(1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre II — Chapitre premier »
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(1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre II — Chapitre premier »

Chapitre premier

§ I. De la Renaissance et de la Réforme, et de leur première influence sur l’esprit français. — § II. Quels auteurs en ont été touchés les premiers. — § III. Marguerite de Valois. L’Héptaméron ou Histoire des amants fortunés. — § IV. Clément Marot.

§ I. De la Renaissance et de la Réforme, et de leur première influence sur l’esprit français.

L’époque dite de la Renaissance se caractérise assez par son nom. Ce nom est plus qu’une définition ; il exprime un sentiment. N’y substituons pas une dénomination nouvelle. Nous sommes trop heureux que la postérité ait pris soin elle-même de distinguer par un mot si expressif cette époque des précédentes. Pour moi, de même que je m’en tiens religieusement aux noms des écrivains qui subsistent, bornant mon étude à en peser la valeur consacrée, de même j’accepte les termes généraux qui ont servi à caractériser certaines époques, et je me contente de me rendre compte de leur signification.

La Renaissance a donc paru à nos pères une sorte de résurrection de l’esprit français. La reconnaissance a imaginé ce mot ; c’est pour cela qu’il est à la fois si respectable et quelque peu exagéré. En effet, il n’y a pas eu proprement résurrection. L’esprit français n’était pas resté inactif ; il prenait tous les jours de l’étendue et de la vigueur ; il avait déjà des pensées égales à celles que contiennent les monuments du passé, une langue assez formée pour exprimer celles qui étaient le plus à sa portée. Mais ses progrès avaient été si contrariés et si lents, sa marche si incertaine, que le jour où il lui vint comme un guide pour le prendre par la main et le pousser en avant, telle fut sa gratitude, qu’il ne songea plus à distinguer sa part dans l’immense progrès qui se fit tout à coup. Il en rapporta tout l’honneur à son guide, et déclara qu’il n’avait pas vécu jusque-là ; qu’il renaissait à la véritable vie. L’esprit français s’attachant ainsi à l’esprit ancien, c’est Dante conduit par Virgile, son doux maître, dans les cercles mystérieux de la Divine Comédie.

Pendant un certain temps, toute l’ardeur propre à l’esprit français se tourna vers l’étude des langues anciennes. Toute sa force créatrice fut employée à apprendre. Les hommes supérieurs de ce temps-là sont des grammairiens et des érudits. Ils étaient si enfoncés dans l’étude du passé, qu’ils pensaient, sentaient, aimaient, haïssaient, dans des langues mortes. Des hommes qui s’étaient fait une célébrité dans le cercle des idées et des connaissances propres à leur époque, recommençaient leurs études sur la fin de leur vie, et allaient en cheveux blancs aux écoles où l’on enseignait la langue d’Homère et celle de Cicéron. Les vieillards faisaient mentir l’admirable portrait du vieillard d’Horace, qui ne trouve chose à louer que dans le temps où il a été jeune. Ceux-là préféraient le temps qui allait leur échapper à celui qui les avait vus pleins d’espérance, ou en possession de tous les avantages de la vie ; et tandis que d’ordinaire les plus attachés au présent sont les jeunes gens, c’étaient alors les vieillards qui donnaient l’exemple de l’ardeur pour les nouveautés. Quelques esprits supérieurs, pour rendre plus prompte et plus générale la possession des chefs-d’œuvre du passé, dirigeaient eux-mêmes les imprimeries qui en multipliaient les exemplaires. Érasme et notre Guillaume Budé écrivaient d’une main et imprimaient de l’autre.

Dans la société civile et politique, le même enthousiasme se manifestait par la mutation des choses antiques. François Ier songeait à faire renaître la légion romaine. Déjà les piques formidables de la phalange macédonienne avaient joué un rôle dans les batailles. On s’habillait à la mode des Grecs et des Romains, on leur empruntait les usages de la vie ; et, chose plus étonnante, on les imitait jusque dans l’acte le plus naturel et le plus involontaire, jusque dans la mort. Des érudits de trente ans, comme La Boétie, mouraient à la façon des héros de Plutarque, en prononçant de graves discours, qu’ils semblaient réciter de mémoire, comme une leçon apprise aux écoles.

L’impulsion première vint de l’Italie. Nos guerres dans ce pays nous apportèrent, avec le mal de l’imitation, les livres grecs et latins qui devaient nous en guérir. Les Italiens nous méprisaient, et ne songeaient guère à nous faire participer à ces biens de l’esprit dont ils jouissaient tout seuls, ni à nous passer ce flambeau de la vie, dont parle Lucrèce. Il fallut aller dans leur pays le leur arracher des mains. C’est ce que firent nos rois, en ne croyant que conquérir des héritages douteux et reculer les frontières de la France. Toutes ces brillantes chevauchées de Charles VIII, de Louis XII et de François Ier ne nous valurent pas un pouce de terre ; mais elles nous mirent à notre tour en possession de ce trésor des lettres antiques, au partage duquel nous allions bientôt appeler toute l’Europe occidentale dans la langue la plus communicative du monde moderne.

La Réforme vint ensuite et, de même que la Renaissance nous rendait l’antiquité païenne, les luttes de la Réforme allaient nous rendre l’intelligence de l’antiquité chrétienne. Deux causes nous en dérobaient depuis longtemps la vue : l’ignorance qui avait perdu le sens de ses monuments, et la scolastique, qui obstruait de sa fausse science la source même de la vraie science, c’est-à-dire les livres où elle est consignée. La Réforme dissipa l’ignorance, dégagea la religion de la philosophie, chassa la scolastique née de leur confusion, et l’antiquité chrétienne apparut dans toute sa beauté31.

