(1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — L — Leconte de Lisle, Charles-Marie (1818-1894) »
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(1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — L — Leconte de Lisle, Charles-Marie (1818-1894) »

Leconte de Lisle, Charles-Marie (1818-1894)

[Bibliographie]

Les Poèmes antiques (1852). — Les Poèmes et Poésies (1854). — Le Chemin de la Croix (1859). — Idylles de Théocrite, trad. (1861). — Odes anacréontiques, trad. (1861). — Les Poèmes barbares (1862). — Iliade, trad. (1866). — Odyssée, trad. (1867). — Hésiode, trad. (1869). — Les Hymnes orphiques, trad. (1869). — Le Catéchisme populaire républicain (1871). — Œuvres complètes d’Eschyle, trad. (1872). — Les Érinyes, tragédie (1872). — Œuvres d’Horace, trad. (1873). — Œuvres de Sophocle, trad. (1877). — Œuvres d’Euripide, trad. (1885). — Les Poèmes tragiques (1886). — Discours de réception à l’Académie (1885). — L’Apollonide, drame lyrique en trois parties et cinq tableaux (1888). — Derniers poèmes (1895).

OPINIONS.

Sainte-Beuve

Un autre poète de l’Île Bourbon (car cette race de créoles semble née pour le rêve et pour le chant), M. Leconte de Lisle, qui n’est encore apprécié que de quelques-uns, a un caractère des plus prononcés et des plus dignes entre les poètes de ce temps. Jeune, mais déjà mûr, d’un esprit ferme et haut, nourri des études antiques et de la lecture familière des poètes grecs, il a su en combiner l’imitation avec une pensée philosophique plus avancée et avec un sentiment très présent de la nature. Sa Grèce à lui, c’est celle d’Alexandrie, comme pour M. de Laprade ; et M. de Lisle l’élargit encore et la reporte plus haut vers l’Orient. On ne saurait rendre l’ampleur et le procédé habituel de cette poésie, si on ne l’a entendue dans son récitatif lent et majestueux ; c’est un flot large et continu, une poésie amante de l’idéal et dont l’expression est toute faite aussi pour des lèvres harmonieuses et amies du nombre. Je pourrais en détacher des tableaux pleins de suavité et d’éblouissement : Les Amours de Léda et du Cygne sur l’Eurotas, Le Jugement de Pâris sur l’Ida, Entre les trois déesses ; mais j’aime mieux, comme indication originale, donner la pièce intitulée : Midi. Le poète a voulu rendre l’impression profonde de cette heure immobile et brûlante sous les climats méridionaux, par exemple, dans la campagne romaine. C’est la gravité solennelle d’un paysage de Poussin, avec plus de lumière.

[Nouveaux lundis ().]

Armand de Pontmartin

Si M. Leconte de Lisle a le malheur de n’être pas chrétien, il aurait pu, du moins, s’abstenir d’un titre (Dies iræ) qui rappelle à toutes les mémoires la plus sublime, la plus terrible de nos prières funèbres ; il aurait pu se souvenir que la poésie a mieux à faire qu’à enlever à la vie la croyance et l’espérance de la mort : ceci soit dit sans rien ôter au mérite de cette pièce où se traduit, d’une façon vraiment saisissante, non plus le désabusement humain dont parlait M. Sainte-Beuve, mais la désolation suprême qui en est la conséquence inévitable, et où M. Leconte de Lisle, destructeur impitoyable de ses propres idoles, semble avoir voulu écrire l’apocalypse du paganisme, aboutissant au vide, aux ténèbres, au chaos, à un je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue, comme dit Bossuet, un pauvre radoteur indigne de desservir les autels de Zeus, de Kronos, d’Artémis et de Bhagavat !

[Causeries littéraires ().]

