XVI. Buffon17
I
Ce travail, très complet et très intéressant, sur l’un des premiers hommes du dix-huitième siècle, confine à deux mondes et embrasse également la science et la littérature. Et lorsque je dis l’un des premiers hommes du dix-huitième siècle, ce n’est pas assez ; c’est le premier qu’il faudrait dire, car dans l’ordre religieux, supérieur à tout, Joseph de Maistre et Bonald doivent être comptés comme étant du dix-neuvième siècle, et dans les sciences naturelles, Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire en sont aussi. Buffon, moins spirituel que Voltaire, dont l’esprit me fait, d’ailleurs, toujours l’effet d’un bruit de grelots, mis en vibration par les mouvements pétulants d’un singe, moins même que Montesquieu, qui a le sien finissant en pointe, sans être pour cela un obélisque (car un obélisque, c’est un colosse !) Buffon, qui pourrait bien, si on y regarde, n’avoir pas d’esprit du tout, est pourtant fort au-dessus de ces deux hommes, bien plus vantés que lui, et par la seule raison qu’ils ont plus troublé la moralité de leur siècle. Évidemment il les domina par la faculté la plus élevée d’entre les facultés humaines, quel que soit l’objet auquel on l’applique, — par cette faculté de l’ordre que Voltaire n’eut jamais qu’avec ses domestiques et ses libraires, et que Montesquieu aurait pu avoir, sans cet amour mesquin de l’épigramme qui l’a tant rapetissé !
Buffon, en effet, est l’ordre même, l’ordre concerté, enchaîné, lumineux ! C’est là le caractère le plus visible de son génie. Investi de la double aptitude de la science et de l’art d’écrire, le plus savant de tous les arts, Buffon est, au moins, toujours l’ordre, s’il n’est pas toujours la vérité ! Grand talent descriptif, qui sait encore mieux distribuer et encadrer ses tableaux que les peindre, il a précisément, comme peintre, le défaut de sa qualité souveraine : il pèche par l’ardeur ; il est froid comme l’exactitude et comme la majesté. Né en 1707, sous Louis XIV, le Roi réglé et éclatant comme le soleil, qu’il avait pris pour son symbole, Buffon devait garder sur tout lui-même un impérissable reflet de ce grand règne, qui expira sur son berceau, et montrer ce reste de grandeur par la règle, comme pour faire leçon en sa personne à la société déréglée au sein de laquelle il ne vécut pas.
Le croirait-on de loin ?…
Buffon, l’homme aux manchettes, qu’il mettait pour lui seul, est presque un solitaire dans son siècle. Un solitaire en grande toilette. Il haïssait Paris, le désordonné Paris, dont les soupers faillirent tuer jusqu’au génie de Montesquieu, — et il le fuyait. Quand il n’était plus au Jardin du Roi, il était à Montbar, dans ce pavillon aérien, qu’il avait fait bâtir au-dessus de toutes les terrasses, et dans la lanterne vitrée duquel il passa « cinquante ans à son bureau »
. C’est là et de là qu’il porta dans les résultats de ses travaux et dans sa manière de travailler, dans son style qui était l’homme et dans les moindres détails de la vie, cette hauteur tranquille et cette éternelle préoccupation de l’ordre et de la règle qui fit sa gloire et son bonheur, car il fut heureux ! Il ne le fut point à la manière du chaste Newton, ce célibataire sublime, qui n’aima que Dieu et ses lois. Il avait, lui, quelque chose de trop tempéré, de trop harmonieux, pour se mutiler ainsi le cœur, pour être un si cruel ascète de la science ! Non, il se maria tard, dans sa beauté mûrie, et distribua ses jours entre la Méditation et la Nature, entre l’amour sans trouble du mariage et les vigilances tendres et lucides de la paternité. Il avait mis tant d’ordre dans sa vie, qu’il put, sans inconvénient, la partager !
