Chapitre II.
Mademoiselle Mars a été toute la comédie de son
temps
Le Feuilleton de 1830 et années suivantes parlait souvent de la comédienne unique et charmante, mademoiselle Mars ; c’est qu’à entendre parler de cette femme adorée, le public, inconstant d’habitude, ne se lassait pas ! Elle, cependant, à mesure qu’elle avançait vers la borne fatale, elle redoublait de zèle et d’ardeur. Qui le croirait ? elle était exposée à des outrages sans pitié ! Ce sera l’honneur de la critique d’avoir protégé et défendu, obstinément, cette illustre artiste ; tant sur la fin de sa vie elle avait peine à se défendre contre les impatients qui se fatiguent d’entendre dire : — « Aristide est juste », — ou bien : « Mademoiselle Mars est la plus grande artiste de son temps ! » À propos d’une insulte sans nom qui fut faite à notre chère artiste, le feuilleton parlait ainsi :
La Couronne funèbre. — Molé. — Fleuri. — Menjaud
« Est-il besoin de vous rappeler que nous touchons aux dernières représentations de
mademoiselle Mars ? Le sort en est jeté ; elle a déclaré, il y a dix mois, que dans un
an elle prendrait congé de ce parterre qui l’a tant aimée, et comme elle a dit, elle
fera.
Bien plus, elle consentirait à rester (hélas ! ces pauvres grands
artistes sont si peu sûrs d’eux-mêmes), que ses amis ne le voudraient pas, moi à leur
tête. C’est donc, à tout prendre, encore deux mois de résignation et de patience pour
les malheureux que ce grand règne inquiète. Deux mois, c’est bien peu pour les rivalités
haineuses ; cela passe si vite, en effet ! Rien qu’un soir, par semaine, rien que trois
à quatre heures pour chaque soir ! Elle, cependant — tant elle a poussé loin l’admirable
et inépuisable coquetterie de son talent — elle redouble de grâce, d’esprit, de
vivacité, de jeunesse ; elle accable ses amis et ses ennemis de toutes ses qualités
charmantes ; elle ranime d’un souffle puissant les vieux chefs-d’œuvre qui vont
disparaître avec elle ! Jamais, non, jamais, vous ne l’avez vue, vous qui l’avez bien
vue, plus correcte, plus ingénieuse et plus franchement aimable ; ainsi, toute seule,
elle se défend à outrance ; elle comprend qu’elle va succomber, mais elle succombera,
comme le gladiateur, dans toute l’énergie de la victoire ; seulement, en tombant dans
cette noble arène, illustrée par elle, elle pourra dire, elle aussi, son : —
Reminiscitur Argos !
« Oui, en effet, elle se souvient, ainsi vaincue par une force irrésistible, de ses jours tout-puissants de triomphe et de victoire ; elle se souvient de l’enthousiasme universel, elle se souvient de ses créations splendides, quand elle faisait, de rien quelque chose : une comédie d’un vaudeville, un membre de l’Institut de quelque faiseur de mauvais vers ; elle se souvient de la joie, de la bonne humeur, de l’applaudissement du parterre ; elle se rappelle tous les triomphes entassés là, à ses pieds : ce théâtre glorifié, cette scène agrandie, et les vrais Dieux venant au-devant d’elle, les mains chargées de couronnes. Voici l’heure pourtant, où il faut renoncer à toutes ces conquêtes ; il faut abandonner ce vaste royaume ! Il est venu enfin le dernier jour ! — Et cependant voyez-la sourire encore, entendez-la parler, de cette voix divine qui sait le chemin de tous les cœurs ; voyez-la se parer avec cette science naturelle que tant de femmes ont rêvée ! Pauvre femme ! Quel courage ! quelle résignation ! quelle abnégation ! Et pour quoi, et pour qui ?
« Mais aussi, dans cette foule attentive et studieuse du Théâtre-Français venue, chaque soir pour l’entendre, quand elle paraît, cette femme illustre entre toutes les femmes qui appartiennent aux beaux-arts, l’émotion est générale, le silence est profond, l’attention est unanime. Chacun se dit tout bas : C’est peut-être la dernière fois que je vais l’entendre ! Rappelez-vous le dernier ami que vous avez quitté. Vous l’avez accompagné en silence sur le bord de la mer : l’heure du départ est arrivée, le ciel est noir, la mer rugit au loin, le frêle esquif se balance d’une façon formidable, votre ami reste calme, il vous tient la main dans les siennes, il vous la serre, il vous regarde avec assurance, il vous sourit une dernière fois ; vous, cependant, vous avez la mort dans le cœur. Tels sont les derniers et limpides sourires de mademoiselle Mars.