Francisque Sarcey

J’arrive aux Érinyes que nous appelions autrefois d’un terme phis simple et plus usité, les Furies. Mais va pour Érinyes : le nom ne fait rien à la chose ; il ne s’agit que de s’entendre. M. Leconte de Lisle, dont le nom est peu répandu dans la bourgeoisie, est fort connu des lettrés pour son volume des Poèmes barbares, pour ses traductions d’Homère et d’Eschyle. Il est le chef avoué d’une pléiade de jeunes poètes, dont plusieurs ont un nom. Les Érinyes de M. Leconte de Lisle, c’est toujours cette vieille histoire de la race d’Agamemnon « qui ne finit jamais », suivant le mot du poète. M. Leconte de Lisle a pris, après tant d’autres, la fameuse Orestie d’Eschyle et il en a traduit ou imité les deux premières parties : L’Agamemnon et les Choéphores ; il a laissé de côté les Euménides qui étaient le couronnement de cette tragédie. Dumas, dans son Orestie, avait été plus audacieux : il avait tenté de donner la trilogie complète, et son drame se terminait, comme il convient, par l’acquittement d’Oreste, plaidant sa cause devant l’aéropage,

Les Érinnyes de M. Leconte de Lisle sont un retour prémédité, voulu, vers la sauvagerie farouche d’Eschyle. Que dis-je ? un retour ? M. Leconte de Lisle a renchéri sur l’horreur de son modèle. Il me rappelle Gringalet, à qui son maître visitant le fameux portefeuille, tout plein de billets de banque, demandait :

— Tu n’en a pas pris, au moins ?

— Non, répondait-il simplement, j’en ai remis.

M. Leconte de Lisle en a remis et beaucoup…

M. Leconte de Lisle insiste sur cette horrible situation d’un fils égorgeant sa mère. Ce sont des paquets de tirades que Clytemnestre et Oreste se renvoient, et quelles tirades ! toutes pleines d’imprécations et de fureurs d’un côté comme de l’autre.

— Oh ! comme c’est grec, me disait un voisin le soir de la première représentation ! C’est même plus que grec : c’est barbare !

Jadis, on fardait Eschyle ; M. Leconte de Lisle lui déchire le visage avec ses ongles, pour le montrer plus sanglant. Jadis, on le lisait à travers La Harpe ; il semble que M. Leconte de Lisle l’ait vu surtout à travers le livre de Victor Hugo, qui s’est peint lui-même sous les traits prodigieux du vieux tragique grec. C’est à cette préoccupation qu’il faut attribuer les affectations de noms changées qui ont légèrement surpris le public et qui n’ont pas laissé de faire croire à un accès de charlatanisme. Est-il bien nécessaire d’appeler l’enfer Ades ? Si vous faites tant que de prendre les mots grecs, prenez-les en leur vraie forme et dites : Azis, qui est, à peu de chose près, la vraie prononciation !

Tendre Poséidon est ridicule.

Il se fait dans les Érinyes une effroyable consommation de chiens, de serpents, de porcs, de taureaux, de tigres : c’est une étable et une ménagerie…

[Le Temps (13 janvier ).]

Théodore de Banville

L’auteur des Érinyes ne manque pas au premier devoir du poète, qui est d’être beau. Sa tête a un aspect guerrier et dominateur, et tant par la ferme ampleur que par le développement des joues, indique les appétits d’un conducteur d’hommes qui se nourrit de science et de pensées, comme il eût mangé sa part des bœufs entiers au temps d’Achille, et qui, s’il n’est qu’un buveur dans la réalité matérielle, peut vider d’un trait le grand verre, pareil à la coupe d’Hercule, dans lequel Rabelais nous verse la rouge vérité. Le front, très haut, se gonfle au-dessus des yeux en deux bosses qui ne font guère défaut dans les têtes des hommes de génie ; les sourcils bien fournis sont très rapprochés des yeux, et ces yeux vifs, perçants, impérieux et spirituels sont comme embusqués au fond de deux cavernes sombres, d’où, avec impartialité, ils regardent passer tous les dieux. Le nez osseux est creusé à sa racine et, à l’extrémité, avance assez violemment avec des airs de glaive ; la bouche rouge, charnue, que surmonte un plan net et hardi, est ferme, fière et malicieuse, très accentuée d’un pli railleur qui la termine ; le menton légèrement avancé, gras et un peu court, se double déjà (pour exprimer que tout grand travailleur a quelque chose du moine cloîtré, ne fût-ce que l’isolement et la patience !) avant de se rattacher à un cou solide et pur comme une colonne de marbre. Lorsque, songeant à traduire Eschyle et à créer une Orestie française, Leconte de Lisle se promenait, en causant avec le vieux combattant de Salamine et de Platée, dans le pays idéal de la Tragédie, tout à coup il s’aperçut que son compagnon de voyage était chauve à ce point, que les tortues pouvaient prendre son crâne pour un rocher poli. Alors ne voulant pas humilier ce titan et, d’autre part, ne renonçant qu’à regret à un ornement dont l’indispensable beauté ne saurait être méconnue, il se résigna à prendre le parti de devenir chauve par devant, tout en gardant sur le derrière de la tête la richesse soyeuse et annelée d’une chevelure apollonienne.

