(1828) Préface des Études françaises et étrangères pp. -
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(1828) Préface des Études françaises et étrangères pp. -

Préface

Il faut aux hommes et surtout aux Français, grands querelleurs et grands parleurs, un champ de bataille toujours ouvert, ou une arène de discussions toujours en mouvement. Après les guerres de la Ligue et de la Fronde, sont venues les querelles des Jansénistes et des Molinistes, auxquelles ont succédé beaucoup d’autres disputes jusqu’à celles des Gluckistes et des Piccinistes ; et maintenant, de toutes les factions qui ont troublé la France, il ne reste plus, nous l’espérons, que des Classiques et des Romantiques, et une bonne animosité de part et d’autre. C’est décidément la haine à la mode.

On a défini tant de fois le Romantisme que la question est bien assez embrouillée comme cela sans que nous l’obscurcissions encore par de nouveaux éclaircissements. Il y a des hommes de lettres qui ont dit : — « Nous condamnons la littérature du dix-neuvième siècle parce qu’elle est romantique. » — Et pourquoi est-elle romantique ? — « Parce qu’elle est la littérature du dix-neuvième siècle. » Cet argument ne nous a pas complètement satisfaits. D’autres ont ajouté : — « On appelle classiques tous les ouvrages faits pour servir de modèles, et romantiques tous les ouvrages absurdes : donc, pour peu qu’on ait le sens commun, il est impossible qu’on soutienne la cause du romantisme. » Ceci est plus fort. Cependant on peut encore trouver mieux, en cherchant bien. Ne cherchons pas, et contentons-nous, en dépouillant ces deux définitions hostiles de ce qu’elles ont de niais, d’en faire jaillir deux grandes vérités, savoir : qu’il n’y a réellement pas de romantisme, mais bien une littérature du dix-neuvième siècle ; et en second lieu, qu’il n’existe dans ce siècle, comme dans tous, que de bons et de mauvais ouvrages, et même, si vous le voulez, infiniment plus de mauvais que de bons. Maintenant que les non-sens des dénominations ont disparu, il sera facile de s’entendre.

En quoi consiste réellement la littérature française de l’époque actuelle ? Par quels genres de compositions se fait-elle surtout remarquer ? Quel sont les ouvrages qui font déjà sa gloire ? — Pour répondre à ces questions, il ne faut qu’examiner en quoi consiste notre gloire littéraire dans les époques précédentes, et quels sont les genres où nos hommes de génie ont excellé. Or, c’est précisément dans ce qu’ils n’ont pas fait qu’on peut se faire un nom. Nos grands maîtres ont parcouru en triomphe et jusqu’au bout toutes les routes qu’ils se sont ouvertes. On doit s’écarter de leur chemin autant par respect que par prudence ; et certes, ce n’est point en cherchant à les imiter qu’on parviendra jamais à les égaler. Un grand siècle littéraire n’est jamais la continuation d’un autre siècle.

Les hommes d’un vrai talent de chaque époque sont toujours doués d’un instinct qui les pousse vers le nouveau, comme des voyageurs qui marchent sans cesse à la découverte des pays inconnus. Après Montaigne, Pascal, La Bruyère, Bossuet, Montesquieu, Voltaire, J.-J. Rousseau, etc. tous ces beaux génies, si dissemblables entre eux, qui ont fait de la prose française la plus spirituelle et la plus éloquente prose de l’Europe, comment Bernardin de St.-Pierre, comment M. de Chateaubriand, la plus grande figure littéraire de notre temps, se sont-ils placés tout d’un coup à côté d’eux ? c’est encore en ne leur ressemblant pas. Les Études de la nature, Paul et Virginie, le Génie du Christianisme, René, l’Itinéraire, sont des productions qui n’avaient pas leur germe dans notre langue ; et aujourd’hui même, parmi les écrivains exclusivement voués à la prose, quels sont les plus remarquables par la pensée et par l’expression, si ce n’est ceux qui se livrent à la haute étude des sciences philosophiques ou aux profondes recherches historiques : deux importantes matières que nos grands prosateurs des derniers siècles étaient loin d’avoir épuisées, et dans lesquelles les littératures étrangères nous ont devancés et surpassés. Les historiens et les philosophes de la génération nouvelle sont entourés de trop d’estime et de célébrité pour qu’il soit besoin de les louer et même de les nommer. Qu’il nous suffise de rappeler qu’ils méritent leurs noms et nos éloges, principalement parce qu’ils cultivent un champ dont leurs devanciers avaient à peine défriché une partie.

Si de la prose nous passons à la poésie, nous retrouverons les mêmes symptômes et l’application invariable des mêmes règles, mais bien plus frappante encore, parce que (le théâtre excepté) le siècle de Louis XIV et celui de Voltaire ne sont pas, à beaucoup près, aussi grands ni aussi complets dans la poésie que dans la prose. En effet (mettant toujours à part la poésie dramatique qui fera tout à l’heure l’objet d’un examen spécial) voyons quels monuments impérissables nous ont laissés nos poètes classiques : Voltaire se présente avec ses épîtres philosophiques, un poème héroï-comique qui est un péché mortel et immortel, et toute sa poésie légère ; Boileau avec un poème didactique, un volume de satyres et son admirable Lutrin ; et Lafontaine, le plus poète de tous, avec ses fables et ses contes. Voilà des genres de poésies dans lesquels trois grands hommes ont donné à la France une incontestable supériorité, et nous admirons sincèrement l’orgueil ou l’humilité de ceux de nos auteurs qui continuent à s’y exercer. Pourquoi courir après des palmes déjà cueillies ? Comment espère-t-on avancer dans une carrière encombrée de chefs-d’œuvre ?

Mais la littérature française des deux derniers siècles est restée fort inférieure à toutes les littératures anciennes et modernes dans trois autres genres, et fort heureusement pour les poètes du siècle actuel, ces genres sont : l’Épique, le Lyrique et l’Élégiaque, c’est-à-dire, ce qu’il y a de plus élevé dans la poésie, si ce n’est pas la poésie même. Franchement, quelques strophes de Malherbe, très belles de formes et d’expressions, quelques odes aussi harmonieuses, mais moins poétiques de J.-B. Rousseau, et à la fin du dix-huitième siècle quelques grands lambeaux lyriques de Lebrun, remarquables par l’éclat et l’élégance, mais glacés de mythologie, de faux sublime et de vieilles périphrases ; d’un autre côté, les Élégies exclusivement érotiques de Bertin et de Parny, où l’on trouve sans doute de la mollesse, de la grâce, de la volupté, de la passion même, mais tout cela dans les proportions du boudoir… telles étaient les richesses lyriques et élégiaques de nos devanciers, et malgré tout l’esprit et le talent qu’on doit reconnaître aux auteurs dont nous venons de parler, on sentait que l’Ode inspirée et la grande Élégie n’avaient pas eu leurs poètes, comme l’Épître, la Satyre, la Fable. Quant à l’Épopée, la Henriade de Voltaire est venue faire prendre à la France sa place épique bien loin derrière toutes les autres nations : car ce sont précisément la conception et le ton épiques qui manquent à cette épopée, même dans les passages les plus justement cités par les rhétoriques de collège.

Au surplus, Voltaire a vécu au milieu d’une civilisation trop avancée pour composer un bon poème épique, quand bien même il en aurait eu la puissance en lui-même. C’est en général dans les premiers temps littéraires d’un peuple, lorsque les croyances ne sont pas attiédies, et lorsque l’invasion du roman n’a pas encore eu lieu, que paraissent les épopées vraiment dignes de ce nom. La France a laissé passer le temps. C’était au seizième siècle, c’était parmi les guerres religieuses, sous les règnes si orageux et si poétiques des derniers Valois, que devait surgir l’Épopée française ; à cette époque on trouve Ronsard et quelques autres poètes de la Pléiade, trop vantés alors, et surtout trop décriés de nos jours par des auteurs qui ne les connaissent guères et qui sont loin de les égaler, mais on cherche vainement, dans cette Pléiade brillante, l’homme d’une puissante imagination, le poète de génie enfin, capable d’enfanter une œuvre épique. Ce serait ici l’occasion de rechercher quelles influences fatales ont écarté du sol de la France le plus beau laurier poétique, et quelles conséquences en ont résulté pour l’ensemble de la poésie française, qui privée des divins secours d’une épopée, où toutes les autres littératures puisent comme dans un fleuve, a cherché sa gloire dans les genres qui n’en découlent pas nécessairement, et a pris ce caractère léger, didactique ou satyrique qu’elle a conservé pendant deux siècles, et qui lui a donné une physionomie moins belle sans doute, mais bien distincte au milieu des nations modernes. L’espace nous manque pour une pareille dissertation, et d’ailleurs ces questions et beaucoup d’autres aussi importantes sont traitées de main de maître par M. Sainte-Beuve, dans son Tableau de la poésie française au seizième siècle, ouvrage d’une grande utilité et d’un grand charme, qui restera comme un monument de l’art, comme un modèle de critique, et qui ne pouvait sortir que de la tête d’un érudit, d’un philosophe et d’un poète.

