La Plume
Léon Deschamps était venu de sa province pour conquérir Paris avec deux volumes, l’un de vers : À la gueule du monstre, l’autre de prose, le Village. Son insuccès, loin de l’abattre, fut pour son activité un nouveau coup de fouet. C’est alors qu’il fonda la Plume, qui devait avoir une si bruyante destinée. Son premier numéro parut le 15 avril 1889.
L’honneur de la Plume fut de ne jamais mentir à son programme de revue française de jeunes et d’être restée une tribune accueillante. Le succès ne l’a ni grisée, ni pervertie comme telle de ses rivales à qui la fortune a donné le pédantisme et l’intolérance, vices ordinaires des revues académiques et officielles. Il y eut, certes, à la Plume, une noble émulation d’écoles, mais jamais jalousie, rivalités mesquines de petites influences, intrigues malpropres autour d’un nom ou d’une chose. On n’y a jamais conspiré, dans l’ombre, contre une œuvre ou contre un homme.
Le goût naturel de Deschamps et — pourquoi ne le dirai-je pas ? — son flair d’industriel, l’avait poussé à faire une place à part à Jean Moréas et à son école. Il sentait que là étaient la force, l’avenir de notre poésie, mais il exerçait sa direction avec de tels scrupules qu’il allait jusqu’à sacrifier ses préférences et qu’il continuait à donner asile, concurremment, à toutes les autres manifestations d’art. Toutes les écoles : décadente, réaliste, symboliste, naturiste, ont été chez lui largement représentées. La Plume y a gagné en intérêt documentaire. Alors que les autres revues ne représentent qu’une part de l’effort littéraire contemporain, la Plume résume cet effort considérable en son entier. Elle fut, pendant quinze ans, le miroir le plus fidèle de toute notre vie esthétique. Les numéros spéciaux consacrés à Baudelaire, à Verlaine, à Moréas, à Maeterlinck, à Barrès, aux Félibres, aux Décadents, aux Symbolistes, à l’Occultisme, etc., en font une sorte d’encyclopédie des lettres françaises.
Elle est comme le musée des conquêtes du lyrisme contemporain. C’est une source précieuse de documents pour l’âge à venir, et nul, s’il n’y a puisé, ne pourra reconstituer véritablement notre atmosphère intellectuelle.
Ce fut à la fin de l’été de 1889, six mois après la naissance de la
Plume, que Léon Deschamps s’avisa de réunir, chaque samedi soir, les artistes
et les poètes, pour, dit amusamment Maillard, « ajouter une
note d’art vrai aux bruits cosmopolites de l’Exposition universelle »
.
Les premières réunions eurent lieu au café de Fleurus, mais il fallut vite émigrer dans un
local plus vaste, Ce fut le sous-sol du café du Soleil d’Or, situé place
Saint-Michel, à l’angle du quai, qui fut choisi.
Le succès fut très vif. Peut-être sans s’embarrasser d’autres causes, faut-il n’y voir qu’un effet de l’opportunité. Léon Deschamps savait choisir ses hommes et son heure. Des tentatives de ce genre (les Hirsutes, les Hydropathes, les Zutistes) n’avaient eu qu’une existence éphémère en dépit des noms qui demeurent : Charles Cros, Georges Lorin, Edmond Haraucourt, Émile Goudeau, Jean Ajalbert, etc. C’est qu’elles étaient venues prématurément. Elles n’en avaient pas moins préparé les voies.
Quand Deschamps survint, l’heure était mûre. Il y avait du nouveau dans l’air.
La dominante de l’esprit public c’était, alors, un chauvinisme grossier mêlé de niaiserie sentimentale et d’ignorance satisfaite. La gloire du café-concert était à son apogée. Paulus et Bruant régnaient sur les foules et suffisaient à leur besoin d’esthétique. Catulle Mendès n’avait pas encore tué l’opérette. Gandillot brillait d’un vif éclat et Francisque Sarcey, au nom du bon sens et de la vieille gaieté française, imposait un idéal médiocre. Pour les plus raffinés, Henry Fouquier incarnait la sagesse platonicienne et l’élégance attique.
