien plus grande souffrance morale, et telle qu’il faudrait la ressentir pour s’en faire une idée.

« J’étais condamné (et c’était la circonstance cruelle du moment) à paraître dans une heure à ce pompeux dîner. Je devais affronter en public le premier choc de l’impétueuse colère qu’allait soulever dans le cœur du général Bonaparte l’annonce de la rupture que son frère devait lui communiquer.

« Nous retournâmes quelques instants à l’hôtel ; nous fîmes à la hâte ce qui était nécessaire pour nous présenter convenablement, et nous allâmes, mes deux compagnons et moi, aux Tuileries.

« À peine étions-nous entrés dans le salon où se trouvait le premier consul, salon que remplissait tout un monde de magistrats, d’officiers, de grands de l’État, de ministres, d’ambassadeurs, d’étrangers les plus illustres, invités à ce dîner, qu’il nous fit un accueil facile à imaginer, ayant déjà vu son frère. Aussitôt qu’il m’aperçut, il s’écria, le visage enflammé et d’un ton dédaigneux et élevé :

« Eh bien, monsieur le cardinal, vous avez voulu rompre ! soit. Je n’ai pas besoin de Rome. J’agirai de moi-même. Je n’ai pas besoin du Pape. Si Henri VIII, qui n’avait pas la vingtième partie de ma puissance, a su changer la religion de son pays et réussir dans ce projet, bien plus le saurai-je faire et le pourrai-je, moi. En changeant la religion en France, je la changerai dans presque toute l’Europe, partout où s’étend l’influence de mon pouvoir. Rome s’apercevra des pertes qu’elle aura faites ; elle les pleurera, mais il n’y aura plus de remède. Vous pouvez partir, c’est ce qui vous reste de mieux à faire. Vous avez voulu rompre, eh bien, soit, puisque vous l’avez voulu. Quand partez-vous donc ?

— « Après dîner, général”, répliquai-je d’un ton calme.

« Ce peu de mots fit faire un soubresaut au premier consul. Il me regarda très fixement, et à la véhémence de ses paroles je répondis, en profitant de son étonnement, que je ne pouvais ni outrepasser mes pouvoirs ni transiger sur des points contraires aux maximes que professe le Saint-Siège. “Dans les choses ecclésiastiques, ajoutai-je, on ne peut faire tout ce qu’on ferait dans les choses temporelles en certains cas extrêmes. Nonobstant cela, il ne me semble pas possible de prétendre que j’aie cherché à rompre du côté du Pape, dès qu’on s’est mis d’accord sur tous les articles, à la réserve d’un seul, pour lequel j’ai prié qu’on consultât le Saint-Père lui-même ; car ses propres commissaires n’ont pas rejeté cette proposition.”

« Plus radouci, le Consul m’interrompit en disant qu’il ne voulait rien laisser d’imparfait, et que ou il statuerait sur le tout ou rien. Je répliquai que je n’avais pas le droit de négocier sur l’article en question, tant qu’il le maintiendrait précisément tel qu’il l’avait proposé, et que je n’admettrais aucune modification. Il reprit très vivement qu’il l’exigeait tel quel, sans une syllabe ni de moins ni de plus. Je lui répondis que, dans ce cas, je ne le souscrirais jamais, parce que je ne le pouvais en aucune manière. Il s’écria : “Et c’est pour cela que je vous dis que vous avez cherché à rompre, et que je considère l’affaire comme terminée, et que Rome s’en apercevra et versera des larmes de sang sur cette rupture.”

« Tandis qu’il parlait, se trouvant proche du comte de Cobenzel, ministre d’Autriche, il se retourna vers lui avec une extrême vivacité, et lui répéta à peu près les mêmes choses qu’à moi, affirmant plusieurs fois qu’il ferait changer de manière de penser et de religion dans tous les États de l’Europe ; que personne n’aurait la force de lui résister, et qu’il ne voulait pas assurément être seul à se passer de l’Église romaine (c’est sa phrase), qu’il mettrait plutôt l’Europe en feu de fond en comble, et que le Pape en aurait la faute et la peine encore.

« Puis il se mêla brusquement à la foule des conviés, répétant les mêmes choses à beaucoup d’autres. Le comte de Cobenzel, consterné, accourut de suite vers moi, et se mit à me prier, à me supplier d’inventer quelques moyens pour détourner une pareille calamité. Il ne me dépeignait que trop éloquemment les conséquences certaines qui allaient en résulter pour la religion, pour l’État, pour l’Europe. Je lui avouai que je ne les voyais que trop, que je m’en désolais, mais que rien ne pourrait me faire souscrire à ce qui ne m’était pas permis. Il m’avouait qu’il comprenait parfaitement que j’avais raison de ne pas trahir mes devoirs, mais qu’il s’étonnait qu’on ne pût pas découvrir quelque moyen de conciliation, et tomber d’accord, quand il n’y avait plus qu’un seul article en litige. Je lui répliquai qu’il était impossible de tomber d’accord, et de se concilier, lorsqu’on prétendait obstinément ne pas retrancher ou ajouter une seule syllabe à l’article débattu, comme s’en exprimait le premier consul, puisque dès lors on ne pouvait réaliser ce qui a coutume de se dire et de se faire en toute négociation, à savoir, que chacune des parties risquant un ou deux pas, on finissait par se rencontrer. On ouvrit dans ce moment la salle à manger, et on passa à table, ce qui rompit l’entretien.

« Le dîner fut court, et on s’imagine que je n’en goûtai jamais un plus amer. De retour au même salon, le comte de Cobenzel reprit avec moi la conversation interrompue. Le premier consul, nous voyant causer ensemble, s’approcha, et, s’adressant au comte, il lui dit qu’il perdait son temps, s’il espérait vaincre l’obstination du ministre du Pape, et il répéta en partie ce qu’il avait annoncé précédemment, en y mettant la même vivacité et la même force. Le comte répondit qu’il le priait de lui permettre de déclarer qu’il rencontrait non de l’obstination dans le ministre du Souverain-Pontife, mais bien un sincère désir d’arranger les choses et un extrême regret de cette rupture, mais que, pour arriver à une conciliation, c’était au premier consul seul d’en ouvrir la voie.

« Et comment ? répliqua-t-il avec vivacité. — C’est, reprit le comte, d’autoriser une nouvelle séance entre les commissaires respectifs, et de vouloir bien leur permettre de chercher le moyen d’introduire dans l’article en litige quelque changement propre à satisfaire les deux parties. Puis, ajouta Cobenzel, j’aime à penser que votre désir de donner la paix à l’Europe, comme vous me l’avez souvent promis, vous décidera à renoncer à cette détermination de ne souffrir aucune addition, aucun retranchement à cet article, d’autant plus que c’est vraiment une calamité de consommer une aussi regrettable rupture pour un seul article, quand on a combiné tout le reste à l’amiable.

« Ce discours du comte de Cobenzel fut accompagné de beaucoup d’autres paroles sortant très réellement de la bouche d’un véritable homme de cour, toutes pleines de politesse et de grâce, ce en quoi il était fort expert. Et il manœuvra avec tant d’esprit que le premier consul, après quelque résistance, s’écria : “Eh bien ! afin de vous prouver que ce n’est pas moi qui désire rompre, j’adhère à ce que demain les commissaires se réunissent pour la dernière fois. Qu’ils voient s’il y a possibilité d’arranger les choses ; mais si on se sépare sans conclure, la rupture est regardée comme décisive, et le cardinal pourra s’en aller. Je déclare aussi que cet article, je le veux absolument tel quel, et que je n’admets pas de changements.” Et là-dessus il nous tourna les épaules.