Voilà l’homme, — le seul homme calme, comme un Ancien, d’un temps ivre de vin de Champagne et de pire encore ; voilà le Buffon que M. Flourens a voulu nous peindre, consacrant à l’homme un talent très vif de biographe et au savant une science qui a l’accroissement de presque un siècle de plus. M. Flourens est un de ces esprits issus de Buffon dont on pourrait dire : Si Buffon n’avait pas été, existeraient-ils ? Pour moi, je le crois, quant à M. Flourens. Il a une personnalité très distincte et parfaitement à lui ; nous la montrerons tout à l’heure. Mais peut-être, lui, ne le croit-il pas ? Il adore Buffon, et depuis trente ans il lui a donné probablement bien plus de vie qu’il n’en a reçu de ce grand-homme. M. Flourens ne s’est pas seulement fait un artiste en gloire pour le compte de Buffon, il est le meilleur de sa gloire. Parmi tous les bonheurs et toutes les somptuosités de cette prodigieuse destinée que Dieu, après sa mort, continue à cet heureux, qui aurait pu jeter sa bague aux poissons du Jardin des Plantes, le meilleur, c’est cette gloire plus intelligente et plus pure, incarnée dans l’admiration d’un rare esprit qui sait, lui, pourquoi il admire, et qui se détache de ce fond d’éloges traditionnels et de sots respects qui compose le gros de toute renommée. En exprimant, en filtrant cette dernière goutte de gloire exquise sur la mémoire de Buffon, M. Flourens semble avoir oublié la sienne. Mais qu’il soit tranquille ! il ne l’aura pas moins par-dessus le marché18.
II
Ainsi double biographie : — la biographie intérieure et la biographie extérieure de Buffon, les faits de sa vie et ceux de son intelligence, tels sont les deux volumes de M. Flourens et qui se complètent et s’appellent. Publiée à dix ans d’intervalle de l’Histoire des travaux et des idées de Buffon, l’histoire des Manuscrits n’est qu’un dernier mot que M. Flourens, après tout ce qu’il avait dit déjà, pouvait ne pas dire, sans faire préjudice à l’homme de son culte, mais qu’il a dit, parce que l’amour infini a soif de lumière infinie. Buffon, on le savait, avait des collaborateurs, et ce n’était là ni une infirmité ni une pauvreté de son génie, mais, au contraire, une puissance de plus. Ce furent l’abbé Bexon, Gueneau de Montbéliard, Daubenton, ses lieutenants en histoire naturelle, auxquels il découpait le monde pour leur en donner à chacun une province à lui décrire et à lui rapporter. Eh bien ! ces collaborateurs ont un peu troublé les scrupules religieux de M. Flourens. Il ne s’est pas assez rappelé le sort de ces collaborateurs de Mirabeau, qu’on reprocha aussi à son génie… qui les a parfaitement dévorés ! L’Histoire des manuscrits a été commise en vue d’apaiser cette pieuse et même superstitieuse terreur. M. Flourens a voulu montrer, par ces manuscrits dont il nous cite beaucoup de passages, à quel point l’esprit attentif de Buffon s’imprimait encore en corrections, sur les pages qu’il n’avait pas tracées ; mais réellement, pour nous, peu importe !
Outre qu’en bonne justice, ces corrections sont insignifiantes, elles ne le seraient pas qu’elles n’ajouraient rien au respect qu’on doit à Buffon, qui, après avoir pris la part du lion dans cette histoire naturelle dont il a eu la grande pensée, créa, avec l’histoire, des naturalistes pour l’écrire, à côté de lui. Et ne sera-t-il pas d’ailleurs toujours plus beau d’inspirer les hommes comme la Muse que de les corriger ou de leur dicter, comme un professeur ? Seulement, dans ce volume sur les Manuscrits, que je regarde comme l’épi vidé de l’autre beau volume si plein sur les Idées et les travaux de Buffon, il y a cette biographie extérieure que M. de Flourens n’avait encore jusqu’ici qu’ébauchée et dont on peut se passer d’autant moins, quand il s’agit de cet homme, d’une si magnifique ordonnance, que son talent explique sa vie comme sa vie explique son talent, et que les triples pentes de l’esprit, du caractère et de la destinée se confondent et forment son identité.