Armand Silvestre s’imaginait qu’il suffisait de verser dans l’ordure pour égaler nos vieux conteurs gaulois. Les imitateurs de Jean Richepin, sans avoir l’excuse du génie, abusaient de la langue verte. Les romanciers naturalistes, sous couleur de vérité, n’étudiaient que la bête humaine et leur parti pris de ne considérer les choses que sous leur angle brutal devait fatalement amener une réaction. À l’école du document humain, pour qui la psychologie n’était que le jeu de l’instinct, devait succéder un art de rêve, tout en délicatesses et en nuances. Les esprits saturés de naturalisme sentaient naître un besoin d’idéal. La vie ne leur apparaissait plus comme une banale succession de faits divers, mais comme un plan magique et ordonné où chaque geste inscrit un symbole. Le sens du mystère s’éveillait dans les âmes. On sentait, en un mot, le besoin d’autre chose, sans savoir encore de quoi cet autre chose serait fait.
Ces tendances nouvelles s’étaient déjà manifestées à deux ou trois reprises sans avoir pu se formuler d’une façon bien définie.
Enfin Anatole Baju, dénué de toutes ressources, réalisait ce prodige inouï de faire vivre pendant deux ans, par la seule force de sa volonté, un journal le Décadent, qu’il imprimait lui-même sur du papier à chandelle avec des têtes de clous.
Il ne faut pas oublier non plus les Taches d’encre, rédigées par le seul Maurice Barrès, les Écrits pour l’Art de René Ghil, la Cravache de Georges Lecomte, ni Art et Critique de Jean Jullien18.
Toutes ces publications avaient comme point commun le mépris de la littérature officielle et la recherche d’une Beauté nouvelle. Elles avaient les mêmes admirations. Ici et là on exaltait des noms inconnus du public ou tournés en dérision : Wagner, Puvis de Chavannes, Rodin, Verlaine, Mallarmé, Rimbaud, Villiers de l’Isle-Adam, Eugène Carrière, etc., et cette admiration des nouveaux venus s’exagérait encore du sentiment qu’ils avaient de réparer une longue injustice.
Mais ces publications étaient trop intransigeantes pour faire aucune concession au goût du public ; et la grande presse restait hostile ; elle ourdissait autour de ces tentatives la conspiration du silence. En vain, les décadents (c’est ainsi qu’on appelait, faute de mieux, les écrivains nouveaux), en vain les décadents les plus pressés de fixer l’attention traînaient-ils Louise Michel aux conférences de la salle Jussieu ; en vain se glissaient-ils dans les réunions anarchistes pour y déraisonner sur la politique, tandis que les politiciens y déraisonnaient sur la poésie, chacun ayant l’habitude, remarque Rachilde, de s’occuper de ce qui ne le concerne pas : le public continuait d’ignorer ; la Presse ne soufflait mot. C’est qu’il règne dans le monde des lettres, plus que partout ailleurs, une violence manifeste qui acharne tous les êtres les uns après les autres.
Là, suivant le mot de Sully Prudhomme :
Chaque vivant promène écrit sur sa mâchoireL’arrêt de mort d’un autre exigé par sa faim.
De tous les chroniqueurs, Jean Lorrain, monté à l’assaut de l’Événement, poussa le premier l’intrépidité jusqu’à mettre ses lecteurs dans la confidence du nouvel évangile. Il parla des jeunes avec sympathie. Grâce à lui, la foule apprit avec stupeur que le vicomte de Bornier n’incarnait pas à lui tout seul la Poésie française et qu’il y avait une autre esthétique que celle de Francisque Sarcey. Jean Lorrain mettait donc les curiosités en éveil, mais il n’arrivait pas à dissiper toutes les préventions ; les lecteurs gardaient la peur d’être mystifiés. Au pays de Cabrion, on est tellement exposé à être dupe ! Ceux qui voulaient s’instruire et puiser aux sources ou simplement se tenir au courant, éprouvaient mille difficultés ; les nouveaux poètes rédigeaient bien des journaux et des revues, mais ils ignoraient l’art de les répandre ; il fallait, pour les trouver, exécuter de pénibles traversées et gagner le lointain Odéon.