« Quoique ces paroles de Bonaparte fussent en contradiction avec elles-mêmes, puisque d’une part il nous permettait de nous réunir pour aviser à un moyen de conciliation, et que de l’autre, en même temps, il exigeait l’article tel quel, sans aucun changement, ce qui excluait une conciliation, toutefois on s’accorda unanimement à profiter de la faculté de se réunir et de voir si on ne ferait pas surgir quelque biais d’arrangement, dans l’espérance (si on y arrivait) de pousser Joseph, son frère, à l’y amener lui-même. Le comte de Cobenzel, qui traitait avec Joseph des affaires d’Autriche, en était fort bien vu. Il lui parla chaudement, d’autant plus chaudement qu’il paraissait lui-même désirer avec sincérité d’éviter une rupture. On convint donc de tenir le jour suivant, à midi juste, au même lieu, cette nouvelle séance, comme on avait tenu la précédente, qui fut si amère et si déplorable.

« Je ne raconterai pas comment je passai cette nuit douloureuse, mais je ne puis taire à quel point s’accrurent mes angoisses lorsque, le matin, je vis entrer dans ma chambre le prélat Spina, avec un air triste et embarrassé, et que je l’entendis m’avouer que le théologien Caselli sortait de sa chambre, où il était venu lui annoncer qu’il avait réfléchi toute la nuit sur les conséquences incalculables de la rupture ; qu’elles seraient on ne peut plus fatales à la religion, et qu’une fois arrivées, elles devaient être irrémédiables, comme le prouvait l’exemple de l’Angleterre ; que, voyant le premier consul déclarer qu’il restait inébranlable sur le point de ne pas admettre de changement dans l’article controversé, il était déterminé, pour sa part, à y adhérer et à le signer tel quel ; qu’il ne croyait pas le dogme lésé, et qu’il pensait que les circonstances, les plus impérieuses qu’on ait pu voir, justifiaient la condescendance dont le pape userait dans ce cas. Il n’y a point de proportion, ajoutait-il, entre la petite perte provenant de cet article et la perte immense qui résulterait de la rupture.

« Le prélat Spina me déclara que, puisque le père Caselli, beaucoup plus savant théologien que lui, pensait ainsi, il n’avait pas le courage d’assumer la responsabilité de conséquences si fatales à la religion, et qu’il était résolu, lui aussi, à admettre l’article et à le signer tel quel. Spina ajoutait encore que, si je jugeais que leur signature ne pût se donner sans la mienne, ils ne me cachaient pas qu’ils se voyaient dans la nécessité de protester de leur adhésion, et de se garantir par-là de toute responsabilité des conséquences de la rupture, si elle devait avoir lieu.

« Je ne puis exprimer l’impression que me firent et cette déclaration, et l’idée de me savoir abandonné seul dans le combat. Mais si cela me surprit et me chagrina à l’excès, cela ne m’abattit pas toutefois, et ne m’ébranla point dans ma résolution. Après avoir inutilement essayé de les persuader l’un et l’autre, m’apercevant que mes raisons n’avaient pas dans leur balance de poids à l’égal des résultats qui les épouvantaient, je finis par dire que, n’étant pas, moi, persuadé par leurs raisons, je ne pouvais m’y rendre, et que je lutterais tout seul dans la conférence ; que je les priais simplement de renvoyer à la fin l’annonce de leur adhésion à cet article, si, ne parvenant pas à concilier la chose, on était forcé de rompre ; ce à quoi j’étais résolu en cas extrême, quoique avec une vive douleur, plutôt que de trahir ce qui, dans ma pensée, était de mon rigoureux devoir. Ils le promirent, et de plus m’affirmèrent qu’ils ne laisseraient pas d’appuyer mes raisons jusqu’au bout, quoiqu’ils ne voulussent pas y persister au moment d’une rupture.

« On se réunit donc à l’hôtel du frère du premier consul, et la discussion commença à midi précis. Si cette séance ne fut pas aussi longue que la première, assurément elle ne fut pas courte. Elle a duré douze heures consécutives, car elle se termina juste au coup de minuit.

« Onze heures pour le moins furent consacrées à la discussion de ce fatal article. Pour bien saisir l’affaire, il est indispensable d’entrer (rien que sur ce point) dans l’intrinsèque de la négociation. Je m’étudierai à y porter le plus de clarté possible, en restant dans la concision de l’histoire, qui n’admet pas les développements d’une dissertation théologique. »

IV

Consalvi partit pour Rome trois jours après cette épineuse négociation. Le concordat y fut accepté, et son crédit sur le pape s’accrut de sa fermeté envers le premier consul. Nul ne songea à lui contester le titre de ministre pacificateur de l’Église. Marengo avait en un jour reconquis l’Italie. Les vingt-cinq jours du voyage désespéré de Consalvi avaient reconquis l’Europe à l’Église. Il envoya le cardinal Caprara à Paris et passa à d’autres affaires. Mais il était maître du pape par l’amitié, maître du premier consul par son génie de conciliation. Bonaparte sentit l’utilité pour lui d’avoir le cœur du pape dans les mains d’un tel homme.

V

Le cardinal pouvait, depuis cette époque, être considéré comme le favori du vertueux pontife Pie VII, non pas favori du caprice ou de la flatterie, mais favori de conscience et de raison. Toute cette première partie du pontificat ne fut qu’une longue et difficile diplomatie entre les exigences injurieuses et les prétentions menaçantes de l’empire et la faiblesse consciencieuse du pape. Le choix que l’amitié lui avait suggéré au conclave de Venise était devenu le choix de sa politique. Il lui fallait un homme mixte, mêlé de sacerdoce et de monde, aussi capable de ménager la vertu scrupuleuse du pape, sincèrement religieux, que de concéder au pouvoir dominateur et absolu de l’empire et du conquérant ce que Dieu lui-même commande à ses ministres de céder à ceux auxquels il donne l’autorité irrésistible du champ de bataille.

VI

On sait que, depuis Marengo jusqu’à Wagram, Napoléon, favorisé et si souvent enivré par la victoire, était devenu le maître incontesté de l’Europe. Après Wagram il songea à perpétuer sa domination en se donnant une épouse plus jeune et des héritiers légitimes de sa puissance. Il fixa son choix sur une jeune princesse de dix-huit ans, Marie-Louise, que la maison d’Autriche sacrifia pour obtenir des conditions de paix et d’alliance plus intimes, et qui fut officiellement demandée à son père par les ambassadeurs de Bonaparte. Joséphine fut répudiée, et les conditions du mariage débattues avec le Pape.

Les cardinaux arrivent à Paris. Consalvi, privé de ses fonctions de ministre à Rome, n’était plus que le confident officiel de Pie VII. Voici comment il rend compte de sa ruine définitive.

VII

Pendant les années qui s’écoulèrent entre le premier ministère du cardinal Consalvi et la rupture violente des relations de l’empereur Napoléon avec Pie VII, le Pape, contraint par Napoléon, avait donné sa confiance officielle à un autre ministre. Le cardinal Fesch, ambassadeur de Napoléon, était très mal pour Consalvi.

Bonaparte l’estimait et le redoutait, il désirait son éloignement.