Et il l’a bien compris, le fin biographe ! Il s’est bien gardé de remâcher l’idée, vieillotte de vulgarité, de ce superficiel Voltaire qui disait : « L’existence des hommes des lettres est dans leurs écrits et non ailleurs »
, et il nous a donné avec le détail le plus pointilleux et la charmante petite monnaie des anecdotes, dont on n’a jamais trop à dépenser, la biographie de cet imposant homme de science et de lettres dont la vie refléta sans cesse la pensée, mais qui est une vie sous sa pensée, comme il y a de l’eau sous le bleu du ciel que reflètent les eaux ! M. Flourens nous l’a écrite, ainsi qu’un homme d’action qui n’abstrait pas l’action humaine de l’existence du plus grand des contemplateurs.
M. Flourens, il est vrai, n’est pas un savant délivrés ou d’idées pures, c’est un naturaliste, un expérimentateur, c’est-à-dire un esprit incessamment à l’affût du caractère interne ou externe des choses, et, pour cette raison, il ne pouvait guère oublier les caractères de l’homme dans le contemplateur du belvédère de Montbar. Dès les premières pages de cette biographie, où le savant que nous allons retrouver dans les Travaux et idées de Buffon se sent et pèse si peu, je vois, avant toute vocation scientifique, cette faculté de l’ordre que j’ai signalée et qui est la maîtresse-faculté et la faculté maîtresse dans Buffon. Très jeune à l’âge où les autres jeunes gens se dissipent, à l’âge des coups d’épée (il en donna un), il se fait rendre compte judiciairement par son père de la gestion de sa fortune, en proie aux plus affreuses dilapidations, rachète la terre de Buffon que ce bourreau d’argent avait vendue, et le garde tendrement chez lui, ce bourreau qui se remarie, et dont il garde également et élève les enfants ! C’est, jeune, absolument le même homme qui, vieux, envoyant son fils à l’impératrice de Russie, et lui constituant presque une maison, lui dit au milieu de ses largesses et de ses tendresses : « Et surtout, payez vos gens, toutes les semaines, monsieur ! »
Riche par le fait de son énergie, il employa sa fortune à former des relations nécessaires à son ambition sans turbulence, et il avait dès lors, nous dit son biographe, « l’aplomb de la richesse et de la beauté »
, ces deux choses qui font d’ordinaire perdre leur équilibre aux hommes ! Il s’occupait de mathématiques, traduisait les Fluxions de Newton, mais déjà il se mettait en mesure avec l’avenir par des mémoires sur les végétaux qui le firent passer, à l’Académie, de la classe de mécanique dans celle de botanique, et décidèrent plus tard de sa nomination à l’intendance du Jardin du Roi, qu’il visait depuis longtemps avec la tranquillité de regard de la prévoyance. Une fois nommé à cette fonction, l’homme d’ordre de l’intimité apparut dans la vie publique. Buffon administra le Jardin comme il avait administré sa fortune. C’est alors qu’il créa des naturalistes qui durent l’aider dans le gouvernement de ce Jardin, ouvert aux produits des quatre règnes de la nature et qui vinrent de tous les coins du globe s’y accumuler ! Comme les hommes qui savent choisir ceux qui les remplacent, il fut invisible et présent au Jardin du Roi. Excepté quatre mois de l’année, il restait à Montbar, perché comme un aigle dans cette aire de cristal qu’il s’y était bâtie, pour mieux y méditer dans la lumière ; et ce ne fut qu’au bout de dix ans qu’il en descendit, rapportant, imprégnés, trempés et saturés de cette lumière, les trois premiers volumes de son Histoire naturelle.
