Section 13, de la saltation ou de l’art du geste, appellé par quelques auteurs la musique hypocritique
Dés qu’on est une fois au fait du partage de la déclamation sur le théatre des anciens, on en rencontre des preuves dans bien des livres où l’on n’en apperçoit pas avant que d’avoir été éclairé sur cet usage. On entend, par exemple, distinctement le passage où Suetone dit que Caligula aimoit avec tant de passion l’art du chant et l’art de la danse, que même dans les spectacles publics il ne s’abstenoit pas de chanter tout haut avec l’acteur qui parloit, ni de faire le même geste que l’acteur qui étoit chargé de la partie de la gesticulation, soit pour approuver ce geste, soit pour y changer quelque chose.
On remarquera que Suetone emploïe ici les termes de chanter et de prononcer, comme des termes sinonimes en langage de théatre, et qu’il emploïe de même le mot de danse et celui de faire les gestes. Cet auteur ne fait en cela que donner à l’espece le nom du genre. Comme nous l’avons dit déja, chez les anciens l’art du geste étoit une des especes dans lesquelles l’art de la danse se divisoit. Notre danse n’étoit qu’une des especes de l’art que les grecs appelloient orchesis, et les romains saltatio. Mais comme les traducteurs françois rendent ces deux mots par celui de danse, cet équivoque a donné lieu à bien des idées fausses. Voïons ce qu’on peut sçavoir à ce sujet.
Platon dit que l’art que les grecs nomment orchesis, consiste dans l’imitation de tous les gestes et de tous les mouvemens que les hommes peuvent faire. En effet, suivant Varron, le mot de saltatio ne venoit pas de saltus, qui signifie sault, mais du nom d’un arcadien appellé Salius, qui le premier avoit enseigné cet art aux romains.
Le témoignage de Varron ne sçauroit être balancé par aucun raisonnement fondé sur l’étimologie apparente du mot saltatio. Ainsi l’on doit se défaire du préjugé tiré du nom de saltation, et qui porteroit à croire que toute saltation tirât son origine du mot saltus qui signifie un sault.
On conçoit bien donc que celles des danses artificielles des anciens, où l’on imitoit, par exemple, les saults et les gambades que des païsans peuvent faire après avoir bû, ou les bonds forcenez des bacchantes ressembloient à nos danses, en un mot qu’on y tripudioit.
Mais les autres danses des anciens, où l’on imitoit l’action des gens qui ne sautent pas, et, pour parler à notre maniere, qui ne dansent point, n’étoit qu’une imitation des démarches, des attitudes du corps, des gestes, en un mot de toutes les démonstrations dont les hommes accompagnent ordinairement leurs discours, où dont ils se servent quelquefois pour donner leurs sentimens à comprendre sans parler. C’est ainsi que David dansoit devant l’arche en témoignant par son attitude et par des gestes, le profond respect qu’il avoit pour le gage de l’alliance du seigneur avec le peuple juif. On voit dans le soixante et dix-neuviéme livre de Dion, qu’élagabale dansoit, non-seulement quand il voïoit représenter des pieces dramatiques de la place où l’empereur se mettoit, mais qu’il dansoit encore en marchant lorsqu’il donnoit audience, quand il parloit à ses soldats, et même quand il faisoit des sacrifices. Quelque peu sensé que fut élagabale, il ne dansoit point à notre maniere dans les circonstances où Dion dit que cet empereur dansoit. Il convient donc de se faire une idée de l’art appellé saltatio, comme d’un art qui comprenoit non-seulement l’art de notre danse, mais aussi l’art du geste, ou cette danse dans laquelle on ne dansoit point, à proprement parler. Ce que je vais dire le prouvera encore.
Suivant Athenée, Thelestes avoit été l’inventeur de cette espece de jeu muet ou de danse sans saults et sans pas élevez, et laquelle nous appellerons ici le plus souvent l’art du geste.
Nous ne ferons en cela que lui donner le même nom que lui donnoient souvent les anciens. Ils l’appelloient souvent chironomie, et ce mot traduit litteralement signifie la regle de la main.
Comme l’art du geste se subdivisoit encore en plusieurs especes, on ne doit pas être surpris qu’il se soit trouvé chez les anciens un nombre de danses differentes, assez grand pour mettre Meursius en état de composer de leurs noms, rangez suivant l’ordre alphabetique, un dictionnaire entier. C’étoit de tous les arts musicaux, celui que les anciens aimoient le plus, et par consequent celui qu’ils avoient cultivé davantage : ainsi cet art qui enseignoit à l’histrion ce qu’il devoit faire sur le théatre, en même-temps qu’il enseignoit à l’orateur à bien faire ses gestes, s’étoit subdivisé en plusieurs talens dont quelques-uns convenoient aux personnes les plus graves.