Le Lyrique, l’Élégiaque et l’Épique étant les parties faibles de notre ancienne poésie, comme nous l’avons déjà observé, c’est donc de ce côté que devait se porter la vie de la poésie actuelle. Aussi, M. Victor Hugo s’est-il révélé dans l’Ode, M. de Lamartine dans l’Élégie, et M. Alfred de Vigny dans le Poème. Mais avec quelle habileté ces trois jeunes poètes ont approprié ces trois genres aux besoins et aux exigences du siècle ! M. Alfred de Vigny, un des premiers, a senti que la vieille épopée était devenue presqu’impossible en vers, et principalement en vers français, avec tout l’attirail du merveilleux ; il a senti que les Martyrs sont la seule épopée qui puisse être lue de nos jours, parce qu’elle est en prose, et surtout en prose de M. de Chateaubriand ; et à l’exemple de lord Byron, il a su renfermer la poésie épique dans des compositions d’une moyenne étendue et toutes inventées ; il a su être grand sans être long. M. de Lamartine a jeté dans ses admirables chants élégiaques toute cette haute métaphysique sans laquelle il n’y a plus de poésie forte ; et ce que l’âme a de plus tendre et de plus douloureux s’y trouve incessamment mêlé avec ce que la pensée a de plus libre et de plus élevé. Enfin M. Victor Hugo a non seulement composé un grand nombre de magnifiques odes, mais on peut dire qu’il a créé l’ode moderne ; cette ode, d’où il a banni les faux ornements, les froides exclamations, l’enthousiasme symétrique, et où il fait entrer, comme dans un moule sonore, tous les secrets du cœur, tous les rêves de l’imagination, et toutes les sublimités de la philosophie.

La grande poésie française de notre époque (toujours abstraction faite du théâtre) nous semble donc représentée par MM. Victor Hugo, de Lamartine et Alfred de Vigny, autant à cause de la hauteur de leur talent que parce qu’ils l’ont appliqué à des genres dont notre langue n’offrait point d’exemples ou dont elle n’offrait que des modèles incomplets. Il est encore un poète qu’il est impossible d’oublier : il n’a fait que des chansons, qu’importe ! il n’y a point de genres secondaires pour un talent du premier ordre. M. Béranger mériterait littérairement, par ses chansons non politiques, toute la célébrité que lui a faite l’esprit de parti, le plus bête de tous les esprits.

Le Français né malin créa le Vaudeville.

Il ne voudra pas anéantir sa création. La chanson enflammait nos aïeux dans leurs combats, elle les servait dans leurs amours, les consolait dans leurs disgrâces, les égayait sous le chaume et même dans les palais… Ce ne seront jamais les amours ni les combats qui nous manqueront ; le frais laurier de la chanson ne peut pas vieillir ni mourir sur la terre de France.

Certes, il existe en ce moment plusieurs autres poètes qui cultivent avec un juste succès les quatre genres que nous venons de citer ; mais ceux d’entre eux qui ont le plus de droit aux hommages seront les premiers à sanctionner les nôtres ; certes, nous avons des écrivains distingués qui traitent encore des genres si admirablement traités par nos grands maîtres, mais, on ne saurait trop le répéter, ce ne sont pas ces écrivains qui peuvent caractériser l’époque actuelle.

Les censeurs classiques et moroses qui ne cessent de vanter le passé au préjudice du présent, ont également tort et raison. Ils ont mille fois raison quand ils disent que les contes, les épitres philosophiques, les poésies légères, les poèmes didactiques ou héroï-comiques, les satyres et les fables, que l’on fait aujourd’hui, sont à cent lieues de ce que nos hommes de génie faisaient en ce genre il y a cent ans. Ils ont tort quand ils ne conviennent pas de la supériorité relative et absolue de notre siècle, dans tous les autres genres. Ils ont raison quand ils veulent que nos anciens chefs-d’œuvre soient étudiés et admirés avec enthousiasme ; ils ont tort quand ils veulent qu’ils soient continués perpétuellement et reproduits sous toutes les formes.

Au surplus, la comparaison du siècle vivant avec les siècles qui l’ont précédé manque toujours de justesse et de justice. Elle tombe à faux en ce que les grandes époques littéraires ne sont quelque chose que par les points où elles ne se touchent pas ; et véritablement il y a peu de justice et de générosité à opposer tous les grands écrivains morts que les temps ont lentement produits, aux écrivains d’une seule époque qui est à peine au quart de son période.

Il n’y a de comparaison possible et utile à faire qu’entre les écrivains d’un même siècle ; c’est-à-dire entre les continuateurs de l’ancienne école et les sectateurs de l’école qui commence. Or, à talent égal même, ces derniers auraient un immense avantage : car les idées nouvelles triompheront complètement, et cela, par l’excellente raison qu’elles sont les idées nouvelles. Il en est dans les arts comme en politique ; malheur à qui se laisse arriérer. Avant tout et en tout il faut être de son temps. Il n’est plus douteux d’ailleurs que les Romantiques (pour nous servir encore de cette expression déjà surannée) n’aient en ce moment l’avantage du talent comme celui de la position. — « Mais, nous dit-on, n’y a-t-il point parmi les rangs des Romantiques des gens à idées extravagantes, à imagination déréglée, dont les compositions ne ressemblent à rien et dont le style est alternativement barbare et ridicule ? » — Qui vous dit le contraire ? n’avez-vous pas vous-mêmes dans vos rangs classiques, des gens dont le style et les compositions ressemblent à tout, qui ont des idées… et une imagination… c’est-à-dire, qui n’ont point d’idées ni d’imagination ? Quelle conclusion peut-on tirer de là ? depuis quand calcule-t-on les forces de deux armées par leurs blessés et leurs infirmes ? Laissez-nous compter nos forces effectives, les talents véritables qu’on a tour à tour traités de romantiques depuis vingt-cinq ans ; nous laisserons les noms classiques en blanc, vous les remplirez-vous mêmes. Nous ne pouvons pas mieux dire. Ensuite l’Europe ou un enfant décidera.

On convient généralement de la supériorité de notre jeune école philosophique et historique ; notre siècle est déjà si bon juge en fait de prose, que personne ne songe à nier l’immense talent de M. l’abbé de la Mennais, quoique ses systèmes soient combattus de toutes parts. Les triomphes de notre jeune école poétique sont au contraire fort contestés. C’est que pour juger la prose, il faut de l’esprit, de la raison et de l’érudition, et qu’il y a beaucoup de tout cela en France ; tandis que pour juger la poésie il faut le sentiment des arts et l’imagination, et ce sont deux qualités aussi rares dans les lecteurs que dans les auteurs français. Bans notre pays, on comprend beaucoup plus et beaucoup mieux qu’on ne sent. Or, la poésie n’est pas seulement un genre de littérature, elle est aussi un art, par son harmonie ses couleurs et ses images, et comme telle c’est sur les sens et l’imagination qu’elle doit d’abord agir, c’est par cette double route qu’elle doit arriver au cœur et à l’entendement. De là vient que les grands musiciens et surtout les grands peintres, enfin tous les artistes distingués sont bien plus sensibles à la poésie, et par conséquent, en sont bien meilleurs juges que les hommes de lettres proprement dits. L’éducation musicale commence à se faire parmi nous, le goût de la peinture est déjà fort répandu ; et cependant combien de gens d’esprit, sans compter ceux qui n’en ont pas, préfèrent encore un nocturne bien doux, ou l’ancien plein-chant de notre opéra, aux plus délicieuses modulations ou aux plus riches harmonies ; et un intérieur de cuisine, ou un effet de neige avec un peu de feu, aux plus sublimes têtes et aux compositions les plus inspirées et les plus étudiées. Ce qui est vrai pour la musique et la peinture l’est bien davantage pour la poésie qui est l’art le moins palpable, celui dont les secrets sont les plus nombreux et les plus intimes, celui enfin qui a le grand désavantage sur les autres arts de n’avoir pas une langue à part et d’être obligé de s’exprimer avec les mêmes signes qu’un exploit d’huissier, ou qu’un roman vertueux qui fait pleurer les marchandes de modes. De tous temps les poètes ont souffert de l’indifférence ou de l’ignorance du public. Le Odi profanum vulgus et arceo d’Horace, tout impertinent qu’il paraisse, devrait être l’épigraphe de chaque œuvre vraiment poétique. À moins d’un miracle qui arrive de loin en loin, quelle illusion peut se faire un poète de nos jours, quand le Dante, le Tasse, le Camoëns, Milton, etc. etc. ont été méconnus de leurs contemporains ! la poésie, non dramatique s’entend, (car le public assemblé est presque la postérité) se trouve étrangement compromise entre les hommes à idées positives et la frivolité des salons.