[Camées parisiens ().]

Léon Dierx

Ce qui frappe tout d’abord dans l’œuvre de Leconte Delisle, c’est la noblesse et l’ampleur constante du vers, sa couleur et sa précision, sa suprême harmonie. Tout d’abord aussi, il faut reconnaître que nul, à côté de la prodigieuse expansion de Victor Hugo, n’a su créer ainsi partout un nouvel idéal de puissance, de sérénité superbe et d’objectivité lumineuse. En second lieu, il est impossible de ne pas s’apercevoir du bénéfice considérable d’effet obtenu par une science magistrale de composition.

Maître de lui toujours, il ne se laisse jamais entraîner par sa propre effervescence. Il n’est pas de ceux qui, sous prétexte de cœur, de sincérité et de passion, se confient à ce qu’ils appellent l’inspiration, et arrivent trop souvent au délire, n’étant pas doublés d’un critique. Or, quoi qu’en puissent dire les fanatiques des défauts de Musset, ce charmant génie, c’est cette faculté de dédoublement, cette surveillance perpétuelle de la réflexion sur la sensation, qui fait la véritable inspiration.

Le caractère saillant de l’œuvre de Leconte de Lisle est le vaste plan, prémédité dès le début, et qui se révèle à mesure que l’on avance dans cette œuvre : l’étude du rôle assigné aux théogonies dans l’histoire des âges. C’est là certainement une vraie conception de génie qui se poursuit et se définit sans cesse, avec un triomphe de plus en plus convaincu. C’est elle qui donne aux poèmes de ce maître cette grande unité si rare dans les productions de l’esprit. Don magique de réflexion objective, puissance étonnante d’impersonnalité créatrice, telles sont les deux qualités principales qui lui ont permis d’élever ce monument poétique dont le caractère est sans précédent dans notre littérature, sans analogue nulle part. Et ainsi se déroulent devant le lecteur, dans leur souverain éclat, dans leur fidélité locale, dans leurs couleurs éblouissantes, ces poèmes merveilleux et si profondément originaux, où revivent tour à tour les religions mortes, et leurs luttes et leurs reflets sur les civilisations éteintes ; où l’idée philosophique apparaît d’elle-même, sans jamais nuire à l’effet poétique, qui demeure toujours le premier but.

[La République des lettres (23 juillet ).]

Alexandre Dumas fils

Si vous prenez Le Lac de Lamartine, la Tristesse d’Olympio de Victor Hugo, le Souvenir ou une des Nuits, celle que vous voudrez de Musset, vous aurez avec les chœurs d’Athalie, d’Esther et de Polyeucte, avec l’admirable traduction en vers de l’Imitation par Corneille, vous aurez à peu près le dernier mot de notre poésie d’amour terrestre et divin. C’est cela que vous venez combattre ; c’est cela que vous venez renverser. Tentative comme une autre. Tout est permis quand la sincérité fait le fond, d’autant plus que ce que vous avez conseillé aux poètes nouveaux de faire, vous l’avez commencé vous-même, résolument, patiemment. Vous avez immolé en vous l’émotion personnelle, vaincu la passion, anéanti la sensation, étouffé le sentiment. Vous avez voulu dans votre œuvre que tout ce qui est de l’humain vous restât étranger. Impassible, brillant et inaltérable comme l’antique miroir d’argent poli, vous avez vu passer et vous avez reflété tels quels, les mondes, les faits, les âges, les choses extérieures. Les tentations ne vous ont point manqué cependant, si j’en crois le cri que vous avez laissé échapper dans la Vipère. C’est le seul. Vous ne voulez pas que le poète nous entretienne des choses de l’âme, trop intimes et trop vulgaires. Plus d’émotion, plus d’idéal ; plus de sentiment, plus de foi ; plus de battements de cœur, plus de larmes. Vous faites le ciel désert et la terre muette. Vous voulez rendre la vie à la poésie, et vous lui retirez ce qui est la vie même de l’Univers : l’amour, l’éternel amour. La nature matérielle, la science, la philosophie vous suffisent.