Tous ceux qui ont lû les ouvrages des anciens dans les langues où ils ont été écrits, peuvent se souvenir qu’ils ont vû plusieurs fois le mot de saltatio, emploïé en des occasions où l’on ne sçauroit l’entendre d’une danse pareille à la nôtre. J’espere néanmoins que je n’ennuïerai personne en rapportant beaucoup de choses qui prouvent que les anciens avoient plusieurs saltations où l’on ne dansoit pas.
Les auteurs qui ont donné la division de la musique des anciens, font présider à leur danse la musique hypocritique. Elle étoit la même que les latins appellent quelquefois la musique muette. Nous avons dit que son nom venoit de celui d’hypocrite, qui signifie dans son sens propre un contrefaiseur.
Mais c’étoit le nom le plus ordinaire que les grecs donnassent à leurs comédiens.
Le lecteur voit déja par le peu que j’ai dit touchant cet art que les gestes dont il enseignoit la signification et l’usage, n’étoient pas ainsi que ceux de nos danseurs le sont ordinairement, des attitudes et des mouvemens qui ne servissent que pour la bonne grace.
Les gestes de la danse antique devoient dire, ils devoient signifier quelque chose. Ils devoient, pour user de cette expression, être un discours suivi. Voici les preuves que j’ai promises.
Apulée nous a laissé la description d’une représentation du jugement de Paris, executée par des comédiens pantomimes qui joüoient sans parler, et dont le jeu s’appelloit saltatio. Lorsque cet auteur parle de la démarche de ses acteurs sur le théatre, il emploïe le terme incedere, qui signifie proprement marcher. En un autre endroit, pour dire que Venus ne déclamoit que des yeux, il dit qu’elle ne dansoit que des yeux. Aussi voïons-nous que les anciens ne vantent presque jamais les jambes et les pieds des saltatores ou de leurs danseurs. Ce sont les bras, ce sont principalement les mains des danseurs que les anciens loüent. Une épigramme de l’anthologie grecque réproche à un acteur, qui avoit dansé le rolle de Niobé, qu’il ne s’étoit pas remué plus que l’auroit fait le rocher dans lequel Niobé avoit été métamorphosée, et qu’il n’étoit pas sorti de sa place, et par consequent qu’il n’avoit point fait un seul pas de danse. Rien ne convient moins qu’un habillement long à un homme qui danse à notre maniere. Or nous voïons que les saltatores des anciens étoient souvent vétus de long. Suetone dit en parlant de Caligula, qui aimoit la saltation avec fureur. " ce prince aïant mandé au palais plusieurs personnes des plus considerables de l’état, il entra brusquement vétu d’un habit à la grecque, et qui lui venoit jusques sur les talons, dans le lieu où ses gens les avoient fait entrer, et là il fit devant eux, au bruit des instrumens les gestes d’un monologue, après quoi il se retira sans leur avoir dit un mot. " ce que dit Quintilien en parlant de la necessité d’envoïer les enfans dans les écoles où l’on enseignoit l’art de la saltation, suffiroit seul pour persuader que l’art du geste en étoit la principale partie. Il ne faut pas, dit cet auteur, avoir honte d’apprendre ce qu’on doit être obligé de faire un jour. D’ailleurs, ajoute-t-il, la chironomie ou l’art du geste est un art connu dès les temps heroïques. Les plus grands hommes de la Gréce, et Socrate même l’ont approuvé. Ne voïons-nous pas encore par l’ancienne institution des danses des prêtres saliens, que nos vieux romains n’ont pas dédaigné cet art. Enfin, l’usage s’en est conservé jusqu’à nous sans être blâmé. Mais je veux qu’on quitte son maître au sortir de l’enfance, et qu’on ne retienne de cet exercice que la grace et l’air aisé dans l’action. Le geste de l’orateur doit être très-different du geste du danseur.
Cependant Macrobe, nous a conservé le fragment d’une harangue de Scipion L’Emilien, dans laquelle le destructeur de Carthage parle avec chaleur contre des inconveniens qu’il n’étoit pas facile d’écarter des écoles où l’on enseignoit l’art du geste. Nos jeunes gens, dit Scipion, vont dans l’école des comédiens apprendre à réciter, exercice que nos ancêtres regardoient comme une profession d’esclave. Il y a plus, des garçons, des filles de condition fréquentent les écoles où l’on enseigne l’art de la saltation. En quelle compagnie s’y trouvent-ils ?