La Réforme a donc eu, avant la philosophie, l’honneur de ruiner la scolastique ; Calvin l’avait bannie de la théologie avant que Descartes la fît disparaître de la philosophie. Outre ce double résultat de ramener aux sources de la religion et d’émanciper la théologie, elle rendit le catholicisme capable de vaincre le protestantisme et de demeurer en France la religion du plus grand nombre. En attaquant le clergé catholique par la science, elle le força de devenir savant ; en attaquant ses mœurs, elle les épura. Ce fut même une preuve glorieuse de l’excellence de l’esprit catholique, de sa conformité avec l’esprit français, que ce généreux effort du clergé pour redevenir digne de sa croyance, et ce triomphe qu’il remporta sur sa paresse et sur ses vices. Pareils à ces Juifs dont parle Pascal, qui gardaient d’autant plus fidèlement le dépôt des divines promesses, qu’ils en comprenaient moins le sens, les catholiques, du fond de leur ignorance, avaient défendu la tradition sans la comprendre, par les vaines arguties de la scolastique et par la violence. La Réforme, en leur prouvant qu’elle savait mieux lire qu’eux-mêmes dans leurs propres livres, les força d’y regarder ; et la science s’ajoutant à l’autorité de la possession et à l’habitude, ils furent désormais invincibles.

Cette union des deux antiquités a donné l’impulsion à tout le xvie  siècle et a formé au xviie la perfection de l’esprit français. La Renaissance et la Réforme ne furent d’abord qu’une seule et même cause, ayant pour ennemis tous ceux qu’offusquait cette double lumière. Deux noms, au commencement du xvie  siècle, personnifient les deux partis : Érasme représente la Renaissance unie à la Réforme ; Béda, le vieil esprit de paresse vicieuse et d’ignorance, qui fait la guerre à ces grandes nouveautés. Par l’inégalité dernière de ces deux noms, presque aussi retentissants l’un que l’autre à cette époque, mesurez la justice des deux causes. De combien l’une est-elle meilleure que l’autre ? De la distance qu’il y a d’Érasme à Béda.

Sous cette influence féconde des deux antiquités, les idées générales entrent à flots dans l’esprit français, et en étendent tout à coup les limites. Toute la matière de la pensée est renouvelée. Les hommes de génie naissent à propos, pour exploiter toutes les parties de ce domaine conquis sur la barbarie. Même les hommes secondaires ont leur part dans cette création universelle. Et de même que, dans un voyage de découvertes, parmi les premiers qui frayent le chemin, le plus obscur a son prix ; de même, dans ce grand travail de défrichement du xvie siècle, le moindre écrivain ajoute aux conquêtes de l’esprit et de la langue. Les traducteurs y sont des hommes de génie, parce qu’ils égalent la langue française aux conceptions exprimées dans les langues anciennes. C’est l’ère de la littérature française, parce que c’est l’époque où un grand nombre de vérités générales sont exprimées dans un langage définitif.

§ II. Quels auteurs en ont été touchés les premiers.

Ce grand renouvellement ne s’opéra pas en un jour, et la Réforme et la Renaissance ne se répandirent pas tout à coup et à la fois dans la littérature française. Ce fut d’abord comme une infiltration insensible. On commença par recevoir les idées antiques de seconde main, et par des intermédiaires. L’antiquité païenne s’introduisit par les auteurs italiens ; l’antiquité chrétienne, par les écrits d’Érasme. Le premier effet s’en fit voir dans un certain adoucissement des mœurs, et un certain degré de politesse dans les écrits. Les premières idées qui furent modifiées par cette influence se rapportent à la vie ordinaire, à l’esprit de société, plutôt qu’à la haute spéculation.

Deux auteurs charmants, ont été touchés par ce premier effet de la Renaissance et de la Réforme, et en ont reçu un caractère qui a fait durer leurs écrits ; c’est Marguerite de Valois et Marot. Marguerite et Marot ne sont pas des écrivains de génie ; ils perfectionnent l’esprit français dans le cercle un peu étroit où il est resté enfermé pendant le moyen âge, plutôt qu’ils n’ajoutent à ses idées et n’agrandissent son horizon. Ils ne pénètrent pas dans la vie humaine au-delà de ce que peut atteindre une vue ordinaire ; les vérités qu’ils expriment sont le plus souvent de celles que l’art néglige, tant elles nous sont familières et présentes. Un grand nombre, à notre insu, nous plaît par l’époque de la langue et par l’idée qu’elles ont été des nouveautés pour nos pères. Mais ce progrès de l’esprit français, débarrassé enfin de la rouille du moyen âge, et cet état même de la langue, assurent à Marguerite de Valois et à Marot une place durable dans ce xvie siècle si fécond, dont l’aurore s’annonce en quelque sorte par l’éclat doux et aimable de leurs écrits.

§ III. Marguerite de Valois. — L’Heptaméron ou Histoire des amants fortunés.