C’est en France surtout, chez ce peuple le plus spirituel et le plus intelligent de l’Europe, que la haute poésie est peut-être le moins goûtée par ce qu’on appelle le monde. Le caractère, l’éducation, les habitudes des Français n’ont rien d’artiste. Les brillantes qualités de leur esprit, la vivacité prodigieuse de leur conversation, la coquetterie de leurs mœurs, sont en opposition directe avec le sentiment poétique, qui ne se développe que dans une vie recueillie ou passionnée. À Paris, les arts et la poésie sont un sujet de discussion au lieu d’être un amour ; il n’y a pas de pays où l’on en parle plus et où l’on en jouisse moins. Quelque chose de moqueur et d’impatient agite et caractérise la population de nos salons ; ce qui est naïf et grand, y est traité d’ennuyeux ou de ridicule, et les bougies n’éclairent que les succès du bel esprit et des grâces fardées. Honneur donc aux poètes dont les accents mâles et sévères ne provoquent point ces applaudissements efféminés, ces triomphes sans conséquence, qui s’éteignent et meurent avec les flambeaux d’une fête ! Et pourtant la gloire est plus belle en France que partout ailleurs ; et tous les grands hommes étrangers recherchent les suffrages de Paris, comme, dans les temps antiques, on recherchait les suffrages des Athéniens. C’est que, prise dans son ensemble, la France est toujours la reine des nations ; c’est que, nulle part, les succès ne font autant de bruit ; c’est qu’une jeunesse ardente et instruite fermente suries bancs de ses universités ; c’est enfin qu’au milieu même de ce monde si prosaïque et si superficiel, se trouvent peut-être cinq cents personnes, femmes et hommes, dont l’âme est aussi poétique et aussi rêveuse que dans les montagnes de l’Écosse ou sur les bords de l’Arno, et qui ne possèdent pas moins cette promptitude de conception, ce jugement sain, cette délicatesse de tact que rien n’égale et ne remplace chez les autres peuples. Si les masses sont vulgaires en France, nulle part les individus ne sont plus distingués. Nos poètes et nos artistes doivent donc s’attacher uniquement à plaire aux esprits d’élite ; c’est même le plus sûr moyen d’avoir un peu plus tôt ou un peu plus tard le succès populaire : car la pensée de quelques hommes supérieurs finit toujours par diriger la foule.

La poésie, repoussée des salons, va encore se briser, comme sur un écueil, contre le stoïcisme des têtes exclusivement philosophiques ou politiques. Elle était trop forte là-bas ; ici elle paraît trop futile. Il y a erreur ou distraction des deux côtés ; car la poésie qui est d’origine céleste, ne peut pas avoir tort. Plusieurs causes ont contribué de nos jours au peu d’attention que font aux vers les hommes d’une littérature très grave. D’abord, la véritable poésie du 19e siècle a fait invasion en France par la prose. M. de Chateaubriand et madame de Staël ont été les premiers poètes de l’époque. Beaucoup de gens s’en sont contentés ; on se contenterait à moins. Et puis, il faut avouer que les poèmes de l’école Delilienne, et, plus tard, les vers de l’empire, quelque bien faits qu’ils fussent, étaient surtout bien faits pour décourager de la poésie française !… Les hommes forts et pensants n’ont pas pu écouter longtemps tout ce ramage ; et ils se sont habitués à ne plus ouvrir un volume de vers, de peur d’en voir sortir, à chaque page, tout un poulailler décrit, ou de la mélancolie de Directoire. Leur défiance durait encore quand les poètes réels sont arrivés, et cette défiance invétérée sera longue peut-être à se guérir entièrement. Si les œuvres d’André Chénier, de ce poète immense, sitôt moissonné par la faux implacable qui n’épargnait aucune royauté, eussent été publiées à la fin du dernier siècle, quelque incomplètes, quelque imparfaites qu’elles soient, à cause de cette mort précoce, nul doute que l’âme des hommes supérieurs ne se fut prise alors à cette poésie virile et naturelle, et la réconciliation qui s’accomplit lentement eût été avancée de trente ans. Mais l’ombre d’André Chénier ne devait être évoquée que par une voix toute poétique : M. Delatouche s’est acquitté de ce soin pieux avec la modestie et la ferveur du talent.

Au surplus, pour faire sentir l’injustice de quelques préventions défavorables, il est bon de rappeler que les poètes ont en général été de bons écrivains en prose, quand ils l’ont bien voulu, tandis qu’il n’y a peut-être pas d’exemple de grands écrivains qui soient montés de la prose à la poésie. Racine écrivait en prose avec une rare élégance. Voltaire est parti d’Œdipe pour se lancer dans son admirable prose. Les deux Chénier étaient également de très bons prosateurs ; et de nos jours, un des auteurs les plus brillants, un des érudits les plus profonds, M. Charles Nodier, faisait de charmants vers avant de faire son excellente prose. Enfin, toute la belle et large prose de M. Victor Hugo, dans tous les genres, et ce grand roman historique de Cinq-Mars, qui eût suffi pour faire la réputation de M. Alfred de Vigny, sont des preuves de la prééminence du génie poétique ; d’un autre côté, J.-J. Rousseau, lui-même, le génie de la prose, n’a pu produire que des vers faibles et sans chaleur. Nous rappellerons aussi que les grands poètes ont toujours été les hommes les plus instruits et les plus philosophes de leur temps ; ce n’est même qu’à ces conditions qu’ils étaient de grands poètes. Et qu’on ne dise pas que dans un siècle comme le nôtre, où les sciences politiques et les études philosophiques sont portées à un si haut degré de perfection, les poètes ne peuvent plus acquérir la prépondérance qu’ils avaient dans les âges moins éclairés ; les hautes renommées de Goethe au milieu de la philosophique Allemagne, et de Byron dans le pays natal de la politique, sont là pour démentir ce préjugé trop répandu. Il y a une poésie comme une législation pour chaque grande époque. Mais, ainsi que nous l’avons déjà montré, la France n’a plus besoin d’aller chercher des exemples hors de chez elle ; ses jeunes poètes, nourris des souvenirs de son passé, enrichis des trésors littéraires de ses voisins, et tout palpitants encore des événements extraordinaires qui ont remué le monde autour d’eux, ne se laisseront point intimider par tant d’obstacles, et la monarchie constitutionnelle aura son beau siècle comme la monarchie absolue.

Résumons-nous : la physionomie littéraire de la France actuelle est caractérisée par trois grands traits : l’histoire, la philosophie, la haute poésie ; les premiers talents de prose et de vers de l’époque sont renfermés dans cette triple et large barrière ; et ces trois objets occupent presqu’exclusivement l’intérêt et la curiosité d’une jeunesse avide d’instruction et d’émotions. Les besoins philosophiques et historiques du siècle sont admirablement bien servis par les cours de MM. Cousin et Guizot. Il est à regretter que M. Villemain dont les brillantes improvisations rendent si étroites, les plus vastes salles, soit circonscrit lui-même, par la nature spéciale de son cours, dans l’examen critique de l’éloquence française. Quelque fertile que soit son esprit, quelque ingénieuse que soit son érudition, quelque prodigieuse variété qu’il jette dans ses leçons, par la comparaison toujours neuve et utile de notre éloquence nationale avec les éloquences étrangères, il n’en est pas moins vrai que l’histoire et la philosophie le pressent de toutes parts, et qu’il lui faut à tout moment, pour développer ses propres forces, entrer dans le domaine de ses deux collègues ; ce qui est un désavantage pour tous les trois et un sujet d’hésitation pour l’auditoire. Si, à l’examen de l’éloquence, le célèbre professeur joignait l’examen de la poésie française, vers laquelle il ne peut faire que de rares et trop courtes excursions, quel champ fécond et nouveau lui serait ouvert ! Ses leçons prendraient un caractère bien plus vivant encore et tout à fait actuel, car c’est sur le terrain de la poésie que les grands combats se livrent, et que les grandes questions doivent se décider. Sans doute, M. Villemain en appliquant son étonnante sagacité à l’étude approfondie du rhythme, de l’harmonie, de la fabrication du vers ou de la strophe, enfin de tout le matériel poétique, se convaincrait et convaincrait facilement ses auditeurs, des immenses progrès que la nouvelle école a faits dans la partie artiste, comme dans la partie intellectuelle et littéraire de la poésie. Il proclamerait sans doute hautement, que les rayons presqu’éteints du dernier siècle ne peuvent pas être la lumière d’un nouvel âge ; il n’hésiterait pas, dans l’intérêt de l’art et de sa propre gloire, à se séparer de la mort pour s’attacher à la vie, et tout en éclairant les poètes de cette nouvelle école sur leurs défauts et leurs dangers, il les vengerait, par l’autorité de sa parole, des outrages de l’ignorance ou du pédantisme scholastique.

