(1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. John Stuart Mill — Chapitre III : Théorie psychologique de la matière et de l’esprit. »
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(1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. John Stuart Mill — Chapitre III : Théorie psychologique de la matière et de l’esprit. »

Chapitre III :
Théorie psychologique de la matière et de l’esprit.

Nous n’entrons pas ici, comme on pourrait le croire, dans la métaphysique ; du moins n’y sera-t-il question ni de la matière ni de l’esprit, considérées comme substances » La « théorie psychologique de l’esprit et de la matière », qui est le résumé et le résultat de ce qui précède, s’oppose à la théorie intuitive (introspective) de Reid, de Stewart et de la plupart des philosophes, en ce que celle-ci considère le sujet et l’objet comme deux termes fondamentaux, irréductibles, à nous révélés par la conscience dès le commencement de la vie, tandis, que l’école expérimentale pense que les notions de matière et d’esprit sont complexes et formées à une époque ultérieure ; qu’en conséquence, en y appliquant l’analyse, on peut en découvrir et en retracer la genèse. Elle voit une question d’origine et de recherche embryologique, là où l’école rivale ne voit que deux faits à constater, réfractaires à tout procédé d’explication. Elle se propose d’établir que la matière n’est que la possibilité permanente de nos sensations, et l’esprit la possibilité permanente de nos états de conscience ; se rapprochant ainsi de Berkeley sur le premier point, et de Hume sur le second.

Commençons par la matière118.

I

La théorie psychologique de la croyance en un monde extérieur a besoin, pour se constituer, de quelques postulats qui, tous, sont prouvés par l’expérience.

Le premier postulat, c’est que l’esprit humain est capable d’attente ; en d’autres termes, qu’après avoir eu des sensations actuelles, nous sommes capables de nous former la conception de sensations possibles.

Le second postulat, c’est que nos idées s’associent suivant des lois. Parmi les lois de l’association des idées, celles qui concernent le cas présent sont les suivantes :

Il y a une tendance à penser ensemble des phénomènes semblables.

Il y a une tendance à penser ensemble des phénomènes qui ont été éprouvés ou conçus comme contigus dans le temps ou l’espace.

Les associations produites par la contiguïté deviennent plus certaines et plus rapides par la répétition ; et ainsi se produit l’association inséparable ou indissoluble.

Quand l’association a acquis ce caractère d’inséparabilité, non-seulement les deux idées deviennent inséparables dans la conscience, mais les faits ou phénomènes qui correspondent à ces idées en viennent finalement à paraître inséparables dans l’existence. On en trouve des exemples innombrables dans les perceptions acquises de la vue. Ainsi, nous voyons artificiellement qu’un corps est chaud ou froid, dur ou mou, etc.

Ces postulats posés, « la théorie psychologique maintient qu’il y a des associations naturellement et même nécessairement produites par l’ordre de nos sensations et de nos réminiscences de sensations, lesquelles, en supposant qu’il n’existât dans la conscience aucune intuition d’un monde extérieur, en produiraient inévitablement la croyance et le feraient regarder comme une intuition. » Et d’abord, que voulons-nous dire par ces mots : un monde extérieur, une substance externe ? Nous entendons que nos perceptions ont rapport à quelque chose qui existe, même quand nous n’y pensons pas, qui a existé avant que nous y ayons pensé, qui existerait quand même nous serions anéantis ; nous entendons qu’il existe des choses que nous n’avons jamais vues, touchées, ni aperçues, ni nous, ni aucun autre homme. L’idée de ce quelque chose de fixe qui se distingue de nos impressions flottantes, par ce caractère que Kant appelle la permanence ; c’est là notre croyance à la matière. Or, d’après la théorie psychologique, tout cela n’est que la forme, que les lois connues de l’association imposent à nos notions de sensations contingentes, obtenues par l’expérience.