« À cette cause », dit le cardinal dans ses Mémoires, « s’en joignit une autre que je ne puis passer sous silence. Ainsi que je l’ai dit, le cardinal Fesch était ambassadeur de Napoléon à Rome. Il n’y eut pas d’attentions compatibles avec mes devoirs, d’égards délicats et en toute espèce de choses, que je n’eusse pour lui dès le principe. Fesch le savait ; il me témoigna tout d’abord une sincère reconnaissance, de l’estime et même de l’amitié. Mais plusieurs raisons altérèrent ensuite son affection pour moi. Je ne sacrifiais certainement pas mon honneur aux volontés de son maître, auprès duquel il ambitionnait de se faire bien venir. En conséquence, pour ne pas paraître vis-à-vis de l’Empereur ou peu perspicace ou peu habile, il fallait une victime sur le compte de laquelle on pût rejeter l’inflexibilité du Pape à ses désirs. Fesch avait un caractère fort soupçonneux, et il s’imaginait presque toujours voir en réalité ce qui n’existait pas même en rêve. Enfin, pour ne pas trop m’étendre sur ce sujet, il était par malheur devenu l’intime ami d’une famille dont le mari, par soif du lucre, et la femme, par vanité, étaient mes plus cruels ennemis. Je n’avais jamais voulu sacrifier les intérêts du Trésor à la cupidité du premier et la bienséance à la coquetterie de la seconde.

« Voyant, après de nombreux échecs, qu’ils n’avaient rien à gagner près de moi et sous mon ministère, ces pauvres gens dirigèrent tous leurs artifices et toutes leurs batteries vers l’ambassadeur de Napoléon. C’était déjà la puissance qui dictait la loi au monde. Ces gens espéraient qu’il leur serait possible de me faire sauter de mon poste. Pour arriver à leur but, ils employèrent le mensonge, la duplicité, la séduction.

« Tous ces motifs réunis amenèrent le cardinal Fesch à me représenter comme la cause unique de l’opposition du Pape à l’Empereur. Et cependant le Pontife n’avait pas besoin de tels mobiles. Mais il suffisait à l’ambassadeur de France de voir que le Pontife résistait pour inculper résolument son ministre. La douceur du caractère de Pie VII l’avait mal fait juger en France. On ne sut pas distinguer en lui ce besoin d’accomplir ses devoirs, besoin qui l’emportait sur tout le reste.

« Peu de paroles suffiront relativement à ce sujet, c’est-à-dire à l’opinion en partie personnelle et en partie inspirée que l’Empereur nourrissait sur mon compte. Il enjoignit à son plénipotentiaire de me communiquer la lettre qu’il lui écrivait de sa main, — ce qui fut fait. — En parlant de moi dans cette lettre, il termine ainsi : “Dites au cardinal Consalvi de ma part que, s’il aime son pays, il n’a qu’une de ces deux choses à faire : ou obéir à tout ce que je veux, ou bien laisser le ministère.”

« Je ne balançai point un instant quand le cardinal Fesch me fit lire cette dépêche, et je lui permis de répondre de ma part “que je ne ferais jamais la première des deux choses, et que j’étais tout prêt à exécuter la seconde dès que le Pape m’y autoriserait, afin de ne pas servir de prétexte ou de motif aux malheurs de mon pays”. Pendant tout le temps que le cardinal Fesch résida à Rome, les déclarations les plus impérieuses de l’Empereur contre moi, ainsi que les manifestes les plus péremptoires de sa volonté de ne plus me voir au ministère, et les menaces des plus grands périls pour l’État si je restais dans ma charge, se multiplièrent à l’infini. Les objurgations en vinrent à un tel point qu’il fallut toute la fermeté de ce caractère que l’Europe a depuis, et à son étonnement, admiré dans le Pape, pour le faire résister non moins aux efforts de la France afin de m’éloigner de ses côtés, qu’à mes prières elles-mêmes. Je les appuyais sur ma ferme résolution de n’être pas l’occasion de tous les désastres qui fondraient sur Sa Sainteté et sur l’État ; je disais qu’il fallait avoir soin de ne pas inculquer aux peuples, — quoique sans raison, — la pensée que ces désastres arrivaient parce que le Pape avait voulu me défendre, et qu’on les aurait évités s’il eût consenti à me sacrifier, quoique sans motifs, aux exigences de celui qui pouvait tout. Le Pape resta toujours inébranlable. Il trouvait en moi, disait-il, des qualités appropriées à son service et à celui de l’Église attaquée ; mais c’était un pur effet de sa bonté, car ces qualités n’existaient pas.

« La fureur de Napoléon, excitée par la résistance de Pie VII à ses desseins et à ses volontés, allait toujours croissant. Il avait substitué le ministre Alquier au cardinal Fesch, qu’il venait de rappeler, afin que son oncle et cardinal ne fût pas l’exécuteur de la dernière ruine de Rome, quand l’heure de la réaliser aurait sonné. Alquier reçut contre moi les mêmes ordres que son prédécesseur, mais ils n’eurent pas plus de succès pendant un certain temps. Enfin le moment arriva où le Pape crut opportun de se rendre à l’idée de ma retraite. Peu après, l’Empereur répondit au Pape par une note officielle de M. de Talleyrand, ministre des affaires étrangères. On reproduisait dans cette note les prétentions naguère exposées sur sa souveraineté dominatrice à Rome et dans l’État ecclésiastique, —  sulla sua soprasovranità di Roma e Stato ecclesiastico , — ainsi que sur la dépendance du Saint-Siège.

« Cette note demandait encore que l’on entrât dans le système de l’Empereur, que le Pape fît la guerre aux Anglais, qu’il reconnût pour ses amis et pour ses ennemis les amis et les ennemis de l’Empereur, et autres choses semblables, conséquences de sa prétendue soprasovranità. Le Pape répondit négativement à tout. Mais pour prêter à cet acte solennel un plus grand poids, pour qu’on ne pût attribuer ce refus à une influence étrangère, mais à la volonté spontanée et propre du Saint-Père lui-même, et pour que ce refus pût amener chez l’Empereur la conviction que l’unique et véritable impossibilité de manquer à ses devoirs sacrés et non des inspirations étrangères empêchaient Pie VII d’accéder à ses désirs, on jugea que c’était le moment de compenser le nom définitif donné aux prétentions impériales, par le bonheur qu’il ressentirait en m’arrachant lui-même du ministère. On prouvait ainsi à Napoléon que le Pape faisait pour lui plaire, bien qu’à contrecœur, tout ce qu’il était possible de faire, mais qu’il n’accordait pas ce que ses devoirs sacrés lui interdisaient de céder. Le Saint-Père se résolut d’autant mieux à consommer son sacrifice, — c’est ainsi qu’il l’appelait, dans sa bonté, — que les exigences de l’Empereur et les refus du Pape n’avaient pas été jusqu’alors livrés à la publicité. Il était donc permis d’espérer qu’après la satisfaction de mon renvoi obtenue, Napoléon se convaincrait de la réalité des obstacles s’opposant à ce que Pie VII adhérât à ses désirs, et que, dans ce cas, il se désisterait de ses prétentions. Il pouvait le faire sans froisser son amour-propre, justement parce que rien n’avait encore transpiré dans le public, ainsi que je l’ai dit. Je dois rendre justice à la droiture des intentions du Pape et à son excessive bonté envers moi. Il ne les fit céder qu’à cette considération puissante et ne se soumit qu’à ces réflexions. Il me sera permis de rendre encore justice, non à moi-même, — ce qui ne serait pas convenable, — mais à la vérité, sur une particularité qui me regarde. Je dirai donc que, quoique non-seulement je n’eusse pas ambitionné la secrétairerie d’État, mais encore que j’eusse fait tout mon possible pour en décliner les honneurs, cependant ce n’eût pas été au milieu des périls qui menaçaient le Saint-Siège et le Pape, mon grand bienfaiteur, que j’aurais privé l’un et l’autre de mes services, quels qu’ils fussent. Toutefois je me laissai guider dans ma conduite par la pensée dont je viens de parler. Il en coûta beaucoup à mon cœur à cause des circonstances, et aussi parce qu’il fallait quitter celui que je vénérais et chérissais tant.

