(1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre quatrième »
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(1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre quatrième »

Chapitre quatrième

Les gains et les pertes de la littérature française au dix-huitième siècle. Histoire des pertes. — § I. Pertes dans la poésie et l’art d’écrire en vers. — Les Odes de Jean-Baptiste Rousseau. — § II. La Henriade de Voltaire ; Discours en vers ; Epîtres et satires ; Poésies légères. — § III. De quelques écrivains en vers : Gilbert. — § IV. La poésie retrouvée : André Chénier.

Lesage et Rollin ne paraîtront plus dans cette histoire ; mais nous retrouverons tout à l’heure les trois grands écrivains qui développent et enrichissent la langue fidèlement continuée par ces deux génies aimables, derniers représentants de la pure tradition du dix-septième siècle. La science politique et sociale dans Montesquieu, l’histoire dans Voltaire, l’exposition éloquente des découvertes scientifiques dans Buffon, sont comme autant de facultés nouvelles de l’esprit français. Là sont proprement les gains de la littérature française au dix-huitième siècle. Dans les genres qui semblent plus particulièrement les facultés du dix-septième, la poésie, le théâtre, l’éloquence religieuse, la philosophie morale, les pertes ne sont pas compensées par quelques beautés inspirées des anciennes, ni par d’heureuses nouveautés restées trop loin de la perfection. Avant de parler des gains, et pour en relever le prix, j’ai à faire le compte des pertes, en commençant par la poésie, où elles sont plus sensibles que dans la prose.

§ I. Pertes dans la poésie et dans l’art d’écrire en vers. Les Odes de Jean-Baptiste Rousseau.

Il ne s’agit pas ici de la poésie telle que des théories récentes l’ont idéalisée, inspiration distincte de l’art, d’écrire en vers, chant intérieur que le poète se chante à lui-même, etc., images décevantes, à la suite desquelles on est allé jusqu’à l’excès d’ôter le nom de poète à Molière et à La Fontaine. La poésie peut être tout cela ; mais elle est autre chose encore, et avant tout elle est l’art d’écrire en vers.

Il n’y a pas plus de poète sans l’art d’écrire en vers qu’il n’y a de peintre sans l’exécution. Il est vrai que l’art des vers est fort différent de la versification ; et, pour le dire tout de suite, c’est parce que le dix-huitième siècle les a pris l’un pour l’autre qu’on y est si peu poète.

La poétique du dix-septième siècle avait contribué à cette méprise du dix-huitième. Ses prescriptions ne touchent qu’aux genres et aux soins de la langue. Elle ne dit rien de l’invention ; elle ne remonte pas aux sources de la poésie. C’est un astre qui, dans Boileau, fait le poète, comme ce sont les étoiles, dans Balzac, qui font l’orateur. L’Art poétique enseigne au poète les genres et leurs conditions, comme des limites où il l’enferme, plutôt que comme des espaces qu’il lui ouvre. Vient ensuite, sous la garde d’un sévère censeur, la langue presque autant comme un épouvantail que comme une aide. L’Art poétique est surtout l’art d’écrire en vers. C’était, en ce temps-là, l’objet pressant. Ce ne sera jamais un objet secondaire, et l’Art poétique ne cessera pas d’avoir son à-propos, soit contre les mauvais écrivains en vers, soit pour apprendre à goûter les vrais poètes.

Mais le péril de toute théorie sur l’art d’écrire en vers, c’est qu’on la prenne trop à la lettre, et que l’on confonde l’art avec le mécanisme. Boileau lui-même ne s’en voulait nullement d’avoir mis en vers sa perruque. Parlant de correction, il avait dit :

Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage,
Polissez-le sans cesse et le repolissez.

Pris au figuré, ce précepte n’en dit pas trop ; pris à la lettre, si c’est un poète qui l’exécute, il s’y éteindra. Est-ce pour cela que le poème de la Religion de Louis Racine est si froid ? Il sollicitait pour ce poème une permission d’imprimer. Le cardinal Fleury, qui ne se pressait pour rien, et qui, en fait de livres, craignait tout, la lui faisait attendre. Louis Racine profite du retard pour polir et repolir son poème. « Vous savez mieux qu’un autre, écrit-il à J.-B. Rousseau, qu’on ne peut pas trop passer la lime sur les vers. J’ai employé la moitié de ma vie à composer cet ouvrage, je devrais passer l’autre à le corriger. » Boileau lui-même n’en eût pas voulu tant.

Avant Louis Racine, un autre disciple de Boileau, Jean-Baptiste Rousseau, outrant l’art, et du même coup l’abaissant, écrivait dans son Êpître à Marot :

Le jeu d’échecs ressemble au jeu des vers.
Savoir la marche est chose très unie ;
Jouer le jeu, c’est le fruit du génie.

Comparer, même dans une pièce marotique, l’art des vers à un jeu n’est pas d’un poète. Boileau avait parlé de la hauteur de l’art des vers ; combien ce jeu d’échecs du disciple nous met loin de là !

Cependant J.-B. Rousseau se vante que l’amour du vrai l’a fait auteur et que la vertu fut « son premier docteur. » Il dit avoir compris tout d’abord qu’aux œuvres du génie

L’âme toujours a la première part,
Et que le cœur ne parle point par art.

J’aimerais mieux pour lui qu’il n’eût pas trahi dans ces vers froids et sans accent le dessein de se couvrir de la belle maxime de Boileau :

Le vers se sent toujours des bassesses du cœur.

Il n’est pas besoin d’être prévenu contre sa mémoire, pour s’apercevoir que le disciple a converti en procédés de versification les grandes doctrines du maître. En se défendant ainsi, J.-B. Rousseau se dénonce. Il a pu préférer le vrai au faux, soit souvenir de Boileau, soit éclair de justesse ; il ne l’a pas aimé d’affection, et la vertu qui lui a servi de « premier docteur » est la vertu du lieu commun.