Je vois un morceau de papier blanc sur une table. Je passe dans une autre chambre et je ne le vois plus ; cependant je suis persuadé que le papier y est toujours ; que si je rentrais dans la chambre, je le verrais encore. Je crois que Calcutta existe, quoique je ne le voie pas ; et qu’il existerait encore quand même tous ses habitants seraient subitement frappés de mort. Analysez cette croyance, et vous verrez qu’elle se réduit à ceci : si j’étais transporté soudainement sur la rive de l’Hougly, j’aurais des sensations qui m’amèneraient à croire que Calcutta existe. Dans ces deux cas (et tous y rentrent), mon idée du monde extérieur est l’idée de sensations actuelles ou possibles. Ces diverses possibilités sont même la chose importante pour moi dans le monde. Mes sensations présentes sont généralement de peu d’importance et fugitives ; les possibilités, au contraire, sont permanentes ; ce qui est précisément le caractère qui distingue notre idée de substance ou de matière, de notre idée de la sensation.

Il y a un autre caractère important qui ajoute à a certitude ou garantie de ces possibilités de sensations ; c’est que les sensations sont non pas isolées, mais jointes en groupes. Quand nous pensons à quelque corps ou objet matériel, nous pensons non à une seule sensation, mais à un nombre indéfini et varié de sensations, appartenant d’ordinaire à divers sens, mais si bien liées, que la présence de l’une annonce d’ordinaire la présence possible et au même instant de tout le reste. Par suite, le groupe, considéré comme un tout, se présente à l’esprit comme permanent, caractère principal qui distingue notre idée de substance ou de matière de notre idée de la sensation.

Enfin, nous ne reconnaissons pas seulement des groupes fixes, mais aussi un ordre fixe dans nos sensations, un ordre de succession qui, quand l’expérience le confirme, donne naissance aux idées de cause et d’effet. Mais cette succession invariable entre ce qui est antécédent et ce qui est conséquent a lieu le plus souvent, non entre un antécédent actuel et un conséquent actuel, mais entre des groupes dont une partie seulement nous est présente actuellement. Par suite, nos idées de cause, de puissance, d’activité se lient, non à des sensations, mais à des groupes de possibilités de sensations. L’ensemble des sensations, considérées comme possibles, forme une base permanente pour les sensations actuelles ; le rapport des sensations possibles est considéré comme le rapport d’une cause à ses effets, d’une toile aux figures qui y sont peintes, d’une racine à son tronc, ses feuilles et ses fleurs, d’un substratum à ce qui le recouvre.

Ce n’est pas tout encore. Arrivés à ce point, nous considérons ces possibilités permanentes comme différentes de la sensation. Nous oublions qu’elles ont leur fondement dans la sensation, et nous supposons qu’elles en sont intrinsèquement distinctes. En d’autres termes, ces groupes de sensations liés entre eux suivant des rapports de simultanéité ou de succession, en viennent pour ainsi dire à être détachés de nous-mêmes et considérés comme des existences distinctes. De plus, nous découvrons que les autres êtres humains ou sentants fondent leur attente et leur conduite, comme nous, sur ces possibilités de sensations. Nous voyons qu’ils n’ont pas exactement les mêmes sensations que nous, mais qu’ils ont leurs possibilités de sensations comme nous ; que tout nous indique qu’il y a en eux une possibilité de sensations semblables aux nôtres, à moins que leurs organes ne diffèrent du type des nôtres. Cet accord de nous et de nos semblables achève et complète notre idée : que la réalité fondamentale de la nature consiste en des groupes de possibilités.

En un mot, des sensations possibles, des groupes de sensations, un ordre entre ces groupes et un accord entre notre croyance et celle de nos semblables : c’est là toute notre idée de la matière. « La matière peut donc être définie une possibilité permanente de sensation. Si l’on me demande si je crois à la matière, je demanderai si l’on accepte cette définition. Si on l’accepte, je crois à la matière ; et ainsi font tous les Berkeleyens. Dans tout autre sens, je n’y crois pas. Et j’affirme avec confiance que cette idée de la matière renferme toute la signification qu’on y rattache en général, à part les théories philosophiques ou théologiques119. »

On objectera peut-être que la précédente théorie rend bien compte de l’idée d’existence permanente qui forme une partie de notre conception de la matière ; mais qu’elle n’explique pas pourquoi nous croyons que ces objets permanents sont extérieurs, c’est-à-dire hors de nous.

