(1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « L’abbé de Choisy. » pp. 428-450
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(1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « L’abbé de Choisy. » pp. 428-450

L’abbé de Choisy.

L’abbé de Choisy aimait à se déguiser ; dans son enfance et dans sa jeunesse on l’avait accoutumé à s’habiller en fille ; il en garda le goût, et l’on assure que bien plus tard même, et à l’âge où il rougissait le plus de cette manie efféminée, il s’enfermait encore pour se mettre en douairière, soupirant, hélas ! de ne plus pouvoir s’étaler en marquise galante ou en bergère. Dans tous les états où il parut successivement, on le vit d’ailleurs porter le même esprit de légèreté, de grâce, d’étourderie spirituelle. Sa vie ressemble à une comédie des plus diverses et des moins vraisemblables, et l’on ne saurait dire avec lui où finit le déguisement. Abbé tonsuré dès l’enfance, mais surtout voué à la cornette et aux chiffons, coquette comme une nonne de Vert-Vert et libertin comme un perroquet, tour à tour comtesse de Sancy dans la paroisse Saint-Médard, et comtesse des Barres en Berry, puis pénitent, mais toujours léger, une manière d’apôtre à Siam converti et convertisseur sans tristesse, écrivain agréable et même délicat, finalement historien de l’Église, et doyen de l’Académie française, sa carrière, qui dura quatre-vingts ans, compose une mascarade complète, et, dans chacun de ses rôles, il fut au naturel, au sérieux, avec sincérité, et à la fois avec un air d’amusement et de badinage. Jolie créature dans son enfance, vieillard très agréable et très goûté malgré les années, il ne put jamais réparer les fautes de sa première vie ni couvrir les frivolités de son caractère. Eût-il vécu cent ans, il n’aurait jamais obtenu ce qui s’appelle considération, autorité ; mais il sut mériter l’indulgence et l’affection, et il peut encore être étudié aujourd’hui comme une curiosité du Grand Siècle et comme une gentille bizarrerie de la nature.

François-Timoléon de Choisy, prieur de Saint-Lô de Rouen, de Saint-Benoît-du-Sault et de Saint-Gelais, grand doyen de la cathédrale de Bayeux, etc., etc., naquit à Paris, en 1644, d’une de ces hautes familles bourgeoises qui avaient le privilège de fournir à l’ancienne monarchie ses meilleurs secrétaires d’État, ses conseillers et ministres les plus laborieux et les plus fidèles. Son père avait passé sa vie dans les intendances, dans les ambassades, et il était, en dernier lieu, chancelier de Gaston, frère de Louis XIII. Sa mère, femme de beaucoup d’esprit, une précieuse en son temps (avant que le mot fût devenu ridicule), belle, active, intrigante, était arrière-petite-fille de l’illustre et grave chancelier de L’Hôpital. Il est curieux qu’une folle branche issue de cette souche antique et vénérable soit venue ainsi aboutir à l’abbé de Choisy. La nature, en créant des femmes, se trompe quelquefois et fait des viragos qui ne rêvent qu’exercices virils, tournois et jeux de guerre. Elle se trompa en sens inverse à l’égard de l’abbé de Choisy, et elle lui donna, avec la gentillesse du visage, les goûts futiles de l’esprit et l’amour inné du miroir. La mère de l’abbé fit tout pour prolonger et pour cultiver en lui cette erreur de la nature. Il reçut la plus funeste éducation qui se puisse imaginer, celle qui pouvait le plus aider au développement de sa nature féminine et puérile ; il fut élevé dans la ruelle de sa mère. Si cette mère idolâtre s’occupait, par ses conversations et par les lettres qu’elle lui dictait, à lui façonner l’esprit au bon langage et à la politesse du monde, elle lui apprenait encore mieux à idolâtrer sa petite personne :

Ma mère, dit-il, avait tant de faiblesse pour moi, qu’elle était continuellement à m’ajuster. Elle m’avait eu à quarante ans passés ; et comme elle voulait absolument encore être belle, un enfant de huit à neuf ans qu’elle menait partout la faisait paraître encore jeune. On m’habillait en fille toutes les fois que le petit Monsieur (frère de Louis XIV) venait au logis, et il y venait au moins deux ou trois fois la semaine. J’avais les oreilles percées, des diamants, des mouches, et toutes les autres petites afféteries auxquelles on s’accoutume fort aisément, et dont on se défait fort difficilement.

En même temps qu’elle réussissait, sans trop de peine, à faire ainsi de son fils une petite-maîtresse, elle s’attachait à lui inculquer les principes et l’art du courtisan, et elle semble avoir réduit à ce point toute la morale :

Écoutez, mon fils, lui disait cette petite-fille amollie du chancelier de L’Hôpital, ne soyez point glorieux, et songez que vous n’êtes qu’un bourgeois… Apprenez de moi qu’en France on ne reconnaît de noblesse que celle d’épée… Or, mon fils, pour n’être point glorieux, ne voyez jamais que des gens de qualité. Allez passer l’après-dînée avec les petits de Lesdiguières, le marquis de Villeroi, le comte de Guiche, Louvigny : vous vous accoutumerez de bonne heure à la complaisance, et il vous en restera toute la vie un air de civilité qui vous fera aimer de tout le monde.