Marguerite de Valois était sœur de François Ier et son aînée de quelques années. Mariée d’abord au duc d’Alençon à l’âge de 17 ans, puis, en secondes noces, à Henri d’Albret, roi de Navarre, après une vie tout entière subordonnée à celle de son royal frère, elle mourut à 58 ans dans un commencement de vieillesse pieuse et triste. Elle lisait Érasme dans l’original, elle savait assez de grec pour lire Sophocle, et elle prenait des leçons d’hébreu de Paul Paradis, surnommé le Canosse, qu’elle fit nommer professeur au Collège de France, fondé par François Ier. Quand Marguerite apprenait le grec, cet axiome, Grœcum est, non legitur, avait cours dans les écoles. Les moines disaient dans leurs sermons. « On a trouvé depuis peu une nouvelle langue qu’on appelle grecque. Il faut s’en garder avec soin : cette langue enfante toutes les hérésies. » Un évêque de Mayence interdisait, sous peine d’amende, toute traduction en langue vulgaire d’une partie quelconque des livres sacrés.

Telle était l’ardeur de Marguerite pour la science, qu’en 1524 l’évêque de Meaux, Briçonnet, lui écrivait « Madame, s’il y avoit au bout du royaume ung docteur qui par un seul verbe abrégé peust apprendre toute la grammaire autant qu’il est possible d’en sçavoir, et ung aultre de la rhétorique, et ung aultre de la philosophie, et aussy des sept arts libéraux, chacun d’eux par un verbe abregé, vous y courriez comme au feu. » Elle voulait tout savoir, et savoir vite.

Aussi tous les lettrés de l’époque furent-ils ses amis. La Renaissance trouva toujours faveur auprès d’elle ; la Réforme y trouva souvent un abri. Quoique Marguerite s’en soit tenue au catholicisme réformé d’Érasme, le lettré couvrit toujours à ses yeux le partisan de la Réforme. Mais cette protection ne sentit jamais l’opposition : Marguerite put jouer le noble rôle de protectrice des lettres, sans donner d’ombrage à son frère, n’excitant pas la résistance, mais aidant ou consolant la fuite, Elle trouva dans sa bonté ingénieuse et éclairée le moyen de rester le plus fidèle sujet de François Ier, tout en favorisant ce qu’il suspectait, et en protégeant ce qu’il opprimait32. Marguerite a été comme le bon génie de son royal frère, et François Ier lui doit peut-être les plus solides de ses titres. Grâce à l’amitié qu’il garda constamment à sa sœur, on lui fit honneur des actions les plus personnelles de Marguerite, et on put croire qu’il approuvait tout ce qu’il ne désavouait pas. La postérité a conservé cette illusion il en faut laisser le bénéfice à François Ier ; c’est du respect bien entendu pour la mémoire de Marguerite. Mais il est très-vrai que ce prince avait assez peu de lumières, malgré le vernis d’une éducation tardive, et quelques vers heureux qui rappellent ceux de son aïeul, Charles d’Orléans. Il aimait mieux les arts que les lettres, et, comme on disait au xviie  siècle, les bâtiments que les écrits. S’il faisait venir d’Italie le Primatice, et s’il visitait Léonard de Vinci mourant, il laissait mourir en exil Marot.

Tout ce que la protection royale peut avoir de plus efficace et de plus fécond vint donc de Marguerite. Les lettres ne furent pas ingrates. Marguerite est le nom d’une fleur ; les poètes firent de la marguerite la reine des fleurs, et ce qui serait le plus souvent une fadeur de la flatterie était alors une image de sentiment. Le doux esprit de cette princesse, ce parfum de délicatesse et de bonté dans des écrits plus aimables qu’éclatants, ces couleurs agréablement mélangées plutôt que vives, ces charmantes perfections dans un second rang, n’est-ce pas le genre de beauté de la marguerite ? Les plus savants se souvinrent aussi de l’origine latine de ce nom, et firent une perle de celle dont les poètes faisaient une fleur. L’image ne sied pas moins à Marguerite de Valois : c’est encore la douceur et la pureté sans vifs reflets.

Pour ne rien exagérer, ce fut bien plus une influencé bienfaisante qu’un écrivain supérieur. Mais ne fut-il demeuré de Marguerite de Valois que le souvenir de cette influence, elle aurait droit à une place dans l’histoire de la littérature française. Sa protection eut tous les effets d’un commerce actif dans lequel les lettrés trouvaient à la fois appui et exemple. Elle les réunissait autour d’elle, et, soit pour l’érudition solide dans l’antiquité sacrée ou profane, soit pour le tour d’esprit du temps, à la fois sensé, galant et enjoué, il est douteux qu’elle reçût d’eux plus qu’elle ne leur donnait. Dans l’art d’écrire le français de la société polie au commencement du xvie  siècle, l’auteur de l’Heptaméron n’avait rien à apprendre de personne.

C’est là un titre charmant et durable. Les poésies de Marguerite sont médiocres ; la théologie y domine, et, pour le tour et l’expression, Marguerite n’est pas la première de son temps. Des pensées plus avancées que poétiques sur la tolérance religieuse lui attirèrent les censures de la Sorbonne, et le fameux Béda y déféra son Miroir de l’âme pécheresse. La seule chose qu’on y pût censurer, c’était un trop grand nombre de vers embarrassés et obscurs, et de la théologie en stylem arotique. Guillaume Petit, évêque de Senlis, eut le bon goût de plaider pour le petit livre, qui fut acquitté.

Il faut donc chercher les qualités de Marguerite dans l’Heptaméron, ou l’Histoire des amants fortunés. Le titre et l’idée de cet ouvrage sont imités du Décaméron de Boccace ; mais l’exécution en a fait un ouvrage original.