Cependant, philosophes, poètes, historiens, vraiment dignes de ces noms, unissez-vous de cœur et d’action, au lieu de vous diviser par de vaines théories et de discuter pour de vaines préséances ; vous tenez les trois sceptres de la pensée, ne vous en faites point des armes les uns contre les autres, mais joignez-les en faisceau, et vous serez invincibles. Songez que c’est par cette alliance irrésistible de tous les talents, que vos devanciers ont sapé les bases de l’ancienne société et posé celles du nouvel ordre de choses. Serez-vous moins forts et moins unis pour réédifier, consolider et embellir ? Songez que vous parlez à ce peuple français, le premier peuple du monde, parce qu’il est le plus chevaleresque et en même temps le plus philosophique ; à ce peuple changeant il est vrai, parce qu’il est étonnamment impressible, mais qui sait souffrir et mourir pour une doctrine, qui fait la guerre pour le triomphe d’une idée, et dont les fureurs même ont été commises au nom d’un principe. Parlez-lui donc de gloire et de sagesse, de discipline et de liberté, d’enthousiasme et de raison, il vous comprendra et vous obéira. Vous tous, qui avez la science, le jugement et l’imagination, ne formez qu’une ligue en faveur de l’ordre et de la civilisation ; tournez vers le bien et vers le beau toutes les facultés que vous avez reçues du Ciel, mettez en commun tous vos trésors et toutes vos forces pour faire avancer le grand œuvre du 19e siècle, et laissez les versificateurs continuer en paix leur innocent métier.

Il est temps de jeter un coup d’œil sur notre théâtre et d’examiner rapidement ce que nos grands maîtres en ont fait ; ce qu’on en fait aujourd’hui : ce qu’on peut en faire encore.

Après avoir montré la France des deux derniers siècles, infiniment supérieure par sa prose à toutes les autres nations ensemble, il nous a fallu avouer son évidente infériorité dans les hauts genres de poésie, qui n’ont été réellement cultivés que par l’école actuelle ; nous sommes heureux de pouvoir lui rendre sa suprématie dans la littérature dramatique.

La France est la nation la plus dramatique de l’Europe. Aucun peuple d’aucun temps ne peut lui disputer la palme de la comédie. C’est faire injure à Molière que de le nommer le premier poète comique du monde ; on doit dire : le seul, tant il est au-dessus de tous. Sans doute, Shakespeare est le plus grand génie tragique des temps modernes, et les maîtres de notre scène sont loin de l’égaler pour la création des caractères, l’invention des fables, le langage de la passion et la poésie de style ; mais il faut considérer qu’après Shakespeare, l’Angleterre n’a plus rien de vraiment grand, tandis que notre théâtre tragique a été constamment illustré, pendant deux siècles, par une succession non interrompue de poètes du premier ordre ; ce qui rend la Melpomène française bien plus imposante et bien plus complète. Il faut considérer aussi que les belles proportions et la régularité imposées à notre tragédie par les auteurs de Cinna et d’Andromaque lui donnent une physionomie à part, au milieu des littératures contemporaines. Nous examinerons plus loin si cet avantage n’a pas été payé depuis trop chèrement, en nous privant d’un grand nombre de ressorts dramatiques ; toujours est-il vrai, que si les pères de la tragédie française n’ont pas créé beaucoup de personnages, ni de fables, on ne peut leur refuser une création immense, celle d’un système entier dont les formes majestueuses ne se sont pas altérées pendant deux cents ans. Voici quelques lignes de l’ouvrage de M. Sainte-Beuve, qui rendent notre pensée beaucoup plus éloquemment que nous ne pourrions le faire : « On vit, chose inouïe jusque-là, une littérature moderne appliquer le goût le plus exquis à ses plus nobles chefs-d’œuvre ; la raison prévenir, assister le génie, et, comme une mère vigilante, lui enseigner l’élévation et la chasteté des sentiments, la grâce et la mélodie du langage. On vit l’imitation des anciens devenue originale et créatrice, réfléchir, en l’embellissant encore, la civilisation la plus splendide de notre monarchie, et de cette fusion harmonieuse entre la peinture de l’antiquité et celle de l’âge présent, sortir un idéal ravissant et pur, objet de délices et d’enchantements pour toutes les âmes délicates et cultivées. Enfin, si l’on n’eut pas en France la poésie du Dante, de l’Arioste et du Tasse, ni surtout la poésie de Shakespeare, l’on eut Racine, et, pour la première fois, la perfection de Virgile fut égalée. »

À l’exception donc de cet admirable Cid, sur lequel nous reviendrons tout à l’heure, les premiers et les plus beaux chefs-d’œuvre de notre théâtre sont romains, grecs ou juifs. Racine et Corneille ont exploité magnifiquement ces trois antiquités, en les arrangeant, sans les dénaturer, selon le goût de leur siècle ; car les poètes dramatiques (et c’est ce qui nuit beaucoup à la durée de leurs ouvrages) ne peuvent pas toujours pousser très loin la fidélité des mœurs et la vérité du langage ; ils sont obligés, pour être entendus et goûtés, de prendre, dans leur style et dans leurs caractères, une moyenne proportionnelle entre le siècle qu’ils mettent sur la scène et le siècle dans lequel ils vivent. C’est ce que Corneille et Racine ont fait avec un art prodigieux, et chacun avec des procédés bien différents. Ces deux poètes immortels n’ont rien de pareil entre eux, et c’est pourquoi ils peuvent se traiter d’égaux.

Voltaire, après eux, jeta son drame pathétique et brûlant dans toutes les nations et dans tous les temps où n’était point parvenu le génie ses devanciers ; il fit comparaître sur la scène une grande partie des peuples modernes, et c’est en cela surtout qu’ils mérité le trône tragique où il est assis. L’innovation est toujours le seul moyen de gloire. Mais Voltaire, si inventif dans ses conceptions, si intéressant dans ses fables, si neuf par les pensées, est resté, comme poète et comme écrivain, bien au-dessous de Corneille et de Racine. Soit que la nature ne l’ait pas doué de poésie au même degré que ces deux grands hommes, soit que, travaillant pour une époque excessivement spirituelle, mais peu artiste, il ait négligé, à dessein, la forme et la couleur poétiques, qui n’eussent été que médiocrement senties, pour se livrer tout entier aux combinaisons théâtrales et aux déclamations philosophiques qui étaient alors dans le goût du public ; il est certain qu’il a outré encore le défaut de localité et d’individualité qui est le péché originel de notre tragédie. Ses personnages turcs, chinois, arabes ou américains, sont bien plus des Français, que les Grecs et les Romains de Racine et de Corneille, et comme ce sont des Français du siècle de Louis XV, au lieu d’être des Français du siècle de Louis XIV, leur langage est moins grand, moins pur et moins idéal Ce n’était plus devant madame de la Vallière, mais devant madame de Pompadour qu’ils parlaient. Il est juste toutefois d’excepter les caractères de chevaliers que Voltaire a tracés avec beaucoup de charme et une fidélité de couleur plus que suffisante pour l’époque. Au total, malgré de nombreux vices d’exécution et une débilité de style qui contraste trop souvent avec la hardiesse des idées, Voltaire a dû produire tout l’effet qu’il a produit, et il est impossible de ne pas reconnaître qu’il a étendu, sinon agrandi notre scène tragique, et qu’il a passionné encore le dialogue et les situations ; enfin il a ouvert une source nouvelle et abondante de pathétique, et on lui doit de fortes et nobles émotions qu’on n’avait pais éprouvées au même degré avant lui.

