Chapitre XXXVI.
Des éloges académiques ; des éloges des savants, par M. de Fontenelle, et de quelques autres.
Quand on eut une fois donné l’exemple de louer ceux qui cultivent la philosophie et les arts, cet exemple fut suivi. Les hommes imitent tout, même le bien. À l’institution des académies en France, il fut réglé qu’on prononcerait l’éloge de chaque académicien après sa mort. Cet usage, ou cette loi, a eu, comme tout, ses approbateurs et ses censeurs. Les premiers regardent ces éloges comme une justice rendue à des citoyens utiles, ou qui ont voulu l’être ; comme une manière de plus d’honorer les arts ; comme un tribut de l’amitié entre les hommes qui ont été unis par le désir de s’instruire ; comme des matériaux pour l’histoire de l’esprit humain ; enfin, comme un encouragement et une leçon qui apprennent aux citoyens de toutes les classes que le mérite peut quelquefois tenir lieu de fortune et attirer aussi le respect. Mais d’un autre côté, il y a des hommes qui n’ont pas reçu de Dieu la patience d’entendre louer, et que le mot seul d’éloge fatigue. Ces gens-là voudraient qu’on ne louât rien, et ils ont leurs raisons. D’autres, toujours agités et toujours oisifs, et qui passent laborieusement leur vie à ne rien faire, veulent qu’on ne loue jamais que des services importants rendus à l’État. N’y aurait-il pas encore des hommes qui, malgré leur orgueil, sentant leur faiblesse, haïssent par instinct les lumières qui les jugent, et ne peuvent consentir à entendre louer ceux qu’ils estiment trop pour oser prétendre à leur estime ? Mais, pour le grand nombre même, il n’est que trop vrai que des éloges multipliés sont fatigants. Je suis las d’entendre répéter le juste Aristide, disait un paysan d’Athènes ; et l’histoire de ce paysan est presque celle du genre humain. Dans un pays où l’on est plus frappé d’un ridicule que d’une chose utile, on ne doit point aisément pardonner l’éloge. Dans un siècle où il y a beaucoup de prétentions cachées, on doit souvent le contredire. Il y a une foule d’hommes qui, sans avouer aux autres leur secret, et sans trop se l’avouer à eux-mêmes, se mettent, sans qu’on s’en doute, aux premières places. S’ils n’ont rien fait, ils se persuadent que le génie les attend, et que pour être célèbres, il ne leur manque que la volonté. S’ils ont fait des efforts, et qu’ils n’aient pas réussi, ils ne manquent pas d’appeler à leur secours l’injustice du siècle. Tous ceux qu’on loue semblent les reculer d’un rang, ou les heurter en les approchant de trop près. Ce voisinage les importune, et ils le repoussent. D’ailleurs, ceux qui célèbrent, vont toujours un peu au-delà du but. On agrandit quelquefois ce qui a été médiocre. Le public, qui en général n’aime point à croire aux grands hommes, rit de ces créations nouvelles, et se moque également de l’apothéose et de celui qui l’a faite. Il faudrait donc dans ces sortes d’ouvrages tâcher de n’être jamais ni au-dessus, ni au-dessous de la vérité. Exagérer la louange, c’est l’affaiblir ; mais aussi refuser de rendre justice à un homme estimable, par la crainte quelquefois de déplaire à des hommes puissants, ce serait le comble de l’avilissement ; et il y en a des exemples. Au reste, il est également difficile et d’inspirer au public une admiration qu’il n’a pas, et de lui ôter celle qu’il a. De ces deux projets, l’un le fait rire, et l’autre l’indigne.
Les éloges de l’Académie française, tous composés par des mains différentes, portent chacun le caractère de leur auteur. Ainsi l’éloge de La Mothe, prononcé par Fontenelle, ne ressemble point du tout à d’éloge du grand Corneille, prononcé par Racine ; ni celui de Despréaux par Valincourt, ou de Pélisson par Fénelon, à celui de Bossuet, par le cardinal de Polignac ; il en est de même de tous les autres. Fléchier louait en antithèses, La Bruyère en portraits, Massillon en images, Montesquieu en épigrammes, et l’auteur de Télémaque en phrases tendres et harmonieuses.