Je pense, au contraire, dit M. Mill, que l’idée même de quelque chose hors de nous ne dérive que de la connaissance que l’expérience nous donne de possibilités permanentes : nous entraînons nos sensations avec nous partout où nous allons ; mais quand nous changeons de place nous n’entraînons pas avec nous les possibilités permanentes de sensations. Nous les retrouvons quand nous revenons. Elles naissent et cessent dans des conditions où notre présence n’a rien à voir, en général. Elles sont et seront après que nous aurons cessé de les sentir, des possibilités de sensations pour d’autres êtres. Le contraste entre nos sensations actuelles et les possibilités de sensations est donc clair : et quand l’idée de cause est née en nous, rien de plus naturel que de l’étendre à ces possibilités permanentes, que de les considérer comme des existences de nos sensations, mais dont nos sensations sont les effets.

II

Appliquons maintenant cette théorie psychologique à l’esprit120. Il est évident d’abord que la connaissance que nous en avons comme celle que nous avons de la matière est entièrement relative. Nous ne savons pas ce qu’il est en dehors des manifestations de la conscience. Nous ne pouvons ni le connaître, ni l’imaginer, sous une forme autre que la succession de divers états de conscience. Il n’en est pas moins vrai que notre notion, d’esprit, comme celle de matière, est la notion de quelque chose de permanent par opposition au flux perpétuel des états de conscience que nous y rapportons. Ce « permanent » peut n’être, pour l’esprit comme pour la matière, qu’une possibilité. Je crois que mon esprit existe, même quand il ne sent pas, ne pense pas et n’a pas conscience de son existence. A quoi cela se réduit-il ? à croire à une possibilité permanente de ces états. Ainsi donc notre idée de l’esprit, ce n’est rien de plus que l’idée de la série de nos sensations actuelles et des possibilités infinies de sensation qui se réaliseront si les conditions appropriées se rencontrent.

Mais avant d’aller plus loin, M. Mill, qui n’ignore pas que la plupart des gens courent vite aux conséquences réelles ou présumées d’une doctrine pour la juger, nous propose de les examiner. Elle est accusée, dit-il, de ruiner notre croyance à l’existence de nos semblables, à l’existence d’un monde suprasensible ou de Dieu, et à l’immortalité.

Sur le premier point, il n’y a absolument rien, dans cette théorie, qui puisse m’empêcher de penser qu’il y a d’autres êtres comme moi, dont l’esprit n’est comme le mien qu’une série de sentiments. Car, comment suis-je amené à croire que les êtres que je vois marcher et que j’entends parler, ont des sentiments et des idées, qu’ils possèdent un *esprit ? Évidemment ce n’est pas par intuition. Je vais des signes aux sentiments qu’ils traduisent ; ma propre expérience sert de base à mon induction. Mais ce procédé logique ne perd rien de sa légitimité dans l’hypothèse que ni l’esprit ni la matière ne sont rien autre chose qu’une possibilité permanente de sentiment.

La théorie psychologique de l’esprit laisse ma certitude de l’existence de mes semblables exactement ce qu’elle était auparavant : il en est de même pour l’existence de Dieu. Supposez que je considère l’Esprit divin simplement comme la série des pensées divines prolongée pendant l’éternité, ce serait assurément considérer l’existence de Dieu comme aussi réelle que la mienne ; ce serait faire ce qu’au fond on fait toujours, c’est-à-dire se fonder sur la nature humaine pour en inférer la nature divine. La croyance en Dieu n’a donc rien ni à gagner ni à perdre, si l’on admet la présente théorie.

Il en est de même pour l’immortalité : il est aussi aisé de concevoir une succession de sentiments, un courant de conscience121 prolongée éternellement, qu’une substance spirituelle qui continue toujours d’exister : et s’il y a quelques arguments probants, ils peuvent aussi bien s’adapter à une théorie qu’à l’autre.

