(1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « Michelet » pp. 259-274
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(1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « Michelet » pp. 259-274

Michelet

Les Soldats de la Révolution.

I

Une notice signée A. M., et que je soupçonne, au style, d’être de madame Michelet, nous apprend que ce livre posthume n’est que le fragment d’un livre plus grand dans la conception de son auteur. Michelet, dès 1851, avait eu l’idée, très digne de lui, du reste, ce chrétien de la Révolution, de faire la Légende de la Révolution et d’en glorifier les Saints, comme il disait ; car il croyait aux Saints, et il en parlait comme nous. Seulement, les siens n’étaient pas les nôtres… Il transposait la sainteté… L’héroïsme et le dévouement guerrier à la patrie, cette première des vertus naturelles, avait pris à Michelet tout ce qu’il avait d’enthousiaste et de religieux dans l’âme et tout ce qu’il aurait donné à nos Saints s’il les avait connus, et si l’esprit de parti n’avait pas lamentablement diminué en lui l’historien. C’est l’enthousiasme et un sentiment véritablement religieux pour quelques gloires pures que ne maculèrent jamais ni la boue ni le sang révolutionnaires, qui communiquent à son livre le charme d’un accent qu’on aime, parmi tant de choses qu’on n’aime pas.

Cet accent qui charme, c’est l’accent chrétien, — déplacé, oui ! mais subsistant, et plus fort que Michelet lui-même. Michelet, en effet, cet ennemi, ce contempteur du Christianisme, était un chrétien, — un chrétien malgré lui, — malgré la haine, qui voulait être violente, de sa pauvre âme dévoyée contre le Christianisme, pour lequel surtout elle était faite. Au fond, la haine de Michelet n’est guères qu’une haine de tourterelle en colère. Ses Mémoires, doivent dire s’il avait été baptisé autrement qu’à la Jean-Jacques Rousseau, le Spartiate de Genève, qui voulait qu’on plongeât le corps de l’enfant, pour le faire fort, dans l’eau glacée, au sortir du ventre des mères, dût-il en mourir, et tant pis pour lui s’il en mourait ! Mais s’il n’a pas été baptisé comme nous, s’il a combattu trente ans contre l’Église et la Monarchie, cette fille de l’Église, et s’il est mort comme il a vécu, il n’en était pas moins chrétien par bien des points de son âme, — un chrétien de nature, et de nature indestructible. Certes ! nous ne réclamons pas aujourd’hui son cadavre, et nous réprouvons, autant que jamais, la tendance générale et le mal absolu de ses Œuvres, mais nous réclamons ce qui appartient au sentiment chrétien dans ses Œuvres, à travers les plus mortelles erreurs… Et que cette réclamation tardive, faite sur sa tombe, soit la punition de sa mémoire ; car le meilleur châtiment du coupable, c’est de montrer, qu’il n’était pas fait pour son crime, et qu’en le commettant il ne transgressait pas seulement la loi divine, mais les plus profonds et les plus nobles instincts de son cœur !

II

Ce christianisme involontaire de Michelet, qui saute aux yeux s’ils sont attentifs, ce sentiment contradictoire à sa parole, avait toujours frappé les miens ; mais je l’avais tu, de son vivant. L’homme, puissant d’un talent qui touchait au génie, faisait un si grand mal alors que la Critique n’avait pas à s’attendrir sur son compte et ne pouvait songer à autre chose qu’à frapper implacablement sur les erreurs ou les songes de ce corrupteur de l’Histoire ; car le mensonge fut souvent le caractère de ses erreurs. Il savait trop l’Histoire pour l’écrire comme il l’a écrite s’il n’a pas menti aux autres et à lui-même ; si sa haine contre l’Église — une haine venue tard, dans son Histoire de France et dans sa vie, — ne l’avait pas égaré jusqu’à la honte du mensonge, d’autant plus grande qu’on tient la vérité, et Michelet la tenait !… On ne pouvait pas dire, de celui-là, qu’il ne sût pas l’Histoire ! Cet Inexcusable, il savait !… C’était cela qui dominait tout, quand je le jugeais. Personne, je crois, ne s’est plus occupé que moi de Michelet2. Personne ne s’est plus vivement cabré que moi devant ses livres, qui me semblaient des précipices fascinateurs et dans lesquels je voyais tomber tant d’esprits. Mais aujourd’hui, il n’est plus… Certes, le mal qu’il a fait n’est pas épuisé ; mais il est borné par la mort, qui a brisé l’homme et sa plume. Ce que je n’ai pas dit quand il combattait contre nous, je puis le dire maintenant, pour que la justice de la Critique soit complète. Et d’ailleurs, l’accent de ce livre sur Les Soldats de la Révolution me ferait souvenir de la trempe chrétienne de cette âme prostituée, mais non tuée, si j’avais pu l’oublier. Bien avant ce livre, du reste, et avant moi, en 1862, un écrivain catholique, que les hommes du monde appelleraient « un voyant » en matière humaine et littéraire, et les esprits religieux « un mystique » de surnaturelle pénétration, Ernest Hello, avait montré, dans un très beau et très touchant travail de critique, que Michelet était chrétien dans la racine même de son être, et comment le christianisme naturel qu’il avait tout fait pour s’arracher de l’âme aurait, s’il l’y avait laissé, donné à son talent toute la beauté de sa destinée. Le travail d’Ernest Hello est l’expression d’un inconsolable regret.