Arrêtons-nous pour remarquer que le génie de nos trois grands tragiques s’est manifesté dans les proportions et avec les formes qui convenaient aux époques où ils ont écrit ; et que la nature de leurs beautés et même de leurs défauts n’a aucune analogie. Comment donc obtenir une place à côté d’eux ? c’est en faisant ce qu’ils n’ont pas fait et ce qu’ils feraient maintenant.

Assez longtemps, on nous a donné les mêmes tragédies sous des noms différents, assez longtemps, les continuateurs, exagérant ce qu’il y avait de défectueux dans nos chefs-d’œuvre sans en reproduire les beautés, nous ont montré des personnages antiques habillés à la moderne, ou des modernes parlant un vieux langage ; la tragédie française, d’imitation en imitation, est arrivée, à fort peu d’exceptions près, à ne plus être qu’un moule banal où l’on jette des entrées et des sorties extrêmement bien motivées, sans s’occuper de faire agir et parler les personnages d’une manière neuve et attachante. De là, cette indifférence du public pour le Théâtre-Français, qui fut si longtemps notre gloire et notre plus noble plaisir.

Chez tous les peuples, les arts, à certaines époques, changent de formes et de moyens, quoique leur but et leurs effets soient toujours les mêmes. Il en est de cela comme des lois. De temps à autre de nouvelles combinaisons de plaisirs, de nouvelles conditions de succès deviennent nécessaires. Nous en sommes là aujourd’hui pour tous les arts. La révolution musicale opérée par M. Rossini, celle qui s’opère en ce moment dans la peinture, sont des preuves irrécusables de cette vérité. On ne peut nier l’immense révolution produite dans la littérature française par les historiens, les philosophes et les poètes de la nouvelle école ; pourquoi l’art dramatique n’aurait-il pas son tour ? Mais déjà, cette révolution est tentée avec plus ou moins de bonheur sur tous nos théâtres. Seul, le Théâtre-Français, reste encore immobile au milieu du mouvement général, c’est la dernière forteresse du scholastique. Elle ne pourra pas tenir longtemps, il faudra bien qu’elle capitule par famine.

Les choses sont déjà fort avancées ; déjà l’on sait très bien ce qu’on ne veut plus, si on ne sait pas encore ce qu’on veut. Le terrain est déblayé, il n’y a plus qu’à tracer les routes. C’est aux gens de l’art à éclairer et à guider le public. Mais les théories sont bien peu efficaces, quand les exemples ne s’y joignent pas. Quelques grands modèles de la nouvelle beauté tragique dont notre théâtre doit nécessairement s’enrichir, sous peine de mort, parleront plus haut que tous les raisonnements, et c’est pourquoi la révolution dramatique ne saurait être mieux commencée que par la représentation des chefs-d’œuvre de Shakespeare traduits en vers français avec audace et fidélité.

Quoi ! dira-t-on, encore des imitations, jamais d’originalité ! — Nous répondrons d’abord que rien ne serait plus original et plus neuf pour le public, que la représentation naïve sur notre théâtre d’une grande tragédie de Shakespeare, avec toute la pompe d’une mise en scène soignée ; car les représentations anglaises où les trois quarts et demi des spectateurs n’entendent pas un mot, et les traductions en prose, privées de la magie du style et du jeu des acteurs, ne donnent du grand poète qu’une idée toujours imparfaite et quelquefois très fausse. Et puis, où sont donc les tragédies créées, parmi celles que depuis trente ans on nous a données pour nouvelles ? combien eu est-il qui ont survécu à leur succès ! le compte ne serait pas difficile à faire. Avouons que sous d’autres titres, on nous joue perpétuellement la même chose, nous voyons beaucoup de continuateurs… En vérité, jusqu’à ce qu’il se présente un génie inventeur, les traducteurs doivent avoir la préférence. Les continuateurs français nous donnent tout juste, en moindre qualité, ce que nous avions depuis longtemps, en immortels chefs-d’œuvre. Au moins les traducteurs nous donneront-ils ce que nous n’avions pas encore, ce n’est point parce qu’un auteur prend un sujet nouveau qu’il fait une tragédie neuve ; si les caractères, les situations et le style n’en sont point innovés, s’il a mis à contribution vingt ouvrages nationaux pour composer le sien ; si la mémoire des spectateurs retrouve à tout moment Mithridate ou Alzire sous des habits et des noms supposés, si, presqu’à chaque vers on se souvient du vers suivant, en croyant le deviner, certes, une telle œuvre ne peut point raisonnablement passer pour une œuvre d’imagination. C’est que les fables tragiques sont extrêmement rares, et que les hommes de génie sont très rares aussi ; les poètes dramatiques peuvent se diviser en trois classes : d’abord, ceux qui inventent ou plutôt qui trouvent des fables et les traitent d’une manière également inventée ; il y en a trois ou quatre comme cela depuis le commencement des siècles ; ensuite ceux qui traitent franchement de grands et beaux sujets traités trop faiblement avant eux, et qui, les embellissant et les rajeunissant par la vigueur de leur pensée et les formes nouvelles de leur talent, sont au moins créateurs par l’exécution ; de ces auteurs-là, il s’en rencontre tout au plus deux ou trois par époque ; enfin, ceux qui traitent et écrivent d’une manière commune et connue de prétendus sujets créés, dont il n’y a d’inventé que le titre et dont toute l’originalité disparaît avec l’affiche : cette classe d’auteurs a toujours été très nombreuse.

De toutes les tragédies représentées de nos jours au théâtre de la rue Richelieu, quelles sont celles qui y resteront le plus longtemps ? ce sont évidemment : l’Agamemnon de M. Lemercier, la Clytemnestre de M. Soumet et la Marie Stuart de M. Lebrun, c’est-à-dire deux imitations du grec, admirablement bien appropriées à notre scène ; et une habile traduction de l’allemand, qui émeut et attache par cette poésie naturelle et colorée qu’on a retrouvée depuis avec tant de charme dans le Voyage en Grèce du même auteur. Si nous passons à l’Odéon, nous trouvons en première ligne des tragédies qu’on y a représentées, les Macchabées, ouvrage fort remarquable de M. Guiraud et le Saül, dont la belle et grande poésie a placé M. Soumet si haut parmi ses rivaux de gloire : ces deux pièces sont encore des sujets refaits ; un seul ouvrage entièrement neuf survivra aux critiques et aux éloges qu’il a reçus ; c’est le Paria de M. Casimir de la Vigne, œuvre essentiellement philosophique, qui peut-être n’a pas cet intérêt vulgaire que cherche d’abord la foule, mais qui frappe tous les esprits distingués par des situations fraîches, des caractères créés et par un style de poète. Le Paria est l’ouvrage de M. de la Vigne qui a eu le moins de succès, et qui lui fera le plus d’honneur.

Une autre traduction de Schiller, qui rappellerait sans aucun doute le succès de Marie Stuart, c’est le Guillaume Tell que Pichat a laissé. Nous pouvons affirmer que le ton, la couleur, toute la poésie du poète allemand a passé dans l’œuvre du poète français ; c’est une tragédie d’un intérêt puissant et d’une exécution parfaite. Pichat avait débuté avec un grand éclat dans Léonidas, et le pas qu’il a fait de Léonidas à Guillaume Tell est immense. On ne peut s’expliquer que par l’esprit d’imprudence et d’erreur, la négligence ou l’oubli du Théâtre-Français à l’égard d’un tel ouvrage. Si le nom de Pichat, si l’intérêt de l’art sont peu de chose pour le comité, du moins devrait-il comprendre son propre intérêt ; mais non, Guillaume Tell a eu son triomphe sur tous les théâtres ; l’Opéra qui est si habilement dirigé maintenant, lui en prépare un qui effacera tous les autres ; et la Comédie Française ne se réveille point de son apathie ! La première pensée du ministre de l’intérieur a été pour Pichat mourant ; son premier soin a été de délivrer Guillaume Tell des chaînes de l’ancienne censure qui l’opprimait comme un autre Gessler ; pour la première fois, depuis bien longtemps, on a vu le pouvoir aller au-devant du talent : les Muses sont filles de mémoire, elles ne l’oublieront pas. Espérons que le Théâtre-Français se souviendra enfin que ses cartons renferment une belle tragédie d’un poète trop tôt pleuré, et que le public l’attend.