M. de Boze, médailliste, antiquaire, et de plus, écrivain correct et facile, a composé trois volumes d’éloges prononcés dans l’Académie des Inscriptions, dont il était secrétaire : le mérite de ces éloges est d’être très simples et naturels ; peut-être aujourd’hui cette simplicité paraîtrait trop uniforme, et ce naturel ne serait point assez piquant. La plupart des lecteurs sont des Sybarites usés ; il leur faut de nouveaux plaisirs : si on ne les réveille pas, on les endort. On peut être froidement estimable, et n’être point lu.
Je m’arrête peu sur tous ces éloges, pour venir à ceux de Fontenelle ; sa grande célébrité, dans ce genre, est aussi méritée que connue. On a de lui près de soixante et dix éloges qu’il prononça dans l’espace de quarante ans. Ce recueil est un des plus beaux monuments qui ait été élevé en l’honneur des sciences, et l’un des ouvrages qui laissent le plus dans l’esprit le sentiment de son élévation et de sa force. Tous les objets dont on s’y occupe sont grands, et en même temps sont utiles ; c’est l’empire des connaissances humaines ; c’est là que vous voyez paraître tour à tour la géométrie qui analyse les grandeurs, et ouvre à la physique les portes de la nature ; l’algèbre, espèce de langue qui représente, par un signe, une suite innombrable de pensées, espèce de guide, qui marche un bandeau sur les yeux, et qui, à travers les nuages, poursuit et atteint ce qu’il ne connaît pas ; l’astronomie, qui mesure le soleil, compte les mondes, et de cent soixante-cinq millions de lieues, tire des lignes de communication avec l’homme ; la géographie, qui connaît la terre par les cieux ; la navigation, qui demande sa route aux satellites de Jupiter, et que ces astres guident en s’éclipsant ; la manœuvre, qui, par le calcul des résistances et des forces, apprend à marcher sur les mers ; la science des eaux, qui mesure, sépare, unit, fait voyager, fait monter, fait descendre les fleuves, et les travaille, pour ainsi dire, de la main de l’homme ; le génie qui sert dans les combats ; la mécanique qui multiplie les forces par le mouvement, et les arts par l’industrie, et sous des mains stupides crée des prodiges ; l’optique qui donne à l’homme un nouveau sens, comme la mécanique lui donne de nouveaux bras ; enfin les sciences qui s’occupent uniquement de notre conservation ; l’anatomie par l’étude des corps organisés et sensibles ; la botanique par celle des végétaux ; la chimie par la décomposition des liqueurs, des minéraux et des plantes ; et la science, aussi dangereuse que sublime, qui naît des trois ensemble, et qui applique leurs lumières réunies aux maux physiques qui nous désolent. Tels sont les magnifiques objets sur lesquels roulent ces éloges savants. Vous y voyez l’homme dans les cieux, sur les mers, dans les profondeurs des mines ; l’homme bâtissant des palais, perçant des montagnes, creusant des canaux, et faisant servir tous les êtres à ses besoins, à sa défense, à ses plaisirs, à ses lumières. Il semble qu’on soit admis dans l’atelier du génie, qui travaille en silence à perfectionner la société, l’homme et la terre.
Si maintenant vous passez aux hommes même, à qui nous devons ces connaissances, un autre spectacle vient s’offrir. Vous les voyez presque tous nés avec une espèce d’instinct qui se déclare dès le berceau et les entraîne ; c’est l’énigme de la nature : qui pourra l’expliquer ? Vous voyez les parents, calculant la fortune, contredire le génie, et le génie indomptable surmonter tout. Les uns, nés dans la pauvreté, ou se précipitant dans une indigence volontaire, aiment mieux renoncer à subsister qu’à s’instruire ; les autres, nés dans ce qu’on appelle un rang, bravent la mollesse et la honte, et ont le double courage et de devenir▶ savants et de l’avouer. Il en est qui se sont formés en parcourant l’Europe ; il en est dont la pensée solitaire et profonde n’a vécu qu’avec elle-même. Leibnitz ne peut sentir de bornes qui le resserrent ; il embrasse tout ce que l’esprit humain peut penser ; mais le plus grand nombre s’empare d’un objet auquel il s’attache, autour duquel il tourne sans cesse. Ici c’est l’esprit original et ardent ; là, l’esprit de discussion et d’une sage lenteur ; celui-ci a le secret de ses forces, et marche avec audace ; celui-là, pour affermir tous ses pas, les calcule. Enfin, vous voyez ces hommes extraordinaires se faire presque tous un régime pour la pensée, ménager avec économie toutes leurs forces, et quelques pas même, par la vie la plus austère, s’affranchir, autant qu’ils le peuvent, de l’empire des sens, pour que leur âme, dès qu’ils l’appellent, se trouve indépendante et libre. Si vous les comparez par leur état, vous trouvez, dans cette liste, des militaires qui ont uni les sciences avec les armes, des médecins qui, forcés d’être instruits pour n’être pas coupables, autant par devoir que par génie, sont ◀devenus grands ; des religieux qui, privés par leur état même de toutes les passions, s’en sont fait une dont l’activité a redoublé par le retranchement des autres ; enfin un certain nombre d’hommes qui, jaloux d’être libres, n’ont voulu pour eux d’autre état que celui de s’instruire, et d’autre rang que celui d’éclairer.