Ne lui disputons pas d’ailleurs le mérite d’une certaine imagination de style, et par moment d’un heureux choix de mots ; mais dans ses plus beaux vers on ne sent ni une raison émue ni un cœur touché. L’homme ne palpite pas sous l’écrivain. A cet habile artisan de mots il ne vient jamais de pensées profondes, de douces ni de bienfaisantes. Si quelques-unes nous veulent parler du devoir, l’accent y manque, et l’image qui les fait briller y remplace l’émotion qui les rendrait persuasives.

Le choix des mots dans J.-B. Rousseau est loin d’être sûr. Son art n’est que la hardiesse d’un esprit timide et le feu d’un homme froid. La mémoire lui fournit les mots : les mots le mènent aux idées. Il sourit à la rareté d’un rapprochement, à l’inattendu d’un tour. Il hasarde tranquillement un sens détourné, au risque de laisser sur le papier une énigme. Ce qui fait que le vrai poète choisit bien les mots, c’est qu’il les invente plutôt qu’il ne les sait. Les exemples manquent-ils donc, soit d’ignorants chez qui la propriété est de génie, soit d’ouvrages de puristes où la langue bronche à chaque instant ?

J.-B. Rousseau fait-il un pas hors du lieu commun, et s’avise-t-il de penser hors des pensées des autres, d’écrivain incertain il devient barbare. Il faut qu’il rentre dans le lieu commun pour y retrouver son talent. Ses épîtres, où il s’émancipe, ne sont que bizarres. J’entre volontiers dans la colère de Voltaire s’écriant : « Quel faux dans les sujets, et quelles contorsions dans le style ! » Il ne dit pas ce qu’il veut, et il veut autre chose que ce qu’il dit. A quoi bon chercher, dans une discussion des témoignages historiques, s’il a mérité sa mauvaise renommée ? Ses épîtres le dénoncent. Cet esprit-là ne regarde en face ni lui ni les autres. Je ne m’informe pas du genre de ses fautes ; le moins qu’il ait été, c’est un homme équivoque.

Ces épîtres seraient des satires, si les satiriques ne réclamaient. L’épître, ce genre aimable, où le poète, devenu moins chatouilleux sur les défauts d’autrui et moins indulgent pour les siens, ne s’excepte pas de la morale qu’il fait aux autres, J.-B. Rousseau n’en a connu ni l’aisance ni les grâces. Dès les premiers vers, sa gaieté tourne à l’aigre et son épître à la satire. Il n’y parle que de ses ennemis ; est-ce pour détourner de nous l’idée que le pire de ses ennemis, c’était lui-même ? L’histoire des lettres françaises doit être sévère pour ce poète dont le caractère gâta le talent, et dont la vie offre, entre autres scandales, celui d’un auteur de poésies sacrées qui n’a tout son talent que dans l’épigramme licencieuse.

Telle est pourtant la force des bonnes traditions, que ce fut assez de sa fidélité intelligente à l’art des maîtres, pour lui mener heureusement la main dans quelques odes que l’on peut appeler belles, dans la rareté de celles qui le sont. L’Ode au comte du Luc est même un chef-d’œuvre pour qui ne demande à l’ode ni une raison exacte, ni un sentiment profond, ni le feu, si différent de cet enthousiasme que simule le versificateur par la violence des figures de mots. Dans ce flot de rythmes et cet éblouissement d’images, l’oreille et les yeux font illusion à l’esprit, et c’est même la séduction de cette pièce, de surprendre le goût avant qu’il ait fait ses réserves. Il en est de l’Ode au comte du Luc et de quelques cantates du même auteur comme de ces chants d’un rythme brillant et facile qu’on fredonne involontairement ; notre âme n’y est pas tout entière, mais assez pour qu’elle ne soit pas à autre chose.

Dans le genre familier, l’Ode à une veuve, quoique bien dure pour le mari mort et un peu trop savante pour la veuve, est vive et spirituelle. Le billet, en forme d’ode, à l’abbé de Chaulieu, est bien à l’adresse de cet esprit aimable, un peu poète et charmant dans ce peu, et ces fleurs du paganisme ne messiéent pas dans des vers au plus païen des abbés.

L’impression générale et dernière, après une lecture des œuvres lyriques de J.-B. Rousseau, est le vide de ce travail, le froid de ces lieux communs, rendus plus surannés par la parure dont il essaye de les rajeunir, la langueur et l’infidélité de ces paraphrases de textes sublimes, le manque de justesse dans les choses de raison, de cœur dans les choses de sentiment, l’incertitude de la langue, tour à tour imprudente par calcul et timide par impuissance. On comprend le dépit de Montesquieu insultant par la bouche d’Usbek à l’art des lyriques, qu’il traite « d’harmonieuse extravagance. » Les lyriques ont à demander compte à J.-B. Rousseau des mépris de Montesquieu.

Notre siècle a vu des beautés lyriques qui nous rendent sévères pour la muse artificielle de J.-B. Rousseau. Depuis que l’ode a franchi les limites que lui trace l’Art poétique, et qu’elle nous est apparue non comme le seul genre « ou le poète soit poète de profession36 », mais comme celui où il est le plus poète d’inspiration, J.-B. Rousseau est tombé des qualifications de grand poète, de grand Rousseau, d’Orphée de la France, qui lui sont prodiguées par les menus lyriques du dix-huitième siècle, et il mérite à peine les louanges modérées que lui donne Voltaire, plus près de bien juger le poète par cela seul qu’il n’aimait pas l’homme.