À dater de ce moment sa gloire commença, sa vraie gloire. Jusque-là, il n’avait été que célèbre. Mais cette Gloire caressante, dont les baisers sonnent, ne l’empêcha pas de remonter les escaliers grillés du pavillon plein de silence où l’attendait l’Étude pensive, l’Étude « après laquelle, disait-il, vient la gloire, si elle peut et si elle veut, et elle vient toujours ! »
Je l’ai dit et M. Flourens l’a prouvé, ce qui distingue Buffon des hommes de son temps que la gloire rendit fous, comme Rousseau et Voltaire, de vrais parvenus, c’est que sa belle tête calme sut résister à cette syrène ! Il l’aima, mais comme il aima tout, avec une raison bien autrement belle que l’ivresse ! Il l’aima comme il aima sa femme, comme il aima son fils, comme il aima sa province qu’il ne quitta jamais ; la province où l’on est né, patrie concentrée, patrie dans la patrie, peut-être plus profonde et plus chère encore que l’autre patrie ! Ah ! ce n’est pas lui qui aurait quitté sa Bourgogne et Montbar pour venir se faire couronner à Paris par des cabotines et pour donner des bénédictions déclamatoires au marmot de Franklin. M. Flourens cite un mot de cette Mme de Pompadour que Voltaire le familier avait bien raison d’appeler Pompadourette, qui rime a grisette, et qui dit bien le ton de fille de cette femme-là : « Vous êtes un joli garçon, monsieur de Buffon, on ne vous voit jamais ! »
Il était un joli garçon, comme Corneille.
À mon gré, le Corneille est joli quelquefois.
Mais quelle plus honorable accusation de solitude ! En effet, il ne venait à Paris que dans quelque occasion solennelle, par exemple, pour prononcer un jour, à l’Académie française, le seul discours de réception que la postérité n’ait pas oublié… et il s’en retournait après, reprendre l’immense travail auquel il avait consacré sa vie. Il l’interrompait, cependant, pour recevoir dignement ceux qui venaient visiter cette gloire qui n’était pas sauvage, mais qui sentait qu’elle ne grandirait que dans le labeur et l’isolement des hommes, toujours plus ! Sachant le prix du temps, le prix de tout, planant sur les préoccupations de son âme et les distractions de la vie, ne permettant pas à ces distractions d’emporter jamais sa pensée hors de l’atmosphère où, sans effort, il la maintenait, Buffon, comme Rousseau, ne jouait pas au hibou de Minerve. Ses manières de poser étaient plus aimables.
Il avait beau être un homme de génie, c’était aussi un grand seigneur de sentiment, toujours prêt à l’hospitalité, vous tendant sa belle main du fond de ses manchettes ; qui se levait de son bureau pour vous faire accueil, « mis plutôt comme un maréchal de France que comme un homme de lettres »
, disait Hume étonné, car il avait cette faiblesse d’aimer la parure, qui fut la faiblesse de tant de grands hommes. C’est ainsi que vécut Buffon, c’est ainsi qu’entre la société et la nature, mais plus loin de l’une que de l’autre, il atteignit cette vieillesse qui devait être longue et qui lui alla mieux que la jeunesse, tant ce grand esprit d’ordre et de paix majestueuse paraissait plus grand dans le rassoiement de sa puissance par ces dernières années voisines de la mort, qu’au temps de la virilité !
De tous les sentiments qu’il permit à son âme, je crois que le plus touchant et le plus profond fut pour son fils, et c’est aussi la pensée de son biographe. Le sentiment paternel, si protégeant et si élevé, rentrait dans sa nature ordonnante et souveraine. Tous les autres devaient faire un peu grimacer son âme, comme les petits sujets faisaient grimacer son style. Il ne s’y adaptait pas. « Quand il met sa grande robe sur les petits objets, elle fait mille plis »
, disait gracieusement pour la première fois de sa vie, en parlant de lui, ce goitre de Suisse, Mme Necker.
