(1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. Louis Bouilhet. Festons et Astragales. »
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(1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. Louis Bouilhet. Festons et Astragales. »

M. Louis Bouilhet
Festons et Astragales.

I

M. Louis Bouilhet est un des plus tard venus dans la poésie de ces dernières années ; mais, si tard qu’il soit arrivé, il a bien fait de venir, puisqu’il a réussi. Ces derniers temps, mauvais à la poésie, et si mauvais que, pour être poète, il faut la vocation du génie ou le courage du héros, ces derniers temps lui ont été propices, à lui, par une exception aussi rare que douce. Il n’a pas attendu son succès. Il l’a eu tout de suite, dès son premier poëme, dès sa première pièce de théâtre, comme M. Ponsard, auquel il fait penser, cet autre heureux aussi de la poésie contemporaine, et pour les mêmes raisons que M. Ponsard. L’un et l’autre se trouvaient avoir un talent qui n’inventait pas.

Grande affaire, cela ! Avoir du talent, mais se garder de l’invention comme de la peste, n’avoir pas surtout l’insolent privilège de l’originalité qui choque tant les esprits vulgaires et viole trop cette chère loi de l’égalité ; avoir du talent et même s’en permettre beaucoup si on peut, mais sous la condition expresse que ce sera sur un mode connu, accepté, qui ne dérangera rien dans les habitudes intellectuelles et ne sera point, pour ceux qui se comparent, une différence par trop cruelle, telle est la meilleure et la plus prudente combinaison qu’il y ait pour se faire un succès, qui suffit à la vie et même à la fatuité dans la vie et pour se passer très bien de la gloire, — ce morceau de pain toujours inutile, gagné en mourant de faim par ces imbéciles d’inventeurs qui ne le mangent pas !

Eh bien ! c’est cette combinaison faite d’une aptitude et d’une indigence que M. Louis Bouilhet a trouvée — en la cherchant ou sans la chercher, — et elle a été sa fortune. Cette fortune, du reste, ne se démentira pas, nous le lui prédisons. Nous connaissons assez le temps dans lequel nous avons le bonheur de vivre pour lui jurer… qu’il n’a pas sauvé la littérature, mais qu’il ne l’a pas exposée non plus… et qu’un jour ou l’autre il montera tout comme un autre à son petit Capitole d’Académie. Sans être un Scipion littéraire, il pourra y remercier les Dieux ! Tout d’abord nous n’aurions pas osé lui garantir cette destinée : il était jeune, il débutait. Très souvent, dans la jeunesse, le talent n’est que le caméléon du génie. Il en renvoie les teintes et il croit que ce sont là ses propres feux ! Jeunes et même vigoureux, nous sommes fascinés par l’esprit de nos maîtres et nous gardons longtemps à l’épaule la marque des pavois que nous avons portés.

Mais il vient un moment, le moment de l’indépendance, de la virilité complète, de la possession de soi-même, où ce qui fut un écho devient une voix, où l’on ne répète plus les autres, et où l’on parle enfin pour le compte de sa pensée. Ce moment-là, nous l’attendions de M. Bouilhet. On annonçait un nouveau volume de poésies. Nous nous disions : L’originalité, retardée par la jeunesse et les admirations, va peut-être éclater dans les vers de ce jeune homme qui a l’art des vers ; elle va remplir les larges moules de son rythme, qui semblent préparés pour elle. Mais nous avons lu le volume.

Nous avons trouvé des vers bien faits, de beaux moules à idées, sans l’idée, l’aisance d’un poète, mais non sa puissance, et nous avons craint que M. Louis Bouilhet ne fût définitivement qu’un écho, — un écho puissant, distinct, sonore, répétant toutes les syllabes qui ont été prononcées, et même les répétant plusieurs fois, ce qui, pour un écho, est un très grand mérite… Mais M. Bouilhet (son volume ne le prouve que trop) sait la mythologie. Écho mourut, je crois, d’amour pour Narcisse. Elle s’évapora, consumée… Eh bien ! c’est dans l’histoire comme dans la fable. On vit d’abord de ceux qu’on répète ; mais on finit toujours par mourir de les avoir tant répétés !

II

Ainsi, un écho, un écho avec l’étoffe d’une voix, voilà M. Louis Bouilhet en deux mots ! Cette étoffe qu’il a réellement, jointe aux airs qu’il exécute, et qui ont déjà été entendus, sentis, applaudis, trouvés et exécutés, d’ailleurs, par de bien plus grands maîtres que lui, enchante le public, qui aime à repasser sur ses impressions, mais impatiente la Critique, qui en voudrait de nouvelles, et qui, d’un homme si bien doué que M. Bouilhet, a le droit de les exiger.