Dans tout le cours du dix-huitième siècle, et jusqu’à nos jours, J.-B. Rousseau a compté parmi les poètes classiques, et la force de la coutume maintient encore ses odes à côté des Épîtres de Boileau et des chœurs d’Esther et d’Athalie, dans nos plans d’étude où manque Malherbe. Mais c’est une autorité fort ébranlée, et le temps n’est pas loin où celui qui représentait à lui seul dans nos études la poésie lyrique, rangé désormais en une place proportionnée, entre le grand poète qui l’a créée en France et les hommes illustres de notre temps qui en ont déployé toutes les richesses, ne représentera plus l’ode qu’au temps où elle n’est qu’une œuvre d’imitation et l’application habile d’une recette.

§ II.

La Henriade de Voltaire. Discours en vers ; Êpîtres ; Poésies légères.

Voltaire aurait été bien surpris si, dans un de ses moments d’inquiétude secrète sur la durée de ses œuvres, quelqu’un lui eût dit qu’en écrivant une épopée il s’était donné le même genre de tort que Chapelain, et qu’au jugement des connaisseurs, la Henriade ne serait qu’un exemple plus illustre que la Pucelle d’un mauvais poème épique composé selon les règles.

Quand il disait plaisamment « qu’on marche bien plus à son aise dans une carrière où l’on a pour rivaux Chapelain, Lamotte ou Saint-Didier, que dans celle où il faut tâcher d’égaler Racine et Corneille », la médiocrité du goût public lui donnait de sérieux motifs de sécurité. Divers préjugés avaient fait la fortune de la Henriade, et Voltaire, comme le plus intéressé, n’avait eu que la plus grosse part de l’illusion commune. On aimait tant le raisonnement qu’on ne lui préférait pas l’invention. Où l’on voyait les règles de l’épopée appliquées avec un goût timide, on croyait lire un poème épique. Pourvu que l’auteur évitât ce qu’on appelait les longueurs de l’Iliade et la grossièreté des mœurs homériques, qu’il eût soin de ne pas prendre pour héros un homme pieux comme Énée, ces prétendus défauts de moins lui étaient comptés comme des qualités. On tenait plus à approuver qu’à admirer.

Il s’ajoutait à cette première illusion un esprit de patriotisme respectable. Les étrangers reprochaient à la France de n’avoir jamais pu produire d’épopée. La Henriade, après tout, en était une. Elle était l’œuvre d’un poète déjà populaire, et les vers épiques de Voltaire valent ceux qu’on avait applaudis dans Œdipe. Il n’y manque pas certaines beautés spécieuses où l’on pouvait se tromper. Les plus indulgents soupçonnaient bien que, pour être plus sagement conduite que l’Iliade et l’Énéide, la Henriade ferait parler d’elle moins longtemps. Mais ils auraient craint, en le disant, de paraître trop peu soucieux de la gloire de la nation, et, pour rester bons Français, ils se montraient juges faciles. Pour ceux qui, soit meilleur goût, soit prévention contre le poète, pensaient que la France pouvait attendre encore, et qu’il valait mieux passer pour n’avoir pas la tête épique que de se tenir pour content de la Henriade, à grand’peine s’empêchait-on de les appeler mauvais citoyens. « Prenons garde, disait la Harpe, défendant la Henriade contre la critique, c’est le seul poème épique que nous ayons » ; comme s’il n’était pas plus honorable pour la France de n’avoir pas de poème épique du tout que d’en admirer un médiocre !

Pour se défendre d’une prévention si forte, il ne fallait pas moins que la prévention contraire ; encore était-ce trop peu que cette prévention vînt du goût, s’il ne s’y ajoutait la passion contre la personne. Quand la Beaumelle disait de la Henriade : « Qui, dans cinquante ans, lira ce recueil de vers ? » il était plus près de la bien juger que Marmontel qui lui promet l’immortalité, ou la Harpe qui ne trouve au-dessus de la Henriade que l’Iliade et l’Énéide. Voilà des gens qui poussent l’hostilité jusqu’à compter dans ce poème de quatre mille vers combien de fois le même mot y est répété ; voilà Fréron qui de son encre rouge note vingt fois le mot tranquille, et qui en fait un bordereau que la Harpe dit avoir vu. C’est moins de la critique que de la guerre, et je n’affirmerais pas que ces prophètes de malheur et ces éplucheurs de mots aient été purs du péché d’envie ; cependant, ne sont-ils pas plus près de la vérité dernière sur la Henriade que la Harpe, qui ne trouve à porter au compte des fautes qu’un seul exemple de « vérités communes exprimées en vers communs ? — Un seul, dit-il ; il n’y en a pas un second. » C’est le jugement de la Beaumelle et de Fréron qui a prévalu. Leur tort est d’avoir trop raison et de ne pas savoir user modérément de leurs avantages. On dirait des juges qui, après avoir rendu un juste arrêt, prendraient plaisir à accabler le coupable de considérants accessoires, et à le condamner une seconde fois par les commentaires de l’arrêt. Il est vrai qu’ils étaient adversaires plutôt que juges, et que, dressant un procès, ils ne devaient négliger aucune preuve. Nous qui sommes juges dans un procès fait à un homme de génie, nous ne prenons de ces preuves que ce qu’il en suffit pour donner raison à la vérité contre Voltaire, sans toucher à sa gloire.

Oui, nous voulons bien en convenir avec les admirateurs de la Henriade, le poème, pour parler comme Frédéric II, est conduit « avec toute la sagesse imaginable » ; les épisodes y sont dans leur lieu ; le songe de Henri IV, au septième chant, « est plus vraisemblable qu’une descente aux enfers imitée d’Homère et de Virgile » ; la Politique, l’Amour, la Vraie Religion, les Vertus et les Vices « sont des allégories nouvelles » ; nous accordons à Marmontel que les personnages sont amenés avec art, soutenus avec sagesse, qu’ils ne se démentent pas plus que ceux du Clovis de Desmarets ; que la Henriade n’a pas l’enflure de la Pharsale ; que toutes les règles y sont observées, et, sur ce point, nous donnerons volontiers acte à Voltaire d’avoir respecté l’épopée plus qu’aucune autre autorité au monde.