« Ce soir-là, le jour du crime, elle avait donc joué son rôle de Célimène dans Le Misanthrope. C’est le rôle de la grande comédie qu’elle aime le plus et qu’elle joue le mieux, peut-être. Elle a en elle-même tous les instincts de la vieille société française, depuis longtemps éteinte, et qu’elle n’a pu deviner qu’à force de goût, d’élégance et de génie. Ce rôle de Célimène est fait d’ailleurs à la taille de mademoiselle Mars. Ironie, malice, gaieté, causerie vivante, parole animée, bonne grâce parfaite, tout est là. Dans ce beau drame de la coquetterie aux prises avec l’honneur d’un galant homme, Célimène est seule, sans autre défense que son esprit, sans autre protection que sa beauté. Autour de cette jeune femme se sont donné rendez-vous tous les oisifs de la cour. On vient, tout exprès chez cette beauté à la Mode, pour la voir, tout exprès pour l’entendre ; elle, de son côté, elle ne songe qu’à montrer beaucoup d’esprit et un charmant visage ; quant au cœur, peu lui importe ! Ces beaux jeunes messieurs s’inquiètent bien du cœur de Célimène ! Ils en veulent à l’éclat que cette jeune femme peut leur donner dans le monde, et non pas à son amour. Ni les uns ni les autres ne songent même à posséder cette belle : ce qu’ils veulent avant tout, c’est une bonne parole et devant témoins ; c’est un tendre regard, en public ; ce sont des lettres qu’ils puissent montrer à tout venant ; et quant au reste, le reste viendra, si veut Célimène. — Et justement voilà pourquoi Célimène, fidèle au rôle qu’elle s’est imposée, est si prodigue envers les uns et les autres de bonnes paroles, de tendres regards, de billets doux ; là est sa force, et elle a besoin d’être forte pour se défendre. C’est à proprement dire l’histoire de mademoiselle Mars, avec le parterre de ce temps-ci.
« Seulement, dans cette foule brodée de l’Œil-de-Bœuf qui bourdonne incessamment à son oreille, parmi ces jeunes et galants oisifs qui font l’amour pour s’en vanter, et qui se parent d’une maîtresse nouvelle, comme d’un justaucorps à brevet, Célimène finit par découvrir le plus honnête des gentilshommes, le plus vrai des amoureux. Rare esprit, âme plus rare encore ; âme tendre et forte qui n’a peur de rien, pas même du ridicule ; dévouement sincère, amour passionné, bonne foi complète, Alceste, en un mot. Que n’a-t-on pas dit d’Alceste ! On ferait des volumes rien qu’avec les conjectures dont il a été l’objet. Ni le roman intime (feu le roman intime, faudrait-il dire), ni feu le drame moderne, toujours escortés de quelques héros mystérieux sans explication et sans nom, et tout noir, n’ont jamais préoccupé la curiosité et la sagacité du lecteur, autant que l’a fait ce bel Alceste, créé tout exprès et mis au monde par Molière, quand Molière voulut dire à tous et à chacun, enfin, les plus secrètes pensées de son esprit et de son cœur. Ajoutez cette différence entre les mystères solennels de Molière et les futiles mystères du drame et du roman, comme on les fait de nos jours ; une fois que vous avez soulevé le sombre manteau du romancier ou du dramaturge, vous êtes au fait de son œuvre :
« “N’est-ce que cela ?” dites-vous avec dédain et pitié, en rejetant le manteau sur le cadavre du héros ; au contraire l’énigme transparente de Molière, après tant d’explications de tout genre, reste encore inexpliquée. Quelle est, je vous prie, votre opinion sur Alceste ? D’où vient-il, ce gentilhomme qui ne sait ni flatter, ni mentir, ni rien céder à pas une des nombreuses exigences de la vie de chaque jour ? Que vient-il chercher dans ce monde de courtisans, de flatteurs, de beaux esprits, de grandes coquettes, de futiles amours, d’intrigues folles, et pourquoi donc cet amoureux s’est-il épris de cette coquette ? Dans ce grand xviie siècle, où tout était à sa place, les hommes et les choses, comment se fait-il qu’Alceste seul ne soit pas à la sienne ? Et si, en effet, ce n’est là qu’un gentilhomme dans sa sphère véritable, s’il est habitué, depuis longtemps, à vivre ainsi au milieu des élégants mensonges de la cour, d’où lui vient cet emportement subit ? Pourquoi tant de colère à tout propos, et justement, ce jour-ci, où il est en cause devant le Parlement et chez Célimène ?
