(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — M. — article » pp. 343-347
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — M. — article » pp. 343-347

MONTAGNE, [Michel de] né dans le Château de Montagne, près de Bordeaux, en 1533, mort en 1592 ; Auteur original, en vogue dès les premiers temps de notre Littérature, plus encore de nos jours, depuis que ses Essais sont devenus une Mine féconde, où nos Philosophes ne cessent de puiser.

On ne peut nier que son Livre ne réunisse tout ce qui peut plaire & instruire, excepté dans les occasions où il se livre trop à ses idées. Un Esprit aisé, profond, indépendant ; une imagination féconde, forte, hardie, & presque toujours agréable ; un langage familier, naïf, quelquefois énergique ; une érudition vaste, choisie, & le talent assez rare de s’en parer à propos, auront toujours des charmes propres à établir la réputation d’un Auteur, & le pouvoir de soutenir son Ouvrage contre l’inconstance des temps, malgré les défauts multipliés qu’on y remarque.

Telles sont les vraies causes de la grande fortune des Essais. Si l’on veut cependant les apprécier à leur juste valeur, on adoptera la définition du célebre Huet, qui les appeloit Montaniana, c’est-à-dire, un Recueil de Pensées, de bons Mots, & de Remarques de Montagne. Ce Livre n’est, en effet, que cela. Le peu d’ordre & de liaison qui y regnent, les contradictions qui y fourmillent, les saillies d’une imagination vive qui ne s’assujettit à rien, un cynisme qui brave tout & s’égaye aux dépens de tout, une licence qu’aucun objet n’arrête, & dont la Religion, la Morale & les Bienséances n’ont pu ralentir l’intrépidité, ont contribué, plus que tout le reste, à son mérite littéraire, parce qu’il est facile d’être neuf & piquant, quand on est hardi & caustique.

Le Cardinal du Perron n’y entendoit sans doute pas finesse, quand il appeloit ce Livre, le Bréviaire des honnêtes-gens. L’Evêque d’Avranches étoit plus judicieux, en le regardant comme le Bréviaire des honnêtes paresseux & des ignorans studieux, qui veulent s’enfariner de quelque connoissance du Monde, & de quelque teinture des Lettres. Il ne faut, en effet, qu’une légere attention pour se former à cette école. Des traits d’Histoire semés adroitement, des réflexions judicieuses, des pensées agréables & souvent énergiques, l’art d’exprimer de grandes choses d’une maniere naïve, l’abondance des métaphores, la multitude & la variété des images, sont des titres suffisans pour contenter les Esprits superficiels, parce qu’ils se laissent facilement entraîner à ce qui leur plaît, & qu’ils sont incapables de rien approfondir. Un peu de réflexion leur suffit, pour s’appercevoir que la justesse est rarement le partage du Philosophe discoureur ; qu’il ne suit jamais le plan qu’il s’est d’abord proposé ; qu’errant sans cesse entre le pour & le contre, tout se réduit, chez lui, à un scepticisme qui indigne le Lecteur jaloux d’apprendre quelque chose & de se fixer à un objet. Ils sont sur-tout choqués de le voir dégrader la Philosophie par l’égoïsme* perpétuel qu’il se permet, en entrant jusque dans les plus petits détails sur tout ce qui le regarde. Les emplois qu’un Auteur a exercés, le nombre de ses domestiques, ses bonnes fortunes, ses* vertus, ses défauts, ses goûts, ses dégoûts, ses maladies, sont des objets qui flattent peu la curiosité & ne conduisent à rien. Peu m’importe, disoit Scaliger, de savoir si Montagne aime le vin blanc, ou le vin clairet. Le Critique avoit raison.