Mais tout cela n’est pas la poésie, et ce que veut d’un poète la nation au nom de laquelle la Harpe sollicite des égards pour la Henriade, c’est de la poésie. Dans quels états généraux la France a-t-elle voté qu’il lui fallait une épopée ?

On lisait la Henriade, il y a un siècle, les amis de Voltaire pour le plaisir qu’ils y prenaient, ses ennemis pour y trouver des raisons de ne pas l’aimer. Aujourd’hui, lire la Henriade n’est possible à personne ; j’entends la lire comme on fait des vrais poètes, pour la lire. On ne lit pas la Henriade, on en prend connaissance. Tout en a passé de mode, la gloire de Voltaire y aidant du reste, car, dans son œuvre prodigieuse, on abandonne d’autant plus aisément le médiocre qu’on y trouve à admirer l’excellent.

J’en veux moins à la Henriade qu’à ses apologistes, de certaines de leurs excuses qui ont la prétention de se donner comme des règles de goût. Quand la Harpe, d’accord avec les critiques de Voltaire sur le défaut d’invention de la Henriade, y vante les beautés de style, que veut-il nous persuader ? Un poète incapable d’inventer et capable d’exprimer est chose tout aussi inconnue qu’un poète qui aurait l’invention et n’aurait pas l’expression. On cite l’exemple de Virgile ; Virgile est-il donc sans invention ? Prenons la maîtresse pièce du poème épique, les caractères. Didon, Camille, Mézence, Nisus et Euryale, Énée même, sont-ils de vains noms ou des êtres vivants qui peuplent toutes les imaginations cultivées ? Ils sont inventés, car ils vivent ; et par quoi vivent-ils, sinon par les beautés du style ? Le Henri IV de l’Essai sur les mœurs est plus vivant que celui de la Henriade, parce qu’il est tracé de main d’écrivain. Une rancune de Voltaire a mis dans la Henriade Mornay, au lieu de Sully, à côté de Henri IV : ses vers ont-ils fait qu’on y voie Mornay et qu’on n’y cherche pas Sully ?

Je soupçonne fort l’illusion de la Harpe d’être intéressée. S’il refuse à la Henriade l’invention et lui accorde la beauté des vers, n’est-ce pas pour préparer le public à une transaction du même genre au profit de ses tragédies ? Qu’il y ait dans la Henriade de beaux vers, très bons à citer dans une prosodie comme exemples de figures de mots, tout le monde est d’accord avec la Harpe. Il a eu tort toutefois d’en dresser, lui aussi, un bordereau pour l’opposer au bordereau des fautes, et j’en citerais plus d’un qui déparerait même une prosodie. Défions-nous d’ailleurs des beaux vers. Il y a un mot d’un grand acteur du commencement de ce siècle, qui doit faire règle sur ce point. Un poète lui offrait un rôle dans une pièce où ses amis, disait-il avec candeur, avaient loué quelques beaux vers. « J’aime mieux les bons », lui dit Talma. Il s’était aperçu que les bons font applaudir le personnage et les beaux le poète. Aux beaux vers il ne pouvait prêter que sa voix ; dans les bons il mettait toute son âme. Les beaux vers ne doivent être que les meilleurs d’entre les bons. Je ne nie pas que la Henriade n’ait de ces vers-là ; mais on ne les trouve pas toujours où on le voudrait, et peut-être en fait on quelquefois crédit à la renommée de Voltaire.

Si l’invention dans le poète épique est le don de s’oublier lui-même et de vivre de la vie des personnages qu’il a créés, nul n’était moins fait que Voltaire pour la gloire de l’épopée, parce que nul ne s’est moins oublié dans ses écrits. Sa Henriade réfléchit ses passions, ses humeurs, ses rancunes ; et qui voudrait en faire la recherche y trouverait jusqu’aux accidents de sa santé. Les moins pâles de ses personnages ne sont que ses prête-noms. Aussi aime-t-on mieux l’entendre en personne que par ses interprètes. Dès qu’il descend des hauteurs de l’épopée dans des genres où non seulement il ne messied pas à la personne de se montrer, mais dont la grâce est dans la naïveté même de l’exhibition, il réussit, il est bon écrivain en vers, il est souvent poète.

Tel nous le voyons dans ses Discours en vers, dans ses Épîtres et ses Satires, et surtout dans ses Poésies légères, le premier gain de la poésie française au dix-huitième siècle. Tous ces ouvrages sont pleins de sa personne ; personne très diversement jugée, qui n’a guère moins mérité le mal que le bien qu’on en a dit, mais, après tout, personne si naturelle, si française et de tant d’esprit, que pour en avoir plus que lui il faut, comme on l’a dit, être tout le monde.

Je mettrais au troisième rang les Discours en vers sur l’homme, parce que Voltaire y prêche. C’est encore sa personne, mais sur un théâtre, ou plutôt du haut de cette chaire bâtarde près de laquelle il n’y a point d’autel, et où l’on se croit par moments à la comédie. Il y a là une mise en scène, des machines, du merveilleux même, et, pour ajouter au scandale, du merveilleux chrétien :

Un de ces esprits que le souverain Être
Plaça près de son trône et fit pour le connaître37 .

Autrement dit un ange, car c’en est un. Pour en venir là, comme il a fallu que Voltaire sortît de lui-même !