Ce qu’on a déjà fait pour Schiller, nous le réclamons hautement pour Shakespeare. S’il avait encore besoin d’apologie auprès de quelques esprits timorés, qu’ils lisent les belles et éloquentes leçons de M. Villemain sur ce créateur de la tragédie moderne, et qu’ils voient comment le goût le plus pur se prosterne devant le génie. C’est que les grands auteurs ont toujours été les plus grands critiques, quand ils ont voulu s’en mêler. Encore une fois, les maîtres de notre scène n’ont rien fait de complet par eux-mêmes dans les sujets modernes. Voltaire, en se tenant toujours dans le style pompeux, s’est privé de la ressource immense des contrastes de mœurs et de caractères. Nous n’avions que le Cid qui fut continuellement naturel et vrai ; aussi est-il emprunté à un théâtre étranger, aussi Corneille l’appela-t-il tragi-comédie, tant ce grand homme sentait la nécessité du mélange des tons dans ce qui n’était point l’antique ; on sait comment il fut rejeté hors de cette voie nouvelle par les prétendus classiques du temps, mais on ne conçoit pas comment, dans les deux derniers siècles, aucun auteur n’a cherché à y rentrer. Nous persistons à dire que la seule manière d’y marcher à coup sûr, c’est de débuter par y suivre Shakespeare, de même que Racine, pour traiter les sujets antiques, s’est inspiré d’Euripide et s’en est approché autant que son siècle le permettait. Du reste, il n’est pas question de vouloir détrôner nos grands poètes au profit d’un usurpateur, comme quelques gens de lettres feignent de le craindre. Dans l’empire des arts, il y a un trône pour chaque génie : Voltaire n’a fait aucun tort à Corneille ni à Racine, il n’a tué que leurs imitateurs ; de même Shakespeare ne fera de mal qu’aux continuateurs de Voltaire. On peut donc être bien tranquille. Quant aux vieilles indignations nationales, à ces gothiques haines de l’étranger, à qui prétendrait-on imposer aujourd’hui avec toute cette patrioterie littéraire ? La France est trop forte et trop riche pour être jalouse et injuste. C’est une chose merveilleuse à voir que la promptitude avec laquelle s’est faite l’éducation du public ; il y a six ans, on recevait les acteurs anglais avec des hurlements et des outrages !… Pourquoi le public ne voudrait-il pas voir Shakespeare au Théâtre Français, comme il y a toujours vu, comme il y voit tous les jours, Sophocle, Euripide, Guillen de Castro, Maffey, Alfiéri, Schiller, etc., etc. ; comme il admire un tableau de Rubens et de Raphaël, dans notre musée ; comme il écoute la musique de Mozart ou de Rossini, à notre grand Opéra ? quelle distinction puérile la sottise et la mauvaise foi, chercheront-elles à établir entre des analogies si évidentes ?

Mais, nous dira-t-on, Phèdre, Iphigénie, Œdipe, etc. etc., n’étaient que des imitations des anciens, habilement appropriées à notre système et à nos mœurs dramatiques, et vous voulez imposer au public la représentation de traductions fidèles de Shakespeare. — Sans doute ; et en voici les raisons : la disposition des cirques antiques, l’intervention du chœur, les grandes robes et les masques des acteurs, les rôles de femmes joués par des hommes, enfin l’extrême simplicité de l’action et l’ordre tout païen des idées et des sentiments, eussent formé de trop choquantes disparates avec nos habitudes sociales et notre civilisation chrétienne, pour que la tragédie grecque pût être posée toute droite sur notre théâtre, comme une statue qui change de piédestal. Shakespeare au contraire est un génie qui répond à toutes les passions modernes, et qui nous parle de nous dans notre propre langage ; et puis, les moyens d’exécution de ses ouvrages sont à peu près les mêmes que pour nos tragédies. Quelques changements de décorations de plus ou de moins, voilà toute la différence. Convenons aussi que nos grands tragiques, tout en gémissant, ont trop souvent sacrifié au goût de leur siècle, la peinture sévère de l’antique qu’ils imitaient. De là les virago de Corneille, les galants jeunes premiers de Racine, et ces vieilles amours de Jocaste, que Voltaire se reprochait tant. Nous venons à une époque où le besoin de vérité en tout, est universellement senti, et en cela les poètes actuels sont plus heureux que leurs prédécesseurs. C’est donc leur faute et la faute des acteurs, mais non celle du public, si le faux et le conventionnel tiennent encore trop de place sur notre théâtre. Et pour revenir à Shakespeare, qui ne s’aperçoit pas maintenant que les imitations de Ducis, toutes utiles, toutes hardies même qu’elles ont été, ne sont réellement que des lambeaux mutilés d’un géant ? On y trouve des scènes admirables, mais on cherche vainement une pièce. Comme l’a fort judicieusement observé le Globe, dans un des excellents articles qu’on y rencontre souvent : « Le temps des imitations est passé. Il faut ou créer ou traduire », rien de pire en effet qu’un portrait qui n’est pas ressemblant. Il est temps de montrer au public français ce grand Shakespeare, tel qu’il est, avec ses magnifiques développements, la variété de ses caractères, l’indépendance de ses conceptions, le mélange si bien combiné des styles comique et tragique, enfin avec ses beautés toujours si neuves et si originales, et même avec quelques défauts qui en sont inséparables et qui du moins ne ressemblent pas aux défauts de nos poètes. Il est temps que ses chefs-d’œuvre soient reproduits fidèlement sur notre scène, comme les nôtres le sont sur les scènes étrangères. Toute l’Europe savante et poétique est sous la domination de Shakespeare traduit dans toutes les langues ; il ne lui manque plus que vingt toises carrées, à Paris, au coin de la rue Saint-Honoré et de celle de Richelieu ; elles ne peuvent plus lui manquer longtemps.

Quoi ! dira-t-on encore, faut-il montrer au public français toutes les bouffonneries obscènes ou toutes les froides horreurs qui charmaient les Anglais du temps d’Elisabeth !… Non, certes. Ce fut aussi un tribut que le grand homme a payé au mauvais goût de son temps ; mais tel est l’art qu’il a mis dans ces monstruosités mêmes, qu’elles peuvent s’enlever toutes, sans rien déranger à l’échafaudage de ses pièces et à la marche de l’action ; cette épuration, commencée par lui-même et continuée depuis en Angleterre, souvent avec peu de goût et de discernement, fait nécessairement partie du travail d’un traducteur français qui ne doit pas rejeter ou garder tout ce qu’ont gardé ou rejeté les arrangeurs anglais ; mais la traduction n’en sera pas moins littérale, en ce sens, que si elle ne donne pas tout Shakespeare, du moins elle ne contiendra rien qui ne soit de Shakespeare.

Nous prévoyons l’objection banale qu’on va nous faire : vous prônez la représentation des traductions en vers de Shakespeare, parce que vous avez traduit ainsi quelques-unes de ses tragédies. À quoi nous répondrons d’une manière assez banale aussi : nous avons traduit quelques tragédies de Shakespeare en vers français, précisément parce que nous en croyons la représentation nécessaire au public, à l’art et au Théâtre-Français lui-même. Au Théâtre-Français, parce que n’ayant plus de grands acteurs tragiques, il ne peut espérer de vogue que par l’attrait d’un genre et d’un système de pièces entièrement neufs sur notre scène ; au public, parce que lassé de tant de pâles contre-épreuves de nos chefs-d’œuvre, lassé de la mesquine représentation de nos chefs-d’œuvre eux-mêmes ; il aime mieux les relire vingt fois avec délices et attendre pour revenir au théâtre que quelque chose y réponde à ce vague besoin de nouveauté qui le tourmente ; à l’art enfin, parce que faute de point de comparaison il serait à craindre que ce besoin se satisfît aveuglément avec des ouvrages prétendus romantiques, faits sans inspiration et sans étude, qui n’auraient que les formes extérieures des drames de Shakespeare, et dont toute la nouveauté consisterait à briser les unités de temps et de lieu, auxquelles personne ne songe, et à mêler des lazzis du boulevard au langage cérémonieux de notre vieille tragédie. Il est urgent qu’une tragédie de Shakespeare, prévienne le danger et empêche l’opinion de s’égarer soit en bien soit en mal sur le grand procès dramatique. Tout sera décidé en une soirée, et un parterre intelligent et impartial reconnaîtra sur-le-champ, que la question n’est pas dans la coupe matérielle des scènes et des actes, dans les passages subits d’une forêt à un château, et d’une province à une autre, toutes choses dont on fait aussi bien de se passer quand on le peut, et qu’on ne doit ni repousser ni rechercher, mais qu’elle est réellement dans la peinture individualisée des caractères, dans le remplacement continuel du récit par l’action, dans la naïveté du langage ou le coloris poétique, dans un style enfin tout moderne.