Ce n’était pas, d’ailleurs, le premier emprunt que nos Français eussent fait aux conteurs italiens, lesquels avaient eux-mêmes puisé dans nos fabliaux. Déjà, vers le milieu du xve  siècle, à la petite cour de Genappe, en Flandre, où le duc de Bourgogne avait recueilli le Dauphin de France, depuis Louis XI, en guerre avec son père, des seigneurs de son commerce le plus familier et des domestiques du duc de Bourgogne avaient égayé l’exil du Dauphin par des récits imités de Boccace ou du Pogge. Un auteur ou rédacteur inconnu les a recueillis sous le titre des Cent Nouvelles nouvelles du roi Louis XI. Les sujets en sont ou empruntés à ces deux auteurs, et particulièrement à Boccace, auxquels nous ne faisons que reprendre notre bien, ou fournis par des anecdotes de mœurs contemporaines. Le tour en est vif, les détails piquants, la langue facile et claire c’est toujours ce don du récit, qui, dans les lettres, est tout le génie de nos pères. Mais il manque à ce recueil ce qui fait le principal mérite des récits qui touchent au licencieux, je veux dire la grâce et la délicatesse qui en déguisent les traits les plus grossiers, et permettent de s’en amuser sans embarras. Quant à la force de l’expression, il ne s’y trouve rien qui n’ait été poussé plus loin par les deux meilleurs écrivains du même temps, Comines et Villon.

La grâce et la délicatesse sont, au contraire, le trait original et le charme de l’Heptaméron. Quelques seigneurs, venus aux Pyrénées pour y prendre les eaux, s’y voient retenus par le débordement du gave béarnais. Ils se réfugient au monastère de Notre-Dame de Servance, « persuadés, dit Marguerite, — qui ne laisse pas échapper l’occasion d’une épigramme contre les moines, — que s’il y a moyen de se sauver d’un danger, les moines doivent le trouver. » Pour prendre patience, en attendant que les chemins soient redevenus libres, on convient de s’assembler tous les après-midi dans un pré du couvent, sous le feuillage d’un ormeau, à l’abri du soleil de septembre, et de raconter à tour de rôle quelque historiette de galanterie. Chaque personnage paye son tribut. Les récits sont suivis d’entretiens auxquels toute la compagnie prend part. Les uns approuvent la conduite du héros ou de l’héroïne de l’historiette ; les autres la blâment. Il y a des opinions tranchées ; il y en a d’intermédiaires, qui hésitent entre le blâme et l’éloge et qui atténuent toutes choses. Une veuve d’expérience, dame Oysille, est l’âme de la réunion. Elle règle l’ordre des récits, elle discute les points délicats, elle décide les difficultés d’amour et de morale ; sa gravité, sa réputation de vertu, donnent beaucoup de poids à ses avis. De là une quantité d’idées délicates, d’observations fines, exprimées avec grâce, et beaucoup de créations charmantes dans la langue des sentiments du cœur et de la politesse. On sent que l’esprit de société, le goût des plaisirs de l’intelligence, ont pénétré dans les hautes classes en France, qu’on y réfléchit plus, qu’on se regarde et s’analyse davantage. La langue, jusque-là un peu monotone et lourde, se mouvant tout d’une pièce, comme un chevalier sous son armure, se dégage, s’articule, devient libre et variée, comme une conversation entre personnes d’humeurs très-diverses, mais qui toutes se ressemblent par le don d’exprimer leurs pensées avec esprit.

Pour le fond des récits, comme pour l’arrangement, Marguerite cherche visiblement à ressembler à Boccace. Elle y réussit en plus d’un endroit, et cette ressemblance même avec un des plus grands écrivains de l’Italie n’est pas un médiocre mérite. Mais j’aime mieux ce que Marguerite ne doit qu’à elle-même, et qui est une grâce de l’esprit français. C’est ce fonds de philosophie aimable et douce dans une personne qui ne s’émeut des choses qu’avec discrétion, et selon ce qu’elles valent. Marguerite, dit son premier éditeur, Claude Gruget, se joue sur les actes de la vie humaine. C’est caractériser avec exactitude ce charmant recueil. Boccace semble plus sérieux, et plus persuadé de la vérité de ce qu’il raconte. Marguerite ne veut ni se tromper, ni tromper son lecteur ; ses impressions ne sont jamais plus fortes que sa raison. La moralité des aventures, le jugement qu’il en faut porter, sont indiqués par le ton même dont Marguerite les raconte : on sait ce qu’il en faut penser, avant même que les interlocuteurs en aient donné leur sentiment, et que dame Oysille ait prononcé. Quand notre aimable veuve ne prêche pas, ce qui lui arrive trop souvent, et qu’elle ne fait que tirer de ces récits des leçons de conduite mondaine, rien de plus neuf dans les lettres françaises que ces premières applications de la morale universelle au jugement des caractères et des actions. Rien de si délicat, de si nuancé n’avait été écrit sur la fragilité de notre vertu, sur les illusions de nos passions, sur l’ardeur inconsidérée de la jeunesse, sur l’imprudence des parents, sur les effets des bons et des mauvais sentiments.

