(1913) Essai sur la littérature merveilleuse des noirs ; suivi de Contes indigènes de l’Ouest-Africain français « Contes — II. Le fils des bâri »
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(1913) Essai sur la littérature merveilleuse des noirs ; suivi de Contes indigènes de l’Ouest-Africain français « Contes — II. Le fils des bâri »

II. Le fils des bâri

(Soussou)

En avril 1899, j’ai été désigné pour rétablir le poste de Douanes de Dankaldo dans le Kissi. A ce moment-là j’avais avec moi, comme caporal-laptot, un Timiné137, du nom d’Ali Bangoura, qui avait déjà fait avec moi le poste de Matakon. Quand je partis de ce dernier poste, Nâna, la femme de mon caporal, était enceinte. Lorsqu’en 1902 on m’envoya à Salatouk dans la Mellacorée je m’y retrouvai encore avec Ali Bangoura. Sa femme était enceinte de nouveau.

Ne pouvant supposer que la grossesse de celle-ci durât depuis mon départ de Matakon, je demandai à Ali ce qu’était devenu l’enfant dont elle avait dû accoucher après mon départ et il me raconta l’histoire que voici :

Vers le mois de mai 1899, Nâna avait donné naissance à un garçon, mais ce petit garçon ne ressemblait en rien aux autres enfants. Il était venu au monde avec une tête énorme et, à l’âge de trois ans, il ne savait pas encore se tenir sur ses jambes. Où on le plaçait, il restait immobile, à vrac, comme un paquet. La bave qui coulait de sa bouche avait donné la gale à sa mère. Et ses parents se désolaient, ne pouvant rien comprendre à tout cela.

Une vieille leur dit un jour : « Mais ce n’est pas un être humain, ce petit monstre, c’est un bâri !

« — Qu’allons-nous en faire ? se demandait le caporal-laptot. — Jette-le dans la brousse ! lui conseilla la vieille. Il disparaîtra et vous en serez débarrassés !

« — Crois-tu ? dit le caporal anxieux. Mais si le commandant138 l’apprend !… Je n’ose pas.

« — Tu n’as pas besoin d’avoir peur, répliqua la vieille. Expose-le sous un arbre de la plage. S’il est de race humaine, il restera où tu l’auras placé. Mais si c’est un bâri — comme j’en suis convaincue, — ceux de sa race viendront le prendre et l’emporteront avec eux. Il n’y a pas de danger que tu te trompes ».

La vieille a demandé 7 œufs, du riz pilé délayé dans un peu d’eau jusqu’à consistance de pâte et une bouteille de tafia de traite. Du riz, elle a fait 7 boulettes, chacune de la grosseur d’un œuf. Puis elle a placé les œufs dans une assiette, les boulettes de riz dans une autre et la bouteille de tafia sur une troisième. Elle, le caporal, Nâna et trois autres vieilles ayant passé l’âge d’avoir des enfants sont partis vers 6 heures du soir au moment où la nuit tombe. Les quatre vieilles portaient l’enfant.

Ils se sont rendus à la plage et ont déposé le petit sous un grand fromager. Les trois assiettes avec leur contenu ont été rangées devant l’enfant. Et la vieille a dit à celui-ci : « Quand tu ne vas plus nous voir, si tu préfères rester avec ta mère, tu n’as qu’à te mettre à pleurer. Mais si tu veux retourner avec ceux de ta race, va-t’en tout de suite. Nous renonçons à toi ».

Déjà les autres vieilles étaient allées avec Nâna se cacher derrière l’énorme tronc du fromager. Quand à Ali Bangoura, il s’était éloigné de dix pas, attendant pour voir ce qui allait se passer…

La vieille se dirigea vers le fromager pour s’y cacher avec les autres femmes. A peine avait-elle fait un pas qu’une effroyable bourrasque vint secouer frénétiquement les branches du fromager. Dans l’arbre les singes se mirent à caqueter, à faire un tintamarre assourdissant. Les feuilles s’envolaient comme un essaim, en tourbillonnant par centaines. Cela dura une bonne demi-heure. Tous étaient transis, immobiles d’épouvante. — Enfin le vent cessa.

L’enfant avait disparu et avec lui toutes les offrandes : les 7 boulettes, les 7 œufs et la bouteille de tafia. Seules, les assiettes étaient toujours au même endroit.

Jamais depuis on n’a revu l’enfant. Jamais plus on n’a entendu rien de lui.

Conté par Édouard Ngom.