[Réponse au discours de réception de M. Leconte de Lisle à l’Académie ().]

Paul Bourget

Sa poésie est, pour qui s’y abandonne, l’une des plus passionnées et des plus vivantes. Le mal du siècle, sous sa forme dernière, qui est le nihilisme moral, aura rencontré peu d’interprètes de cette âpreté d’accent. Mais c’est le mal du siècle tombé dans une nature intellectuelle, et c’est une poésie dont le tissu premier est une trame d’idées. Cela suffit à expliquer pourquoi les Poèmes antiques et les Poèmes barbares n’ont jamais obtenu de vogue parmi les lecteurs qui sont emprisonnés dans le domaine de la sensation, et pourquoi leur place est plus haute parmi ceux qui pensent ; si haute, que la poésie contemporaine en est dominée tout entière. Ne devons-nous pas à ce fier poète l’inestimable, le divin présent : une révélation nouvelle de la Beauté ?

[Nouveaux essais de psychologie contemporaine ().]

Jules Lemaître

Des vers d’une splendeur précise, une sérénité imperturbable, voilà ce qui frappe tout d’abord chez M. Leconte de Lisle… Où Victor Hugo cherche des drames et montre le progrès de l’idée de justice, M. Leconte de Lisle ne voit que spectacles étranges et saisissants, qu’il reproduit avec une science consommée, sans que son émotion intervienne. On le lui a beaucoup reproché. Assurément, chaque lecteur est juge du plaisir qu’il prend, et je crains que M. Leconte de Lisle ne soit jamais populaire ; mais on ne peut nier que les sociétés primitives, l’Inde, la Grèce, le monde celtique et celui du moyen âge ne revivent dans les grandes pages du poète avec leurs mœurs et leur pensée religieuse. Il n’est pas impossible de s’intéresser à ces évocations, encore que le magicien garde un singulier sang-froid. Elles enchantent l’imagination et satisfont le sens critique. Ces poèmes sont dignes du siècle de l’histoire… L’état d’esprit où nous met la poésie de M. Leconte de Lisle, une fois qu’on y est installé, est pour longtemps, je crois, à l’abri de la banalité, le domaine qu’elle exploite étant beaucoup moins épuisé que celui des passions et des affections humaines tant ressassées. Do là, pour les initiés, l’attrait puissant des Poèmes antiques et des Poèmes barbares.

C’est peut-être un blasphème, et je le dis tout bas.

Mais il est des heures où les Harmonies, les Contemplations et les Nuits ne nous satisfont plus, où l’on est infâme au point de trouver que Lamartine fait gnangnan, que Hugo fait boum-boum et que les cris et les apostrophes de Musset sont d’un enfant. Alors on peut se plaire dans Gautier, mais il y a mieux. Si l’on n’a pas le grand Flaubert sous la main, qu’on s’en console : il a encore trop d’entrailles. Qu’on ouvre Leconte de Lisle : on connaîtra pour un instant la vision sans souffrance et la sérénité des Olympiens ou des Satans apaisés.

[Les Contemporains (1886-).]

Charles Morice

À ce débordement des lâchetés et des nullités, M. Leconte de Lisle, avec un sens très sûr des nécessités du moment, opposa la forme châtiée, austèrement belle, et l’impassibilité morale. M. Leconte de Lisle est un grand artiste conscient, et son œuvre triste et haute à d’importants aspects de perfection.

[La Littérature de tout à l’heure ().]