Ces tours si vifs et si heureux cette élégance peu ornée, parce que l’ornement gâterait le sens, ces proverbes populaires semés dans l’entretien à l’appui des réflexions, ce sont les vraies traditions de la comédie, et de tous ces ouvrages de formes diverses, dont la vie sociale est la matière. Par là surtout Marguerite a mérité la louange que lui donne Claude Gruget, « d’avoir passé Boccace en beaulx discours qu’elle a faits sur chacun de ses contes. »

On avait eu des raisons de craindre, d’après les usages de cette époque, que l’éditeur de l’Héptaméron n’y eût fait de grands changements. La première édition de cet ouvrage ne fut publiée que plusieurs années après la mort de Marguerite, en un temps où les retouches étaient regardées comme des actes de piété envers la mémoire des auteurs. Il paraissait donc vraisemblable que le texte original avait dû être fort altéré. Cette crainte, qui dépouillait Marguerite au profit de son éditeur, n’est point fondée. La publication récente des lettres de Marguerite ne permet guère de douter que le style des contes ne soit de la même main que la correspondance33. Les lettres de Marguerite, presque toutes écrites à son frère, quoique d’un tour moins vif que ses contes, à cause des formes de respect qu’elle observe à l’égard du roi jusque dans les expressions du plus tendre attachement pour le frère, sont pleines de cette douceur de cette adresse, de cette insinuation qu’on admire dans les discours de dame Oysille. C’est la même langue, abondante, facile, sans expressions fortes, sans hardiesses, sauf dans quelques passages sur Dieu, où Marguerite, tantôt par la foi, tantôt par le sentiment, s’élève à ces pensées qui ne se rendent que par des expressions créées. Le plus ordinairement Marguerite n’a que le talent d’écrire d’un esprit bien doué, préparé par beaucoup de culture, mais auquel le génie a manqué. Il faut me faire violence pour refuser à Marguerite ce don supérieur ; mais c’est, trop peu pour mériter le titre d’écrivain de génie, de n’avoir eu que tout l’esprit et toute la politesse de son temps. L’écrivain de génie est supérieur à son temps et à tous les temps, et le titre n’en convient qu’à celui qui ajoute en quelque manière aux facultés de sa nation.

La Renaissance avait formé cet esprit charmant sans le rendre pédantesque. Sa condition même y avait servi. L’habitude des grandes affaires, auxquelles elle ne se mêla d’ailleurs qu’avec la réserve d’une femme soumise à son mari, ou d’une sœur qui aima dans François Ier le roi, le frère, et peut-être l’homme, la préserva des superstitions du savoir et de l’imitation servile de l’antiquité. La Réforme, qui la trouva et la laissa catholique, lui inspira l’esprit de tolérance, né de l’esprit d’examen et perfectionna ses sentiments religieux, au prix toutefois d’un peu de jargon théologique dans ses écrits. Elle lui suggéra l’idée de certains contes qui ne sont pas les moins piquants de l’Heptaméron, où elle poursuit de traits perçants la débauche des moines, leur orgueil, leurs vices, sans oublier leurs faux miracles. Par un tour d’esprit charmant que rend d’autant plus malin beaucoup de bonté au fond, dame Oysille, après un récit où figure deux cordeliers libertins, s’écrie : « Mon Dieu, ne serons-nous jamais hors de ces contes de moines34 ? » Ce qui n’empêche pas les contes de moines de revenir plus souvent qu’à leur tour, surtout de moines appartenant à l’ordre des cordeliers. C’est là une de ces grâces où l’esprit français se reconnaît sans pouvoir les définir.

L’Heptaméron est le premier ouvrage en prose qu’on puisse lire sans l’aide d’un vocabulaire. Les tours et les expressions durables y sont déjà le cours du style ; les choses surannées y sont l’exception. Après trois siècles, notre langue n’aurait pas d’autres mots pour les mêmes pensées, et, sauf quelques passages indifférents, nous entendons l’aimable auteur comme l’entendaient ses contemporains. L’Heptaméron nous introduit dans l’histoire la prose littéraire.

§ IV. Clément Marot.

Vers la fin de l’année 1518, François Ier donnait pour valet de chambre à Marguerite, alors duchesse d’Alençon, Clément Marot. Marguerite avait alors vingt-six ans, et Marot vingt-huit. Il ne quitta le service de cette princesse que sur la fin de 1534. Le poète fut présenté à Marguerite, de la part du roi, par le seigneur du Pothon. Voulant faire ses affaires lui-même, il remit à la princesse une requête en vers.

Ainsi je suis poursuy. et poursuyyant
D’estre le moindre et plus petit servant
De vostre hostel, magnanime princesse,
Ayant espoir que la vostre noblesse
Me recepvra, non pour aulcune chose
Qui soit en moy pour vous servir enclose ;
Non pour pryer, requeste ou rhetoricque,
Mais pour l’amour de vostre frère unique,
Roy des François, qui, à l’heure presente,
Vers vous m’envoye et à vous me presente
De par Pothon, gentilhomme honorable…35

Entre le poète et la docte princesse il dut y avoir un commerce poétique très-actif. De là cette fable d’une liaison d’amour entre Marot et la duchesse d’Alençon. Que Marguerite ait souffert quelques vers de galanterie de Marot, on peut le croire sans faire injure à sa vertu. Parler d’amour, même aux dames du plus haut rang, de si bas qu’on le fît, c’était le droit de tout poète, et un reste des mœurs chevaleresques. Ni Marot ni Marguerite ne s’en cachaient, et on ne dit pas que le duc d’Alençon, ou le roi de Navarre, son second mari, s’en soient offensés.