Dans les poésies qu’il vient de publier, M. Bouilhet répète plus particulièrement M. Victor Hugo, M. Théophile Gautier, Alfred de Musset ; et surtout M. Hugo, dont le souvenir vous obsède jusqu’à la persécution, quand vous lisez les Festons et Astragales. C’est quelque chose d’incroyable, en vérité, que cet esclavage de ressemblance ! Est-il volontaire ou involontaire ? Le poète s’en aperçoit-il ou ne s’en aperçoit-il pas ?… Nous n’oserions le décider.

Mais ce qu’il y a de certain, c’est que l’éducation poétique de M. Bouilhet, qui s’est faite dans les grands Romantiques contemporains, a fini par trop influer sur sa pensée, car il ne faut pas être bien élevé, à ce point de n’avoir plus en soi qu’une excellente éducation pour toute personnalité ! Je ne veux pas dire cependant que celle de M. Bouilhet n’existe plus du tout. Je crois même qu’il y a quelque part dans les Festons de ce talent qui a bu la poésie contemporaine, non comme une organisation, pour en vivre, mais comme une éponge, pour s’en emplir et s’en gonfler, oui, je crois qu’il y a un petit filon d’originalité qu’on pourrait sauver, qui n’a pas été noyé encore et qui pourrait devenir, en le dégageant, une individualité complète, et tout à l’heure je le dirai… Mais présentement, la personnalité de M. Bouilhet n’apparaît pas en ses poésies, et on ne l’y trouve que comme un atome et le microscope à la main !

Le titre seul de ses poésies le dit, du reste : Festons et Astragales ! Voilà qui dit suffisamment le goût du poète, sa tendance, son éducation, son école, tout ce qui n’est lui que de seconde main. Il y a dans ce titre de Festons et Astragales quelque chose qui rappelle M. Hugo, le grand architecte en poésie, la Renaissance et ses ornementations idolâtres, et ce genre qui est devenu le défaut et presque le vice de la poésie moderne, de traiter la langue comme une pierre et d’en exagérer la plasticité. M. Bouilhet continue, à près de trente ans de distance, la tradition de 1830, et il a les bénéfices de la possession d’état, conquise par les lutteurs de 1830, mais il n’ajoute pas à cette tradition. Supposez qu’Alfred de Musset, M. de Lamartine, M. Victor Hugo, M. Théophile Gautier, n’eussent jamais existé, M. Bouilhet aurait fait des vers dans la manière de Delille, et il aurait réussi comme il a réussi à faire des vers (parfois très beaux) dans la manière de M. Hugo. Il aurait été le Campenon de Delille comme il a été le Campenon de M. Hugo. Et si Delille n’avait pas existé non plus, il aurait imité Fontanes ou quelque autre poète, — n’importe lequel, — et il l’eût imité non en se grimant péniblement, comme les faibles imitateurs, mais facilement, avec une appropriation pleine de force, en homme qui, s’il n’a pas les facultés créatrices du poète, a du moins des facultés poétiques d’une certaine puissance. Il eût peut-être, comme M. Ponsard dans sa Lucrèce, fait remonter son imitation plus haut que son siècle, en coupant le vin sabin du vieux Corneille avec l’eau pure de l’amphore de Chénier ou celle moins pure de sa propre cruche à lui, M. Ponsard.

Il n’y a rien de commun certainement entre la touche de M. Bouilhet, qui a une touche, et la touche de M. Ponsard, en supposant qu’on puisse employer ce terme de peinture en parlant d’un poète aussi peu peintre que l’auteur de Lucrèce ; mais si le résultat d’art est différent, le résultat d’impression est le même. Ils doivent leur succès aux mêmes causes. Ils font plaisir comme de vieux souvenirs. J’étonnerais peut-être beaucoup M. Bouilhet en lui disant qu’il est un vieux classique du Romantisme, et pourtant rien ne serait plus vrai. Le Romantisme est maintenant le classicisme de notre âge, mais la Critique, qui se fie à l’inépuisable Beauté, attend des poésies aux formes et aux inspirations nouvelles. En poésie, la littérature de 1830 n’a pas dit le dernier mot des choses, et déjà, sur une tête jeune et ardente comme celle de M. Bouilhet, la longue chevelure des Samsons du Romantisme d’il y a trente ans fait l’effet à son tour de cette fameuse perruque qu’on croyait voir alors sur la tête de M. Viennet !