Voilà donc les objections extrinsèques écartées. Mais la théorie qui résout l’esprit, en une série de sentiments actuels, avec une base de sentiments possibles, contient des difficultés intrinsèques qu’il ne semble pas, dit M. Mill, que l’analyse psychologique puisse résoudre. En effet, le courant de conscience qui constitue la vie phénoménale de l’esprit se compose non-seulement de sensations présentes, mais aussi de souvenirs et d’attentes ; il n’est pas borné au présent, il embrasse aussi le passé et l’avenir. « Si donc nous parlons de l’esprit comme d’une série de sentiments, nous sommes obligés d’ajouter, pour être complet, une série de sentiments qui se connaît elle-même comme passée et comme future. Et nous sommes réduits à l’alternative de croire que l’esprit, le moi, est quelque chose de différent d’une série de sentiments actuels ou possibles ou bien d’accepter ce paradoxe, que quelque chose qui par hypothèse n’est qu’une série de sentiments, peut se connaître elle-même comme série. » La vérité, ajoute M. Mill, c’est que nous sommes ici face à face avec cet inexplicable qui se rencontre nécessairement quand nous touchons aux faits derniers. Et il pense que si sa manière d’expliquer les faits paraît plus incompréhensible qu’une autre, c’est qu’elle est moins accommodée au langage courant, et que par suite elle présente quelquefois des contradictions dans les termes. « Au fond le plus sage de beaucoup c’est d’accepter le fait inexplicable, sans théorie sur le comment ; et quand nous sommes obligés d’en parler en termes qui impliquent quelque théorie, il faut le faire avec plus de réserve. »

III

Cette théorie de l’esprit et de la matière, qui dépasse à quelques égards la psychologie purement expérimentale, paraît avoir soulevé de vives discussions en Angleterre, si l’on en juge par le grand nombre de livres, brochures, articles de journaux et de revues que M. Mill cite, discute, et quelquefois approuve. Avec ce goût de la libre critique et cette parfaite loyauté qui lui sont propres, il se plaît à citer ses adversaires, à mettre en relief certaines objections et à dire même nettement celles qu’il regarde comme insolubles.

Notons d’abord quelques différences entre la théorie psychologique de la matière et celle de l’esprit. M. Mill donne la première pour complète, mais il refuse expressément ce caractère à la seconde122. L’une serait acceptée sans réserve par un idéaliste, l’autre confine à l’empirisme absolu : l’une touche à Berkeley, l’autre à Hume123.

Qu’y a-t-il cependant de commun entre ces deux théories que l’auteur confond sous un même nom ? Le voici : l’une réduisant la matière à n’être qu’une collection d’attributs ; l’autre réduisant l’esprit, en apparence au moins, à n’être qu’une collection d’états de conscience, il semble que toute idée de substance disparaisse. Or, cette théorie porte un nom spécial, elle s’appelle phénoménisme. On la trouve dans Hume. Voyons s’il faut l’attribuer à M. Mill.

L’auteur, qui se plaint de la façon dont sa doctrine a été reçue par ceux « dont les opinions étaient déjà faites », reconnaît que le jugement le moins défavorable a été celui des partisans de Berkeley ou de tout autre idéaliste. On ne voit point, en effet, pourquoi ils n’accepteraient pas sa théorie de la matière. Car que soutient l’idéaliste ? Que toute la réalité du monde extérieur est dans l’esprit qui le connaît, que nous ne savons de la matière. que ce qu’en disent nos sensations et nos idées, la sensation nous révélant les attributs, et l’idée, l’ordre entre les attributs : la première étant plutôt la connaissance vulgaire, la seconde plutôt la connaissance scientifique ; mais que le tout se réduisant en dernière analyse à des états de conscience, on peut soutenir par suite que toute la réalité de la matière est en nous ; que ce n’est aucunement nier l’existence de la matière, que c’est simplement dire que nous en avons une connaissance relative, et qu’elle n’est que la cause possible de nos sensations et de nos idées. Mais M. Mill, comme nous l’avons vu, ne soutient guère autre chose.