Tels étaient les préceptes de cette bonne mère, et desquels son fils nous assure ingénument avoir bien profité, car « il est arrivé, nous dit-il, qu’à la réserve de mes parents, qu’il faut bien voir malgré qu’on en ait, je ne vois pas un homme de robe. Il faut que je passe ma vie à la Cour avec mes amis, ou dans mon cabinet avec mes livres ». Ainsi, par principe, il ne va chercher des amis qu’à la Cour, et nulle part ailleurs ; la méthode est nouvelle. D’amitié, d’attachement véritable, Mme de Choisy n’en admettait pas qui ne fût à ce point de vue du courtisan et dans l’unique but du crédit et de la fortune. Un jour, le petit abbé (depuis cardinal) de Bouillon, le neveu de Turenne, avait eu querelle au collège avec l’abbé d’Harcourt ; cela fit bruit. Le lendemain, Mme   Choisy demanda à son fils s’il était allé rendre visite à l’abbé de Bouillon :

Je lui dis que non, nous raconte Choisy, et que l’abbé d’Harcourt était de mes amis. Elle me pensa manger : Comment, dit-elle, le neveu de M. de Turenne ! Courez vite chez lui, ou sortez de chez moi. C’était une maîtresse femme, qui voulait être obéie et qui faisait ma fortune.

Choisy, comme on voit, ne sait pas cacher son admiration pour tant de sagesse. C’est ainsi qu’elle le morigénait dès l’enfance et lui enseignait le code de l’honneur du courtisan. Une autre recommandation de cette vertueuse mère, et qu’elle ramenait souvent, était de ne point s’attacher, en définitive, aux princes ou membres de la famille royale, mais au roi seul : « Attachez-vous, mon fils, non aux branches, mais au tronc de l’arbre. » Hors de là, point de salut. L’abbé de Choisy fut de tout temps fidèle à ces articles du catéchisme de sa mère, et on le vit jusqu’à la fin idolâtre du roi, courtisan jusqu’à l’indiscrétion, d’ailleurs un modèle de complaisance et de civilité avec tous, et meilleur homme au fond, plus fidèle à ses amis dans la disgrâce qu’on n’eût pu l’attendre d’une pareille discipline.

Cette mère égarée tint près d’elle son fils presque toujours habillé en fille jusqu’à l’âge de dix-huit ans. Il en avait vingt-deux quand elle mourut (1666). Dans le partage qu’il fit de la succession avec ses deux frères, il choisit de préférence les pierreries, ce qui brillait ; il se jeta naturellement là-dessus comme Achille sur les armes :

Nous fûmes tous trois contents, dit-il ; j’étais ravi d’avoir de belles pierreries ; je n’avais jamais eu que des boucles d’oreilles de 200 pistoles et quelques bagues, au lieu que je me voyais des pendants d’oreilles de 10 000 francs, une croix de diamants de 5 000 francs, et trois belles bagues : c’était de quoi me parer et faire la belle.

Et en effet, pendant les années qui suivirent, l’abbé de Choisy, livré à lui-même, et hors de toute contrainte, fit la belle tant qu’il voulut, et s’abandonna follement à toute la bizarrerie de ses goûts. On sait la charmante scène du Mariage de Figaro, quand Chérubin, aux pieds de la comtesse, est entre les mains de la folâtre Suzanne, qui lui arrange le collet : « Là ! mais voyez donc ce morveux, comme il est joli en fille ! j’en suis jalouse, moi. — Voulez-vous bien n’être pas joli comme ça ? » L’abbé de Choisy, jeune, auprès de sa mère, avait bien des fois été l’objet d’un pareil propos, et cette situation lui était restée en idée comme la plus ravissante et la plus désirable. Il aurait voulu éterniser ce moment, et il le prolongea, il le renouvela dans sa vie tant qu’il puth. Un jour que Mme de La Fayette le rencontra dans un accoutrement qui tenait des deux sexes, en habit d’homme et avec des pendants d’oreilles et des mouches, cette femme d’esprit et de raison lui dit, sans doute en plaisantant et pour lui faire honte, que ce n’était guère la mode pour les hommes, et qu’il serait mieux tout à fait en femme. Les passions ne se font pas répéter deux fois ce qui les flatte. L’abbé de Choisy prit au mot l’ironie de Mme de La Fayette, et sur une si grande autorité, dit-il, il adopta l’habillement complet, coiffure et le reste. Il faut l’entendre décrire ses toilettes et ajustements dans le plus grand détail ; il s’y délecte, il s’y étend, il y excelle. C’est là le trait le plus saillant, le plus original de cette vaine et futile nature, et qui trahit à quel point chez lui la coquetterie de femme était innée. On a vu mainte fois le travestissement être un moyen de licence et de désordre, et servir à faciliter des passions, des intrigues ; c’est le cas le plus ordinaire. Pour l’abbé de Choisy, qui n’est certes pas exempt de coupables désordres, le travestissement toutefois semble être encore la chose principale, l’attrait le plus vif ; il aime le miroir pour le miroir, la toilette pour elle-même, la bagatelle pour la bagatelle. Être devant une glace à s’adoniser et à faire des mines avec une mouche ou une boucle qui lui sied, ayant autour de lui un cercle qui l’encense et qui l’admire, et qui lui dit sur tous les tons : Vous êtes belle comme un ange ! c’est là son idéal et son suprême bonheur.

M. de Lamennaisi, dans l’écrit intitulé Affaires de Rome, racontant le voyage qu’il y fit en 1832, a dépeint en quelques traits satiriques, et plus fins qu’on ne l’attendrait d’une plume si énergique, le caractère du cardinal de Rohan, qui s’y trouvait alors :

Extrêmement frêle de complexion et d’une délicatesse féminine, dit M. de Lamennais, jamais il n’atteignit l’âge viril : la nature l’avait destiné à vieillir dans une longue enfance ; il en avait la faiblesse, les goûts, les petites vanités, l’innocence ; aussi les Romains l’avaient-ils surnommé il Bambino. Un homme tel que celui-là est toujours conduit par d’autres qui ne le valent pas…

Tous ceux qui ont connu, ou même qui n’ont fait qu’entrevoir le cardinal de Rohan, savent à quel point ces quelques traits sont fidèles. C’est un exemple que j’aime à prendre, parce que c’est, comme l’a remarqué M. de Lamennais, un exemple innocent, et où il ne se mêle à la coquetterie aucunes mauvaises mœurs. Mais cette coquetterie féminine de toilette que j’ai relevée dans l’abbé de Choisy, le cardinal de Rohan l’avait au plus haut degré, et une riche dentelle qu’il revêtait avec grâce était pour lui un sujet de satisfaction et de triomphe. Il l’essayait longtemps devant son miroir, et il avait la faiblesse de s’en souvenir jusqu’en montant les degrés de l’autel. Je le vois encore à Besançon, au début d’une cérémonie pontificale, dans toute sa splendeur d’ornements et presque d’atours, lançant au passage une œillade riante et coquette, parce qu’on lui avait dit que quelques personnes, arrivées de Paris la veille, y assistaient.