On peut voir encore dans l’oraison de Ciceron pour Murena, à qui Caton avoit reproché d’être un danseur, que l’usage de la saltation n’étoit toleré dans les hommes graves, qu’à la faveur de bien des circonstances.
Revenons à Quintilien. Cet auteur dit encore dans un autre endroit, qu’il ne faut pas qu’un orateur prononce comme un comédien, ni qu’il fasse ses gestes comme un danseur. Voici, suivant les apparences, une de ses raisons.
Les gestes que l’art appellé saltatio enseignoit, n’étoient point toujours des gestes, servans uniquement à donner bonne grace, et s’il est permis de s’expliquer ainsi, des gestes vuides de sens, mais souvent des gestes qui devoient signifier quelque chose intelligiblement, des gestes qui devoient parler. Or les gestes significatifs sont de deux especes. Les uns sont des gestes naturels, et les autres sont des gestes artificiels.
Les gestes naturels sont ceux dont on accompagne naturellement son discours, et dont on se sert en parlant. Ce geste, qui, pour user d’une expression poëtique, parle aux yeux, donne bien plus de force au discours. Il anime à la fois, et la personne même qui parle, et celle qui écoute. Qu’on empêche un homme vif de gesticuler en parlant, son expression devient▶ languissante, et le feu de son éloquence s’éteint ? D’un autre côté l’orateur que nous voïons et que nous entendons en même temps, nous remuë bien davantage que celui dont nous entendons la voix, mais dont nous ne voïons pas les gestes. Mais il est rare que le geste naturel signifie quelque chose distinctement quand on le fait sans parler. Cela n’arrive même qu’en deux cas. En premier lieu, cela arrive lorsque le geste naturel signifie une affection, comme un mal de tête ou de l’impatience. Mais le geste naturel ne suffit pas même alors pour donner à connoître les circonstances de cette affection. En second lieu, le geste naturel signifie quelque chose sans le secours de la parole, lorsqu’on reconnoît ce geste pour être la même démonstration qui accompagne ordinairement une certaine phrase. Alors on suppose que celui qui fait ce geste, a aussi l’intention de dire ce qu’on dit ordinairement en faisant cette démonstration. Le geste des peuples qui sont à notre midi étant plus marqué que le nôtre, il est beaucoup plus facile de comprendre son langage quand on le voit sans rien entendre, qu’il ne l’est de concevoir en une pareille circonstance, ce que notre geste signifie. Mais ces gestes naturels n’ont encore qu’une signification toujours imparfaite, et même équivoque le plus souvent.
Ainsi l’homme qui veut exprimer distinctement sans parler, une autre chose qu’une affection, est obligé d’avoir recours à ces démonstrations et à ces gestes artificiels, qui ne tirent pas leur signification de la nature, mais bien de l’institution des hommes. La preuve qu’ils ne sont que des signes artificiels, c’est que comme les mots ils ne sont entendus que dans un certain païs. Les plus simples de ces gestes ne signifient que dans une certaine contrée, et l’on se sert ailleurs de signes differens pour dire la même chose. Par exemple, le geste de la main dont on se sert en France pour appeller quelqu’un, n’est pas le geste dont on se sert en Italie pour le même usage. Le françois fait signe à ceux qu’il veut appeller de s’approcher de lui, en levant la main droite dont les doigts sont tournez en haut, et en la ramenant plusieurs fois vers son corps, au lieu que l’italien, pour faire le même mouvement, baisse la main droite dont les doigts sont tournez vers la terre. En differens païs on saluë differemment. Les démonstrations et les gestes dont se sert un homme qui ne veut pas, ou qui ne peut point parler, ne sont donc pas les mêmes précisément dont on se sert en parlant. Celui qui veut dire par signes et sans proferer aucune parole, mon pere vient de mourir, est obligé de suppléer par des signes étudiez et differens de ceux qu’il emploïeroit en prononçant, aux paroles qu’il ne dit pas.
Ces signes peuvent s’appeller des gestes artificiels, et en suivant l’esprit de la logique, des gestes d’institution. On sçait que la logique divise tous les signes en deux genres, qui sont les signes naturels et les signes d’institution.