Il y rentre dans la partie morale. C’est en effet sa morale à lui. Celle des païens est meilleure. Le discours qui nous conseille d’être modérés en fait de science, de ne pas chercher à percer l’obscurité des choses, me fait songer à Virgile chantant le bonheur de connaître les secrets de la nature :

Felix qui potuit rerum cognoscere causas !…

Le discours septième nous enseigne que la bienfaisance est la vraie vertu. Sénèque lui-même, qui a tant raffiné sur les bienfaits, ne bornait pas la vraie vertu à être bienfaisant. Le sixième veut que, nous reconnaissions Dieu à nos plaisirs ; j’aime mieux, avec Épictète et Marc-Aurèle, le reconnaître à nos devoirs. Le Discours sur la liberté nous laisse libres de croire qu’elle n’existe pas. Le Discours sur la modération nous invite à nous ménager dans les plaisirs pour être en état de recommencer. La morale du Discours sur la nature de l’homme, est qu’on n’y connaît rien, et qu’il ne faut pas perdre son temps à la chercher. Enfin je ne vois qu’une vérité dans le Discours sur l’envie, c’est qu’il ne faisait pas bon critiquer les vers de Voltaire.

Il en a bien pris à Voltaire de quitter ces airs de prédicateur et cette mise en scène dans ses Satires et ses Épîtres. Là encore il est tout entier de sa personne ; mais c’est le plus souvent cette personne par ses beaux côtés, par son bon sens qui est comme le bon sens de la France, par son goût supérieur à son talent, par ce naturel qui nous fait voir le fond de son cœur et nous apprend à lire dans le nôtre. Je suis fâché que la meilleure de ses satires soit le Pauvre Diable. Mais la meilleure des satires de Boileau est aussi la plus cruelle Est- ce à dire que les deux poètes ont eu besoin de nuire à autrui pour avoir tout leur talent ? Non : c’est la faute du genre, et un peu la faute de Chapelain et de Fréron.

Dans les Épîtres et les Satires, la composition est ce qu’elle peut. Moins le poète a eu le temps de consulter l’auteur, mieux elle vaut. C’est pour cela que les rimes mêlées lui réussissent mieux que l’alternative des féminines et des masculines, les vifs mouvements des vers inégaux que la gravité de l’alexandrin, le vers de dix syllabes que tous les autres. Il n’y cherchait que son aise : la poésie vient l’y trouver.

Elle ne lui est nulle part plus fidèle que dans les pièces légères, son véritable génie, comme la Henriade est sa prétention. C’est l’homme lui-même, à nous croire en sa présence. Facilité, pétulance, esprit jaillissant et intarissable, art de plaire, flatteries qui ont l’air d’amitiés caressantes, louanges qui demandent du retour, art d’occuper les autres de soi sans les en fatiguer, et d’intéresser leur vanité à sa gloire ; toutes les grâces du langage poli dans la patrie de la société, comme Voltaire appelle Paris : c’est la France elle-même en coquetterie avec toutes les nations civilisées.

Quand on lit les Épîtres et les Satires de Voltaire, on pense à Horace qui, dans la même morale, est plus élevé et plus aimable, et, par le tour et par l’image, plus poète ; à Boileau, qui, dans une morale supérieure, tire ses plus beaux vers de sa fidélité à cette morale ; on pense à Voltaire lui-même, qui, dans ses poésies légères, dira plus agréablement les mêmes choses. Quand on lit les Poésies légères, on ne se rappelle rien de meilleur et l’on ne regrette rien. C’est un genre charmant, et Voltaire en est le modèle. Que dire encore ? Ce qu’est la Correspondance de Voltaire à ses ouvrages en prose, ses Poésies légères le sont à ses œuvres poétiques ; c’est sa correspondance en vers.

§ III. De quelques écrivains en vers. — Gilbert.

Il m’en coûte par moments d’avoir à accabler de la sévérité de mes doctrines des poètes qui ont laissé un souvenir, et de n’en faire mention que pour expliquer pourquoi je les omets. En arrivant à des noms qu’on prononce encore avec estime, Racine le fils, Gresset, le Franc de Pompignan, Florian, Delille, Roucher, Lebrun et d’autres, je m’inquiète de ne savoir où les placer : car que d’esprit souvent bien employé, que de travail, et, pour rester en deçà de la gloire du poète, quel talent d’écrire en vers ! Il faut pourtant dire qu’ils ne sont plus, mais il faut le dire avec des égards pour ce qu’ils ont été.

La fortune de Louis Racine est bien petite pour son nom. Cependant le poème de la Religion a des morceaux qui, récités par un enfant, plaisent par les beautés modestes des livres d’éducation. Je me souviens du temps où de pieux maîtres me les faisaient apprendre par cœur, et je craindrais, en y regardant de trop près, de manquer de respect à leur mémoire. C’est comme une sorte de poésie du premier degré ; elle ne prépare pas mal à la grande. Le Racine des enfants peut servir à faire mieux goûter le Racine des hommes faits. Il n’est pas aisé d’écrire en vers même comme Louis Racine ; témoin la Loi naturelle de Voltaire, fort au-dessous de la Religion de Louis Racine.

Comment ne pas tenir compte à Gresset de ses petits vers, quoique moins légers, par moments, de tour que de choses ; à Florian d’être resté avec esprit si inférieur à la Fontaine ? Le Franc de Pompignan et Lebrun ont quelques strophes, et ce n’est pas peu ; car toucher le but lyrique, fût-ce une seule fois, met un nom à part, et toutes les railleries de Voltaire ont fait moins de mal à le Franc de Pompignan que ses strophes sur la mort de J.-B. Rousseau ne lui ont fait de bien. Il n’est pas peu honorable pour Delille qu’on ne soit pas surpris de sa célébrité et qu’on se l’explique. Versificateur par nature, le commerce de Virgile le fit poète une fois par reflet, et le plus original de ses ouvrages est une traduction. Pour ses Jardins, ce sont des salons de verdure, où la lumière vient des bougies plutôt que du soleil. Je comprends Buffon les mettant au même rang que les Saisons de Saint-Lambert et les Mois de Roucher, dans cette boutade à madame Necker : « Saint-Lambert, au Parnasse, n’est qu’une froide grenouille, Delille un hanneton, et Roucher un oiseau de nuit. » Le jugement, pour être rendu de mauvaise humeur, n’en est pas moins juste ; encore aujourd’hui, ce n’est pas sans mauvaise humeur qu’on lit ces poésies, surtout les Saisons. Le souvenir des Géorgiques traduites défend les Jardins, et, quoique les vers de Roucher soient d’un déclamateur de l’école de J.-J. Rousseau, on a par moments bonne envie de trouver un poète dans le courageux compagnon d’échafaud d’André Chénier.