Et la preuve de tout ceci déborde du volume de Poésies que nous avons sous les yeux. Demandez-vous ce qu’il renferme de neuf, d’original, d’inconnu ? Par le fond, c’est toujours la même ivresse égoïste ou matérielle de l’École Romantique, une poésie d’orgueil ou d’amour sensuel, la même immoralité naïve ou plutôt la même insouciance de toute moralité, et par la forme, c’est toujours la même fureur descriptive qui décrit tout.

Ce ne sont que festons, ce ne sont qu’astragales !

Le titre du livre n’est que trop exact. Ce n’est pas tout. La Critique pourrait compter une par une les pièces qui appartiennent ou par la pensée, on par la manière, ou par le mouvement, aux maîtres de M. Bouilhet, restés pendant trop longtemps ses maîtres. C’est ainsi, par exemple, que la pièce intitulée Chanson d’Amour appartient à l’inspiration de M. Théophile Gautier, la pièce Kuchiuk-Hanem à l’inspiration de M. Gautier et à celle de M. Hugo combinées, mais celle de M. Hugo l’emportant. L’Esprit des Fleurs est manifestement Le Sylphe de M. Hugo ; La Plainte d’une Momie est du Gautier autant par le détail de l’expression que par le sujet choisi du poète. Les vers à Pradier sont du Gautier et du Victor Hugo encore. Le mérite du Danseur Bathyle et son effet reposent sur une énumération qu’on a vue dans Les Orientales, et qui est maintenant à l’état de procédé :

Elle aime, et ce n’est pas le chevalier romain, etc.
Ce n’est pas le consul au long manteau rayé, etc.
                                           —
Ce n’est pas le tribun, l’homme au pouvoir hautain, etc.
                                           —
C’est le danseur Bathyle aux cheveux parfumés,
…………………. Bathyle aux poses languissantes ! etc.

Rappelez-vous ! rappelez-vous !

Ce n’est point un pacha, c’est un klephte à l’œil noir
Qui l’a prise et qui n’a rien donné pour l’avoir,
       Car la pauvreté l’accompagne, etc.

Tou Song, Le Barbier de Pékin et Le Dieu de la Porcelaine, toute cette poésie-potiche d’étagère est de la fantaisie de M. Gautier, mais le Barbier, qui commence en Gautier, finit en Hugo, de mélancolique devenu grotesque,

Et sous la nue il frisera
La tresse blonde des comètes !

M. Hugo avait dit, lui :

Sa cendre encor frémit, doucement remuée,
Quand dans la nuit sereine une blanche nuée
       Danse autour du croissant des cieux !

La Chronique du Printemps est du Gautier, quand M. Gautier se fait précieux. Seulement il envierait le trait de la fin, qui est charmant :

Le silence, cet oiseau
Dont on n’entend pas les ailes !

Et cette nomenclature que, vu l’espace dont nous disposons, nous ne pouvons qu’indiquer et qu’abréger, nous pourrions bien la continuer et même l’étendre à d’autres poètes imités, comme M. Bouilhet imite, sans pillerie grossière, mais avec une évidence qui frappera tous ceux qui se connaissent en poésie. Par exemple, la pièce intitulée Le Lion rappelle le Jean de Paris d’Hégésippe Moreau et est bien moins belle, d’un mérite bien moins insolent. En somme, en imitant, M. Bouilhet diminue. Le rayon, qui fait mal aux faibles yeux, il le tamise, et les faibles yeux sont reconnaissants. M. Bouilhet est le soleil couchant de la poésie romantique arrivée au soir de sa durée. Mais en poésie, romantique ou non, il faut faire différent des autres, ou, si on ne fait pas différent des autres, il faut au moins faire aussi intense qu’eux. Autrement, les soleils couchants sont bientôt couchés.

III

La poésie de M. Louis Bouilhet est donc une poésie sans originalité, — et, pour nous, c’est la condamnation suprême. Il a de la grâce souvent, comme dans son Enfant au bord de la mer ou son Intérieur ; il a de la vérité, comme dans L’Abandon, quoiqu’elle soit délayée, hélas ! dans beaucoup trop de rhétorique ; il a même quelquefois de l’inattendu, comme dans Le Secret, de la force partout et surtout dans son poème des Fossiles, où il peint des choses monstrueuses, avec le goût de M. Victor Hugo pour le monstrueux, mais toutes ces qualités réunies ne font pas à M. Bouilhet cette originalité hors de laquelle, pour les poètes, il n’y a pas de salut.