Toutes ces revues, d’ailleurs, se spécialisaient tellement qu’il était nécessaire de les suivre toutes pour arriver à se faire une opinion. Les plus résolus reculaient devant la dépense.
À ce moment, parut la Plume. D’un format léger et d’un prix modique, elle fut éclectique et résuma à elle seule la Revue Indépendante, le Décadent, la Vogue, les Écrits pour l’Art, etc. Elle fut comme le trait d’union de toutes ces feuilles d’avant-garde dispersées. Elle fut cela, et plus que cela, car, non contente de s’occuper de littérature, elle s’intéressa à tous les arts ; elle organisa des numéros spéciaux pour les groupes de poètes des provinces diverses, donnant ainsi une grande impulsion au mouvement décentralisateur qui occupe tant, à l’heure actuelle, les bons esprits. Elle mit en exposition l’œuvre des peintres, des sculpteurs et des ouvriers d’art ; elle s’occupa de sociologie, de musique. Elle eut même un théâtre d’ombres.
On peut dire qu’aucune manifestation de l’intelligence ne lui est restée étrangère. Elle fut nettement révolutionnaire, mais elle le fut avec entrain et avec bonne humeur ; elle accueillit la chanson, sachant qu’au pays de France la chanson seule consacre et que rien ne dure sans elle. Elle devint▶ par cela même un admirable instrument de propagande.
Elle ne mit pas, comme ses aînées, une coquetterie à exaspérer l’acheteur. Elle se fit au contraire conciliante, bonne fille. C’était bien la chose de son nom simple et modeste : la Plume. Elle se rappela que chez nous la gaieté est une force, et si elle continua d’attaquer çà et là quelques parvenus des lettres, c’était sans fiel et sans aigreur. Elle ne pratiqua aucune exclusion. Les nuances les plus subtiles de tout un monde nouveau, ondoyant et divers, s’y trouvaient reflétées.
On vit à ses soirées fraterniser devant les soucoupes, des esprits aussi disparates que Jean Moréas, Charles Morice, Rachilde, Félix Fénéon, Fernand Clerget, Paul Roinard, Alexandre Boutique, Albert Samain, Paul Adam, Pierre Louÿs, Camille Lemonnier, Lugné-Poë, Jules de Marthold, Stuart Merrill, Albert Boissière, André Lebey, Paul Souchon, Georges Pioch, Maurice Magre, etc.
Willy, qui a élevé le calembour à la hauteur d’une institution, y réjouissait Emmanuel Signoret aux strophes grandiloquentes ; le mystique Le Cardonnel y supportait les flonflons de Chebroux. Charles Maurras y méditait sur le « nationalisme intégral », à côté du compagnon anarchiste Martinet et du futur socialiste unifié Bracke-Desrousseaux.
Les chansonnettes de Canqueteau, dont la voix avait des secousses de montagnes russes, y alternaient avec les odes enflammées de Raymond de la Tailhède ; une satire rimée de Cazals y succédait à un poème évolutif de René Ghil.