« La chose ainsi arrêtée entre le Pape et moi, le même courrier extraordinaire portant à Paris le nouveau refus de Pie VII à propos des grandes affaires qui étaient l’objet des convoitises ambitieuses de l’empereur Napoléon, lui porta en même temps l’acceptation pontificale de mon éloignement du ministère, et la nomination de mon successeur. C’était le cardinal Casoni. Cela arriva le 17 juin 1806, si je ne me trompe. Je ne dois pas raconter la douleur du Pape et la mienne à cette séparation. Il me sera permis de dire seulement que ce ne fut pas sans des pleurs réciproques et que, dans la suite des temps, le Saint-Père ne démentit jamais son immense bienveillance envers moi.

« Je n’avais donc pas revu depuis mon arrivée le ministre Fouché. Voilà que ce soir-là, tandis que nous attendions la sortie des souverains de leurs appartements, il s’approche de moi, puis, me prenant par la main, il me conduit dans un coin du salon. Il me dit alors avec cordialité et intérêt : “Est-il vrai qu’il y a plusieurs cardinaux qui refusent d’assister au mariage de l’empereur ? ”

« À cette question, je me tus, n’ayant rien à riposter et ne voulant surtout désigner personne. Il ajouta : “Mon cher Monsieur le cardinal, ne savez-vous pas qu’en ma qualité de ministre de la police, je dois déjà être instruit avec certitude de ce que j’avance ? Ma demande n’est donc que de pure politesse.”

« Forcé de répondre, je lui déclarai que je ne savais vraiment ni combien il y en avait, ni qui ils étaient, mais que lui, Fouché, s’entretenait avec l’un d’entre eux. Il s’écria alors : “Ah ! que me dites-vous ? l’Empereur m’en a parlé ce matin, et il vous a nommé dans sa colère ; mais je lui ai affirmé que, quant à vous, il n’était pas à présumer que ce fût vraisemblable.”

« Je lui répétai que c’était vrai, et très vrai. Il me plaça aussitôt sous les yeux les dangereuses conséquences d’une telle action, qui intéressait l’État, la personne même de l’Empereur, ainsi que la succession au trône, et qui prêtait tant de hardiesse aux mécontents. Il n’y eut rien au monde qu’il ne tentât pour m’amener à persuader aux autres d’intervenir ou tout au moins, — car il m’entendait répéter que cela n’était pas possible, — à intervenir moi-même. Il me faisait remarquer que le plus grand mal était de me voir parmi ceux qui refusaient d’assister au mariage ; car, disait-il, “vous marquez, après le concordat et après avoir été premier ministre si longtemps”. Il ajouta quelque chose sur les qualités personnelles qu’il rencontrait en moi, quoiqu’elles n’y fussent certainement pas.

« Je tins ferme, et je répondis à tout. Je lui exposai les motifs qui nous obligeaient, bien qu’à nos risques et périls, à observer cette conduite, et je l’assurai que l’accomplissement de mes devoirs était ce que je voulais et devais avoir en vue plus que tout autre. Je ne lui cachai point ce que nous avions fait pour éviter la publicité d’un pareil choc ; je lui communiquai notre demande afin de ne pas être invités, demande restée sans effet.

« Il serait trop long de rapporter tout ce que nous échangeâmes de paroles dans cette conversation interminable, qui me coûta, je le répète, des sueurs de mort. Jamais il ne s’avouait vaincu, et il mit fin à l’entretien en affirmant que si nous ne voulions pas assister au mariage civil, on n’y ferait guère attention, quoique cela déplût beaucoup, mais qu’il fallait absolument nous rendre au mariage ecclésiastique, si nous ne cherchions pas à pousser les choses à la dernière ruine ; puis il me supplia d’en aviser mes collègues.

« Il obtint sans cesse une réponse négative, excepté à sa demande de notification aux autres cardinaux, notification que j’exécutai fidèlement.

« Notre dialogue fut interrompu par l’entrée des souverains, auxquels nous devions tous être présentés. À leur apparition, chacun courut prendre sa place. L’empereur tenait par la main la nouvelle impératrice, et lui désignait chaque personne à mesure qu’il les rencontrait dans le cercle. Quand il arriva à la place où nous étions, il s’écria : “Ah ! les cardinaux ! ” Puis, avec beaucoup d’amabilité et de courtoisie, il nous présenta un à un, nous appelant par notre nom et ajoutant à quelques-uns certaines qualités particulières, comme il fit pour moi en disant : “Celui qui a fait le concordat.”

« On sut ensuite qu’il ne s’était montré aussi gracieux que dans le but de séduire les cardinaux récalcitrants à sa volonté.

« Nous répondîmes tous par une inclination, et rien de plus. Ayant parcouru le cercle de notre côté, il alla où se trouvaient les autres grands de l’empire, les ministres, et il sortit enfin des salons pour se rendre au théâtre. Nous retournâmes à Paris, et les treize s’étant rassemblés chez le cardinal Mattei, je leur racontai ce que m’avait dit le ministre Fouché. Mes paroles, tout en augmentant la tristesse commune, ne modifièrent pourtant pas notre résolution.

« Le jour suivant, qui était le dimanche, on célébra le mariage civil à Saint-Cloud. Les treize n’y intervinrent pas. Des quatorze autres déjà nommés plus haut, onze assistèrent à cette cérémonie : ce furent les cardinaux Joseph Doria et Antoine Doria, Roverella, Vincenti, Zondadari, Spina, Caselli, Fabrice Ruffo, Albani, Erskine et Maury. Le cardinal Fesch fut le douzième. Le cardinal de Bayane, étant malade, ne put s’y rendre. Les cardinaux Despuig et Dugnani s’excusèrent sous prétexte de maladie. Tous les trois, ils écrivirent au cardinal Fesch, en déclarant qu’ils ne pouvaient aller à Saint-Cloud. Cela arriva le dimanche.

« Le lundi 2 avril était le grand jour de l’entrée triomphale de l’empereur et de la nouvelle impératrice à Paris pour célébrer la fonction du mariage religieux dans la chapelle des Tuileries.

« On avait espéré que les paroles de Fouché à Saint-Cloud auraient ébranlé les treize cardinaux, et qu’elles les engageraient pour le moins à intervenir au mariage ecclésiastique, s’ils ne voulaient pas assister au mariage civil. On prépara donc des sièges pour tout le sacré collège, quoique les treize n’eussent point participé au mariage civil.

« Quand sonna l’heure décisive, et que l’on s’aperçut que nous manquions encore à cette cérémonie, on fit enlever promptement les fauteuils vides, afin que le public ne remarquât pas trop notre absence.