La fumée, dit-elle, est le signe naturel du feu, mais la couronne n’est qu’un signe d’institution de la roïauté. Ainsi l’homme qui se bat la poitrine fait un geste naturel qui marque un saisissement.
Celui qui décrit en gesticulant un front ceint du diadême, ne fait qu’un geste d’institution qui signifie une tête couronnée.
Quoiqu’on joignit sur le théatre la parole avec le geste dans les representations ordinaires, l’art du geste étoit néanmoins enseigné dans les écoles comme un art qui montroit à s’exprimer, même sans parler. Ainsi l’on peut croire que les professeurs qui l’enseignoient, suggeroient non-seulement tous les moïens imaginables de se faire entendre à l’aide du geste naturel, mais qu’ils montroient encore comment on pouvoit dire sa pensée en se servant des gestes d’institution pour l’exprimer. L’orateur qui parloit, n’avoit pas besoin d’emploïer ces gestes artificiels pour se faire entendre. D’ailleurs il est comme impossible que plusieurs de ces gestes ne fussent incompatibles avec la décence qu’il devoit garder dans sa déclamation.
Voilà, suivant mon sentiment, la raison pour laquelle Quintilien défend si souvent à son orateur d’imiter la gesticulation des danseurs ou des saltatores.
Ce que dit Quintilien dans un autre endroit semble rendre ma conjecture une chose certaine. Tous les gestes dont je viens de faire mention, c’est Quintilien même qu’on entend, partent naturellement avec la parole. Mais il y a une autre espece de gestes qui ne signifient que parce qu’ils décrivent la chose qu’on veut exprimer par leur moïen.
Tel est le geste représentant l’action d’un médecin qui tâte le poul, et dont on se sert pour signifier un malade.
Rien n’est plus vicieux dans un orateur, ajoute Quintilien, que d’emploïer dans sa déclamation des gestes de cette espece. La déclamation de l’orateur doit être entierement differente de celle du danseur. L’orateur doit assortir son geste avec le sentiment qu’il exprime, et non pas avec la signification particuliere du mot qu’il prononce.
Nous voïons même, continuë notre auteur, que les comédiens qui veulent joüer avec décence s’assujetissent à l’observation de ce précepte, c’est-à-dire, qu’ils n’emploïent pas, ou du moins qu’ils n’emploïent que rarement dans leur déclamation des gestes d’institution.
Ciceron avoit déja dit à peu près la même chose que Quintilien. Ciceron veut bien qu’un homme qui se destine à parler en public tâche d’acquerir la grace et l’air aisé de Roscius, mais il ne veut pas qu’il moule son geste sur le geste qu’on enseignoit aux gens de théatre.
Apparemment que la plûpart des comédiens ne faisoient pas comme ceux que Quintilien appelle, histriones paulo graviores. Plusieurs histrions aimoient mieux se servir des gestes d’institution que de gestes naturels, parce que les gestes d’institution leur paroissoient plus propres à faire rire. Ils pensoient que ces gestes rendissent l’action plus animée.
Cependant les gens de bon goût désapprouvoient cette pratique. Ciceron dit que ce qui leur plaît davantage dans le jeu des comediens, ce sont les gestes simples et naturels. Les comédiens déplaisent, ajoute-t-il, lorsqu’ils font des gestes ineptes, ce qui leur arrive quelquefois.
On trouve une description curieuse de l’art du geste dans une lettre que Cassiodore écrivit à Albinus, pour lui donner la commission de faire décider par le peuple qui de Thodoron ou de Halandius étoit le meilleur acteur. Il étoit question d’avancer le plus habile.
Nos ancêtres, dit Cassiodore, ont appellé musique muette celui des arts musicaux, qui montre à parler sans ouvrir la bouche, à dire tout avec les gestes, et qui enseigne même à faire entendre par certains mouvemens des mains comme par differentes attitudes du corps, ce qu’on auroit bien de la peine à faire comprendre par un discours suivi ou par une page d’écriture.
Je crois cependant que les gestes d’institution ne signifioient pas toujours bien distinctement ce qu’on vouloit leur faire dire, quoiqu’on observât en les instituant une espece d’allusion aux choses qu’ils décrivoient. mimus hallucinatur, dit Apulée. Nous verrons par ce que saint Augustin dit des pantomimes, que le rapport qui étoit entre le geste et la chose signifiée n’étoit pas si bien marqué, qu’on pût toujours le deviner sans interprete, lorsqu’on n’avoit pas appris le langage de la danse antique.