C’est sur la théorie psychologique de l’esprit que le débat se concentre. Ici les idéalistes nous abandonnent et la difficulté grandit. On pouvait admettre à la rigueur que le monde extérieur est une collection de phénomènes sans substratum ; car il reste encore un esprit qui en fait la synthèse et qui lui sert de support. Mais si l’esprit est réduit aussi à une collection d’états de conscience sans substance aucune, on ne trouve plus rien de solide où l’on puisse se prendre, ni en nous, ni hors de nous liant, du moins, voyait dans notre idée de la substance une certaine façon propre à l’esprit humain de lier et d’agréger les phénomènes : il ne niait point d’ailleurs l’existence possible d’un substratum, d’un noumène inaccessible, sorte d’étoffe mystérieuse sur laquelle se dessinent les phénomènes ; mais ici le phénoménisme est absolu. En fait, dit M. Mill, tous les philosophes qui ont examiné la question de près ont décidé qu’on n’a besoin de la substance qu’à titre de support et de lien des phénomènes. Laissez-nous donc simplement faire disparaître par la pensée ce support et supposer que les phénomènes restent, et forment les mêmes groupes et les mêmes séries, grâce à quelque autre agent ou même sans aucun agent, si ce n’est une loi interne, et nous arriverons, sans substance, aux conséquences en vue desquelles la substance était supposée. Les Hindous pensent que la terre a besoin d’être soutenue par un éléphant ; mais la terre se soutient très bien dans l’espace sans rien qui la supporte. Descartes supposait un medium matériel entre le soleil et la terre pour expliquer leur action réciproque ; mais la loi d’attraction universelle l’explique beaucoup mieux que les tourbillons124.

Toutefois, cette première difficulté écartée, il en reste une plus redoutable, et c’est celle-ci que, de son propre aveu, M. Mill ne résout pas. Vous réduisez le moi à une série d’états de conscience, mais il faut quelque chose qui lie entre eux ces états. Si vous avez un collier de perles et que vous ôtiez le fil, que reste-t-il ? Des perles éparses et non plus un collier. Notre auteur semble admettre que le lien, « l’union organique », qui existe entre la conscience présente et la conscience passée, en constituant la mémoire, constitue aussi le moi. « Qu’il y ait quelque chose de réel dans ce lien, dit-il en concluant, réel comme les sensations elles-mêmes, et que ce ne soit pas un simple produit des lois de la pensée, sans rien qui y corresponde, c’est ce que je tiens pour indubitable. La nature précise du procédé par lequel nous le connaissons est un ample sujet de discussions… Je n’essaye pas de le trancher. Mais cet élément original qui n’a de communauté de nature avec aucune chose répondant à nos noms, et auquel nous ne pouvons donner aucun nom que le sien, sans impliquer quelque théorie fausse ou chancelante, c’est le Moi. Comme tel, je reconnais au Moi, — à mon propre esprit, — une réalité différente de cette existence réelle comme possibilité permanente, qui est la seule que je reconnaisse à la matière. »

Il serait injuste, après avoir lu ce qui précède, de confondre cette doctrine avec celle de Hume. Le scepticisme du philosophe écossais aboutissait à des conclusions si étranges, qu’avec lui on est en plein dans l’inexplicable, et qu’il ne s’en tire qu’avec les mots « habitude, croyance, instinct. » Dans un monde où il n’y a, par hypothèse, que des attributs et des états de conscience sans liens connus qui les unissent, rien n’est plus étonnant que leur harmonie. Aussi avoue-t-il que pour lui la production des idées est un miracle. « Il existe, prétend-il, une sorte d’harmonie préétablie entre le cours de la nature et la succession de nos idées, et quoique les puissances et les forces par lesquelles la première est gouvernée nous soient pleinement inconnues, nos pensées et nos conceptions ne laissent pas en définitive d’avoir suivi la même marche que les autres objets de la nature. L’habitude est le principe qui a produit cette correspondance125. » Ce même philosophe a dit quelque part que « la physique, dans sa plus haute perfection, ne fait que reculer un peu notre ignorance. » Ne pourrait-on pas dire qu’une pareille métaphysique ne fait que la redoubler ?

«

M. Mill, outre les faits, admet l’ordre entre les esprits. De plus, il accorde au lien qui unit les états de conscience autant de réalité qu’aux états eux-mêmes. S’il est vague, c’est à dessein ; c’est que l’obscur ne s’explique pas clairement. A tout prendre, il y a dans sa doctrine plus de solide que dans le pur phénoménisme ; et en tout cas, n’oublions pas qu’il entend laisser la question ouverte.