Ici toute comparaison s’arrête. L’abbé de Choisy poussait les choses beaucoup plus loin, et je me garderai bien de le suivre dans les incroyables épisodes de sa jeunesse. Il fallait, pour se les permettre, que la police alors fût bien mal faite et l’autorité bien complaisante. Ne nous plaignons jamais des mœurs de notre temps, quand nous lisons le récit de celles qu’on n’interdisait pas absolument à l’abbé de Choisy. Il put, pendant des mois ou des années, s’établir dans le faubourg Saint-Marceau, y prendre maison, carrosse, avoir un banc à la paroisse, y suivre les offices avec honneur, être même un jour prié de faire en cérémonie la quêteuse, et tout cela sous l’habit et le nom de la comtesse de Sancy, bien qu’on soupçonnât fort ce qu’il était réellement. Il ne fut admonesté par l’autorité ecclésiastique supérieure qu’à la dernière extrémité. Au sortir de là, tout averti qu’il était, il s’obstina à garder son habillement favori, à le promener en plein monde, en plein théâtre. Un jour, à l’Opéra, il se trouvait dans la loge du jeune Dauphin, fils de Louis XIV, quand M. de Montausier entra : « J’étais à la joie de mon cœur, dit-il ; Rabat-Joie arriva. » Le chancelier de L’Hôpital en personne, voyant en cet état son indigne descendant, n’aurait pas ressenti plus de mépris :

Madame ou mademoiselle, car je ne sais comment vous appeler, lui dit M. de Montausier en le saluant ironiquement, J’avoue que vous êtes belle, mais, en vérité, n’avez-vous point de honte de porter un pareil habillement, et de faire la femme, puisque vous êtes assez heureux pour ne l’être pas ? Allez, allez vous cacher : M. le Dauphin vous trouve fort mal comme cela.

Ce dernier point n’était pas exact, et le petit Dauphin, au contraire, ne se trouvait pas du tout scandalisé. L’abbé de Choisy, fort surpris de ce qu’il appelle la bizarrerie de M. de Montausier, mais à qui rien n’était sensible comme une désapprobation royale ou ce qui en approchait, crut là-dessus qu’il était bon de s’éclipser, et, durant deux ou trois ans, il alla vivre incognito dans un château du Berry qu’il acheta tout exprès, se faisant appeler la comtesse des Barres, jouant la comédie, s’habillant, se déshabillant, se coiffant et se mirant tout le jour, entouré de la noblesse et de la gentilhommerie du pays, curés, intendants, évêques, Mme la lieutenante générale, tous honnêtes gens qui raffolaient de lui comme d’une élégante Parisienne, et en usant sous main de telle sorte, qu’en d’autres temps il aurait pu avoir affaire au procureur du roi pour séduction de mineures. Vieux et soi-disant converti, l’abbé de Choisy trouvait encore un indicible plaisir à raconter ces aventures de sa jeunesse à de graves amis, tels que d’Argenson, qui l’écoutaient avec étonnement, ou même à des dames philosophes, telles que Mme de Lambert, qui le questionnaient avec indulgence.

Il poussa cette indigne vie aussi longtemps qu’il lui fut possible, et il n’avait guère moins de trente-trois ans quand il la quitta. La barbe ne lui était pas venue, car il l’avait fait passer de bonne heure, au moyen de je ne sais quelle eau, mais la beauté et le visage s’en étaient allés. Une passion chasse l’autre, dit-il. Il voyagea en Italie et y devint joueur. Il se ruina, s’endetta, et il en était à regretter d’un air sérieux ses premiers désordres, car « le ridicule, pensait-il, est préférable à la pauvreté ». Le pauvre homme, enfin, avec de l’esprit et bien des qualités aimables, était plus qu’en chemin de se rendre à tout jamais ridicule et méprisable dans la société, quand il commença à faire quelques réflexions sérieuses, auxquelles une maladie grave vint prêter appui. Le 3 août 1683, il tomba malade à la place Royale, où il demeurait alors. Il vit la mort de près, il entendit les médecins dire de lui : « Il n’en a pas pour deux heures. » L’image de sa vie passée lui apparut sous son vrai jour ; rapproche des jugements de Dieu le jeta dans l’épouvante. Il guérit, et ne quitta son lit de moribond que pour passer au séminaire des Missions étrangères, et du séminaire aux Indes comme une espèce d’apôtre.