Une mort prématurée, un touchant adieu à la vie dans des strophes harmonieuses, n’ont pas fait tort aux satires de Gilbert. Son nom est sous la protection d’un regret, et le regret nous dispose à l’indulgence.

Cependant les satires de Gilbert méritent leur réputation par des beautés durables. Un motif plus à plaindre qu’à louer l’avait fait satirique. Poète débutant, il avait manqué une des couronnes de l’Académie ; pauvre, les gens de lettres en renom l’avaient rebuté :

Insensé, jusqu’ici croyant que la science
Donnait à l’homme un cœur compatissant,
Je courus à vos pieds plongé dans l’indigence ;
Vous vîtes mes douleurs et mon besoin pressant.
Qu’en reçus-je ? des dons ? non, des refus, la honte…38

Ailleurs il s’avoue tourmenté par

L’ambition de l’or, la jalousie impure.

Certes ces Muses-là ne sont pas bonnes conseillères. Et pourtant Gilbert, aigri, repoussé, satirique par rancune plutôt que de génie, est clairvoyant, par cela seul qu’il s’entête à ne pas voir comme ses contemporains. Ce qu’il écrit avec colère sur les auteurs en renom, la postérité le pense froidement. Otez de ses jugements le trait personnel, ils restent vrais. La colère est dans les mots, la justice est dans les choses. Tout à l’heure je me fâchais contre les Saisons de Saint-Lambert ; que ne laissais-je la parole à Gilbert :

Saint-Lambert, noble auteur dont la muse pédante
Fait des vers fort vantés par Voltaire qu’il vante,
Qui, du nom de poème ornant de plats sermons,
En quatre points mortels a rimé les saisons.

C’est ce que nous pensons, ou plutôt c’est ce que nous nous épargnons de penser, en ne lisant point Saint-Lambert.

Pour en revenir à Gilbert, il prouve combien il est difficile à qui s’est défendu de l’illusion publique sur les écrivains contemporains, de se défendre de leurs défauts, et de sauver à la fois de la contagion ses sentiments et son goût. Comme les poètes qu’il attaque, il a les défauts organiques du siècle, la déclamation et la fausse sensibilité ; il a la périphrase par laquelle le dix-huitième siècle renchérit sur le faible du dix-septième pour la noblesse du style ; il a l’impropriété, où tombent tous les écrivains qui le sont par imitation et tous les poètes qui cherchent la poésie hors d’eux-mêmes. Comme le médecin, dans les temps d’épidémie, le mal qu’il voulait guérir, il se l’est inoculé.

§ IV. La poésie retrouvée : André Chénier.

Avec André Chénier, l’imagination, la sensibilité, le naturel, la poésie, rentrent dans les vers. La publication de ses poésies, paraissant pour la première fois vingt-cinq ans après sa mort39, eut tout l’éclat d’une découverte. Il trouva les esprits et les cœurs tout prêts. La faveur même de la mode ne lui manqua pas. Les poètes avaient besoin d’une autorité pour justifier certaines franchises de leur poétique. André Chénier y servit. Plus d’un qui l’admirait à son profit, et pour se louer plus commodément sous le nom d’un illustre mort, ne faisait que lui rendre justice. Ce succès de mode n’a pas eu de retour. C’était bien véritablement de la gloire. L’histoire n’a rien à ôter à André Chénier de cette consécration dont tous les motifs n’étaient pas désintéressés. Celui-là est un poète. Il y en a eu de plus grands ; il n’y en a pas de plus poète.

Tout dans ses vers vient de l’homme, et cet homme est un de ceux qui font le plus d’honneur à la nature humaine. André Chénier eut tous les grands sentiments où se nourrit la poésie durable, droiture, candeur, désintéressement,

Une muse naïve et de haines exempte.

De son temps on aimait l’Amitié ; on l’apostrophait dans tous les poèmes ; c’était un des dieux de la mythologie d’alors. André Chénier aime ses amis :

Où sont donc mes amis, objets chéris et doux ?
Je souffre, ô mes amis ! Ciel ! où donc êtes-vous ?

Voilà un cœur qui parle. Aimer ses amis, c’est le trait qui achève le caractère de l’homme de bien.

A tous les grands sentiments se joignait dans André Chénier une raison supérieure. Il la fallait bien ferme, dans ces premiers jours de la révolution française, pour applaudir aux grandes réformes de 1789, et, ces réformes accomplies, s’arrêter, prévoir où les girondins poussaient la révolution, et, quoiqu’il eût un frère parmi eux, les désavouer et les combattre. Les temps qui se sont écoulés, et chaque jour qui s’écoule, nous le disent assez haut. Tout ce qui était à conquérir de durable était conquis en 89 ; tout ce qu’on a pu conquérir après, on l’a usurpé, et les usurpations ont compromis les conquêtes. Faire la différence dès ce temps-là, dans l’ivresse des espérances et la fumée des illusions ; prévoir et prédire que la politique des girondins, qui menait au 10 août, mènerait, par le 10 août, au 21 janvier, était d’un grand esprit ; laisser la lyre pour prendre la plume à la fois vengeresse et prophétique, était d’un grand cœur. Le couteau de 1793 n’a pas tranché une tête plus noble que celle d’André Chénier.