III
Telle est en abrégé cette biographie dont on ne peut donner l’idée en quelques mots ; telle est cette œuvre d’agréable renseignement et de piquante justesse qui, selon nous, fait tout le prix de l’inutile volume des Manuscrits. Il n’en est point de même de l’autre volume de M. Flourens, Des idées et des travaux de Buffon. Ce n’est plus là seulement un ouvrage agréable ou piquant comme cette notice biographique dont nous venons de rendre compte, mais c’est un livre dans lequel on constate une véritable supériorité. Là, on trouve une critique de Buffon pleine de verve, de mouvement, de sagacité et de science, — une critique faite par un amour qui a déchiré son bandeau, mais qui n’en est pas moins de l’amour encore.
C’est le cas pour M. Flourens. Assurément, nous ne croyons pas que jamais il sorte de cette critique de l’amour qui est la sienne quand il s’agit de Buffon, et qu’il puisse entrer dans cette impartialité froide qui est la vraie température de toute critique ; mais rendons-lui justice, et convenons que pour lui l’enfant de Buffon, le cartésien comme Buffon, l’homme incessamment occupé à brosser comme un diamant la gloire de Buffon, pour qu’elle brille davantage, il a cependant dans le regard une fermeté qui étonne quand il le porte sur son maître. Il ose le regarder, et très souvent il le voit bien. Il le voit entre les théories et les systèmes, constatant nettement que Buffon, tiré à deux philosophies, tenait de Descartes le goût des hypothèses, et de Newton le respect et la recherche des faits. Au fond, en effet, Buffon n’était pas, malgré des qualités de génie, un de ces Intuitifs qui sont les premiers en tout génie humain. Le fait de son esprit qui finît, nous le reconnaissons, par devenir▶ tout-puissant par l’ordre (toujours l’ordre !), la continuité, l’enchaînement, la génération des idées, était plus un tâtonnement sublime que cette intuition qui n’hésite jamais et va droit à la découverte.
Buffon avait commencé sa vie pensante et savante par les mathématiques qui sont une science de déduction, et il apporta les habitudes mathématiques partout où depuis s’engagea sa pensée, et c’est à cause de cela, selon nous, bien plus qu’à cause de ses accointances avec Descartes, qui avait été aussi un mathématicien bien avant d’être un philosophe, c’est à cause de cela que Buffon admit si souvent l’hypothèse comme une règle de fausse position. Buffon, nous dit M. Flourens, se trompa d’abord sur la méthode, rien n’étant moins dans la nature de son esprit que les nomenclatures et les caractères généraux. Seulement, comme après l’avoir abaissé d’une main, M. Flourens relève Buffon de l’autre, en ajoutant qu’il se fit plus tard une méthode, parce qu’il était un esprit toujours en marche, progressif et se complétant, M. Flourens n’attribue pas avec assez de rigueur, à notre sens, quoiqu’il l’indique, l’absence de vue perçante de Buffon, en fait de méthode, à une conformation de tête qui n’avait rien de métaphysique et à des facultés qui devaient entraîner celui qui les avait, comme l’imagination entraîne.
C’est un peintre, en effet, avant tout, que Buffon, et son grand mérite, qui est énorme et que nous ne voulons pas plus diminuer que ne le veut M. Flourens, est d’avoir fondé la partie descriptive et historique des sciences naturelles. Mais la loi abstraite, la méthode qui donne tout dans un seul procédé, disons-le hardiment, ne pénétrait pas en cette tête pompeusement éprise de généralités, de différences et de coloris. Buffon est bien plus une imagination qui reçoit des impressions et qui en fait jaillir des tableaux vivants qu’un observateur dans la force exacte de ce mot. Il n’était pas anatomiste, ce myope superbe.