La traduction de Romeo et Juliette que nous avons faite avec M. Alfred de Vigny, et les autres traductions que nous achevons chacun séparément, sont des travaux entrepris de conscience ; nous pourrions écrire en tête, comme Montaigne : ceci est une œuvre de bonne foi. Aucun amour-propre, aucun intérêt hors de l’art ne nous a dirigés ; nous n’avons d’autre ambition que de faire connaître le grand poète anglais au public français ; si nos ouvrages sont applaudis, c’est Shakespeare qu’on applaudira ; si Shakespeare n’est pas compris, ce sera la faute de ses interprètes ; d’autres plus habiles ou plus heureux viendront, et nous serons les premiers à servir et à proclamer leur triomphe. Mais, encore une fois, il y a urgence ; le moment est décisif ; tout peut être compromis et retardé par l’apparition du faux romantisme. Il faut espérer que la Comédie Française ouvrira enfin les yeux. Avec les chefs-d’œuvre de son magnifique répertoire, secourus des chefs-d’œuvre de Shakespeare, avec l’ensemble satisfaisant qu’elle peut encore donner à ses représentations, avec la sollicitude éclairée de M. Taylor, (si elle sait y reconnaître sa providence) la Comédie Française reprendrait bientôt cet éclat et cette popularité qui s’effacent et se perdent de jour en jour dans les pâleurs de l’imitation et dans les déviations de la routine.

Autrement, et si le Théâtre-Français persiste dans son inaction ou dans son activité mal entendue, il n’est pas possible que l’autorité actuelle qui a si sagement détruit tant de monopoles, épargne longtemps encore le plus intolérable de tous, et reste sourde aux réclamations qui vont s’élever de toutes parts. Les arts libéraux, ainsi que l’indique assez leur nom, ne vivent que de liberté. La concurrence est la meilleure protection. Certes, si un théâtre nouveau pouvait s’ouvrir, sous la direction d’un entrepreneur intelligent, sans comité de lecture ni d’administration, sans cet encombrement d’ouvrages reçus depuis trente ans et vieillis avant de naître, avec des acteurs jeunes, disposés à jouer tous les rôles, en étudiant la pantomime expressive et la déclamation naturelle des grands acteurs anglais, les seuls qui, depuis Talma, nous aient fait éprouver des émotions tragiques ; avec la ferme volonté de ne représenter en fait de pièces nouvelles que des pièces vraiment neuves, et d’un caractère homogène ; certes, un pareil théâtre n’aurait pas besoin d’autres secours que son travail et sa bonne organisation, et il y aurait dans tout cela quelque chose de fort et de vital qui ne ressemblerait guères à la végétation expirante, à la fécondité caduque qui poussent et se perpétuent encore aux quinquets de nos coulisses.

Lorsque la grande épreuve de Shakespeare aura été faite, lorsque notre public connaîtra la plus belle poésie dramatique des temps modernes, comme il a appris celle des temps antiques dans les chefs-d’œuvre de notre scène, alors, toutes les questions étant éclairées, tous les trésors mis à découvert, tous les systèmes comparés et appréciés, un homme de génie viendra peut-être, qui combinera tous ces éléments, leur donnera une forme nouvelle, et plus heureux que nos grands maîtres des grands siècles, en fera jaillir la véritable tragédie française, un drame national, fondé sur notre histoire et sur nos mœurs, sans copier qui que ce soit, pas plus Shakespeare que Racine, pas plus Schiller que Corneille, comme le dit M. Victor Hugo dans son admirable préface de Cromwell, de ce Cromwell, œuvre poétique, toute virile, toute réfléchie, jusques dans ses parties les plus attaquées, et qui restera comme un objet d’envie et de colère pour les uns, d’étude et d’admiration pour les autres, et de discussions animées pour tous, quand l’oubli pèsera sur la plupart des succès d’aujourd’hui.

Il est temps de dire un mot du style, cette qualité sans laquelle les ouvrages sont comme s’ils n’étaient pas ; on se figure assez généralement parmi les gens du monde, qu’écrire sa langue avec correction et avoir du style, sont une seule et même chose. Non : l’absence des fautes ne constitue pas plus le style que l’absence des vices ne fait la vertu. C’est l’ordre des idées, la grâce ou la sublimité des expressions, l’originalité des tours, le mouvement et la couleur, l’individualité du langage, qui composant le style ; c’est après une peinture éloquente de toutes ces qualités, que Buffon a dit : le style est l’homme même. Ainsi, on n’a point de style pour écrire correctement des choses communes, et on peut avoir un style et un très beau style tout en donnant prise à la critique par quelques endroits. Une autre erreur, à laquelle sont même sujets certains hommes de lettres, c’est de croire qu’il n’y a qu’une manière de bien écrire, qu’un vrai type de style. Comme Racine et Massillon, passent avec raison pour les écrivains les plus irréprochables, ces messieurs voudraient, par exemple, que Racine eût écrit les tragédies de Corneille, et Massillon les oraisons funèbres de Bossuet ; si on les laissait dire, ils regretteraient de bonne foi que les fables de La Fontaine n’aient pas été versifiées par Colardeau, et les comédies de Molière par Gresset ; parce que de cette manière la perfection du langage se trouverait, suivant eux, réunie à la supériorité des conceptions et des pensées. Comme si on pouvait séparer l’idée de l’expression dans un écrivain ; comme si la manière de concevoir n’était pas étroitement unie à la manière de rendre ; comme si le langage enfin n’était qu’une traduction de la pensée, faite à froid et après coup ! ces prétendues combinaisons ne produiraient que des choses monstrueuses ou insipides. On corrige quelques détails dans son style, on ne le change pas, Autant d’hommes de talents, autant de styles. C’est le son de voix, c’est la physionomie, c’est le regard. On peut préférer un style à un autre, mais on ne peut contester qu’il y ait cent façons d’écrire très bien. Il n’y a au contraire qu’une manière de très mal écrire littérairement ; c’est d’écrire comme tout le monde ; car, il ne faut point compter ceux qui ne savent pas écrire du tout.

Il en est de même de la versification. Beaucoup de personnes s’imaginent que hors de la facture de Racine, il n’y a point de salut. La versification de Racine est sans doute admirable, mais celle de Corneille, de Molière et de La Fontaine, est admirable aussi par des qualités toutes différentes. Ceux qui ne comprennent pas d’autre mélodie que celle des vers de Racine, ne sont pas capables même de sentir les beautés de ce grand poète. Ils font l’effet de ces latinistes qui sont tout déconcertés quand on les sort de l’Hexamètre de Virgile ou du Pentamètre d’Ovide. Des vers ne sont point durs pour n’être pas composés dans le système harmonique de Racine. L’harmonie de Mozart n’a rien de commun avec celle de Cimarosa. Parce qu’une partition semble obscure à des yeux peu exercés, elle n’en sera pas moins belle à l’oreille quand elle sera exécutée avec un sentiment juste. Certains beaux vers sont plus difficiles à réciter que certains autres, mais qu’une voix habile vous les lise, et vous serez surpris d’y trouver des grâces et des effets que vous chercheriez en vain dans des vers en apparence plus mélodieux. La période arrondie, les vers symétriquement cadencés, l’euphonie continuelle des sons, forment les principales qualités de la versification Racinienne, et cette manière a prévalu jusqu’à l’abbé Delille, qui l’a outrée au point de la rendre méconnaissable. Cet abbé, avec tout son esprit et tout son talent, a singulièrement appauvri la langue poétique, en croyant l’enrichir, parce qu’il nous donne toujours la périphrase à la place du mot propre. Il a changé nos louis d’or en gros sols, voilà tout. Et puis quel misérable progrès de de versification, qu’un logogriphe en huit alexandrins dont le mot est carotte ou chien-dent… Ce qu’il y a de plus triste c’est que beaucoup de nos auteurs ont transporté ce feux langage dans la tragédie. Ils dépensent tout ce qu’ils ont de poésie dans leur mémoire pour faire raconter un détail vulgaire, par un personnage subalterne, et lorsqu’arrivent les scènes de passion, ils n’ont plus que des lieux communs à nous débiter dans un style éteint, comme cet avocat des Plaideurs,

Qui dit fort longuement ce dont on n’a que faire,

et qui glisse sans qu’on s’en aperçoive sur le point essentiel.

Voilà pourtant, de dégradation en dégradation où est tombée l’école de Racine. Certes, elle est tombée de bien haut : ne nous étonnons pas si elle en meurt.