Si vous examinez leur âme, ils s’offrent presque tous désintéressés et nobles, ou ne daignant pas appeler la fortune, ou la dédaignant même quand elle va à eux ; les uns ayant une pauvreté ferme et courageuse, les autres retranchant aux besoins pour donner aux bienfaits, et dans leur médiocrité, assez riches pour être généreux. Vous en voyez plusieurs passionnés pour l’étude, et indifférents pour la gloire ; éloignés de cette ostentation, qui est toujours faiblesse ; ne s’apercevant pas même de ce qu’ils sont, ce qui est la vraie modestie ; honorant leurs bienfaiteurs, louant leurs rivaux, assez fiers pour faire du bien à leurs ennemis ; vous en voyez quelques-uns, ornés des grâces, qui, dans le monde, font pardonner les vertus ; mais ce qui fait le caractère du plus grand nombre, ce sont toutes les qualités que donne l’habitude de vivre plus avec les livres qu’avec les hommes : je veux dire des mœurs, les sentiments de la nature ; cette candeur si éloignée de toute espèce d’art ; Cette bonne foi de caractère qui agit d’après les choses, non d’après les conventions, et ne songe jamais à prendre son avantage avec les hommes ; une simplicité qui contraste si bien avec le désir éternel d’occuper de soi, vice des cœurs froids et des âmes vides ; l’ignorance de presque tout, hors des choses utiles et grandes ; une politesse qui quelquefois néglige les dehors, mais qui, au lieu d’être ou un calcul fin d’amour-propre, ou une vanité puérile, ou une fausseté barbare, est tout simplement de l’humanité ; enfin cette tranquillité d’âme, qui, ayant apprécié tout, et n’estimant dans ce songe de la vie que ce qui mérite de l’être, c’est-à-dire, bien peu de choses, ne se passionne pour rien, et se trouve au-dessus des agitations et des faiblesses.
Maintenant, si vous considérez ces éloges du côté du mérite de l’écrivain, ce mérite est connu. On sait que Fontenelle est le premier qui ait orné les sciences des grâces de l’imagination ; mais, comme il le dit lui-même, il est très difficile d’embellir ce qui ne doit l’être que jusqu’à un certain degré. Un tact très fin, et pour lequel l’esprit ne suffit pas, a pu seul lui indiquer cette mesure. Fontenelle a surtout cette clarté, qui dans les sujets philosophiques est la première des grâces. Son art de présenter les objets, est pour l’esprit ce que le télescope est pour l’œil de l’observateur : il abrège les distances. L’homme peu instruit voit une surface d’idées qui l’intéresse ; l’homme savant découvre la profondeur cachée sous cette surface ; ainsi il donne des idées à l’un, et réveille les idées de l’autre. Pour la partie morale, Fontenelle a l’air d’un philosophe qui connaît les hommes, qui les observe, qui les craint, qui quelquefois les méprise, mais qui ne trahit son secret qu’à demi. Presque toujours il glisse à côté des préjugés, se tenant à la distance qu’il faut pour que les uns lui rendent justice, et que les autres ne lui en fassent pas un crime ; il ne compromet point la raison, ne la montre que de loin, mais la montre toujours. À l’égard de sa manière, car il en a une, la finesse et la grâce y dominent, comme on sait, bien plus que la force ; il n’est point éloquent, ne doit et ne veut point l’être, mais il attache et il plaît. D’autres relèvent les choses communes par des expressions nobles : lui, presque toujours, peint les grandes choses sous des images familières : cette manière peut être critiquée, mais elle est piquante. D’abord elle donne le plaisir de la surprise par le contraste et par les nouveaux rapports qu’elle découvre ; ensuite on aime à voir un homme qui n’est pas étonné de grandes choses ; ce point de vue semble nous agrandir. Peut-être même lui savons-nous gré de ne pas vouloir nous forcer à l’admiration, sentiment qui nous accuse toujours un peu ou d’ignorance ou de faiblesse.