Dans les quelques pièces de Marot, d’où l’on a tiré le roman de ses amours avec Marguerite, celle-ci serait désignée sous le nom d’Anne. Le pseudonyme n’est pas transparent. En tout cas, cette Anne n’a inspiré à Marot que des vers chastes et respectueux. Et quant au retour dont il aurait été payé, une épigramme de 1527 nous apprend que le poëte en fut pour ses avances :

Je pense en vous et au fallacieux
Enfant Amour, qui par trop sottement
A fait mon cueur aimer si haultement,
Si haultement, hélas que de ma peine
N’ose esperer un brin d’allégement,
Quelque doulceur de quoi vous soyez pleine.

Aimer si haultement indiquerait en effet un amour inégal, et le dernier trait,

Quelque doulceur de quoi vous soyez pleine,

siérait bien à Marguerite. Mais qu’y a-t-il là qui lui fasse tort, ou qui sorte des formules de la galanterie du temps ?

Au reste, la seule chose certaine est aussi la seule qui nous importe. C’est le commerce d’esprit entre Marot et Marguerite, et la part que dut avoir l’aimable princesse dans le tour poli et délicat des pensées du poète.

Marot avait fait la guerre avec le duc d’Alençon en homme qui ne restait pas parmi les bagages. On sait qu’il fut blessé au bras à la bataille de Pavie et fait prisonnier.

Là fut percé tout oultre rudement
Le bras de cil dont il a de coustume
De manier ou la lance ou la plume.
Finablement, avec le roy mon maistre, ·
De là les monts prisonnier se veit estre
Mon triste corps, navre en grant souffrance36.

Revenu en France, il donna dans les nouveautés de la Réforme. Comment n’eût-il pas été de ce parti ? C’était celui des gens d’esprit et des dames. Il lui en arriva malheur. Une vengeance féminine le fit accuser d’hérésie, et enfermer dans les prisons de Chartres.

Un jour j’escrivis à ma mie
Son inconstance seulement ;
Mais elle ne fut endormie
A me le rendre chauldement ;
Car dès l’heure tint parlement
A je ne sais quel papelard,
Et lui a dit tout bellement :
Prenez-le, il a mangé le lard37.

Cette mie, qu’il nomme Isabeau, serait selon des commentateurs, Diane de Poitiers. Pourquoi plus qu’Anne n’est la reine de Navarre ?

Sorti de prison en 1526, il y fut jeté de nouveau en 1530. Son crime était d’avoir voulu arracher un homme des mains des archers. François Ier écrivit à la cour des aides, qui le relâcha ; mais, à peine libre, la persécution générale l’atteignit de nouveau ; il craignit que François Ier ne se lassât de le protéger, et se réfugia d’abord à Blois auprès de Marguerite, puis à Ferrare, auprès de Renée de France, laquelle avait fort à souffrir du duc son mari, allié de Charles-Quint. De son exil il adresse à la reine de Navarre, en réponse à quelque envoi de vers, cette pièce touchante que lui inspirent les chagrins domestiques de Renée de France :

Car en mon cueur, si secours on luy nie,
Veu la façon comment on la manye,
Diray qu’elle est de la France bannye
Autant que moy,
Qui suis iey en angoisseux esmay,
En attendant secours promis de toy
Par tes beaulx vers, que je me ramentoy
Avecques gloire ;
Et bien soulvent part moy ne puis croire
Que ta main noble ait eu de moy memoire,
Jusqu’à daigner m’estre consolatoire
Par tes escriptz. `

Cette lettre de Marguerite, il la lit ou la chante, tantôt haut, tantôt à voix basse ; de cette façon dit-il, je me console.

Tant que mon cueur de grant liesse vole,
Rememorant la royale parolle
Qui me promet de m’effacer du rosle,
Des enchâssez (exilés).
Or sont de là les plus gros feux passés ;
Rien n’ay mesfaiçt ; au roy doulceur abonde ;
Tu es sa sœur ces choses sont assez
Pour rappeler les plus pervers du monde38.

Moyennant une promesse d’abjuration, on le rappela en France. Il abjura à Lyon en 1536, et pour gage de sa pénitence il traduisit les Psaumes. François Ier accepta la dédicace, et encouragea la publication des trente premiers : mais, sur les remontrances de la faculté de théologie, il en défendit la continuation. Marot y vit avec raison une menace contre sa personne, et il alla achever sa traduction à Genève. Ces Psaumes, chantés d’abord par les protestants et les catholiques, devinrent bientôt, grâce à Calvin, le chant de guerre des protestants.

Après quelque séjour dans cette ville, où le crédit de Calvin le sauva de la peine capitale, qu’il s’était attirée, dit-on, par de graves désordres de conduite, Marot se retira à Turin. Il y mourut en 1544, à l’âge de soixante ans, l’année même de la bataille de Cérisoles, extarris et rerum egenus, dit son biographe Sainte-Marthe, mais toujours poète et galant, malgré le conseil d’Ovide qu’il avait dû lire dans le texte même : Turpe senilis amor.

Il y a beaucoup de traits communs dans la vie de Marot et celle de Villon. Marot chante, comme Villon, ses amours, sa prison ; mais ses amours sont plus délicats et sa prison plus honorable. Au lieu de la gente saulcissiere du coin, ce sont des dames de la cour, sinon la sœur ou la maîtresse du roi, comme l’ont voulu ses admirateurs. De même sa prison n’est plus celle de Villon, ramassé par les gens du guet et enfermé au Châtelet pour quelque escroquerie. Marot est emprisonné, une première fois, pour suspicion d’hérésie ; une seconde, pour une imprudence généreuse. Aussi, du fond de sa prison fait-il des vers contre ses juges, le front levé, et du ton d’un honnête homme opprimé par les dévots.