L’abbé de Choisy a consigné les circonstances et les motifs de sa conversion dans quatre Dialogues sur l’Immortalité de l’âme, l’Existence de Dieu, la Providence et la Religion, qu’il publia dès l’année suivante (1684) : c’était ne pas perdre de temps. Le caractère de l’abbé de Choisy, en toute chose, est de ne pouvoir se contenir, et, dans le bien comme dans le mal, il est prompt, naturel et volontiers indiscret. Ces Dialogues ne sont pas entièrement de lui ; c’est le résultat des conversations sérieuses qu’il eut avec un de ses amis, l’abbé de Dangeau, homme distingué, estimable, métaphysicien aussi exact qu’on peut l’être, grammairien philosophe, et qui, à dater de ce jour, prit sur l’abbé de Choisy un ascendant des plus salutaires. Dangeau trouvait même que son ami, qui avait pour point de départ une certaine incrédulité légère, allait vite en besogne, et qu’avec sa vivacité d’imagination il passait vite sur les intermédiaires, toujours en deçà ou au-delà. Faites-moi voir qu’il y a un Dieu aussi clairement que je vois qu’il est jour, demandait le Timoléon des Dialogues à Théophile (c’est-à-dire Choisy à Dangeau). « Dès que je serais persuadé de la puissance et de la bonté de Dieu, rien ne me serait difficile à croire. » — « Je n’ai donc, lui répondait Théophile, qu’à vous prouver qu’il y a un Dieu et que votre âme est immortelle, et vous êtes capucin. » Et Dangeau disait· encore, en parlant de cette conversion facile et un peu fragile de l’abbé de Choisy, et quand on lui en faisait compliment : « Hélas ! à peine ai-je eu prouvé à cet étourdi l’existence de Dieu, que je l’ai vu tout prêt à croire au baptême des cloches. »

Pourtant la conversion de l’abbé de Choisy nous offre quelques traits aimables et sincères, et on n’a qu’à les relever dans le Journal qu’il fit, et qu’il publia bientôt après, de son voyage à Siam. Vers 1684, il était venu à Louis XIV une ambassade de Siam, de laquelle il semblait résulter qu’il suffisait d’envoyer au roi siamois un ambassadeur et quelques missionnaires pour le convertir au christianisme, lui et ses sujets. L’abbé de Choisy apprit, au séminaire où il était alors, ce projet d’une mission pour Siam : la palme de saint François-Xavier brilla aussitôt à ses yeux, et, avec le zèle d’un néophyte, il pensa que ce serait beau à lui d’aller, pour coup d’essai, évangéliser ce royaume lointain. Il n’était que tonsuré, il est vrai, et point prêtre. Mais qu’importe ! il ferait sa retraite en voyage, il se ferait ordonner prêtre là-bas en débarquant. Il courut chez M. de Seignelay, ministre de la marine, pour solliciter l’ambassade apostolique ; la place était déjà donnée à un officier de marine, homme de religion et de vertu, le chevalier de Chaumont ; Choisy ne put obtenir que la coadjutorerie de l’ambassade, terme bizarre et qui semblait fait pour lui. Ce coadjuteur de nouvelle sorte s’embarqua donc à Brest, le 3 mars 1685, le plus joyeux, le plus allègre des hommes, obéissant à ses curiosités, à ses inconstances, fuyant peut-être ses créanciers, et croyant suivre un rayon de la grâce. On a l’agréable relation de son voyage et de ses impressions diverses jour par jour ; il l’adressait à ce même ami qui l’avait converti l’année précédente, l’abbé de Dangeau. L’abbé de Choisy avait alors quarante et un ans.

Dans ce Journal, il est un peu trop question des vents et des hauteurs ; mais les lettres où l’auteur parle de lui sont divertissantes et des plus naturelles. L’abbé de Choisy est le plus aimable et le plus commode des voyageurs, ne s’ennuyant jamais, ne se repentant pas un moment, voyant le bon côté de tout. Il est en compagnie de missionnaires et de Jésuites, dont quelques-uns sont de grands mathématiciens : il en profite pour s’instruire. À peine remis du mal de mer, il apprend le portugais, l’astronomie ; il parle marine, il jase latitude et longitude. Dès les premiers jours, il sait tous les termes en usage à bord : « Il faut bien s’y accoutumer, écrit-il ; je dis à mon valet-de-chambre : Amarrez mon collet. » On prêche, et il trouve tout le monde éloquent :

Il n’y a pas un mousse sur notre vaisseau qui ne veuille aller en paradis : cela supposé, le moyen que les sermons ne soient pas bons ? — Oh ! qu’aisément tout nous porte à Dieu, s’écrie-t-il encore avec un sentiment très vif et très sincère, quand on se voit au milieu des mers sur cinq ou six planches, toujours entre la vie et la mort ! Que les réflexions sont touchantes quand les occasions de mal faire sont éloignées !… Pour moi, je ne crois pas qu’il y ait un meilleur séminaire qu’un vaisseau.

Les jours de calme, et quand la mer lui paraît « comme un grand étang frisé par les zéphyrs », on donne bal à bord du vaisseau pour se distraire ; ce sont des luttes entre les matelots bretons et les provençaux. M. l’ambassadeur, assisté des missionnaires, est juge des coups. On crie Vive le roi ! Choisy n’a garde de l’oublier, car, après Dieu et à côté de Dieu, le roi a tous les honneurs : « On respecte beaucoup Sa Majesté sur la terre, mais on l’aime bien sur mer », ajoute-t-il avec une sorte de tendresse qui n’est pas jouée. On donne aussi des concerts, on chante. Le facile Choisy se prête à tout, admire tout. À terre, il ne trouvait qu’un Dangeau, un Théophile (comme il le désigne dans ses Dialogues) ; à bord, il trouve une demi-douzaine de Théophiles :

J’explique du portugais avec le père Visdelou ; M. Basset m’apprend ce que c’est que les ordres sacrés ; je regarde dans la lune avec le père de Fontenai ; je parle du pilotage avec notre enseigne Chammoreau, qui en sait beaucoup ; et tout cela en passant, sans empressement, en se promenant. Et quand je me veux faire bien aise, je fais venir M. Manuel, l’un de nos missionnaires, qui a la voix fort belle, et qui sait la musique comme Lully. Vous savez si j’aime la musique ; et cela ne s’oppose point au séminaire. Qu’est-ce que le paradis, qu’une musique éternelle ?