« Tous les premiers ouvrages de Michelet — dit Hello — étaient pleins de coups d’ailes. L’essor ne se soutient pas, parce que le ciel est absent. Mais le souvenir du ciel est présent… Avant refusé — (pourquoi donc a-t-il refusé ?), — ayant refusé le vol surnaturel de l’âme, il a perdu son vol naturel. Ayant refusé d’obéir, il a refusé de régner. Ayant refusé de s’agenouiller, il a refusé de planer. Ayant refusé de s’humilier, il a refusé toutes les gloires qui étaient suspendues en l’air, prêtes à tomber sur sa tête ! » Et, cependant : « Michelet sentait avec énergie ce besoin, qui est l’homme même, de poser dans le ciel sa conversation et sa vie… Les cathédrales gothiques lui parlaient leur langage. Il entendait le son des cloches. L’Histoire se dessinait, à larges traits, sous sa main. Il n’en eut jamais la clef, puisqu’il ne connut pas Jésus-Christ, qui est l’Unique raison des choses, et loin duquel le monde est une énigme sans mot. Mais, du moins, s’il ne le connaît pas, il nous inspire à chacun le désir de ce qu’il aurait écrit, s’il l’avait connu… » Dans le temps que ces choses furent écrites, c’était peut-être trop doux, et, on l’a vu, inutile. La pointe de la flèche trempée dans le miel de cette bonté attendrie, ne pénétra pas dans un cœur sur lequel il y avait l’obduration de la haine et le calus d’un succès qu’à son éclat, on pouvait prendre pour de la gloire. L’homme était lancé sur la route de l’abîme. Rien ne devait le ramener. Il n’entendit pas la flûte d’Hello, qui lui jouait vainement le ranz du ciel !

Il eut cette effroyable logique qu’on appelle l’impénitence finale, et ce sera sa damnation aussi devant la Critique. Mais cette damnation de ce monde ne le sauvera pas d’une autre, de ce monde aussi, qui est commencée et qu’assurément il ne prévoyait pas… C’est l’indifférence méprisante des hommes pour lesquels il a le plus fait et à qui il a sacrifié le meilleur de son âme. Si, en effet, il est resté, lui, jusqu’à la fin, tout ce que, malheureusement, il a voulu être, l’opinion des hommes que le prestige de son talent entraîna n’est déjà plus ce que, de son temps, elle était. Elle a marché, comme on dit, cette opinion, — c’est-à-dire qu’elle est descendue encore plus bas que la pente sur laquelle il l’avait poussée. La démocratie de Michelet et sa haine de l’Église sont à présent dépassées d’un fier bout. Nous coulons dans de bien autres fanges !… La haine de Michelet contre l’Église est un sentiment couleur de rose, en comparaison de la haine atrocement noire des libres-penseurs de ce délicieux moment. Michelet était un spiritualiste. Il l’était comme Jouffroy, — il l’était comme Cousin, — il l’était comme tous les plus grands esprits de l’époque de leur belle jeunesse, qui le furent tous. Et vous comprenez s’ils doivent être, ces rêveurs, méprisés des brutes qui règnent actuellement dans l’ordre intellectuel ! Les fils des guenons et des singes qui, en prose et en vers, se vantent de leur blason, se moquent tout aussi outrageusement des fils de Platon que des fils de Jésus. Si Michelet revenait au monde, on l’appellerait « une vieille barbe », comme on l’a dit même de Victor Hugo ! et son merveilleux talent ne l’excuserait pas d’avoir cru à Dieu. Il me coûte d’enlever l’illusion aux larmes de ceux qui l’aimaient ; mais si l’on s’est rué aux obsèques impies de Michelet, c’est moins pour lui que contre les prêtres, qui n’y étaient pas. La mort ne consacre plus rien. La Révolution, si souvent comparée à Saturne, qui dévorait ses enfants, les mange aussi bien morts que vifs. Le cadavre de Michelet — un jour, qui n’est pas loin, — sera dévoré par cette dégoûtante Vampire, et ce sera nous, les chrétiens, ses ennemis, qui, avec nos regrets pour ce qu’il eut de chrétien dans l’âme, ferons le plus pour sa mémoire !