« Douze cardinaux, y compris le cardinal Fesch officiant, assistèrent au mariage ecclésiastique, et ce furent ceux-là mêmes que j’ai nommés plus haut, à l’exception du cardinal de Bayane. Sa mauvaise santé ne lui avait pas permis d’aller au mariage civil ; il s’efforça, malgré ses douleurs, de se rendre à la chapelle, et il assista à la solennité. Le cardinal Erskine, très souffrant depuis longtemps, s’était rendu à Saint-Cloud la veille, ayant un pied dans la tombe, comme on a l’habitude de le dire. Il se leva le lendemain, et il était déjà prêt à aller aux Tuileries, quand il éprouva deux évanouissements qui le retinrent de force dans son hôtel. Les deux autres cardinaux, Dugnani et Despuig, s’excusèrent cette fois encore, alléguant pour motif leur santé, et ils n’assistèrent pas au mariage ecclésiastique. Tous trois écrivirent aussi ce jour-là même au cardinal Fesch, et ils lui firent savoir que la maladie les empêchait d’intervenir. On les considéra donc comme ayant assisté, puisque leur abstention n’était pas volontaire. Ils ne réclamèrent point, ils ne se défendirent point de cette accusation ; ils soutinrent même depuis que l’on devait et que l’on pouvait intervenir. Pendant la célébration du mariage civil et du mariage religieux, les treize cardinaux restés volontairement à l’écart ne sortirent point de leurs demeures, pas même la nuit. Ils renoncèrent à la curiosité de voir les fêtes et les illuminations qui eurent lieu avec tant de pompe dans ces deux journées ainsi que dans la soirée. Les convenances leur imposèrent cette réserve, et l’on s’imaginera facilement qu’ils eurent alors le cœur tourné vers d’autres pensées.

« Durant ces heures mémorables, ils ressentirent de mortelles angoisses en réfléchissant sur la grande action qu’ils entreprenaient et sur les conséquences qui devaient en découler. Ils restèrent tout ce temps dans une ignorance parfaite de l’impression produite par leur abstention sur l’esprit de l’empereur ; car, ainsi que je l’ai raconté, ils ne quittèrent pas leurs appartements, et personne n’osa les visiter.

« Quand Napoléon entra dans la chapelle, il jeta tout d’abord son regard sur les places réservées aux cardinaux. En n’en voyant que onze (le cardinal Fesch était à l’autel pour la fonction), ses yeux étincelèrent tellement et son visage prit un tel air de colère et de férocité, que ceux qui l’observaient présagèrent la ruine de tous les princes de l’Église n’assistant pas au mariage. Ils nous firent part de leurs inquiétudes, et ce que je vais ajouter prouvera qu’ils ne s’étaient pas trompés.

« Le jour suivant était réservé pour la quatrième invitation, celle relative à la présentation aux souverains assis sur leurs trônes. Comme il avait été convenu entre les treize qu’ils assisteraient à cette cérémonie, ils s’y rendirent tous. L’invitation portait qu’il fallait paraître en grand costume, c’est-à-dire revêtu de la pourpre cardinalice. Chacun de nous alla aux Tuileries à l’heure prescrite. Deux heures s’écoulèrent dans les appartements voisins de la salle du trône, où se trouvaient l’empereur et l’archiduchesse, environnés des rois, des princes du sang et des hauts dignitaires. Ces appartements étaient remplis par les cardinaux, le sénat, le corps législatif, les évêques, les ministres, et les autres corps de l’État, les chambellans, les dames du palais, etc. Nous y rencontrâmes nos collègues qui avaient assisté aux deux mariages civil et religieux. Ni les uns ni les autres ne parlèrent de cette affaire.

« Tout le monde était pêle-mêle, attendant l’heure de l’entrée. Enfin la porte s’ouvrit, et le défilé commença. Les sénateurs eurent la préséance sur les cardinaux, et ils furent introduits les premiers. Le cardinal Fesch étant sénateur, — je ne puis cacher dans cet écrit ce qui est indispensable pour qu’il soit véridique, — fit la faute de marcher avec les sénateurs plutôt qu’avec les cardinaux. Il préféra donc ainsi ce corps laïque à celui auquel, par sa dignité, son ancienneté et ses serments, il appartenait d’une manière plus étroite. L’exemple de nos collègues qui, quoique sénateurs, ne voulurent pas se joindre à ce corps, mais à celui auquel ils appartenaient depuis longtemps, ne produisit sur lui aucune impression. Après le sénat, le conseil d’État passa encore avant les cardinaux. Le corps législatif eut même le pas sur nous. Tandis que ces nombreux personnages défilaient successivement, et que les cardinaux, confondus dans la foule et sans le moindre égard pour leur dignité, dévoraient ces humiliations en attendant que le héraut d’armes ou le maître des cérémonies, qui était à la porte, les appelât enfin, on vit tout d’un coup s’élancer de la salle du trône un officier chargé d’un ordre de l’empereur. Sa Majesté l’avait appelé près du trône sur lequel elle était assise, et lui avait enjoint de pénétrer dans l’antichambre et d’en chasser tous les cardinaux qui n’avaient pas assisté au mariage, parce qu’elle ne daignerait pas les recevoir. L’officier allait sortir de la salle du trône quand l’empereur le rappela ; puis, changeant subitement son ordre, il lui intima de faire expulser seulement les cardinaux Opizzoni et Consalvi. Mais l’officier, ne saisissant pas bien cette seconde instruction, crut que l’empereur, après avoir chassé ces cardinaux, voulait que l’on nommât spécialement les deux cardinaux désignés. Il agit donc ainsi. Il est plus facile d’imaginer que de peindre cette expulsion de treize cardinaux en grande pourpre, expulsion opérée dans un lieu si public, à la face de tous et avec tant d’ignominie. Tous les yeux se tournèrent sur les treize cardinaux que l’on mettait à la porte ; ils traversèrent ainsi la dernière antichambre, les autres qui précédaient et qui étaient remplies de monde, les salles et le grand vestibule. Leurs voitures avaient disparu au milieu de la confusion ; ils retournèrent à leurs logis, pleins des pensées qu’un semblable événement devait provoquer dans leurs âmes.

« Les cardinaux qui étaient intervenus au mariage demeurèrent dans l’antichambre, et ils subirent encore l’humiliation de se voir précéder dans l’introduction, — je ne sais si ce fut une équivoque ou un ordre pour mortifier le corps auquel ils appartenaient, — par les ministres de l’empire, bien que le cérémonial français lui-même accorde la préséance sur eux aux cardinaux. C’était d’un seul coup blesser la justice, les règles et l’usage, qui les placent au-dessus des grands dignitaires et des princes du sang. Enfin, quand vint leur tour, ils furent admis. La fonction consistait à entrer lentement un à un, à s’arrêter au pied du trône, à faire une profonde inclination et à sortir par la porte de la salle suivante. Ce fut alors, — tandis que les cardinaux arrivaient un à un pour saluer respectueusement, — que l’empereur, du haut de son trône, adressant la parole, tantôt à l’impératrice, tantôt aux dignitaires et aux princes qui l’environnaient, dit, avec la plus vive animation et la plus grande colère, des choses très cruelles contre les cardinaux absents, ou, pour parler plus exactement, contre deux d’entre eux, ajoutant qu’il pouvait épargner les autres, car il les considérait comme des théologiens gonflés de préjugés, et que c’était la raison de leur conduite ; mais qu’il ne pardonnerait jamais aux cardinaux Opizzoni et Consalvi ; que le premier était un ingrat, puisqu’il lui devait l’archevêché de Bologne et le chapeau de cardinal ; que le second était le plus coupable du Sacré Collège, n’ayant pas agi par préjugés théologiques qu’il n’avait point, mais par haine, inimitié et vengeance contre lui Napoléon, qui l’avait fait tomber du ministère ; que ce cardinal était un profond diplomate, — l’Empereur le disait du moins, — et qu’il avait cherché à lui tendre un piège politique, le mieux calculé de tous, en préparant à ses héritiers la plus sérieuse des oppositions pour la succession au trône, celle de l’illégitimité.