* *
Voulez-vous que nous assistions à l’une de ces séances. Il est neuf heures du soir. Des
groupes d’étudiants, de poètes, d’artistes, reconnaissables au complet de velours à côtes
et au feutre de mousquetaire, descendent en longues théories de Montparnasse, de
Montmartre et des Batignolles, et s’engouffrent dans le café. La salle de débit est
calme ; cela ressemble à la salle d’un café de province ; beaucoup de tables sont vides ;
la caissière
somnole au comptoir ; par économie, on n’a allumé qu’un bec de
gaz sur deux ; des gens du quartier jouent aux cartes dans un coin ; le garçon range les
journaux du matin. Rien ne ressemble moins à un café où il se passe quelque chose ; mais
ne vous arrêtez pas, traversez la salle, suivez ce groupe qui entre ; descendez l’escalier
qui plonge au sous-sol ; ouvrez la porte qui se présente. Vous restez une minute cloué sur
le seuil, suffoqué par le bruit, la chaleur et la fumée ; un spectacle étrange s’offre à
la vue : un long boyau coudé de maçonnerie est rempli d’une humanité exaltée et
grouillante. Deux garçons effarés, ahuris, ne savent comment tenir tête à l’avalanche des
appels, des revendications, ni comment glisser à travers la barricade des chaises et des
tables chargées de bocks. Là où quarante personnes seraient à peine à l’aise, vous en
voyez s’entasser de cent cinquante à deux cents. Encore Maillard regrette-t-il que la
présence de ces dames « plus étoffées en nature et en
vêtement »
ne permette pas d’en entasser davantage. Tout au bout, une scène
minuscule, encadrée de rideaux de bois peint ; quelques coups de pinceau sur le mur de
fond offrent la plus simple expression d’une marine casquée d’une lune symbolique.
À gauche, un piano rétif qui, chaque fois qu’on le met en branle, rappelle ces vers de Dubus :
Je suis un piano uséParce qu’il a trop amusé.
Près de la scène, une estrade où se tient le président Léon Deschamps (une pipe et un sourire) assisté de Léon Maillard et de Louis Miot, ses deux bras droits, remarque spirituellement le futur sénateur Lucien Hubert.
Voici, groupés au parterre, suivant la loi des sympathies, les parnassiens, les brutalistes, les instrumentistes, les mages, les kabbalistes, les humoristes, les décadistes, les symbolistes, les futurs romans et ceux qui s’intituleront demain les naturistes.
La France entière s’est fait ici brillamment représenter. L’Isle de France a délégué le trouvère Albert Mérat, la Champagne Lucien Hubert, les Flandres Albert Samain, la Picardie Alexandre Desrousseaux, la Normandie Jules Tellier et Léon Dequillebecq, la Bretagne Charles Le Goffic et Narcisse Quellien, la Provence Charles Maurras, le Languedoc Paul Redonnel et Raymond de la Tailhède, la Mayenne Jules Renard, la Bresse Gabriel Vicaire, le pays lyonnais Léon Riotor, la Lorraine Paul Verlaine et Maurice Barrès.
Mais que dis-je, la France ? C’est bien le monde entier qui communie dans cette fête fraternelle, puisque voici à côté de l’Athénien Jean Moréas, le Portugais Enrique Carillo, le Finlandais Leclercq, l’Américain Stuart Merrill, le Belge Camille Lemonnier, et Louis Dumur, citoyen suisse, avec son inséparable princesse Nadedja, délicieuse fleur russe cueillie aux bords de la Néva.
Cette dame qui pérore, c’est Marie Krysinska qui revendique la maternité du vers libre et qui se plaint de l’injustice de Gustave Kahn à ses fidèles Irma Perrot et Denise. Ce lorgnon en colère, là-bas, c’est Retté ; ce justaucorps évidé, c’est du Plessys, et ce nez retroussé, c’est Cazals, l’Homère de ces « soirées épiques », Cazals, ce faux Delacroix qui prend des notes pour son futur Jardin des ronces 19. Pour l’instant, il se contente de révolutionner Charles Buet par l’imprévu de ses cravates et de dépiter Jean de Mitty par l’inégalable fantaisie de ses gilets. Écoutez ce qu’en dit le languide poète Ivanof, au geste de Christ épuisé :
Ce qui chiffonne les femmes,C’est qu’on n’peut pas voir ses yeux…Le gauch’, qui leur lanc’ des flammes,Est couvert d’un’ mèch’ de ch’veux…
L’autre, un lorgnon le réclame…Ah ! — que c’est donc ennuyeux !Voyons, Cazals, pour un’ dame,Ce soir, fais-nous voir les deux !