« Au contraire, Alceste, s’il n’est entré dans le salon de Célimène qu’en passant et par hasard, de quel droit, je vous prie, vient-il dire à chacun ces vérités inattendues ? De quel droit adresse-t-il, à ces futiles gentilshommes, des leçons que pas un ne lui demande ? Et cependant l’acteur, placé entre ces deux extrêmes, redoutant également d’être trop brusque, c’est-à-dire de paraître mal élevé, ou de paraître trop facile à vivre, c’est-à-dire de rien retrancher de la rudesse et de l’indignation de son personnage, l’acteur, entre ces deux excès, reste bien empêché. Il hésite, il se trouble, et pour trop approfondir ce grand rôle, il va tantôt trop loin, tantôt il s’arrête en chemin ; c’est véritablement là un grand malaise. Après quoi, s’il demande à ceux qui peuvent le savoir : ce qu’on faisait avant lui et comment cela se jouait ? les plus habiles lui répondent qu’ils n’en savent rien ; qu’en ceci chaque comédien est resté le maître de se montrer tout à fait comme un grand seigneur qui fronde, et de très haut, les vices de l’espèce humaine, ou tout à fait comme un philosophe qui s’en attriste. Ainsi, le comédien Molé se montrait dans ce rôle comme le représentant des vieilles mœurs, des vieux usages, de l’obéissance et du respect depuis longtemps établis. Il était avant tout le philosophe qui gourmande ses disciples ; chez lui le dédain venait de la vertu. Fleury, au contraire, était avant tout un gentilhomme ; en Fleury, même sous l’habit et le cordon bleu de duc et pair, on reconnaissait le marquis ; il était railleur, malin, fat admirable, et c’est justement pourquoi il n’a jamais été grand dans le rôle d’Alceste. Alceste dédaigne l’esprit et l’ironie, et c’est bien malgré lui si parfois il s’en sert.
« Voilà ce que disent nos maîtres, les critiques qui ont vu, qui se souviennent et qui regardent, à la fois, dans le présent et dans le passé. Pour nous, nous ne pouvons que parler de ce que nous avons vu et entendu. Fleury lui-même, le dernier des marquis, depuis longtemps, était mort quand notre tour est arrivé de faire de la critique. Il faut donc que nous et notre critique nous nous contentions de Menjaud, de Firmin. Firmin, à tout prendre, comprenait le rôle d’Alceste. Il y avait mis tous ses soins, toute sa patience et tout son bon sens. Il portait à merveille l’habit habillé que personne ne porte plus guère, depuis que nous sommes tous devenus▶ les égaux de nos supérieurs. Il indiquait toujours, et très fidèlement, ce qu’il faudrait faire ; il ne le faisait pas toujours. Notez bien que ce n’était pas la force qui manquait à Menjaud, c’était la patience. Il avait tant de hâte d’arriver au but, qu’il l’outrepassait, alors notre homme, comprenant sa faute, s’impatiente outre mesure. Sa mémoire s’arrête et aussi son regard. Il prend un air malheureux qui fait peine à voir ; il se trouble, il hésite, il est prêt à vous dire en frappant du pied, comme cet amateur homme d’esprit qui, jouant le rôle d’Alceste, prit la fuite au beau milieu du rôle en s’écriant : — Ce n’est pas ça !
« Quant à mademoiselle Mars, est-il besoin de vous dire… oui, certes, il est besoin de répéter que, d’un bout à l’autre de son rôle, mademoiselle Mars était charmante, alerte, animée, agaçante, éloquente ; c’était merveille de l’entendre, et merveille de la voir attentive à toutes choses, vive à la repartie, hardie à l’attaque, railleuse toujours, passionnée quelquefois, forte contre tous, faible seulement contre Alceste : jamais la comédie n’a été jouée avec cette inimitable et incroyable perfection.