« Toujours s’enflammant de plus en plus dans l’irritation de sa parole et dans la violence des expressions, il accumula tant de reproches contre moi que mes amis en furent consternés et me crurent tôt ou tard perdu sans rémission, tant étaient noires et terribles les couleurs sous lesquelles l’Empereur dépeignait l’acte que j’avais commis, ainsi que les autres, pour accomplir mes devoirs.

« Cette fureur de Napoléon contre moi était si réelle, que dans le premier accès, quand il sortit de la chapelle, le jour du mariage ecclésiastique, il ordonna d’abord de fusiller trois des cardinaux absents, Opizzoni, Consalvi et un troisième dont on ne sait pas le nom avec certitude, mais que l’on croit être Litta ou di Pietro. Ensuite il se borna à un seul, Consalvi. Je pense devoir la non-exécution de cette sentence à l’amitié du ministre Fouché, qui fit revenir l’Empereur sur sa détermination. On peut imaginer les émotions qu’éprouvèrent les treize, tant par leur expulsion qu’à cause de ce qu’on leur rapportait des faits et des gestes de l’Empereur. Le soir du mercredi, quelques-uns d’entre nous apprirent que ce jour-là même, on avait demandé, par ordre de l’Empereur, aux cardinaux Opizzoni et aux autres des treize promus à l’épiscopat, la démission de leurs évêchés. Ils étaient menacés de prison s’ils ne la donnaient pas immédiatement : ils la signèrent, avec cette réserve néanmoins qu’elle serait acceptée par le Pape. À huit heures, chacun de nous reçut un billet très succinct du ministre des cultes, dans lequel on nous annonçait que, à neuf heures précises, nous devions nous rendre auprès de ce haut fonctionnaire pour recevoir les ordres de l’Empereur.

« Tous nous y arrivâmes, qui par un chemin, qui par un autre, surpris, ignorants et pleins de crainte, en général, sans trop savoir que redouter. Nous nous rencontrâmes presque tous ensemble dans l’antichambre du ministre, et on nous introduisit dans son cabinet. Il y était, ainsi que le ministre de la police. Fouché nous dit qu’il se trouvait là par hasard, mais on comprit parfaitement qu’il n’en était rien. La vérité est que tous les deux avaient l’air très affligé de ce qu’ils allaient exécuter. Dès que Fouché m’aperçut : “Eh bien, monsieur le Cardinal, s’écria-t-il, je vous ai prédit que les conséquences seraient affreuses. Ce qui me fait le plus de peine, c’est que vous soyez du nombre ! ” Je le remerciai de l’intérêt qu’il me témoignait, et je lui dis que j’étais préparé à tout. Ils nous firent asseoir en cercle, et alors le ministre des cultes commença un long discours qui ne fut compris que du plus petit nombre, car parmi les treize il y en avait à peine trois qui sussent le français. Il nous dit donc en substance que nous avions commis un crime d’État, et que nous étions coupables de lèse-majesté ; que nous avions comploté contre l’Empereur, et qu’on en relevait la preuve dans le secret observé à son égard et à l’égard des autres cardinaux intervenus ; que nous devions cependant nous en ouvrir à lui, ministre des cultes, étant, en cette qualité, notre supérieur ; que le secret dont nous nous étions enveloppés prouvait aussi la malice de nos pensées et notre conspiration contre l’Empereur ; que nous n’avions pas voulu être éclairés sur la fausseté de notre opinion concernant le prétendu droit privatif du Pape dans les causes matrimoniales entre souverains, car si nous eussions agi de bonne foi, et si cette fausse idée eût été le véritable motif de notre conduite, nous aurions cherché à être mieux édifiés ; ce que lui et les autres auraient très facilement fait et avec succès, si nous nous étions entretenus de cela avec lui et avec eux ; que notre crime aurait de très graves conséquences pour la tranquillité publique, si l’Empereur, par sa force prépondérante, n’empêchait que cette tranquillité ne fût compromise ; qu’en agissant de la sorte, nous avions tenté de mettre en doute la légitimité de la succession au trône. Il conclut en déclarant que l’Empereur et Roi, nous jugeant comme rebelles et coupables de complot, lui avait enjoint de nous signifier : 1º Que nous étions dépouillés dès ce moment de nos biens tant ecclésiastiques que patrimoniaux, et que déjà on avait pris des mesures pour les séquestrer ; 2º que Sa Majesté ne nous considérait plus comme cardinaux, et nous défendait de porter aucune marque de cette dignité ; 3º que Sa Majesté se réservait le droit de statuer ensuite sur nos personnes. Et ici il nous fit pressentir qu’un procès criminel serait intenté à quelques-uns.

« Quand il eut terminé je pris la parole, et je répondis que nous étions accusés à tort de complot et de rébellion, crimes indignes de la pourpre et de notre caractère personnel ; que notre conduite avait été très simple et très franche ; qu’il était faux que nous eussions fait un secret de notre opinion à nos collègues intervenus, que nous leur avions même parlé à ce sujet, mais avec la mesure qui était nécessaire afin de nous garantir de l’accusation d’avoir cherché à recruter des prosélytes pour accroître le nombre des non-intervenants ; que si, malgré notre prudence, on nous traitait de la sorte, on nous aurait blâmés bien davantage si nous avions endoctriné ceux dont l’avis était contraire au nôtre ; qu’aucun d’eux ne pouvait nier de bonne foi que nous ne lui avions pas manifesté notre opinion et les motifs sur lesquels elle se basait ; que nous n’avions pas, il est vrai, fait des ouvertures au ministre des cultes, mais que nous étions allés chez le cardinal Fesch, auquel, comme à notre collègue et à l’oncle de l’Empereur, nous avions cru pouvoir parler avec plus de liberté et moins de publicité, justement pour envelopper la chose dans le mystère ; que le plus ancien d’entre nous lui avait confié, avec abandon et sincérité, notre détermination ; que nous lui avions aussi suggéré le moyen d’empêcher tout éclat, en le priant d’obtenir de l’Empereur qu’on ne nous invitât pas, et qu’il voulût bien se contenter de l’intervention de ceux qui étaient d’un avis différent du nôtre, et qu’on n’avait pas accepté ce moyen terme. J’ajoutai qu’entretenir d’abord du complot l’oncle de celui contre lequel on nous soupçonnait de tramer des intrigues, et prier ce même oncle d’en faire la révélation au neveu, c’était un mode tout nouveau de conspirer. Je fis remarquer encore que nous nous étions adressés à celui qui, partie intéressée au débat, était justement dans le cas de nous éclairer mieux que personne, s’il avait eu des raisons plus décisives que les nôtres. J’achevai en déclarant que Sa Majesté était libre d’agir à notre égard comme il lui plairait ; mais, qu’en respectant ses ordres, nous ne pouvions pas néanmoins admettre notre culpabilité pour le crime de rébellion et de complot que l’on nous imputait.

« C’est dans ce même sens à peu près que les cardinaux Litta et della Somaglia s’exprimèrent après moi. Tous les autres se turent, car ils ne comprenaient pas la langue et la parlaient beaucoup moins encore. Les deux ministres furent ébranlés par nos réponses, et comme ils étaient déjà fort affligés de ce qui arrivait et qu’ils désiraient, ainsi que du reste la politique le suggérait, arranger l’affaire, ils avouèrent que si l’Empereur avait entendu ces paroles, on pourrait espérer qu’il écouterait la voix de la clémence. Nous répondîmes qu’ils étaient autorisés à les lui communiquer. Les deux ministres répliquèrent que Napoléon n’ajouterait pas foi à leur relation, qu’il la considérerait comme un palliatif inventé pour le calmer ; mais que si telle était la vérité, il fallait lui écrire, ce qui produirait beaucoup plus d’effet.