Paul Verlaine

En 1853 paraissaient les Poèmes antiques qui étonnèrent les lettrés et valurent à l’auteur de précieuses amitiés : Alfred de Vigny, Victor de Laprade, plus tard Baudelaire et Banville. Le poète, cependant peu riche, donnait ces leçons de liante littérature. Ce lui fut l’occasion toute naturelle de revoir ses classiques anciens, et de ces études d’homme sortit une traduction de Théocrite et d’Anacréon, dont la savoureuse littéralité fut un régal pour les délicats et mit hors de l’ombre ce nom que d’incessants travaux allaient rendre glorieux. Des poèmes évangéliques avaient précédé ; mais, en dépit de la forme magistrale, l’onction manquait ; on sentait que le poète était là sur un terrain étranger à sa pensée. Au contraire, les poèmes Védiques et Brahmaniques qui eurent lieu peu après, entremêlés de superbes paysages des îles et de tableaux d’animaux : Les Éléphants, le Condor, et cette terrible eau-forte, les Chiens, révélèrent un poète épris du néant par dégoût de la vie moderne ; ce qui n’empêcha pas le maître de donner bientôt toute sa mesure dans ce colossal livre des Poèmes barbares, études d’une couleur inouïe sur le Bas-Empire et le moyen âge. Puis, l’amour des anciens le reprit, et, en relativement peu d’années, il dota la littérature française d’immortelles traductions d’Homère, d’Hésiode, des tragiques grecs et de quelques latins : Kain, le Lévrier de Magnus, mille et un autre poèmes plus beaux les uns que les autres, en attendant son œuvre caressée, les États du Diable, attestaient que le poète vivait toujours et splendidement.

[Les Hommes d’aujourd’hui.]

Anatole France

Pour M. Leconte de Lisle, l’action ce sont les vers. Quand il pense, il doute. Dès qu’il agit, il croit. Il ne se demande pas alors si un beau vers est une illusion dans l’éternelle illusion et si les images qu’il forme au moyen des mots et de leurs sons rentrent dans le sein de l’éternelle Maïa avant même d’en être sortis. Il ne raisonne plus, il croit, il voit, il sait. Il possède la foi et, avec elle, l’intolérance qui la suit de près. On ne sort jamais de soi-même. C’est une vérité commune à tout le monde, mais qui paraît plus sensible dans certaines natures dont l’originalité est nette et le caractère arrêté. La remarque est intéressante à faire à propos de l’œuvre de M. Leconte de Lisle. Ce poète impersonnel, qui s’est appliqué avec un héroïque entêtement à rester absent de son œuvre, comme Dieu de la création, qui n’a jamais soufflé mot de lui-même et de ce qui l’entoure, qui a voulu taire son âme et qui, cachant son propre secret, rêva d’exprimer celui du monde, qui a fait parler les dieux, les vierges et les héros de tous les âges et de tous les temps, en s’efforçant de les maintenir dans leur passé profond, qui montre tour à tour, joyeux et fier de l’étrangeté de leur forme et de leur âme, Bhagavat, Cunacepa, Hy-pathie, Niobé, Tiphaine et Komor, Naboth, Quai’n, Néféroura, le barde de Temrah, Angantyr, Hialmar, Sigurd, Gudrune, Velléda, Nurmahal, Djihan-Ara, dom Guy, Mouça-el-Kébyr, Kenwarc’h, Mohâmed-ben-Amar-al-Mançour, l’abbé Hieronymus, la Xiraéna, les pirates malais et le condor des Cordillères, et le jaguar des pampas, et le colibri des collines, et les chiens du Cap, et les requins de l’Atlantique, ce poète, finalement, ne peint que lui, ne montre que sa propre pensée, et, seul présent dans son œuvre, ne révèle sous toutes ces formes qu’une chose : l’âme de Leconte de Lisle.

[La Vie littéraire ().]

Ferdinand Brunetière

Tout diffère dans les Poèmes barbares et dans cette Légende des siècles, à laquelle on les a si souvent comparés : l’inspiration, le dessin, la facture, le caractère, l’effet, la forme et le fond, le style et l’idée. Que s’il faut que l’un des deux poètes ait « imité » l’autre, vous vous rendrez compte, en passant, que c’est Victor Hugo, puisqu’il n’est venu qu’à la suite3. Et, pour toutes ces raisons, vous conclurez qu’on ne saurait mieux définir la part propre de M. Leconte de Lisle dans l’évolution de la poésie contemporaine qu’en disant qu’il y a réintégré le sens de l’épopée.