On s’explique déjà quel est ce genre d’esprit vif, badin, curieux, étourdi, plein de grâce, et se faisant beaucoup pardonner quand on rapproche une fois et qu’on le connaît. Sa première vie ne l’a point dépravé autant qu’il semble qu’elle aurait dû faire il devient évident qu’il y a eu dans son fait plus de frivolité que de débauche ; il est resté très naturel, très capable de bonnes impressions ; il suffit qu’il soit entouré de bons exemples : il les imite et les réfléchit. C’est une de ces natures qui sont en tout des échos, des reflets fidèles et variés de leur temps et de leurs entours : excellents témoins de la langue courante, toutes les fois que leur parole se fixe par écrit.

L’expression de l’abbé de Choisy est gaie, légère, et a quelque chose des grâces de l’enfance. Son esprit et sa plume semblent avoir gardé l’âge de Chérubin. Il a pour les langues la facilité de mémoire d’un enfant. Du portugais, en un clin d’œil, il passe au siamois : il en est bientôt maître, et peut jargonner et caqueter dans les deux langues. Il sent bien son faible, qui est de ne pas réfléchir beaucoup, de ne pas assez mûrir ses connaissances :

Je veux toujours écrire et ne jamais lire ; j’avoue que ce n’est pas le moyen d’être savant. Chacun a son faible. Il faut que je barbouille, aussi aise quand j’ai ma plume à la main, que quand M. le Prince y a son épée. Heureuse postérité, si ces deux instruments étaient, chacun dans sa sphère, également bien employés !

C’est un charmant causeur, trouvant de jolies paroles qui précèdent quelquefois la pensée, mais qui atteignent souvent la nuance fugitive. Il a l’esprit à la fois fin et crédule ; il pressent le dessous de cartes de bien des choses, mais en même temps sa mobilité le retient à la superficie. Il est prêt, en toute rencontre, à croire à l’apparence, à accepter le merveilleux. Un M. Basset prêche sur le vaisseau et lui fait l’effet d’un Bourdaloue :

Il y a un peu de miracle à son affaire, dit Choisy ; et, à mesure qu’il approche du lieu de sa mission, Dieu lui fait de nouvelles grâces et lui donne de nouveaux talents. Car enfin, nous le connaissons ; il parlait comme un autre dans les conférences au séminaire ; il avait même quelque peine à s’expliquer. Ici, c’est un torrent d’éloquence…

Si l’on allait à une vraie mission apostolique, j’y regarderais à deux fois avant de contester cette subite infusion d’éloquence à M. Basset ; mais, dans le cas présent, on ne va qu’à une mystification (ce voyage de Siam ne fut pas autre chose), et il est bien clair pour tous que Choisy, en voyant du miracle, y met du sien.

Et ce même homme qui est si crédule sur l’article de M. Basset, saisira très bien, tout à côté, et nous rendra d’une manière charmante l’art et l’esprit habile des Jésuites qui, à peine débarqués dans un endroit, au cap de Bonne-Espérance ou à Batavia, chez les Hollandais protestants, se hâtent d’établir leur observatoire et de se faire bien venir en mettant du premier jour leur science, leurs lunettes astronomiques, au service de la curiosité populaire : « Ils vont dresser leurs machines, dit Choisy, pour au moins payer leur hôte avec un peu de Jupiter et de Mercure. » Et il ajoute comme moralité : « C’est une bonne chose, par tout pays, que l’esprit. »

Pourtant, cette nature fine et mobile de Choisy a bien saisi, par éclairs, le vrai sentiment de l’inspiration apostolique. Parlant d’un saint prêtre qu’il rencontre à Batavia, il le peindra avec une expression heureuse et simple : « C’est un vénérable vieillard qui a été près de trente ans à la Cochinchine ou au Tonquin : sa vie passée lui met sur le visage une gaieté perpétuelle. »

Choisy est modeste, il ne se fait point valoir, et c’est une des grâces de son esprit de ne jamais prétendre à plus qu’il ne doit. Tandis que les Jésuites, à bord, s’appliquent à l’astronomie, les autres missionnaires font des conférences ; Choisy y assiste :

Pour moi, je tâte un peu de tout, écrit-il à Dangeau, et si je ne deviens pas savant, ce qui n’est pas possible puisque je ne le suis pas devenu à votre école, j’aurai au moins une légère teinture de beaucoup de choses. J’ai une place d’écoutant dans toutes leurs assemblées, et je me sers souvent de votre méthode : une grande modestie, point de démangeaison de parler. Quand la balle me vient bien naturellement, et que je me sens instruit à fond de la chose dont il s’agit, alors je me laisse forcer et je parle à demi-bas ; modeste dans le ton de la voix aussi bien que dans les paroles. Cela fait un effet admirable : et souvent, quand je ne dis mot, on croit que je ne veux, pas parler ; au lieu que la bonne raison de mon silence est une ignorance profonde, qu’il est bon de cacher aux yeux des mortels. Encore est-ce quelque chose d’avoir profité de vos leçons.

À un moment il se met en tête d’étudier Euclide ; il faut bien faire un peu de tout. Arrivé au cap, on rectifie la longitude, qui est en défaut ; il raconte cette opération et il ajoute : « Je n’y ai pas été tout à fait inutile ; pendant que le père de Fontenai était à sa lunette, et que les autres avaient soin des pendules, je disais quelquefois, Une, deux, trois, quatre, pour marquer les secondes. » Le moyen d’en vouloir à un aimable esprit qui fait ainsi les honneurs de lui-même ?

Son ton partout est vif, son style leste, espiègle, éveillé ; mais ne lui demandez rien de grave ou de profond. Il parle gaiement des zéphyrs, et même très familièrement de la tempête. En approchant du cap de Bonne-Espérance, on croirait qu’il va essayer de se mettre à la hauteur du sujet et de proportionner sa pensée à la majesté des horizons :

La mer commence à être fort creuse, c’est-à-dire qu’on se voit quelquefois dans une vallée entre deux montagnes blanchissantes d’écume. Cela paraît d’abord ridicule ; mais quand, un moment après, on se trouve sur la montagne, et tout l’horizon humilié, on se tient en paix : mirabiles elationes maris.