Nous avons dit qu’il tâtonnait. Le bâton avec lequel il tâtonna et sur lequel il s’appuya en anatomie, par exemple, fut Daubenton, mais par Daubenton (qu’importe le moyen !) « il créait l’anatomie comparée, dit M. Flourens, et il en comprenait l’importance »
. C’était l’habitude de son esprit, et c’en était aussi la force, de comprendre, de féconder, d’élargir les faits qu’il n’avait pas découverts. Moins expérimentateur habile que généralisateur formidable, il promenait sa vue sur les expériences qu’il n’avait pas faites ; il en tirait les conséquences les plus éloignées ; il en appuyait des conjectures. « Et », — dit l’éloquent M. Flourens, qui voudrait couvrir de sa tête tout entière, comme on couvre de sa poitrine celui qu’on aime, les erreurs de Buffon, ces erreurs qui sont souvent grandioses, — « et j’aime mieux, à tout prendre, une conjecture qui élève mon esprit qu’un fait exact qui le laisse à terre… J’appellerai toujours grande la pensée qui me fait penser. »« C’est là le génie de Buffon, ajoute-t-il encore, et le secret de son pouvoir, c’est qu’il a une force qui se communique, c’est qu’il ose et qu’il inspire à son lecteur quelque chose de sa hardiesse. »
Et pourtant, est-ce que les paroles de M. Flourens ne sont pas singulières ? Ensorcellement par la beauté, par la grandeur, par le charme, enfin, du génie, plus que par la vérité qu’on lui doit ! Si, vous autres savants, vous vous laissez entraîner ainsi hors du vrai limité, impérieux, immuable, que voulez-vous que nous ◀devenions, nous, devant les beautés littéraires de cet homme qui fut certainement, en définitive, plus un grand artiste dans l’ordre scientifique qu’un savant !
IV
Car voilà Buffon, — le vrai Buffon pour nous ! Buffon, c’est le grand peintre du dix-huitième siècle, qui n’a pas inventé seulement la description scientifique, comme parle M. Flourens, mais la description naturelle, — l’art de peindre avec des mots, — et qui, dans l’ordre hiérarchique de cet art nouveau précéda immédiatement Chateaubriand, lequel commença sa carrière d’écrivain par être aussi naturaliste. En cette Histoire des travaux et des idées de Buffon, M. Flourens s’occupe, avec une compétence dont nous ne sommes point juge, du détail de toutes les questions techniques, que nous ne saurions aborder dans ce livre, nous qui n’écrivons ni pour une spécialité, ni pour une académie. Les idées de Buffon sur l’économie animale, sur la génération et sur la dégénération des animaux, etc., etc., etc., toutes ces diverses vues sont passées au crible de la plus subtile et de la plus patiente analyse, mais, la conclusion que nous venons de citer l’atteste, ce qui reste au fond du crible, c’est le génie de l’homme qui a remué toutes ces questions ! Le résultat qu’on atteint, c’est la démonstration de sa force, mais, franchement, ce n’est guère rien de plus ! Excepté l’unité du genre humain et la théorie de la terre, les deux plus grandes solidités de Buffon, l’actif de vérité, dans son bilan, est assez petit. Seulement, nous l’avons dit, c’est bien moins l’hypothèse qui est à admirer dans ce majestueux manieur d’hypothèses que l’ordre dans lequel il les dresse et fait avec elles de grands spectacles !
Or c’est là ce qui nous importe, à nous. Nous nous soucions fort peu, pour notre compte, que la science, dont la preuve définitive n’est jamais faite, revienne maintenant, comme on le dit, aux Époques de la nature, après les avoir insultées. Quand elle y sera revenue, peut-être s’en retournera-t-elle encore, après y avoir laissé son respect et y avoir repris son mépris. Toutes ces titubations, ces chancellements, ces allées et venues d’une science éperdue et incertaine, n’empêcheront pas que ces Époques de la nature ne soient un monument littéraire, au pied duquel elle peut, s’il lui plaît, s’agiter ! Quand les sciences naturelles, qui sont d’hier, auront grandi et seront développées, Buffon en sera probablement l’Hésiode, — un Hésiode dont les hypothèses seront les fables, — mais qui seront inviolables au Temps, sous la garde d’un langage assez beau pour être immortel.