Malgré ces qualités que je me plais à reconnaître, M. Louis Bouilhet n’est présentement aux yeux de la Critique, qui ne croit pas à la solidité des succès que les bourgeois bâtissent, rien de plus que la cinquième roue au char du romantisme qui dételle… Je sais bien qu’il ne nous croira pas, ni pour le romantisme ni pour lui… Il ne croira jamais, parce que nous le lui disons, qu’il n’est qu’un Victor Hugo de dixième venue, un enfant robuste qui n’a pas craint de toucher au cor de ce Roland qui a sonné dans Les Contemplations, son Roncevaux littéraire, et s’est mis à en sonner comme s’il était Roland lui-même, devant crever au bout, non de désespoir, mais de l’entreprise, quoiqu’il ait eu foi, comme un enfant, en sa trompette !

IV

Il y aurait peut-être moyen de vivre cependant… J’ai dit plus haut que dans M. Bouilhet, toute personnalité, pour être imperceptible, n’était ni perdue ni désespérée. Au milieu de toutes les choses que le romantisme a mises en lui, il en est une que le romantisme ne connaît pas, ou du moins connaît fort peu. C’est la gaieté, une gaieté loyale et sincère que M. Bouilhet ne tient de personne ! Ce n’est point celle de M. Hugo, qui ressemble au masque savamment composé de la Comédie, c’est la gaieté d’un vrai visage, aux lèvres vivantes ! Le rire de M. Bouilhet pourrait devenir aussi large que son mètre. Quand il rit, ce n’est plus un écho, et ce serait lui qui trouverait l’écho, s’il riait souvent, ce que je lui conseille… Cela ne veut pas dire, — qu’il me comprenne bien, — que l’auteur de Festons et Astragales doit renoncer à la poésie lyrique et se vouer exclusivement à la comédie.

La comédie fait rire d’un rire qui n’est pas celui de la gaieté. Le plus gai des poètes comiques, Regnard, n’est pas populaire, et ses pièces les plus gaies ne se jouent même plus. On lui préfère ce grand génie sombre qui s’appelle Molière ou ce valet qui se moque de ses maîtres et que l’on appelle Beaumarchais ! Non, la gaieté de M. Bouilhet doit rester lyrique. Elle fera des chansons ou des odes : que nous importent ces intitulés qui sentent leur rhétorique ! mais elle fera des choses gaies dans le genre, par exemple, de cette pièce excellente à M. Clogenson, trop longue pour que nous puissions la citer, mais où l’imagination a de ces grâces d’enfant qui joue. M. Clogenson est un juge de soixante-dix ans, mis à la retraite, et qui s’est retiré dans la poésie pastorale.

Les dieux velus, les dieux malins,
Aux forêts ont chanté victoire,
Voyant par-dessus tes moulins
Voler la toque du prétoire !
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L’un du gros code s’est muni ;
L’autre est l’huissier qui dit : Silence !
Et les oiseaux ont fait leur nid
Aux deux plateaux de la balance !
………………………………………
                     __
Salut à vos soixante et dix !
Car si la logique est certaine,
En vérité, je vous le dis,
Vous dépasserez la centaine !
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Et vous pourrez, selon le mot
Du bon poète que j’adore,
Sur le tombeau de plus d’un sot
Plus d’une fois compter l’aurore !

Croyez-vous qu’un recueil de poésies, dans cette intonation joyeuse, ne vaudrait pas bien les Festons et Astragales d’aujourd’hui ? Il est d’autres Festons que M. Louis Bouilhet peut faire : ce sont ceux que faisait si bien son compatriote Saint-Amand… La gaieté, cette fleur charmante de la vigueur de l’esprit, blanche et rose comme celle des pommiers de notre pays (ne sommes-nous pas Normands, M. Bouilhet et moi ?) je l’ai vue, une ou deux fois, sous les entortillements sérieux des Festons et des Astragales de M. Bouilhet, comme on voit parfois briller une rose naturelle sous le luxueux voile de dentelle noire, moucheté d’or, des Espagnoles du Mexique. Eh bien ! je voudrais la voir sans le voile.

Que la gaieté soit l’originalité de M. Bouilhet, l’originalité qui lui manque. Ce sera de l’originalité deux fois, car notre pauvre monde est bien triste, et ce n’est pas avec la mauvaise foi et la mauvaise humeur de l’ironie que nous disons comme la mère Jourdain du Bourgeois gentilhomme : « Oui, vraiment nous avons grande envie de rire, grande envie de rire nous avons ! » Chez nous, cela est sérieux, cette envie-là.