Il y a là comme une velléité de profondeur et de réflexion : ne comptez pas avec lui qu’elle se soutienne. Lorsqu’après avoir doublé ce cap des tempêtes, il en essuie une à son tour, quand il est enveloppé dans le choc des éléments, il ne trouve rien de mieux à dire sinon que la mer a là un autre minois que les jours précédents. Celui qui trouve à placer le mot de minois en présence de pareils spectacles est jugé par cela même. L’abbé de Choisy regarde encore par le bout rapetissant de sa lorgnette quand il contemple l’océan.

Ceux qui ont fait de longues traversées sur mer assurent que rien n’égale l’ennui qu’on ressent à la longue et de soi et de ses compagnons. On devient aisément insupportable les uns aux autres ; les petits défauts s’exagèrent. On a besoin de se quitter quelque temps, afin de se retrouver plus tard sans trop de déplaisir. Il n’en est pas ainsi de notre abbé, et rien ne prouve mieux à quel point son caractère est facile, bienveillant et foncièrement sociable. Non seulement il ne s’ennuie pas, mais il ne se plaint jamais de ses compagnons ; plus le voyage dure, et plus il est enchanté d’eux. Quand ils sont prêts à se décourager, il est le premier à les remettre entrain et à leur donner bon espoir : « Tout ira bien ; nous avons trop bien commencé pour ne pas, achever de même. Si nous n’arrivons pas à Siam, nous passerons l’hiver à Surate, à Bantam, dans de beaux pays ; nous nous aimons tant ! nous en serons plus longtemps ensemble… » Il dit cela après trois mois de traversée, il le redit après cinq mois ; il ne trouve pas assez d’expressions pour se féliciter de ce voyage ; il y voit le doigt de Dieu qui a voulu le retirer du péril. Quoi qu’il arrive, pense-t-il,

j’aurai toujours fait un beau voyage ; j’aurai appris bien de petites choses ; je n’aurai guère offensé Dieu pendant deux ans. Hélas ! peut-être que par là ce seront les deux plus belles années de ma vie. Eh ! comment ferions-nous pour offenser Dieu sur ce vaisseau ? On n’y parle que de bonnes choses ; on n’y voit que de bons exemples. Les tentations sont à trois ou quatre mille lieues d’ici.

Et il continue de tout voir en beau et de démontrer à son ami de France comme quoi les journées passent comme des instants, et qu’il est à bord le plus heureux des hommes : « Le bréviaire, les conférences, l’Écriture sainte, le portugais, le siamois, la sphère, un peu d’échecs, bonne chère sur le tout, et de la gaieté : faites mieux si vous le pouvez. »

Nous commençons, n’est-ce pas ? à connaître un peu le caractère, la légèreté et aussi l’esprit gracieux de l’abbé de Choisy, et peut-être à lui pardonner. Duclos l’a bien défini un écrivain agréable, et dont le style a les grâces négligées d’une femme.

Choisy a, de plus, cette espèce de courage d’esprit qui s’allie très bien avec la légèreté. Sous air de missionnaire, il est tout à fait de cette race de Français d’autrefois, qui ne doutaient de rien, s’en allaient au bout du monde à l’étourdie, à l’aventure, que leur gaieté soutenait dans les traverses, et qui s’en remettaient de leur salut, en chaque occasion, à Dieu, à leur étoile, à la première inspiration du moment. « Nous faisons bien ce voyage-ci à la française », dit-il quelque part, donnant à entendre qu’on n’avait rien prévu à l’avance ; et il a raison.

Quand il est arrivé au terme de son voyage, dans ce royaume de Siam où il rêvait une si belle conquête, et que d’autres voyageurs nous montrent si misérable, Choisy devient un guide très superficiel, peu exact, se prenant en tout aux dehors, aux idoles, comme dirait Platon, et tout amusé au détail des parades, cérémonies et harangues. La seule chose sérieuse qu’il y fait, c’est d’entrer au séminaire et d’y recevoir les ordres sacrés en quatre jours, des mains d’un évêque in partibus. Le roi de Siam était gouverné par un aventurier favori, grec de nation, appelé Constance, homme habile, rusé, et qui, sentant qu’il était haï des naturels, avait appelé les étrangers sous prétexte de religion, et dans l’idée de s’en faire un appui. Après avoir parlé de ce M. Constance, qui ne négligea rien pour l’attirer et l’éblouir, Choisy le résume très joliment : « En un mot, c’est un drôle qui aurait de l’esprit à Versailles. » Toujours la traduction à la française.

Plus tard, et seulement après son retour, Choisy s’aperçut qu’il n’avait joué là-bas qu’un rôle de parade, et que le père Tachard, jésuite, était celui qui avait noué avec Constance la négociation secrète et réelle. Choisy se trouva même lésé par ce père et privé de certain beau présent qui aurait dû lui revenir : « Je ne sus tout cela bien au juste, dit-il, qu’après être arrivé en France ; mais, quand je me vis dans mon bon pays, je fus si aise que je ne me sentis aucune rancune contre personne. » Choisy revient plus d’une fois sur cette idée qu’il est sans rancune et qu’il n’a point d’ennemis : « Si je savais quelqu’un qui me voulût du mal, j’irais tout à l’heure lui faire tant d’honnêtetés, tant d’amitiés, qu’il deviendrait mon ami en dépit de lui. » On retrouve là encore cette nature officieuse, gentille et complaisante, et qui chercherait vainement en elle la force de haïr. En tout, le contraire d’Alceste et de M. de Montausier.