André Chénier a rompu ce joug usé. Il a reproduit avec génie la manière franche, l’expression mâle du grand poète Régnier ; et remontant aux premiers âges de notre poésie, il a rendu à nos vers l’indépendance de la césure et de l’enjambement, et ces formes elliptiques, et cette allure jeune et vive, dont ils n’avaient presque plus de traces. C’est le mode de versification que suit l’école actuelle qui a repris aussi à nos anciens poètes cette richesse élégante de rimes, trop négligée dans le dernier siècle ; car la rime est le trait caractéristique de notre poésie, il faut qu’elle soit une parure, pour n’avoir pas l’air d’une chaîne, et des vers rimés à peu près, sont comme des vers qui auraient presque la mesure. Cette sorte de vers a le grand avantage d’avoir été beaucoup moins employée, et surtout d’offrir beaucoup plus de ressources et de variété ; le récit poétique ne nous paraît même possible que de cette manière. Les repos réguliers et les formes carrées des autres vers sont insupportables dans un poème de longue haleine ; l’admiration devient bientôt de la fatigue. Les personnes peu familiarisées avec la versification d’André Chénier et de nos jeunes poètes, se perdent dans les déplacements de césure et dans les enjambements, et crient à la barbarie et à la prose ; ce sont elles qui sont prosaïques et barbares.

Barbarus hic ego sunt quia non intelligor illis.

Comment ne sent-on pas que le rhythme continue sous ce désordre apparent et qu’il n’y manque rien que la monotonie ! D’ailleurs, un mode n’exclut pas l’autre ; c’est tout bénéfice. L’art est de les combiner et de les faire jouer dans des proportions et à des distances justes et harmoniques. Lorsqu’après une page de narration écrite en vers si faussement nommés prosaïques, se trouve une suite de beaux vers d’inspiration, pleins et cadencés, comme ceux de l’ancienne école ; ils se détachent avec bien plus de grâce et de noblesse, et l’effet en est bien plus puissant. C’est un chant suave et pur qui sort d’un récitatif bruyant et agité. Que peut dire un poète, quand il s’entend reprocher des contrastes comme des dissonances, et des choses étudiées comme des négligences ou des distractions ? Rien ; à moins qu’il ne dise avec Voltaire :

« Qui n’aime pas les vers a l’esprit sec et lourd,
« Je ne veux pas chanter aux oreilles d’un sourd. »

C’est une bien grande erreur aussi de croire que tels versificateurs font mieux les vers que tels poètes. Le talent suit toujours le génie. Sans doute, avec du travail et une organisation assez heureuse, on parvient dans les vers, comme dans tous les arts, à une certaine élégance vulgaire, à une froide correction, à une mélodie molle, que n’ont pas quelquefois au même degré les hommes d’un vrai génie. Mais les tours variés, les coupes hardies et pittoresques, les grands secrets de l’harmonie et de la facture, sont interdits au versificateur. Il ne choque point, parce que ses défauts sont communs, ainsi que ses qualités ; c’est là le secret de ses petits triomphes de société. Il rappelle, en reflets effacés, dans ses hémistiches tout faits, dans ses images parasites, dans sa banale phraséologie, ce qu’on a justement admiré dans les chefs-d’œuvre de nos grands maîtres, et il y a des gens lettrés qui lui savent gré de cela. Le poète au contraire arrive avec ses beautés et ses fautes à lui, et tout le monde s’effarouche ; mais depuis quand la perfection est-elle dans les créations humaines ? Croit-on que Virgile même et Racine soient parfaits Il y a quelquefois dans leurs ouvrages, défaut de force, défaut d’invention, défaut d’originalité, comme les défauts de Shakespeare et de Dante sont le mauvais goût, l’inconvenance et l’irrégularité. Chez les uns les défauts sont négatifs, et pour ainsi dire d’omission ; chez les autres ils sont positifs et en relief : voilà tout. Ces quatre hommes n’en sont pas moins quatre poètes divins. La critique devrait donc apprendre à se montrer un peu indulgente pour certains défauts, et très difficile sur la nature des beautés. C’est le commun seul qui, dans notre siècle, tue les arts et les lettres, soit qu’il garde la forme classique, soit qu’il affecte la forme romantique ; c’est contre le commun, que toutes les colères de la saine critique doivent être dirigées. Pour nous, intimement convaincus de cet axiome de Boileau :

« Il n’est pas de degré du médiocre au pire »,

si nous avons des voiles pour quelques défauts, du moins n’aurons-nous jamais de couronnes pour la médiocrité.

Nous nous sommes expliqué franchement sur toutes les questions ; nous avons proclamé nos admirations avec une grande probité littéraire, sans aucune influence d’amitié ou d’opinion ; pourquoi ne pas apporter en littérature cette indépendance de principes, cette conscience passionnée qui seule réussit maintenant en politique ? Nous pouvons nous tromper, mais du moins nous ne voulons tromper personne.

Nous manifestons notre sentiment sur l’état actuel de la littérature et de la poésie en France, parce qu’il nous semble que la plus faible voix peut lancer quelques paroles utiles ; du reste, nous ne parlons que d’après notre profonde conviction, sans nous occuper du plus ou moins de succès des ouvrages que nous estimons, sans chercher à flatter l’opinion de la foule ni même à nous mettre en opposition avec elle. Ainsi, nous dirons avec peu de personnes que la Panhypocrisiade de M. Lemercier est un poème non-seulement très intéressant et très philosophique, mais encore plein de beautés de style ; nous dirons avec beaucoup plus de monde, que l’Académie française a oublié M. Chênedollé, mais que les beaux et grands vers du Génie de l’homme sont restés dans la mémoire des gens de goût ; enfin, nous dirons avec tout Paris, qu’on ne fait pas des vers plus colorés, ni plus fortement trempés que ceux de MM. Méry et Barthélemy. Il nous est impossible encore de ne pas dire que la plupart de nos prétendus classiques ne connaissent ni l’antique, ni le moderne ; qu’ils n’aiment ni la Bible, ni Homère, ni Eschyle, ni Horace, ni Shakespeare, ni le Dante, etc., etc., qu’ils ne se délectent pas beaucoup avec Corneille, et pas du tout avec André Chénier ; toutes choses fort désagréables pour les deux ou trois hommes de génie qu’ils ont adoptés, probablement à cause de ce qu’ils ont de moins bon.

Il faut pourtant dire aussi un mot de ce recueil. On y trouvera la traduction de la Cloche, de Schiller, et de la Fiancée de Corinthe, de Goethe, deux poèmes que Mme de Staël ne croyait point qu’on pût faire passer dans le vers français j’ai bien peur qu’on ne croie Mme de Staël sur sa parole et plus encore sur les miennes. Pour très bien rendre l’allemand ou l’anglais en français, il faut une grande flexibilité de talent et beaucoup d’imagination de style. Tout le monde n’y réussit pas comme M. de Boisjolin, par exemple, dans sa traduction de la Forêt de Windsor de Pope, traduction faite de verve, noble chant de poète, suivi d’un trop implacable silence. Mon œuvre la plus importante est un poème sur Rodrigue dernier roi des Goths. J’avais voulu d’abord le publier séparément. Une juste défiance de mes forces m’a retenu. Ce poème est tiré de ces admirables romances espagnoles, qu’on a si bien nommées une Iliade sans Homère. J’en ai traduit quelques-unes, j’en ai inventé quelques autres, en m’inspirant de toutes les chroniques du temps, et en me servant surtout de l’excellent travail de M. Abel Hugo sur la poésie espagnole. J’ai conservé la forme lyrique des romances, en ayant soin de varier continuellement les rhythmes comme les tons ; et j’ai tâché de coordonner tous ces matériaux de manière à présenter un intérêt suivi, une espèce d’action dramatique ayant son exposition, son nœud et sa catastrophe. Viennent ensuite des ballades de mon invention et des poésies de tout genre et de toute dimension, depuis l’ode jusqu’au rondeau, depuis l’élégie jusqu’au sonnet ; c’est pourquoi j’ai appelé le tout : Études françaises et étrangères.

Si j’ai intercalé dans ce recueil de poésies toutes modernes, quelques extraits d’une traduction inédite des Odes d’Horace, malgré l’espèce de bigarrure qui en résulte ; c’est que M. Jules de Rességuier me l’a demandé dans une des plus charmantes pièces de ses Tableaux poétiques, l a Bayadère, composition pleine d’harmonie, de couleur et de nouveauté : on concevra qu’il m’était plus aisé de lui obéir que de lui répondre.