Ces différences de caractère et de condition dans des circonstances analogues, tourneront au profit de notre poésie. Le langage de l’amour dans Marot sera plus délicat, sauf aux rares endroits où Marot sent le Villon. Si la prison ne l’inspire pas mieux que ce rude et naïf génie des carrefours, elle lui inspire des beautés nouvelles. Villon faisant son testament à la veille d’être pendu, léguant à un ivrogne son muid certainement vide, à un vicaire sa maîtresse ; à un ami trop gras deux procès ; narguant la mort et s’amusant à décrire son squelette ; puis se félicitant d’avoir sauvé sa pel par une requête en grâce faite à propos, montre beaucoup de verve et d’originalité. Marot parlant fièrement à ses juges, raillant la lenteur calculée de leurs procédures, les pièges de leurs interrogatoires, leur soif de coupables, montre, avec la même verve, une originalité de plus noble sorte. Au lieu d’un homme qui échappe à ses juges, je vois un homme qui a le droit de les braver.

Marot, c’est Villon arraché à la pauvreté, où, comme dit le Grand Testament,

Ne loge pas grant’loyauté ;

c’est Villon à la cour, valet de chambre d’une reine et page d’un roi. Villon et Marot sont deux poètes sortis du peuple ; le caprice de la fortune a laissé l’aîné dans la bassesse de sa naissance, et a élevé le cadet jusqu’à la domesticité de la cour. Mais ni la bassesse où s’est dégradé le premier, ni le service de cour où s’est policé le second, n’ont altéré le cachet de naïveté et de poésie dont tous les deux ont été marqués. Le naturel a résisté à la condition. Marot commença par imiter les allégories du Roman de la Rose, et ces tours d’adresse malheureux du xve  siècle, rimes fraternisées, brisées, équivoquées couronnées battelées (vrais tours de bateleurs), vers rétrogrades ou à double face où excellait Guillaume Crétin,

Le bon Cretin, aux vers eguivoques.

La Renaissance venant en aide à son heureux naturel, l’arracha bientôt à ces misérables jeux d’esprit. Dès 1510, il avait traduit la première églogue de Virgile. Plus tard, et déjà dans l’âge viril, il rapprit le latin. Il commença, en 1520, une traduction des Métamorphoses d’Ovide. « Jugeant, dit-il39, ses inventions trop basses pour un prince de hault esprit, il les a laissées reposer, et a jeté l’oeil sur les livres latins, dont la gravité des sentences, ajoute-t-il, et le plaisir de la lecture (si peu que je y comprins) m’ont espris mes esprits, mené ma main, et amusé ma muse. » Marot, comme on le voit, n’est pas guéri du goût des pointes ; mais il indique du doigt le genre de beauté que notre littérature allait puiser au trésor des littératures anciennes ; à savoir, cette gravité des sentences que nous appelons les vérités générales.

Il dit plus loin qu’« en suivant et en contrefaisant la veine du noble poète Ovide, il a voulu faire sçavoir à ceux qui n’ont la langue latine, de quelle sorte Ovide escrivoit, et quelle différence peut estre entre les anciens et les modernes. » Où il ne croyait faire voir que des différences, sa traduction trahit l’infériorité des modernes à cette époque. La langue du meilleur poëte d’alors tâche vainement de s’élever jusqu’à la haute poésie : tout lui manque, tour, expression, noblesse. Qui reconnaîtrait le beau passage, Os homini sublime dédit, etc., dans cette version

Et neanmoins que tout aultre animal
Jecte toujours son regard principal
Encore bas, Dieu à l’homme a donné
La face haulte, et luy a ordonné
De regarder l’excellence des cieux,
Et d’eslever aux estoiles ses yeux.

Outre les Métamorphoses, Marot avait lu et probablement très-bien compris l’Art d’aimer ;

Si l’Art d’aymer tu as leu de bien près.

Il connaissait Martial, qu’il a quelquefois égalé dans l’épigramme. La jeunesse même et la naïveté de la langue ajoutent au sel du genre. En général, il choisit parmi les modèles mis en lumière par la Renaissance ceux qui conviennent le mieux à son tour d’esprit, et de préférence les poésies érotiques, qui sont les sources les plus fréquentées à cette époque.

Marot ne fut pas si bien inspiré par la Réforme ; elle agita sa vie et le gâta comme poète. C’est à Blois, où tous les novateurs étaient attirés par la bonté de Marguerite de Navarre et par son goût pour les doctes, qu’il se laissa engager dans les querelles de religion.

Tant chemina la belle40 qu’elle vint
Au fleuve Loire, ou des fois plus de vingt
Jecta son oeil dessuz-moi la première
Car mes beaulx yeux n’avoient propre lumière
Pour regarder les siens premièrement.

Les grandes matières n’allaient ni à son caractère, ni à son tour d’esprit. Aussi, à l’exception de quelques vers d’un style élevé perdus dans des pièces bizarres, partout où il s’inspire de la Réforme, il est sec et prosaïque. Dans la pièce d’où sont tirés les vers qui précèdent Christine la Bergerette, c’est la primitive Église ; Simonne, c’est l’Église romaine. Christine la Bergerette était opprimée depuis mille ans par Simonne, son troupeau avait été décimé. Enfin

Apollo de sa grace
Transperça l’air qui estoit plein de crace,
Si qu’on veit bien la lumière approcher.
Or se mussoit Christine en un rocher
Des Saxonnois, duquel saillit adonques
Aussy entiere et belle que fut oncques.
Les jours, les mois, les mille ans que je dy
N’avoient en rien son visaige enlaidy,
Courbé son corps, ne sa voix empyrée.