On a beaucoup parlé de l’esprit de Fontenelle ; ce genre d’esprit ne paraît nulle part autant que dans ses éloges. Il consiste presque toujours dans des allusions fines, ou à des traits d’histoire connus, ou à des préjugés d’état et de rang, ou aux mœurs publiques, ou au caractère de la nation, ou à des faiblesses secrètes de l’homme, à des misères qu’on se déguise, à des prétentions qu’on ne s’avoue pas ; il indique d’un mot toute la logique d’une passion ; il met une vertu en contraste avec une faiblesse qui quelquefois paraît y toucher, mais qu’il en détache ; il joint presque toujours à un éloge fin une critique déliée ; il a l’air de contredire une vérité, et il l’établit en paraissant la combattre ; il fait voir ou qu’une chose dont on s’étonne était commune, ou qu’une dont on ne s’étonne pas était rare ; il crée des ressemblances qu’on n’avait point vues ; il saisit des différences qui avaient échappé ; enfin, presque tout son art est de surprendre, et il réussit presque toujours. En général, il fait entendre beaucoup de choses qu’il ne dit pas ; et cette confiance, qu’il veut bien avoir dans les lumières d’autrui, est une flatterie adroite pour son lecteur.
Je sais bien que ce genre d’esprit a trouvé des critiques ; mais sans l’excuser entièrement, on peut dire que ce caractère de beautés convenait à Fontenelle, comme il y a des parures qui embellissent certaines femmes, et qui siéraient mal à d’autres. Un écrivain ne peut manquer de plaire quand il est lui, c’est-à-dire, quand son esprit est assorti à son caractère ; mérite plus rare qu’on ne pense. Fontenelle ne pouvait être que ce qu’il fut. Pour les âmes passionnées, il n’existe dans la nature que de grandes masses ; tout ce qui est fin disparaît ; mais lui, toujours tranquille, et à la distance qu’il fallait de tout, avait le loisir d’observer les nuances, et de les peindre. Par le même caractère, il devait se faire un plan raisonné du bonheur ; il consentait bien à instruire, mais il voulait plaire ; il ne mettait assez d’intérêt ni à la vérité, ni aux hommes, pour se compromettre : il ne devait donc jamais présenter la vérité avec chaleur ; et son système devait être de la laisser entrevoir plutôt que de la dire. De là ce style presque toujours à demi voilé, et toutes ces énigmes de morale, aussi ingénieuses que piquantes ; les lumières générales durent encore contribuer à ce style. Plus un siècle a d’esprit, plus on peut supprimer d’idées ; il faut alors plus de résultats que de détails. De là une foule de traits courts et précis, semblables à ces compositions chimiques qui, sous un très petit volume, renferment le fruit d’un grand nombre d’analyses.
On se tromperait pourtant, si on croyait qu’il n’y a dans les éloges de Fontenelle que ces beautés fines et délicates. On en trouve aussi d’un genre plus relevé, et faites pour contenter le goût le plus austère ; telles sont les idées générales répandues sur chaque science, sur leur origine, leur progrès, leur but, les moyens de les perfectionner, leur liaison et les points de communication par où elles se touchent. On citera toujours le tableau de la police de Paris comme un morceau très éloquent, non pas, à la vérité, de cette éloquence de l’âme qui remue, mais de celle de l’esprit, qui sait voir et présenter un grand objet sous toutes ses faces80.