« Nous fîmes connaître que nous n’éprouvions aucune difficulté à rendre hommage à ce qui était vrai. Les ministres conclurent en annonçant que, dans notre lettre, nous pouvions très bien affirmer que nous n’avions pas comploté, que nous n’étions pas coupables de rébellion et d’autres actes semblables ; mais que nous ne devions pas expliquer le motif de notre abstention, c’est-à-dire qu’il importait de ne pas revenir sur la non-intervention du Pape dans l’affaire, car cette non-intervention était ce qui irritait le plus et ce qui donnait lieu aux conséquences tirées contre le nouveau mariage et la descendance future ; que dans cette lettre, il fallait arguer d’un motif indifférent, par exemple la maladie, la difficulté d’arriver à temps à cause de la foule, ou une autre excuse banale.

« Nous répondîmes que ce biais était impossible ; que, tous, nous étions résolus à ne point trahir la vérité à n’importe quel prix ; que nous ne voulions pas manquer à nos devoirs et à nos serments de soutenir les droits du Saint-Siège ; que cette défense obligatoire exigeait l’allégation du véritable motif de notre conduite à l’exclusion de tout autre ; que nous ne nous attendions pas aux conséquences qui allaient, disaient-ils, découler de l’exposition du vrai motif, et que nous n’entrions même pas dans ces éventualités ; que nous ne prétendions point nous ériger en juges de l’affaire, mais que nous ne pouvions transiger en aucune façon sur la sincérité des causes qui nous avaient empêchés d’intervenir.

« Alors les ministres, voyant avec peine sacrifier des hommes innocents (car ils ne pouvaient pas s’empêcher de nous reconnaître comme tels), et désirant aussi accommoder la chose afin de contenter l’Empereur et de faire révoquer les mesures déjà prises et dont ils prévoyaient l’éclat, proposèrent diverses formules. L’un d’eux même déclara qu’il voulait essayer de trouver des expressions capables de concilier les deux parties.

« En parlant de la sorte, il se plaça à son bureau et rédigea des brouillons de phrases et des projets que l’on aurait pu, sous forme de modèle, accepter et copier dans la lettre pour l’Empereur. Alors on vit là ce qu’on voit d’ordinaire lorsqu’on se réunit en certain nombre, car il est impossible que plusieurs hommes aient tous les mêmes idées et envisagent au même instant une chose sous le même aspect.

« Il arriva donc qu’un de nous, perdant un peu l’équilibre, admit les formules proposées et même les copia avec assez d’imprudence afin de pouvoir plus facilement se rendre compte de la différence qui existait entre elles et cette autre formule qu’un esprit moins troublé et l’union des avis devait adopter plus tard et transcrire pour être remise à l’Empereur.

« Pendant ce temps, des cardinaux ne comprenant ni ce que l’on disait, ni ce que l’on faisait, — ils ignoraient le français, nous le répétons, et n’entendaient qu’imparfaitement et confusément ce qu’en rapportaient les autres qu’ils interrogeaient, — ne firent plus attention à la présence des ministres. Ils parlèrent en pleine liberté de la manière dont ils appréciaient l’affaire, et devinrent ainsi les principaux auteurs du rejet des modèles composés peu de minutes auparavant.

« En somme, ce fut là un triste quart d’heure. Comme les ministres insistaient pour qu’on rédigeât et qu’on signât, séance tenante, la lettre qu’ils devaient porter à Sa Majesté le lendemain matin, en allant lui rendre compte de l’exécution de ses ordres, c’est-à-dire de la communication qu’on nous avait faite, nous courûmes le risque d’attacher nos noms à un document dont nous n’aurions pas été contents peut-être en le relisant à tête calme et après cette épouvantable occurrence.

« Pour éviter un si grand péril, j’insinuai avec dextérité aux ministres qu’il y en avait beaucoup parmi nous qui ne savaient pas la langue, et qu’on ne pouvait pas minuter cette lettre à l’impromptu ; qu’il fallait d’abord combiner les opinions, et que, dans cette vue, on l’écrirait le matin suivant. Les ministres répondirent que c’était impossible, puisque le matin même ils devaient aller faire leur rapport à l’Empereur résidant à Saint-Cloud, et qui vers midi partait pour son voyage de Saint-Quentin et des Pays-Bas.

« Ils pressèrent donc pour que la chose se fît instantanément. Quelques-uns d’entre nous, ne saisissant pas bien l’importance de cette précipitation, y consentirent. M’apercevant que tout ce que l’on pouvait gagner était de sortir au plus tôt de l’appartement officiel et d’aller dans un endroit où il serait possible de s’expliquer avec maturité, je proposai aux ministres de nous laisser nous retirer dans la maison de notre doyen, qui était voisine. Je leur promis que cette nuit-là même nous rédigerions la lettre, et que dès les premières heures du jour on la consignerait au ministre des cultes, personnage le plus important de l’affaire et chargé par l’Empereur de l’exécution de ses ordres.

« Les raisons que j’alléguai furent heureusement goûtées. Pour qu’on ne mît pas d’entraves à notre sortie, je fis valoir l’ignorance de la langue française constatée chez plusieurs et même chez le plus grand nombre. Cette ignorance exigeait, répétais-je sans cesse, une perte de temps considérable pour arranger les termes avec eux. Je réussis ainsi à nous tirer de ce mauvais pas, et tous ensemble nous nous rendîmes chez le cardinal Mattei, qui demeurait à très peu de distance. Il était onze heures du soir quand nous nous séparâmes du ministre.

« En prenant congé de lui, on commit l’imprudence de lui donner à entendre qu’on avait fidèlement copié les expressions suggérées par les ministres, expressions qu’il eût été fort malheureux d’adopter.

« Arrivés dans l’appartement du cardinal Mattei, où nous pouvions parler en toute liberté, je m’empressai de relever l’inconvenance, — pour ne rien caractériser davantage, — qu’il y aurait à souscrire ces formules, et je fis saisir à tous ceux qui ne savaient pas la langue qu’ils n’avaient pas compris la portée des mots.

« Tous furent immédiatement d’avis de ne rien exprimer, dans la missive, en opposition avec nos devoirs ou qui pût altérer tant soit peu la vérité. On convint de l’exposer telle qu’elle était, en s’abstenant seulement de ce qui ne serait pas nécessaire. Il n’y avait plus à redouter que la différence existant entre notre lettre ainsi libellée et les formules des ministres. Là gisait l’insurmontable difficulté, car nous avions perdu le droit de leur confesser que nous ne nous souvenions pas très bien de leurs paroles, puisque l’un de nous avait commis la faute d’en prendre copie.

« On ne se dissimula point combien les ministres et l’Empereur seraient irrités en ne nous voyant pas suivre leurs conseils. Nous savions que le ministre de la police devait voir Sa Majesté avant celui des cultes, qu’il lui aurait raconté notre entrevue du soir, et que, afin d’être agréable, il lui annoncerait que notre lettre serait rédigée d’après leurs inspirations. Cette fâcheuse coïncidence devait encore accroître la colère de l’Empereur recevant une lettre si différente de celle qu’il attendait. Malgré ces réflexions, la volonté efficace de ne point faillir à nos devoirs et de ne rien tenter qui pût être réprouvé par la conscience prévalut dans nos âmes. Néanmoins on chercha, ainsi que l’exigeait la prudence, à ne pas trop s’éloigner de l’avis des ministres en ce qui n’était pas indispensable pour ne point trahir la vérité.