Cependant, pour inventer, à la fin du dix-huitième siècle, parmi tous ces fades jeux d’esprit où achevait de s’énerver et de se perdre l’art des vers, une poésie jeune, fraîche, parfumée, qui nous transporte au milieu de vrais champs et nous ramène en nous-mêmes ; pour faire apparaître, parmi toutes ces fleurs de papier peint, un si charmant bouquet de fleurs naturelles, il fallait plus que les grands sentiments d’André Chénier, plus que sa raison supérieure ; il fallait ce qui peut s’appeler du même nom en religion et en poésie, il fallait la grâce. La grâce, ce fut pour André Chénier d’être né d’une mère grecque, belle et spirituelle, sur les rives de Bosphore, en face du beau pays où la tradition fait naître Homère. Il suça le grec avec le lait maternel. Ses yeux s’ouvrirent pour la première fois à cette splendide lumière du ciel de l’Orient, où toute chose forme tableau, où tout poète est peintre. Amené en France à l’âge de deux ans, le beau soleil du Languedoc conserva et fixa dans sa tête enfantine les images flottantes du pays natal. La tradition vint ensuite cultiver ses instincts, et les maîtres divins de l’antiquité grecque et latine le reçurent des bras de sa mère, l’oreille déjà accoutumée à leur langue sonore, l’esprit ouvert à leurs doux enseignements. Les lettres grecques lui étaient comme une littérature maternelle ; de sévères études l’y rendirent savant. Sous-lieutenant en garnison à Strasbourg, où Brunck donnait l’exemple de l’enthousiasme dans l’érudition, il faisait sa lecture familière du recueil des poètes grecs de ce savant40.

Quand il vint à Paris, en 1782, Parny et Bertin y jouissaient de la faveur publique. Lebrun, appelé aujourd’hui, par sobriquet, le Pindarique, l’était alors à titre de louange, et pouvait, du consentement de tous, dire de son bonheur en ménage :

Le bonheur m’attendait dans les bras de la gloire.

On ne trouvait rien de trop avantageux dans ces vers à son fils :

Émule généreux des aigles du Parnasse,
Ton père quelquefois atteignit leur audace41 .

André Chénier sut être l’ami de l’homme sans imiter le poète. Il apportait avec lui tout le trésor de sa poésie dans un cœur de vingt ans, et dans un esprit fécond autour duquel veillaient le souvenir de sa mère et les ombres vénérées des maîtres immortels. Ses deux éducations le rendaient invulnérable.

Et pourtant, tel est le péril que fait courir la mode aux esprits les plus originaux, qu’on n’est pas fâché de le voir, las tout d’abord de Paris, voyager deux ans en Suisse, en Italie, visiter en Orient les horizons de son enfance, et mettre les monts et les mers entre lui et le tour d’esprit passager qui rendait Bertin, Parny et Lebrun populaires. Après ces deux années d’une douce vie passée en compagnie de deux amis dignes de lui, c’est-à-dire en compagnie plus intime avec lui-même, il revint à Paris, la tête débordant de poèmes, de plans, d’esquisses, où sont mêlées la science, la politique, la Bible, l’Amérique ; ambitieux de tout sentir et de tout rendre, de faire de la poésie l’organe inspiré de toutes les idées modernes, l’écho du passé et du présent, la voix prophétique de l’avenir. Par le peu qu’il a laissé d’ébauches imposantes ou charmantes, on peut deviner quelle eût été la beauté de l’œuvre achevée. Heureusement, dans cette diversité de sujets, il en est deux, de tout temps préférés, où le poète avait donné non des promesses, mais des fruits mûrs, avant que la Révolution tuât la poésie et que la Terreur tuât le poète. Ce sont les Idylles et les Élégies.

Tous les bons juges des choses de l’esprit dans notre siècle en ont parlé, et, j’ajouterais, en ont tout dit, si André Chénier n’avait de commun avec tous les grands poètes que tout en a été dit et que tout en est encore à dire. La gloire n’est que la même louange donnée aux œuvres supérieures par tous ceux qui sont capables de les goûter ; il n’y a de différent et de personnel que l’accent de chacun.

Les premiers goûts poétiques d’André Chénier furent pour le bucolique :

Vous savez si toujours, dès mes plus jeunes ans,
Mes rustiques souhaits m’ont porté vers les champs.

Le fond de l’Idylle, qu’il ne faut pas confondre avec sa recette, ce sont ces trois amours qui les premiers s’éveillent dans l’âme du vrai poète : l’amour de la nature, l’amour de la beauté personnifiée dans une femme, l’amour de l’art, qui achève le poète. Tandis que la jeunesse d’André Chénier était doucement occupée de ces trois amours, la lecture des bucoliques grecs l’avertit de son génie pour l’idylle.

Vinrent ensuite les élégies, sous l’inspiration d’un amour contrarié. Là encore les modèles antiques le guidèrent où le poussait son instinct, dans ce genre si difficile, surtout en France, où l’amour est si près de se confondre avec la galanterie.

L’idylle et l’élégie existaient, comme genres, avant André Chénier ; mais c’est à lui que nous en devons les premiers modèles durables.

Au temps où Boileau donnait la poétique de l’idylle, nous n’en avions que le lieu commun ingénieux dans les églogues de Segrais et de Racan. Ni les bergers de l’Astrée, ni les champs qui avoisinent Paris, trop peu cléments pour la vie en plein air que menaient les pâtres de Sicile et d’Italie, n’avaient pu leur donner l’idée de composer des idylles. Ils étaient poètes bucoliques par la mode qui faisait lire avec délices les romans de d’Urfé. Encore le sont-ils si peu que, sauf quelques passages charmants où ils sont naturels par le goût, je ne vois de rustique dans leurs poésies que l’archaïsme de leur langue.