Enfin on peut remarquer, à la gloire de Fontenelle, que, parmi tous ceux dont il a fait l’éloge, on ne trouve que des hommes vraiment estimables. On remarquera encore qu’il refusa de louer ceux qui, après avoir recherché la distinction d’une place dans l’Académie des Sciences, négligèrent ensuite, ou par indifférence, ou par d’autres motifs, la place qu’ils avaient obtenue, dédaignant un devoir qui les honorait, et presque inconnus à la compagnie qui avait bien voulu les adopter. Fontenelle pensait que, pour mériter un éloge, il ne suffisait pas d’avoir fait inscrire son nom dans une liste ; que les hommes du plus grand nom, quand ils ne portaient pas des lumières dans une compagnie savante, devaient du moins y porter du zèle ; que des titres seuls ne peuvent honorer un corps où l’on compte les Cassini, les Leibnitz et les Newton ; et qu’enfin, s’il y a des lieux où un rang et des dignités suffisent pour que la flatterie soit toujours prête à prodiguer l’éloge, ce n’est pas à une compagnie de philosophes à donner cet exemple : il avait donc alors le courage de se taire ; et il serait à souhaiter que dans les mêmes occasions on rendît toujours la même justice.
Il n’entre point dans mon plan de parler de tous ceux qui, du temps de Fontenelle, ou après lui, ont écrit dans le même genre ; ce détail serait immense, et peu utile. Si le public les connaît, c’est à lui à les apprécier ; s’il ne les connaît point, ils le sont déjà. Qu’il me soit permis seulement de m’arrêter sur les éloges de Montesquieu, de l’abbé Terrasson, de Bernoulli et de Dumarsais. Comme ils ont un caractère qui leur est propre, et que leur auteur n’a voulu imiter ni Fontenelle ni personne, ils méritent d’être distingués ici comme ils l’ont été par le public. Ce qui caractérise l’auteur de ces éloges, c’est une philosophie pleine de fermeté, et quelquefois de hauteur ; une âme qui ne craint pas de se montrer, qui ose afficher son estime ou sa haine, qui ne blesse point les convenances, mais qui, en ôtant à la vérité ce qu’elle a de révoltant, lui laisse tout ce qu’elle a de noble ; un esprit à la fois sage et profond ; l’étendue des idées jointe à la méthode ; un style précis qui n’orne point sa pensée, qui ne l’étend pas, dont la clarté fait le développement, et dont la parure est la force ; et quelquefois l’art de saisir le ridicule et de le peindre avec toute la vigueur que donne le mépris, quand ce mépris est commandé par la raison. Il est aisé de voir en quoi l’auteur de ces nouveaux éloges diffère de Fontenelle ; la différence de leur manière vient de celle de leur âme. Si on a comparé l’un à Pline, on peut, avec plus de raison, comparer l’autre à Tacite. Il en a la marche, souvent la profondeur ; et l’éloge de Montesquieu rappelle en plus d’un endroit l’éloge d’Agricola.
Je ne puis finir cet article sur les éloges des gens de lettres et des savants, sans parler encore d’un ouvrage de ce genre, qui porte à la fois l’empreinte d’une imagination forte et d’un cœur sensible ; ouvrage plein de chaleur et de désordre, d’enthousiasme et d’idées, qui tantôt respire une mélancolie tendre, et tantôt un sentiment énergique et profond ; ouvrage qui doit révolter certaines âmes et en passionner d’autres, et qui ne peut être médiocrement ni critiqué ni senti : c’est l’éloge de Richardson, ou plutôt, ce n’est point un éloge, c’est un hymne. L’orateur ressemble à ces grands prêtres antiques qui, à la lueur du feu sacré, parlaient au peuple aux pieds de la statue de leur divinité. En l’écoutant, l’enthousiasme se communique : le sentiment, quoique exagéré, paraît vrai. Ce mélange d’imagination et de philosophie, de sensibilité et de force, ces expressions, tantôt si énergiques et tantôt si simples, ces invocations si passionnées, ce désordre, ces élans, et ensuite ces silences, et, pour ainsi dire, ces repos ; enfin cette conversation avec son lecteur, quelquefois si douce, et d’autrefois si impétueuse, tout cela s’empare de l’imagination d’une manière puissante, et laisse l’âme à la fin dans une émotion vive et profonde. Je sais qu’il y a des hommes qui ne peuvent approuver, dans les autres, ce qu’ils n’ont pas senti ; ceux-là goûtent des beautés d’un autre genre. Plus heureux cependant, ceux qui ont reçu de la nature une âme ouverte à toutes les impressions, qui suivent avec plaisir un enchaînement d’idées vastes ou profondes, et ne s’en livrent pas avec moins de transport à un sentiment impétueux ou tendre. Celui qui a ce ressort dans l’âme a un sens de plus, et il doit remercier la nature81.