Ce voyage de Siam réhabilita jusqu’à un certain point l’abbé de Choisy dans l’opinion et acheva de le rendre singulier, mais d’une singularité moins compromettante que celle qu’il s’était faite dans sa jeunesse. Revenu à la Cour, il essuya pourtant quelque mortification d’abord, au lieu des compliments auxquels il s’attendait. Au moment où il avait quitté la France, son ami le cardinal de Bouillon, grand aumônier, était en faveur, et Choisy jugea à propos de lui faire adresser quelques présents par le roi de Siam. Par malheur, dans cet intervalle du voyage, le cardinal de Bouillon avait encouru la disgrâce de Louis XIV, et les présents arrivèrent à Versailles à l’adresse d’un exilé. Ce contretemps fit scandale. Choisy dut s’en excuser auprès du roi, qui lui dit pour toute parole : Cela suffit, et qui lui tourna brusquement le dos : « Je crus qu’il fallait laisser passer l’orage, ajoute le pauvre mortifié, et je m’en allai à Paris m’enfermer dans mon séminaire, où une demi-heure d’oraison devant le Saint-Sacrement me fit bientôt oublier tout ce qui venait de m’arriver. » Il ne fallait pas moins que cette oraison devant le Saint-Sacrement pour soulager l’abbé courtisan de la douleur d’avoir pu déplaire un instant à son maître, — à son autre maître.

Quelques mois après, l’abbé de Choisy, pour faire sa paix, offrait et dédiait à Louis XIV une Vie de David, puis une Vie de Salomon, avec toutes sortes d’allusions flatteuses et magnifiques ; et, en général, toutes les histoires qu’il composa depuis lors, soit celle de l’Église, soit celle de divers rois de France, paraissaient invariablement avec des dédicaces à Louis XIV, conçues en des termes où toutes les formes de l’idolâtrie sont épuisées. L’Académie française nomma Choisy au nombre de ses membres en 1687 ; M. Bergeret, qui le reçut, lui parla d’abord de son trisaïeul le chancelier de L’Hôpital, et ne craignit pas de comparer Mme de Choisy, celle même qui avait élevé si singulièrement son fils, aux illustres Cornélies de Rome. Cornélie, mère des Gracques, et la mère de l’abbé de Choisy ! heureusement que, dans ce sujet, nous sommes déjà faits aux disparates.

Durant trente-sept ans que l’abbé de Choisy vécut encore (1687-1724), il ne cessa de composer et d’écrire sur toute espèce de sujets ; il le faisait sans prétention, avec un agrément qui ne sentait pas l’érudition ni l’étude, et qui n’excluait pourtant pas certaines recherches. Ses in-quarto historiques sur saint Louis, Philippe de Valois, Charles V, etc., etc., réussissaient fort bien à leur moment ; on les voyait sur les toilettes des dames, auxquelles ils étaient plus particulièrement destinés : c’étaient de ces livres qui se laissent fort bien lire, comme disait Mme de Sévigné. Le talent de Choisy consistait à introduire en tout sujet une facilité familière et une rapidité qui gagnait et entraînait le lecteur. Histoire sacrée, histoire profane, historiettes morales ou de sainteté, peu lui importait ; il avait la plume toujours taillée et prête à tout. Proposez-lui de traiter la morale en action ou la Légende dorée, et dites-lui d’en tirer de quoi faire concurrence aux contes des fées de Mme d’Aulnoy ou de Perrault ; il est homme à tenir la gageure. Il mène et conduit les narrations les plus sérieuses avec le même dégagé qu’il ferait Peau d’âne : c’est un talent. Un peu de folâtre de temps en temps s’y fait sentir ; le naturel perce et revient. C’est bien lui qui, lorsqu’il eut terminé son Histoire de l’Église, en onze volumes in-4º, se prit à dire pour dernier mot : « Grâce à Dieu, mon Histoire est faite, je vais me mettre à l’apprendre. »

De ses nombreux écrits que je ne songe même pas à énumérer, il n’en est qu’un seul qui mérite aujourd’hui d’être relu : ce sont ses Mémoires. Ils se composent d’une suite de morceaux qui ne sont pas toujours terminés. L’abbé de Choisy écrit comme il cause, comme il entend causer ; il aime à ouvrir des parenthèses, et quand un nouveau sujet l’intéresse, il interrompt et laisse le précédent. Il promet de parler beaucoup du roi, et il nous parle aussi de lui-même :

Je suis un peu jaseur la plume à la main, dit-il ; vous sentez bien que je n’y fais pas grande façon, et que je ne songe guère à ce que j’ai à vous dire. Je vous promets pourtant bien sérieusement de vous entretenir presque toujours du roi, ce sera ma basse continue ; et si, de temps en temps, vous me trouvez à quelque coin, passez par-dessus moi.

Tels quels, ces Mémoires sont très vifs, très amusants, et, sauf les inexactitudes de faits et de dates qu’on y peut relever, très fidèles quant au ton et à l’esprit des choses et des gens qu’il y représente. L’abbé de Choisy avait l’art de faire causer les personnages bien informés, ceux qu’il appelait de vieux répertoires. Il ne se vantait pas qu’il écrivait ses Mémoires ; il était censé s’occuper des vieux âges de l’histoire de France, ou bien de l’histoire de l’Église, ne s’intéresser qu’au comte Dunois et à la belle Agnès, et les politiques ne se contraignaient pas devant lui. Il faisait ses questions sans empressement, dit-il, avec un air ingénu et de simple curiosité :

Je fais parler M. Roze sur le temps du cardinal Mazarin ; j’entretiens M. de Brienne… Je laisse jaser la bonne femme du Plessis-Bellière, qui ne radote point… Je tire quelquefois une parole du bonhomme Bontemps ; j’en tire douze de Joyeuse, et vingt de Chamarante, qui est ravi qu’on lui aille tenir compagnie : il n’y a rien qui délie si bien la langue que la goutte aux pieds et aux mains.