« Dans ce dessein, tous ensemble nous libellâmes un écrit dont chaque mot fut pesé un à un, et cinq heures s’écoulèrent dans ce travail. Notre lettre disait que, blessés par les accusations de complot et de rébellion qui nous avaient été révélées par le ministre de Sa Majesté, accusations si incompatibles avec notre dignité et notre caractère, nous nous faisions un devoir d’exposer nos sentiments à Sa Majesté avec la loyauté et l’énergie convenables à la circonstance.

« Ce commencement donnait à notre lettre la forme d’une réponse à des inculpations et rien autre, et nous montrions ainsi que notre but était uniquement de nous laver de la tache de révolte et de trahison. Nous déclarions ensuite qu’il n’y avait jamais eu de complot entre les cardinaux ; que la conduite tenue par nous résultait de nos sentiments propres, manifestés tout au plus dans des entretiens confidentiels ; que l’idée de voir le Pape exclu de cette affaire avait été la véritable cause de notre abstention ; qu’en agissant de la sorte, nous n’avions pas prétendu nous ériger en juges, ni semer dans le public des doutes sur la validité du premier mariage, ou sur la légitimité des enfants qui naîtraient du second ; qu’enfin il nous restait à prier Sa Majesté de bien se convaincre de notre obéissance. Dans cette lettre, personne ne songea, en aucune façon, à glisser quelque demande, afin d’être réintégrés dans la possession de nos fortunes et d’avoir le droit de porter la pourpre. Nous signâmes tous les treize par ordre d’ancienneté ; puis, vers quatre heures du matin on se sépara, et chacun retourna chez soi.

« Le cardinal Litta, qui habitait chez le cardinal Mattei, porta notre document au ministre des cultes, parce que Mattei ne parlait point français, et que le ministre n’entendait pas l’italien.

« Ce haut fonctionnaire, ayant lu la lettre, s’en montra satisfait. Il dit qu’il la remettrait à l’Empereur à Saint-Cloud, et qu’il nous ferait connaître dans la soirée la réponse de Sa Majesté. Le soir arrivé, nous reçûmes tous un billet du ministre nous annonçant que le ministre de la police, parti pour Saint-Cloud avant lui, venait de lui communiquer à son retour que l’Empereur avait avancé son départ, qu’en conséquence l’audience n’avait pas eu lieu. Le ministre des cultes ajoutait qu’il ne serait pas en son pouvoir de suspendre les ordres signifiés la veille, de la part du maître.

« En écrivant ces mots, le ministre voulait nous faire comprendre qu’il fallait obtempérer aux injonctions reçues et nous dépouiller tout de suite de nos insignes cardinalices. C’est ainsi que de rouges nous devînmes noirs. De là naquirent les deux noms qui, à dater de ce moment, furent partout en usage pour distinguer les Cardinaux noirs et les Cardinaux rouges. On séquestra immédiatement tous nos biens, et ce fut un séquestre d’un nouveau genre, car, au lieu de laisser les revenus de nos propriétés entre les mains des séquestrants, ainsi que c’est l’usage afin d’en rendre compte, on eut soin de les verser au trésor public.

« L’Empereur passa de Saint-Quentin dans les Pays-Bas, et il retourna peu après à Compiègne, ou à Saint-Cloud, — je ne me souviens pas très exactement de cela, mais je crois que ce fut à Compiègne. — Nous étions à Paris, et, comme nous n’avions plus de rentes, chacun s’empressa de renvoyer sa voiture, son domestique de place, et se contenta d’une habitation moins coûteuse.

« L’Empereur était revenu des Pays-Bas et chaque jour on apprenait une nouvelle contradictoire. Tantôt on répandait le bruit que Sa Majesté avait fait espérer la révocation de ses ordres contre nous aux ministres des cultes et de la police ainsi qu’au cardinal Fesch. Ce dernier parlait en notre faveur, parce que la distinction des rouges et des noirs lui déplaisait au suprême degré, les seconds étant beaucoup plus aimés et respectés que les premiers. D’autres fois on affirmait que Napoléon avait répondu en termes qui ne laissaient aucune espérance.

« Deux mois et demi s’écoulèrent dans ces alternatives. Le 10 juin, chacun de nous reçut un billet du ministre des cultes, qui nous convoquait chez lui à une heure marquée. Ces billets portaient l’indication d’heures diverses, mais chaque heure était désignée pour deux cardinaux à la fois. Nous nous rendîmes au moment prescrit, sans savoir pourquoi nous étions appelés. La première heure, — onze heures du matin, — avait été fixée au cardinal Brancadoro et à moi. J’arrivai avant lui. Le ministre me dit qu’il avait le déplaisir de me notifier que je devais partir dans les vingt-quatre heures pour Reims, où je resterais jusqu’à nouvel ordre ; puis il me donna mon passeport, préparé d’avance. Il communiqua la même nouvelle au cardinal Brancadoro, qui entrait comme je sortais. Tous les autres cardinaux reçurent la même intimation pendant les heures qui se succédèrent ; le lieu seul de l’exil fut ce que le ministre changea.

« Le cardinal Brancadoro et moi nous fûmes donc destinés pour Reims ; les cardinaux Mattei et Pignatelli pour Rethel, les cardinaux della Somaglia et Scotti pour Mézières, les cardinaux Saluzzo et Galeffi pour Sedan ; plus tard on les interna à Charleville, parce qu’il n’y avait point d’appartements à Sedan ; les cardinaux Litta et Ruffo Scilla furent envoyés à Saint-Quentin, le cardinal di Pietro à Semur, le cardinal Gabrielli à Montbard et le cardinal Opizzoni à Saulieu. Ces deux derniers se virent bientôt réunis au cardinal di Pietro.

« Il faut remarquer qu’en convoquant ainsi les cardinaux, on mit une attention particulière à éloigner les uns des autres les amis le plus étroitement liés. Par exemple, on sépara les cardinaux Saluzzo et Pignatelli, qui vivaient ensemble depuis plus de trois ans, les cardinaux Mattei et Litta, Gabrielli et Brancadoro qui habitaient sous le même toit depuis quelques mois. On m’adjoignit ce dernier, que j’avais vu à Paris moins que tous les autres, à cause de l’éloignement de nos demeures respectives, et je quittai le cardinal di Pietro, mon compagnon de voyage lorsque je vins de Rome à Paris. En un mot, chacun de nous fut uni à celui avec lequel il l’était le moins, bien que tous nous fussions de bons collègues. Le ministre des cultes nous offrit 50 louis pour les frais de route. Quelques-uns acceptèrent, d’autres remercièrent en refusant. Au moment de me rendre à ma destination, je fus appelé par le ministre. Il avait oublié, la première fois qu’il m’avait vu, de me délivrer cet argent, et il me pria de le prendre. Je m’empressai de décliner avec gratitude une pareille offre.

« Chacun se dirigea vers l’exil assigné. Très peu de temps après, nous reçûmes une lettre du ministre des cultes annonçant que nous avions 250 francs par mois pour notre subsistance. Je remerciai encore, sans vouloir accepter. Je crois que tous les autres répondirent dans le même sens.

« C’est ainsi que cette affaire a été conduite jusqu’à cette heure. Seule la Providence sait ce que l’avenir nous réserve. En attendant, nous vivons dans notre exil, nous privant de toute société, ainsi qu’il convient à notre situation comme à celle du Saint-Siège et du Souverain Pontife, notre chef. Les cardinaux rouges sont restés à Paris, et l’on dit qu’ils fréquentent le grand monde. »

Lamartine.