III

C’est ce quelque chose d’inaliénablement chrétien, et qu’on pourrait retrouver partout dans Michelet, qui donne à ce livre des Soldats de la Révolution toute sa valeur et toute sa saveur. En soi, il est mal fait, ce livre. Il n’en est pas un. Le didactisme des livres a toujours manqué à Michelet, qui n’a ni logique dans l’esprit, ni continuité d’impression… C’est un Sibyllin. Il procède par feuilles éparses, comme la Sibylle. Mais ces feuilles sont quelquefois divines d’inspiration et d’intuition, et elles le seraient toujours, si son sens réfléchi (son sens de révolté, dirait Hello,) ne brouillait pas son sens intuitif. Le livre des Soldats de la Révolution n’en contient que trois, et c’est trop peu. Il y en a plus de trois qui méritaient de Michelet leur spéciale histoire, et il en nomme quelques-uns en passant : Championnet, Kléber, Joubert, Marceau, etc., etc. ; mais cette spéciale histoire, il ne l’a pas écrite. Les généralités révolutionnaires qui gâtent ce livre, ont emporté l’auteur trop souvent loin du sujet dans lequel j’aurais voulu le voir se restreindre et se concentrer. Trois héros seuls se détachent, en relief et en détail, des autres héros dont il parle : La Tour d’Auvergne, Desaix et Hoche. Il y ajoute Mameli, le soldat et le poète de la dernière révolution italienne. Mais je suis moins sûr de celui-là que de ces trois, dont, avant Michelet, l’Histoire, écrite par tous, avait dit les mérites et la gloire. Pour l’héroïsme de Mameli, mis à la suite de ces grands noms respectés et indiscutés, je me défie de l’affirmation de Michelet et de son enthousiasme. L’homme de parti, chauffé en lui par une révolution contemporaine, m’est terriblement suspect, et il me faut, pour la gloire de Mameli, dressée par Michelet à côté de ces grandes figures écrasantes, autre chose que sa garantie.

Rien de plus beau, du reste, et de plus touchant dans le beau, que ces trois figures retracées par Michelet avec une émotion qu’il fait partager, même à ceux qui, d’ordinaire, ne pensent pas comme lui, tant cette émotion est profonde et sincère ! L’âme chrétienne de Michelet, cet antichrétien ! a vibré, en ces biographies, à l’unisson des âmes, chrétiennes aussi, de ces soldats qui n’eurent de religion que l’amour de la patrie et du devoir, et qui n’en furent pas moins, à leur façon, des âmes chrétiennes ! Je n’hésite pas à le dire : elles furent chrétiennes comme Michelet lui-même. Des âmes chrétiennes ? Probablement, ils ne s’en doutaient pas ! Mais ils l’étaient comme on respire… On ne se sent pas respirer. Fils de l’exécrable xviiie  siècle, ils devaient ignorer profondément le Christianisme, si même on ne leur avait pas appris à le haïr et à le mépriser. Mais le xviiie  siècle, malgré le matérialisme de Diderot et la raillerie de Voltaire, malgré ce marteau et cette hache, n’avait pu venir tout à fait à bout de l’âme humaine ; et l’enthousiasme qu’il voulait éteindre reflamba dans l’amour de la patrie, qui remplaça l’amour de Dieu. J’ai dit que Michelet transpose la Sainteté. Avant lui, les héros qu’il raconte l’avaient transposée… Ils étaient dans l’ignorance du Dieu de leurs pères, qui avait été pendant des siècles le Dieu de la patrie, mais ils étaient des soldats comme les premiers soldats chrétiens, comme Sébastien, Saint Maurice et Saint Georges ; ils étaient des soldats comme les Croisés, comme Bayard, et comme tout ce qu’en fait de soldats le Christianisme a produit de plus pur et de plus héroïque dans l’histoire du monde ! Seulement, leur Dieu avait perdu son nom et son culte. Mais il se vengeait de l’ignorance et de l’incrédulité de leurs esprits en restant enfoncé dans leur cœur et en leur inspirant les vertus qui viennent de lui seul : la miséricorde, la générosité et la justice. Ils étaient simples, doux, bons et justes, au milieu des enivrements terribles de la guerre. Desaix fut appelé : « le Sultan juste » par les Mameloucks. Michelet a senti cela, et c’est surtout cela qu’il a dit. C’est bien moins de leur génie militaire et de leurs hauts faits de bataille dont il se préoccupe que de ces vertus, qu’il croit humaines et qui sont chrétiennes ; car l’Antiquité, qui ne fut qu’humaine, n’a rien produit de comparable à de tels héros !