« La dernière fois qu’elle joua ce grand rôle avant son départ, elle obéissait à une demande collective que les collèges de Paris lui adressaient, chaque année, le jour de Saint-Charlemagne, et jamais elle ni Talma, n’avaient rien refusé à la pétition qui commençait assez souvent, par cette phrase à grand orchestre. — “Madame (ou Monsieur) vous qui avez vu, à vos pieds, un parterre de rois !” Donc ce jour-là le parterre se composait, en grande partie, de la génération naissante qui célébrait la Saint-Charlemagne, la fête des écoliers. Ils venaient, eux aussi, saluer la grande comédienne. De là, grand tapage dans les entractes, bruyantes clameurs, interjections puissantes, restes éloquents du déjeuner solennel ; mais, une fois l’actrice en scène, pas un souffle. Ces beaux jeunes regards s’arrêtaient, tout émus, sur cette femme qu’ils ne devaient plus revoir. Ô la jeunesse ! la jeunesse ! il n’y a qu’elle pour comprendre les grands artistes, pour les aimer, pour les applaudir, pour se prosterner aux pieds des chefs-d’œuvre ! Ô la jeunesse ! sans haine, sans envie, et sans colère, et sans menace, au contraire, toute remplie d’enthousiasme et d’honnête passion !
« Ainsi animée, ainsi rajeunie par les puissantes émanations de ce parterre
de dix-huit ans, ainsi applaudie par ces grandes mains honnêtes et vigoureuses qui
sortaient de ces habits bleus, trop étroits pour contenir toute cette fougue,
mademoiselle Mars s’est, surpassée elle-même. Du Misanthrope, elle a
passé, sans trop d’efforts, à la comédie de madame de Bawr, La Suite d’un
bal, aimable petit acte qui eût pu être signé Marivaux, et que
mademoiselle Mars emportait avec elle, comme un tout petit diamant de son écrin ; là
encore elle a été charmante. Mais aussi quelle physionomie éloquente ! que d’esprit même
dans son silence ! quel son de voix enchanteur ! quelle mesure ! Victoire à mademoiselle
Mars ! victoire ! triomphe ! honneur à mademoiselle Mars ! C’est bien celle-là qui peut
dire, et à plus juste titre que cet empereur de Rome qui allait se tuer de ses mains :
—
Qualis artifex pereo !
quel grand artiste de
moins !
« Eh bien ! ce fut justement à ce moment-là de son triomphe (derniers moments du bonheur poétique, moments sacrés de cette pure joie des beaux-arts ; pour ces moments-là le dernier bandit des Abruzzes aurait de l’enthousiasme et du respect), qu’un homme caché, perdu dans la foule, attendait mademoiselle Mars, le poignard à la main. Que dis-je, le poignard à la main ? il s’agit bien de poignard ! Il s’agit d’un guet-apens, plus funeste et plus cruel mille fois. Ah ! vous ne devinez pas ! Mais qui le pourrait deviner ? qui pourrait croire que cela se passe ainsi dans la France policée, en plein Théâtre-Français, qui pourrait croire qu’une femme pareille, à qui nous devions tant de reconnaissance pour tant de belles heures du plus calme et du plus honnête plaisir qui soit au monde, serait exposée à des lâchetés de cette force ? Mais quelle lâcheté ? la voici :
« Une coutume s’est introduite dans les théâtres de Paris, qui nous paraît une coutume stupide. Nous voulons parler des couronnes et des bouquets qui se jettent à la fin d’un opéra, d’un ballet ou d’une comédie, aux pieds, souvent assez laids et assez plats, de la divinité à la mode. À notre sens, rien ne ressemble moins à l’enthousiasme véritable, que ce jet de bouquets et de fleurs. Le rire et les larmes, la douleur et la joie, et le bravo ! spontané de l’auditoire, à la bonne heure, cela se fait vite et bien et tout d’un coup, cela va droit au but. Mais arriver à un spectacle avec l’intention formelle de lancer à l’idole, sa petite couronne ; tenir cette couronne honteusement cachée au fond de son chapeau, et puis, quand la reine en question a fait sa dernière pirouette ou déclamé son dernier vers, lui jeter obscurément la servile guirlande, c’est là tout à fait le métier d’un laquais, d’une maman, ou d’un amoureux de bas étage. Avouez ensuite que c’est là véritablement insulter les fleurs du bon Dieu que de les jeter sans respect, et sans pitié, sur les planches huileuses d’un théâtre ; enfin, ajoutez, pour tout dire, que la plupart du temps ces couronnes maladroites tombent sur la tête mal peignée de quelque brave claqueur. Par exemple, je me rappelle ces propres paroles de deux demoiselles errantes qui se promenaient sur le boulevard de Gand, à dix heures du soir : — “Tiens, disait l’une, Polyte nous rapportera des fleurs, la Taglioni danse ce soir !”
« Donc, à la fin de la petite comédie, plusieurs couronnes ont été jetées à mademoiselle Mars.