Voilà la Réforme et Luther. Tous les schismes, à partir du vie  siècle, sont des efforts de Christine pour se délivrer de Simonne. Christine ne fait d’ailleurs aucune difficulté de recevoir des secours d’Apollon, et, dans les discours qu’elle tient au poète, elle s’autorise de l’Art d’aimer d’Ovide.

Il faut chercher le génie de Marot dans les poésies antérieures à son exil, quand il n’était que touché par l’approche de la Renaissance et de la Réforme, et avant que la mode en eût fait en 1530 un érudit, et un théologien en 1540. C’est de ces poésies-là, heureusement les plus nombreuses, que La Bruyère a pu dire : « Entre Marot et nous il n’y a guère que la différence de quelques mots. » Ce qui était vrai au temps de La Bruyère n’a pas cessé de l’être pour nous, qui sommes plus loin de Marot de plus d’un siècle et demi ; tant le tour d’esprit et la langue en sont conformes au génie de notre pays. C’est un art borné, mais parfait.

Il est une qualité que tout le monde se flatte d’avoir, dans une bonne mesure ; qu’on donne et refuse aux gens un peu au hasard : le nom en est dans toutes les bouches, la chose est encore et sera toujours à définir : c’est l’esprit. L’esprit n’est pas une faculté distincte comme la sensibilité, l’imagination et la raison, auxquelles correspondent des modes différents de notre pensée, qui forment comme le domaine séparé de chacune. Mais ne serait-ce point le don de sentir, d’imaginer et d’exprimer dans une mesure moindre que le génie, et dans un ordre de pensées qui ne demande ni la sensibilité la plus profonde, ni la plus grande vivacité de l’imagination, ni la raison la plus relevée ? Les rapports qu’il saisit et qu’il exprime, à la différence de ceux que perçoit le génie et dont l’homme en général est l’objet, ne sont-ils pas plus propres à un pays particulier, à une certaine forme de société, à des mœurs locales ? Quoi qu’il en soit, par quoi sommes-nous si près de Marot, dont trois siècles nous séparent, sinon par ce don charmant, le plus beau après le génie par l’esprit ?

C’est cet esprit, formé d’une sensibilité plus douce que profonde, d’une imagination plus enjouée que forte, d’une raison sûre, quoique bornée, qui fait vivre les poésies de Marot. De quel autre nom caractériser tant de traits si justes et si enjoués, dont elles sont semées : sentiments délicats dans l’élégie ; aimable gaieté dans la chanson, flatteries nobles et ingénieuses dans les épîtres aux grands personnages ; railleries fines dans l’épigramme et la satire ?

La tristesse de Marot est sans pleurs, sa raillerie sans aigreur, sa gaieté sans ivresse ; rien ne dépasse une certaine mesure, qui est déjà le goût. C’est ce tempéré qui plaît tant à notre pays, parce qu’il y est comme l’humeur du plus grand nombre.

Nous nous reconnaissons dans Marot à d’autres traits encore. Ainsi rien de plus national en France que ce tour de galanterie qu’il donne à l’expression de l’amour. Les grandes passions, soit romanesques et rêveuses, comme dans le Nord, soit furieuses et sensuelles, comme dans le Midi sont rares parmi nous : la galanterie, c’est-à-dire beaucoup d’esprit avec un peu d’amour, est la mesure du plus grand nombre. De même, cette satire aimable et fine de Marot nous plaira toujours par son ton tempéré et parce que les travers dont elle se joue sont les nôtres. J’en dirai autant de cet art de la flatterie qui s’attache au solide, qui loue les personnes des qualités qu’elles devraient avoir, et qui ne ménage pas moins la pudeur du panégyriste que celle du héros. Les épîtres de Marot à François Ier sont des modèles de cette flatterie, la forme la plus noble et la plus agréable que puissent prendre dans notre pays la dépendance et l’inégalité, éternelles comme les sociétés humaines.

Cependant, on ne lit pas longtemps Marot sans reconnaître la justesse de ce mot d’un contemporain célèbre41 : « L’esprit sert à tout, mais ne suffit à rien. » Cet esprit marotique tourne dans un cercle étroit. La langue, proportionnée aux idées, et toujours juste n’est ni forte, ni colorée ; et, comme langue poétique, elle ne diffère encore de la prose familière que par la rime et la mesure. Nous avons même à nous contraindre un peu pour la goûter ; et si nous admirons Marot, c’est plutôt par comparaison que par l’effet d’une conformité profonde et immédiate. Sans doute l’esprit français a fait un progrès, mais on sent que la première éducation lui manque. Il ressemble à quelques égards à Marot, se mettant après trente ans aux études latines. Cette éducation tardive l’a policé à la surface, sans développer son fonds. Il est temps que ce cercle s’étende, et qu’après avoir aimé dans Marguerite de Valois et Marot l’image même de l’esprit, nous adorions enfin dans des écrivains plus rares et plus excellents l’image du génie. Nous touchons à ce moment. Les deux grandes sources qui doivent renouveler l’esprit français vont s’épandre à grands flots. La Renaissance nous donnera Rabelais ; la Réforme nous donnera Calvin.