Et, voyez ! c’est la plus chrétienne de ces vertus, en ces hommes sublimes, que Michelet a le mieux sentie et qui a le mieux inspiré le génie chrétien qui était en lui d’origine, et qu’il a si horriblement profané. La meilleure vie, par le talent, de ces trois vies de soldats de la Révolution : — La Tour d’Auvergne, Desaix et Hoche, — est celle du plus humble, de La Tour d’Auvergne, qui, d’officier qu’il était, devint soldat et ne voulut être que soldat. La vertu la plus rare, la plus étrange, et si étrange qu’on ne la conçoit même que surnaturelle, — parce que, dans l’ordre humain, elle n’existe pas, — l’humilité, est ici dans toute son incompréhensibilité, claire seulement pour Dieu et pour ceux qui y croient ! Les deux autres — Desaix et Hoche — n’atteignirent pas à cette profondeur de vertu surhumaine. Ils ne furent que modestes, désintéressés, purs et sobres. Désintéressés !… Desaix ne voulut jamais commander qu’en second, comme Kléber, — ce Kléber qui refusa plusieurs fois le commandement en chef, Kléber, dont Michelet n’a point écrit la vie, qui fit donner son commandement au jeune Marceau, un enfant dans lequel il devinait l’homme, ne partageant avec lui, dit Michelet, que le péril et la responsabilité. — Hoche, après Quiberon et malade, demandait respectueusement au Directoire trois livres de sucre, prises aux immenses magasins laissés sur la plage par les Anglais. Mais, sur tout cela, qui est grandiose, pourtant l’humilité de La Tour d’Auvergne l’emporte ! Eux, Desaix et Hoche, étaient, en fin de compte, généraux. Lui, ne fut qu’un grenadier engagé à cinquante-sept ans, après avoir déjà, comme officier, servi la France ; un simple grenadier, qui, sans Carnot, — lequel eut, ce jour-là, une lueur de génie, et qui le nomma officiellement : « le premier grenadier de France », — fût resté irrécompensable ; car il faut bien créer un mot pour exprimer une chose avant lui inconnue.

« Cette palme, — dit-il, en parlant du titre que lui avait décerné Carnot, — il fallait la laisser flottante sur la tête de tous les guerriers de la France ! » Ainsi résista-t-il aux récompenses toujours ! Une fois, l’un des gouvernants d’alors, pour prix de sa bravoure et de ses services militaires, lui proposa un commandement. « Donnez-moi plutôt une paire de souliers », lui dit-il. Ce Saint François d’Assise de la guerre, qui était de force à marcher, pieds nus, sur des baïonnettes, ne demandait des souliers que pour aller mieux à l’ennemi… Après Brumaire, le grand Connaisseur en mérite et en gloire qui régnait déjà sur la France, voulut en faire un sénateur. Il refusa : « Je ne sais pas faire les lois, — dit-il, — je ne sais rien que les défendre. » C’était le temps du déchaînement des ambitions. Où donc avait-il pris cette abnégation et cette humilité ?… Il était Breton. Ses pères croyaient. À l’heure de négation universelle qui sonnait dans tous les esprits, un peu de la croyance de ses pères enveloppa peut-être, sans qu’il y pensât, ce cœur qui avait des manières d’aimer sa patrie comme les Saints aiment la leur, qui est le Ciel ! Cet homme de simplicité, qui était un savant, — qui a écrit Les Origines gauloises, qui a comparé quarante langues différentes entre elles, — avait la simplicité de ces pauvres en esprit qu’on appelle bienheureux dans le Sermon sur la Montagne. Sa bravoure, en simplicité, ressemblait à toute son âme. Il allait au feu comme à la promenade, quand il fait chaud : le chapeau et le manteau sur le bras, la tête nue comme son épée, et toujours à vingt pas en avant des grenadiers dont il était le premier. Il était de ceux-là que les soldats appellent : « les charmeurs de balles », et pour leur faire dire vrai, il fut tué d’un coup de lance en pleine poitrine. Ses grenadiers adorés, qui l’adoraient, le mirent dans la terre comme toute sa vie ils l’avaient vu dessus : la face tournée vers l’ennemi. Ils lui prirent son noble cœur, l’enfermèrent dans une urne d’argent, et le portèrent au premier rang, où il marchait quand il vivait. Toujours leur chef, quoique mort ! Ils donnèrent pour dais à son urne les plis du drapeau. Magnifique destinée ! Turenne lui eût dit : « Mon cousin. »

Cette urne fait penser Michelet. Ce Saint de la Révolution rétablissait, dit-il, le culte des reliques. Mais le vieux chrétien caché sous l’impie ne s’en indigne pas. Il comprend celles-là !