On comprend que des Mémoires, ainsi écrits au sortir des conversations, peuvent offrir des inexactitudes de détail, et cependant être très vrais par l’impression de l’ensemble. Anecdotes, bons mots, de ces choses qui se content en société et qui plaisent, ils en abondent. Comme la plupart des écrivains d’alors, Choisy excelle à faire des portraits. Ceux de Fouquet, de Le Tellier, de Lionne et de Colbert, de ces quatre hommes qui prirent rang après la mort de Mazarin, sont admirablement saisis et passent même la portée ordinaire de l’écrivain : Choisy a eu affaire à de bons causeurs les jours où il les a peints d’une main si sûre. Mazarin une fois mort, ces quatre hommes qui s’étaient contenus sous lui, et qui avaient masqué leurs prétentions ou leurs faiblesses pour mieux pousser leur fortune, crurent n’avoir plus les mêmes mesures à garder, et chacun se déclara : « L’ambitieux (Fouquet) se distilla en projets et eut l’insolence de dire : Où ne monterai-je point ? L’avare (Le Tellier) amassa de l’argent ; l’orgueilleux (Colbert) fronça le sourcil ; le voluptueux (Lionne) ne se cacha plus dans les ténèbres. » Suivent les portraits détaillés de Fouquet, de Le Tellier et de Lionne. Voici le début de celui de Colbert :

Jean-Baptiste Colbert avait le visage naturellement renfrogné. Ses yeux creux, ses sourcils épais et noirs, lui faisaient une mine austère, et lui rendaient le premier abord sauvage et négatif ; mais, dans la suite, en l’apprivoisant ; on le trouvait assez facile, expéditif et d’une sûreté inébranlable. Il était persuadé que la bonne foi dans les affaires en est le fondement solide. Une application infinie et un désir insatiable d’apprendre lui tenaient lieu de science ; plus il était ignorant, plus il affectait de paraître savant, citant quelquefois hors de propos des passages latins qu’il avait appris par cœur, et que ses docteurs à gages lui avaient expliqués. Nulle passion depuis qu’il avait quitté le vin ; fidèle dans la surintendance, où avant lui on prenait sans compter et sans rendre compte ; riche par les seuls bienfaits du roi, qu’il ne dissipait pas, prévoyant assez, et le disant à ses amis particuliers, la prodigalité de son fils aîné… Esprit solide, mais pesant, né principalement pour les calculs, il débrouilla tous les embarras que les surintendants et les trésoriers de l’épargne avaient mis exprès dans les affaires pour y pêcher en eau trouble…

Il faut lire le reste dans l’original. On voit que tout n’était pas mollesse chez Choisy, ou que du moins sa cire molle savait quelquefois recevoir de fortes empreintes. Si Choisy trace si bien les portraits d’hommes, à plus forte raison il excelle à ceux des femmes. Il en a fait un délicieux de Mme de La Vallière, qu’il est juste de mettre en regard de celui de Colbert, où l’on vient de voir les plis du front :

Elle avait le teint beau, les cheveux blonds, le sourire agréable, les yeux bleus, et le regard si tendre et en même temps si modeste, qu’il gagnait le cœur et l’estime au même moment : au reste, assez peu d’esprit, qu’elle ne laissait pas d’orner tous les jours par une lecture continuelle. Point d’ambition, point de vues : plus attentive à songer à ce qu’elle aimait qu’à lui plaire ; toute renfermée en elle-même et dans sa passion, qui a été la seule de sa vie ; préférant l’honneur à toutes choses, et s’exposant plus d’une fois à mourir, plutôt qu’à laisser soupçonner sa fragilité ; l’humeur douce, libérale, timide ; n’ayant jamais oublié qu’elle faisait mal, espérant toujours rentrer dans le bon chemin ; sentiments chrétiens qui ont attiré sur elle tous les trésors de la miséricorde, en lui faisant passer une longue vie dans une joie solide, et même sensible, d’une pénitence austère. J’en parle ici avec plaisir : j’ai passé mon enfance avec elle…

Ici Choisy a vu et senti, il parle de source et n’a eu besoin de personne pour s’inspirer. Tels étaient les écrivains qui passaient presque pour médiocres du temps de Louis XIV. Mais quelle agréable langue, familière, fine, légère, pleine de ces tours inachevés et de ces négligences qui sont dans le génie même de la conversation et qui entrent mieux, si l’on peut dire, dans les plis de la pensée ! Choisy, comme écrivain de mémoires, a beaucoup de Mme de Caylus ; et peut-être que, dès deux, Mme de Caylus est encore la plus ferme, la plus exacte de plume, et la plus contenue. C’est lui qui trahit le plus la femme.

Je n’aurais jamais fini si je voulais tout dire sur un écrivain si abondant et si épars. Mais c’est assez l’avoir fait connaître par ses traits principaux et par ses meilleurs côtés. D’Alembert dans ses Éloges, le marquis d’Argenson dans ses Mémoires, ont donné sur Choisy des notices parfaites. Puisque nous sommes en un jour de récréation, ne nous montrons pas trop sévère ; Choisy a des titres à l’indulgence : il fut plus frivole et léger que corrompu : il resta naturel au milieu de ses bizarreries les plus étranges ; il eut, à un certain jour, des sentiments sincères de piété qu’il tâcha de nourrir ; il fit tout, dans ses trente dernières années, pour devenir sérieux et grave, il ne put jamais s’empêcher d’être amusant et aimable. Enfin il parla, il écrivit familièrement une langue excellente, et de cette multitude d’ouvrages qu’il composa, il en est un du moins qui a mérité de survivre, de prendre place dans la série respectable des témoignages historiques. Sa vie elle-même a son coin dans l’histoire comme une des anecdotes les plus singulières du Grand Siècle.