Les orientaux ont encore aujourd’hui plusieurs danses semblables à celles que décrit Cassiodore. Toutes les relations, principalement celles de la Perse, parlent de ces danses. Les états de l’Asie ont toujours été aussi sujets que les états de l’Europe aux revolutions politiques ; mais il semble que les états de l’Asie aïent été moins sujets que les états de l’Europe aux revolutions morales. Dans l’Asie, les coutumes, la maniere de se vêtir, enfin les usages nationnaux, n’ont jamais été aussi sujets au changement qu’ils l’ont été, et qu’ils le sont encore dans les parties occidentales de l’Europe.
Nous voïons que les anciens appelloient indistinctement la même personne, danseur et faiseur de gestes, parce que la saltation étoit le genre, et l’art du geste l’espece. L’orateur Hortensius, le contemporain et le rival de Ciceron, étoit dans ses manieres et dans la façon de se mettre, ce que nous appellons précieux. On disoit de lui qu’après avoir été long-temps un comédien, il étoit ◀devenu une comédienne, une faiseuse de gestes, et on ne l’appelloit plus que Dyonisia. C’étoit le nom d’une célebre danseuse, ajoute Aulugelle, qui fait ce récit.
D’un autre côté l’action du comédien s’appelloit aussi gesticulation, comme on peut le voir dans le récit de l’avanture du poëte Andronicus. Ainsi non-seulement on disoit danser pour dire faire des gestes, mais on disoit aussi danser pour dire joüer la comédie. saltare et gestum agere, s’emploïent si bien indistinctement, qu’on disoit danser une piece dramatique pour dire la réciter sur le théatre, et cela, non-seulement en parlant des représentations des pantomimes, qui joüoient sans ouvrir la bouche, comme nous le dirons tantôt, mais même en parlant des représentations des tragédies ou des comédies ordinaires dans laquelle la récitation des vers faisoit une partie de l’execution de la piece. quand vous m’écrivez, dit Ovide à un ami qui lui mandoit que Médée ou quelque autre piece de la composition de ce poëte étoit fort suivie, que le théatre est plein lorsqu’on y danse notre piece, et qu’on y applaudit à mes vers.
Aulugelle pour dire que dans les temps anterieurs à ceux dont il parle, l’acteur qui prononçoit faisoit aussi les gestes, dit que ceux qui chantoient de son tems sans se remuer dansoient autrefois en chantant.
Juvenal nous apprend que l’écuïer tranchant qui coupoit la viande sur les bonnes tables les coupoit en dansant.
On peut bien couper la viande en gesticulant, mais non pas en dansant à notre maniere. D’ailleurs ce poëte ajoute en plaisantant, qu’il y a du mérite à couper la poularde et le liévre avec un geste varié et propre à chaque operation. Il y avoit à Rome des écoles particulieres pour cette espece de saltation.
Enfin Aristides Quintilianus après avoir parlé de l’amitié de Ciceron pour Roscius, qui charmoit Ciceron par son exactitude à suivre la mesure et par l’élegance de son geste, appelle ce comédien célebre un danseur. Il le nomme orchestam en grec, c’est-à-dire, saltatorem en latin. Nous verrons même par un passage de Cassiodore, que le mot grec avoit été latinisé. En effet quoique Roscius parlât souvent sur la scéne, c’est néanmoins par le geste que Ciceron le louë presque toujours. Lorsqu’il le louë dans son oraison pour Archias, c’est par le geste qu’il le vante.
Ciceron disputoit même quelquefois avec Roscius à qui exprimeroit mieux la même pensée en plusieurs manieres differentes, chacun des contendans se servant des talens dans lesquels il excelloit particulierement. Roscius rendoit donc par un jeu muet le sens de la phrase que Ciceron venoit de composer et de reciter. On jugeoit ensuite lequel des deux avoit réüssi le mieux dans sa tâche. Ciceron changeoit ensuite les mots ou le tour de la phrase, sans que le sens du discours en fut énervé, et il falloit que Roscius à son tour rendit le sens par d’autres gestes, sans que ce changement affoiblît l’expression de son jeu muet. et certe satis constat… etc. dit Macrobe en parlant de Ciceron et de Roscius.
En voilà suffisamment sur l’art de la saltation consideré dans toute son étenduë.
On voit bien par ce que nous en avons dit, que les anciens mettoient en pratique ses leçons dans les céremonies religieuses, à table et en d’autres occasions.
Mais notre sujet ne demande pas que nous suivions la saltation dans tous les usages qu’ils en faisoient. Parlons encore de la saltation théatrale en particulier.