La Tour d’Auvergne fait tout pâlir dans le livre de Michelet, Desaix, le Sultan juste, le héros sans phrases, qui, de l’aveu de Michelet (aveu qui l’honore), avait été élevé par des prêtres, — ce qui expliquerait le christianisme de ses vertus ; Hoche le clément, qui ne s’est élevé que par lui-même, s’effacent devant La Tour d’Auvergne… C’est, en art, une faute, selon moi, d’avoir, dans le volume, donné sa Vie la première. Il fallait la donner en dernier, pour que l’admiration et l’émotion allassent grandissant, sans jamais diminuer. Hoche et Desaix en paraissent sacrifiés, et ils ne le sont pas. Mais on tombe à eux, quand on vient à eux de La Tour d’Auvergne. C’est le seul reproche (de composition) qu’on puisse faire à ce livre ému, éloquent, substantiel et rapide. Michelet s’y est montré — d’accent — digne de ses héros. Malheureusement, à plus d’une place encore, le Michelet qui a gâté l’autre Michelet, le Michelet primitif, s’y montre, et on y retrouve l’homme de parti, le philosophe, l’utopiste démocratique, le déchristianisé enfin. Hélas ! il était impossible de ne pas l’y retrouver. Les hommes ne s’abdiquent pas d’un coup. L’utopiste révolutionnaire, qui, dans son Histoire de la Révolution, a voulu décapiter l’Histoire de ses chefs, c’est-à-dire lui couper ses têtes au profit des masses sans têtes ; revient à cette rêverie… Il y revient, en poète qu’il est, au commencement de son livre ; et c’est même beau de forme à nous faire illusion !

« J’étais enfant, en 1810, — dit-il, — lorsqu’au jour de la fête de l’Empereur, on laissa tomber les toiles qui cachaient le monument de la place Vendôme, et la colonne apparut ! J’admirais, avec tout le monde. Seulement, j’aurais voulu savoir les noms des hommes d’airain figurés aux bas-reliefs. Et tous ceux-là, disais-je, qui montent autour de la colonne, comment les appelle-t-on ?… Ils montent, aveugles, intrépides ; ils montent, combattant toujours, comme s’ils allaient pousser la bataille jusque dans le ciel ! La spirale, tout à coup, s’arrête… et tout ce peuple sans nom devient le marchepied d’un seul !

« La même pensée — ajoute-t-il — m’est revenue souvent dans mes promenades rêveuses à l’Arc de triomphe et aux Invalides. Sur ces nobles monuments, je vois le Roi et l’Empereur. Je lis les noms des généraux. Cela m’instruit. Cela me touche. Et, pourtant, ce n’est pas assez ; j’aurais voulu connaître aussi le grand peuple obscur, oublié, qui a donné sa vie dans ces longues guerres… »

Oui ! cela est très beau, ces paroles. Mais ne soyons pas dupes de leur beauté ! Ne nous laissons pas prendre à cette poésie ! L’Histoire n’a ni de ces curiosités ni de ces mélancolies. Elle est plus sévère que Michelet. Vous reconnaissez là l’idée philosophique et utopique de tous les abolisseurs d’immortalité, qui veulent la justice absolue dans l’espace et dans le temps et le Paradis sur la terre, parce qu’ils ne croient qu’à la terre. Et cependant, lui, l’inconséquent, qui fait l’histoire des héros qui furent des chefs, Michelet, que j’aime quand il est inconséquent, ne peut pas s’y tromper, au fond de son cœur. Il sait l’Histoire. Il sait qu’il est dans la nécessité des choses humaines que les chefs, qui les conduisirent, héritent de la fortune des soldats. Il sait que la plus belle des vertus, parmi les hommes, est la plus obscure, et puisqu’il n’est pas (de philosophie) absolument un athée, il sait que ceux qui vont à la mort pour la Patrie comme les Saints y vont pour Dieu, et qui montent le long des colonnes couronnées par un nom qui n’est pas le leur, Dieu les a vus monter le long de leur bronze et sait leurs noms à tous, et n’a pas besoin de l’Histoire, même écrite par Michelet, pour leur faire justice.