Chapitre V.
Suite du Père. — Lusignan.
Nous trouverons dans Zaïre un père à opposer à Priam. À la vérité, les deux scènes ne se peuvent comparer, ni pour la composition, ni pour la force du dessin, ni pour la beauté de la poésie ; mais le triomphe du christianisme n’en sera que plus grand, puisque lui seul, par le charme de ses souvenirs, peut lutter contre tout le génie d’Homère. Voltaire lui-même ne se défend pas d’avoir cherché son succès dans la puissance de ce charme, puisqu’il écrit, en parlant de Zaïre : « Je tâcherai de jeter dans cet ouvrage tout ce que la religion chrétienne semble avoir de plus pathétique et de plus intéressant
17. »
Un antique Croisé, chargé de malheur et de gloire, le vieux Lusignan, resté fidèle à sa religion au fond des cachots, supplie une jeune fille amoureuse d’écouter la voix du Dieu de ses pères : scène merveilleuse, dont le ressort gît tout entier dans la morale évangélique et dans les sentiments chrétiens :
Mon Dieu ! j’ai combattu soixante ans pour ta gloire ;J’ai vu tomber ton temple et périr ta mémoire ;Dans un cachot affreux abandonné vingt ans,Mes larmes t’imploroient pour mes tristes enfants :Et lorsque ma famille est par toi réunie,Quand je trouve une fille, elle est ton ennemie !Je suis bien malheureux ! — C’est ton père, c’est moi,C’est ma seule prison qui t’a ravi ta foi…Ma fille, tendre objet de mes dernières peines,Songe au moins, songe au sang qui coule dans tes veines :C’est le sang de vingt rois, tous chrétiens comme moi ;C’est le sang des héros, défenseurs de ma loi,C’est le sang des martyrs. — Ô fille encor trop chère !Connois-tu ton destin ? Sais-tu quelle est ta mère ?Sais-tu bien qu’à l’instant que son flanc mit au jourCe triste et dernier fruit d’un malheureux amour,Je la vis massacrer par la main forcenée,Par la main des brigands à qui tu t’es donnée ?Tes frères, ces martyrs égorgés à mes yeux,T’ouvrent leurs bras sanglants, tendus du haut des cieux.Ton Dieu que tu trahis, ton Dieu que tu blasphèmes,Pour toi, pour l’univers, est mort en ces lieux mêmes,En ces lieux où mon bras le servit tant de fois,En ces lieux où son sang te parle par ma voix.Vois ces murs, vois ce temple envahi par tes maîtres :Tout annonce le Dieu qu’ont vengé tes ancêtres.Tourne les yeux : sa tombe est près de ce palais,C’est ici la montagne où, lavant nos forfaits,Il voulut expirer sous les coups de l’impie ;C’est là que de sa tombe il rappela sa vie.Tu ne saurois marcher dans cet auguste lieu,Tu n’y peux faire un pas sans y trouver ton Dieu,Et tu n’y peux rester sans renier ton père…
Une religion qui fournit de pareilles beautés à son ennemi mériterait pourtant d’être entendue avant d’être condamnée. L’antiquité ne présente rien de cet intérêt, parce qu’elle n’avait pas un pareil culte. Le polythéisme, ne s’opposant point aux passions, ne pouvait amener ces combats intérieurs de l’âme, si communs sous la loi évangélique, et d’où naissent les situations les plus touchantes. Le caractère pathétique du christianisme accroît encore puissamment le charme de la tragédie de Zaïre. Si Lusignan ne rappelait à sa fille que des dieux heureux, les banquets et les joies de l’Olympe, cela serait d’un faible intérêt pour elle, et ne formerait qu’un dur contresens, avec les tendres émotions que le poète cherche à exciter. Mais les malheurs de Lusignan, mais son sang, mais ses souffrances se mêlent aux malheurs, au sang et aux souffrances de Jésus-Christ. Zaïre pourrait-elle renier son Rédempteur au lieu même où il s’est sacrifié pour elle ? La cause d’un père et celle d’un Dieu se confondent ; les vieux ans de Lusignan, les tourments des martyrs, deviennent une partie même de l’autorité de la religion : la Montagne et le Tombeau crient ; ici tout est tragique : les lieux, l’homme et la Divinité.