« Et parmi ces couronnes, il y en avait une qui avait été volée le matin même, dans un cimetière, sur une tombe profanée ; volée on ne sait par qui, par la même main invisible qui espérait ainsi attrister le dernier triomphe de Célimène ! Voilà où nous en sommes : les morts sont dépouillés pour faire insulte aux vivants. Du fond de son cercueil le mort doit défendre sa couronne funèbre, s’il ne veut pas que cette couronne ◀devienne un outrage à quelque célébrité vivante. La fatale couronne était donc, moitié noire et moitié blanche, aux pieds de mademoiselle Mars, et, par un grand malheur, c’est celle-là que l’acteur a ramassée et qu’il a présentée !… Mais si vous aviez vu quel geste sans indignation ! quelle réserve dans ce refus ! quel courage chez cette femme ! quelle peur de toucher à ces fleurs sacrilèges, volées par un païen sur un tombeau !
« Voilà cette funeste histoire ! Et puis l’on s’étonne que la critique protège jusqu’à la fin une pareille femme ! On nous reproche notre admiration, notre dévouement, notre sincère enthousiasme ! On ne veut pas que nous soyons là toujours pour la protéger, pour lui dire : Courage ! pour l’abriter contre ces insolences abominables ! Mais si quelques gens de cœur n’avaient pas été, pour ainsi dire, les gardes de mademoiselle Mars, il y a longtemps que le Théâtre-Français l’eût perdue : et comptez donc combien de grands hommes, combien de grands drames qui n’auraient pas vu le jour !
« Il y avait, à ce qu’on rapporte, sur cette même scène française, un grand comédien nommé Baron, que Molière avait élevé lui-même. Le parterre s’était mis à adopter ce Baron comme le dernier confident des pensées du maître, et jusqu’à la fin de sa vie il l’entoura d’attentions et de respects. Lui, cependant, Baron, fidèle à ses rôles, et sachant très bien qu’en fin de compte le parterre ne s’intéresse qu’à la passion dans la comédie et dans le drame, il jouait, jusqu’à la fin, le rôle des beaux jeunes gens amoureux que Molière avait écrit tout exprès, il y avait soixante ans, pour ce jeune Baron. Or, le parterre de ce temps-là, sage et plein de réserve, trouvait très naturelle cette héroïque persévérance ; il applaudissait, de la façon la plus loyale et la plus sincère son unique comédien ; seulement, un jour que ce jeune homme de quatre-vingts ans était aux pieds de sa maîtresse, et comme ses deux laquais tardaient à le venir relever, quelques étourdis du parterre se mirent à rire un peu trop haut. Alors Baron s’avançant tout au bord du théâtre, et regardant dans cette foule, comme s’il eût pu découvrir les insulteurs : — Ingrat public que j’ai formel dit-il en les montrant du doigt ; et depuis ce jour-là, on eut beau le prier et le supplier de reparaître, il ne reparut plus.
« Oui, ingrat public, qui ne voit pas ces insultes cachées ! Ingrat public, qui ne comprend pas tout ce qu’il va perdre ! Ingrate génération, à qui mademoiselle Mars a enseigné à parler et à se taire, à s’habiller, à saluer, à vivre, enfin ; que disons-nous, les moindres choses de la vie ordinaire, cette aimable femme les a apprises à cette génération ; elle leur a appris à entrer dans un salon, à tenir un éventail, à prendre un fauteuil, et les moindres détails de la vie élégante ! — À elle seule, cette femme, et grâce à cet instinct merveilleux qui ne l’a jamais trompée, elle a été renseignement universel de ce temps-ci ; elle a remplacé cette vieille société française que la révolution avait emportée dans un pan de sa robe sanglante ; elle a retrouvé l’élégance, la politesse, le bon goût, l’ajustement ; que dis-je ? elfe a retrouvé l’urbanité française, qui s’était perdue dans les tempêtes, et voilà par quelles couronnes nous la récompensons ! »
Au Misanthrope, un bonheur assez rare est arrivé ; Le Misanthrope devait avoir une suite (ici n’est pas le miracle ; on a la suite de Don Quichotte, on a la suite de Manon Lescaut). Le miracle c’est que la suite du Misanthrope est une œuvre illustre et grande, et c’est pourquoi nous demandons la permission d’en parler à cette place même ; il sera plus facile au lecteur de comparer entre elles ces deux grandes œuvres : Le Misanthrope de Molière et Le Philinte de Fabre d’Églantine.