Pour l’élégie, dont le genre était si cultivé au dix-huitième siècle, en est-il une seule qui ait échappé à l’oubli ? Dans la jeunesse d’André Chénier, Bertin et Parny en étaient les maîtres. Otez de leurs élégies la rime, les images mythologiques, les périphrases, il reste de la prose érotique. La versification n’en fait pas de la poésie. L’impuissance d’idéaliser rend plus choquante la grossièreté du fond. Ces élégies ne disent guère que ce qu’on ne doit pas dire. Tacenda loquuntur. Elles furent cependant très admirées, et elles en durent la fortune au dégoût pour le précieux. On en trouva le style naturel, parce qu’il était bourgeois. Mais dans le fond, c’était le commun succédant au raffiné. Au lieu d’une Iris en l’air, le poète célébrait, — je devrais dire prostituait, — une maîtresse en chair et en os et nommée par son nom. C’étaient les grossières confidences de l’alcôve substituées à de galantes rêveries qui avaient du moins le mérite d’être innocentes.

S’il fallait avoir une opinion sur les élégiaques des deux époques, je préférerais au naturel de Parny et de Bertin même, le galant de Fontenelle ; et combien plus celui dont s’est moqué Boileau ! Dans le galant des deux époques, il y a, outre de l’esprit, du respect pour la femme et pour le rêve de l’amour ; dans les confidences bourgeoises des élégiaques du dix-huitième siècle, il n’y a que les malhonnêtes indiscrétions du plaisir qui se donne l’air de la passion.

André Chénier n’imita pas l’élégie à la mode. C’est à l’école des élégiaques anciens qu’il apprit l’art si difficile d’idéaliser la passion et de ne montrer de son cœur que ce qui peut toucher le nôtre.

Je mets à la charge de la mode certains passages où il est vulgaire pour être naturel, et licencieux pour être vrai. Quelques pièces ont le tort d’avoir été écrites trop près de la circonstance qui y donne sujet. Elles se sentent de l’improvisation dans un moment de trouble. Le souvenir inspire mieux le poète que l’émotion présente. Je préfère, dans les Élégies, ce qui vient de la muse à ce qui vient de la maîtresse.

Tout est de la muse dans les Idylles, la meilleure des œuvres d’André Chénier. J’y cherche la part du dix-huitième siècle. C’est à peine si çà et là un hémistiche commun, une rime un peu maigre, un vers pensé où l’on voudrait un sentiment, donnent la date du morceau. Tous les sentiments y sont purs des deux défauts auxquels nul n’échappe en parlant de soi, l’exagération et la familiarité. C’est toujours l’homme, mais l’homme se tenant discrètement derrière le poète. Il est plus poète là où il se déprend de lui-même, où il se transforme, où il revêt quelqu’une de ces dix mille âmes qu’une ingénieuse critique prête à Shakspeare42. Les modèles qui l’assistent dans son travail sont aussi plus élevés : c’est Théocrite, d’un génie plus naïf et d’un art plus caché que les élégiaques latins ; c’est Virgile, que ne contentait pas son Enéide. Aussi, quels chefs-d’œuvre que le Jeune Malade, le Mendiant, l’Aveugle, et, dans un cadre plus restreint, Lydé, Hylas, la Jeune Tarentine ! Le disciple a égalé les maîtres, et il a l’avantage d’intéresser plus vivement les modernes à des choses de l’art antique.

Tout est neuf dans ces idylles, quoiqu’il n’y manque aucune des images familières de l’antiquité bucolique ; tout, jusqu’à la mythologie qui, dans les poètes contemporains d’André Chénier, n’est que l’application fastidieuse du précepte de Boileau. André Chénier croit aux dieux de Théocrite et de Virgile, autant qu’ils y ont cru eux-mêmes, de cette foi du vrai poète dans les choses qu’il crée. De même que Virgile a vu Vénus, sous les traits d’une nymphe des forêts, apparaissant à Enée, et parfumant les airs de l’ambroisie qui s’exhale de sa chevelure, André Chénier a vu du bois voisin l’aimable manège des Naïades qui entraînent le jeune Hylas

En un lit de joncs frais et de mousses nouvelles.

Quand la mère, dans le Jeune Malade, invoque le dieu à l’arc d’or, nous nous associons à sa prière. André Chénier est devenu païen, parce qu’il est poète, et nous le sommes un moment avec lui, parce que là où le vrai poète met son âme il y attache la nôtre.

André Chénier est comme le dernier-né des poètes du dix-septième siècle. Il est de ce beau temps des lettres françaises par la mesure, les images modérées et justes, par l’éclat doux et égal, par les beautés antiques, pensées et senties de nouveau, par le style, où il a la noblesse du grand siècle, sans en avoir l’étiquette. S’il eût vécu en ce temps-là, Boileau l’eût peut-être rendu plus difficile sur la correction ; mais en retour il eût appris à Boileau un idéal de l’élégie et de l’idylle bien autrement aimable que celui de l’Art poétique.

Que dire de la Jeune Captive, et des beautés vengeresses de ces ïambes, qu’il envoyait à son père, de la prison de Saint-Lazare, avec son linge, écrits sur de petites bandes de papier enroulées, d’une écriture si serrée et si fine, qu’il fallait les yeux paternels pour les lire ; que dire des dernières tendresses et des dernières colères de ce cœur si passionné et si haut, sinon que le poète charmant des Élégies et des Idylles prenait l’essor d’un grand poète, au moment où le geôlier de Saint-Lazare vint le chercher pour l’échafaud !