[L’Évolution de la poésie lyrique ().]

Pierre Quillard

L’un des plus stupides reproches que l’on eut coutume d’adresser à cette œuvre fut d’alléguer qu’elle n’allait pas au-delà d’une facile beauté extérieure et purement formelle, et que toute véhémence et toute vie lui faisaient défaut ; et c’était un jeu familier à la basse critique de comparer les poèmes de Leconte de Lisle à de froides images de marbre que nul Prométhée n’aurait animées du feu divin.

Il n’agrée point maintenant de discuter et de faire en de telles opinions le départ entre la mauvaise foi et la sottise, qui, d’ailleurs, ne sont pas incompatibles et s’épanouissent volontiers dans les mêmes cervelles. Certes, le poète n’échappait point à la loi commune, et chacune de ces œuvres qu’il avait libérées du temps par sa volonté créatrice fut, à sa manière, une œuvre de circonstance, enfantée dans la douleur. Mais alors que d’autres se crurent quittes envers l’art et envers eux-mêmes quand ils eurent poussé tel quel le cri arraché à leur chair sanglante par le hasard des heures mauvaises, Leconte de Lisle se haussa toujours jusqu’à une parole d’humanité universelle et voulut que toute glose devint inutile en éliminant de ses poèmes une allusion indiscrète aux événements particuliers qui leur avaient donné naissance, et, comme il refusait fièrement d’avertir et d’apitoyer, on déclara par arrêt sommaire que ses strophes étaient dénuées de sens et indigentes d’émotion.

Une telle esthétique, cependant, n’était point nouvelle ni extraordinaire, et Goethe ou Flaubert ne s’en fassent point émerveillés aussi aisément que le peut faire M. Alexandre Dumas. Loin de déceler que le poète eût été incapable de se donner à lui-même une explication du monde, elle révèle un effort héroïque pour projeter dans l’infini et dans l’éternel ce qui fut auparavant le tressaillement momentané de l’individu. Il ne s’agit plus dès lors d’une souffrance ou d’une joie simplement anecdotiques, mais la phrase ainsi proférée garde intacte à jamais sa valeur absolue et générale, parce qu’elle a révélé non point le médiocre caprice sentimental d’un homme quelconque, mais l’ensemble même de l’univers prenant conscience de soi, en une brusque fulguration, dans cette pensée individuelle.

[Mercure de France (août ).]

Gaston Deschamps

Dans un fragment très court, qui nous est parvenu du fond de l’antiquité grecque, et que l’on attribue à un musicien nommé Héraclite de Pont, on lit ceci : « L’harmonie dorienne a un caractère viril et magnifique ; elle n’est point relâchée ni joyeuse, mais austère et puissante, sans formes variées et recherchées. » Il semble que le poète altier des Érinyes, le pieux traducteur d’Homère et d’Hésiode, songeait à cette définition du rythme dorien, lorsqu’il forgeait patiemment le métal rigide et sonore de ses vers… Il commença par être chrétien. Ses premiers poèmes, publiés à Rennes (où il étudiait le droit) aux environs de l’année 1840, dans une revue littéraire aujourd’hui introuvable, s’intitulaient, exotiquement, Issa ben Marianna, et étaient dédiés à Lamennais… Le recueil publié par lui en 1853 et intitulé : Poèmes et poésies, contient un chant très beau et vraiment chrétien : La Passion. Dès l’année 1860, la Passion disparut des œuvres de Leconte de Lisle. Le poète avait décidément renié ce qu’il avait adoré avec l’ardeur irréfléchie d’un jeune créole… Leconte de Lisle n’a pas cherché la notoriété, et il atteint la gloire qui est faite, pour une bonne part, de désintéressement et de dédain. Héritier, malgré sa gravité impassible, de la tradition romantique, il est allé d’instinct, et d’un effort continu, vers le sublime, ce qui vaut mieux, après tout, que de se résigner à déchoir… C’est lui qui a fermé la porte des temples déserts. C’est lui qui a enseveli dans la pourpre celle à qui les Muses ont accordé leur dernier sourire, cette savante et chaste Hypathie, que les chrétiens lapidèrent, jaloux de sa science et de sa beauté.

[La Vie et les Livres, 2e série ().]