Combien ces réunions sont simples, cordiales, empreintes d’une bonhomie fraternelle et différentes de celles du Chat noir, par exemple, où l’art tourne vite au puffisme et à la parodie ! On va chez Salis par mode et comme on se rend à la ménagerie, avec l’espoir d’y rencontrer quelques bêtes curieuses. On sent derrière cette exhibition d’artistes un but secret de négoce et de lucre. J’avoue qu’il fallait aux récitants un fameux estomac, un tempérament d’arriviste à tous crins pour supporter l’insolence des face-à-main et des monocles hostiles braqués sur eux : un public de snobs amateurs et de mondaines désœuvrées créait une atmosphère de music-hall où le poète devait vite faire place au cabotin. À la Plume, au contraire, on est chez soi. Partout, dans tous les coins, à toutes les tables, des visages de connaissance, des têtes de camarades venus avec la seule intention d’écouter des vers. Nulle pose.
Allons signer la feuille de présence, au bureau. C’est une nécessité. À peine sommes-nous assis que l’on réclame le silence. Le président agite sa sonnette et :
Grimpant sur une estrade,Donn’ la parole en zézéyantÀ not’ cer camarade !…
Ça débute généralement comme ça finit, par des chansons.
Seuls les accords du piano sont assez puissants pour dominer le brouhaha des conversations et la sonnerie cristalline des chopes.
Arthur Bernède plaque de vastes accords. Une voix de rogomme décèle Yann Nibor ; une voix de crécelle trahit Lemercier :
Baillot survenant illicoNous en pousse une raide…Alors apparaît Montoya,Celui qui ténorise,Et tout’s les femm’s disent déjàQue sa chanson les grise ! »
Mais le pianiste est en sueur, il faut lui laisser quelque répit.
Yann Nibor en profite pour nous dire un monologue, la Dent du père Thomas, qui alourdit l’atmosphère d’une lourde sensualité.
Albert Mérat dit : « C’est gentil,Mais ça manqu’de poètes !…L’écol’ romane est bien ici,Mais jamais elle ne donne. »
Deschamps, qui n’a cessé de crier depuis l’ouverture de la séance : « Silence, Dubus ! on n’entend que toi ! » invite l’incorrigible interrupteur à monter sur l’estrade. On voit alors grandir la longue silhouette d’un Pierrot famélique qui se livre à des jeux de paroles avec une verve si enfiévrée qu’on y devine comme un besoin de s’étourdir. Il récite ou plutôt il improvise des fables express qui ont dû troubler les nuits de Franc-Nohain, d’une cocasserie si imprévue qu’elles emportent le rire général. Mais soudain le rire cesse : le Pierrot famélique s’est transfiguré ; le pitre fait place au poète et c’est une voix émouvante et passionnée qui rythme de vivants sanglots :
Pour ◀devenir un jour celui que tu recèles,Et qui pourrait périr avant d’avoir été,Sous le poids d’une trop chamelle humanité,Ô mon âme ! il est temps enfin d’avoir des ailes !
C’est seulement quand la voix se tait qu’on s’aperçoit que la salle est, par le fait des
pipes, obscurcie d’un voile épais et qu’une « lente asphyxie y couve
ses ravages »
.
« À partir de dix heures, écrit quelque part Jean Carrère, une fumée épaisse, régulière et progressive comme, depuis, je n’ai vu la pareille qu’en escaladant les flancs du Vésuve, montait des tables, se gonflait au plafond en lourds nuages et sortait par les soupiraux avec la lenteur d’une chose éternelle. »
Répondant au vœu général, quelques assistants de bonne volonté, voisins du mur, manœuvrent les poulies des vasistas qui résistent, pour laisser pénétrer l’air, et l’on feint de croire que l’on se trouve mieux.
Mais que se passe-t-il ? D’où vient cet émoi ? Que signifient cette bousculade, cette subite levée en masse ? Serait-ce une irruption d’aiguazils ? Non ! c’est le maître Verlaine qui fait son entrée,
Le feutre en guise d’auréole,
escorté d’une cour de fidèles parmi lesquels Jules Tellier aux yeux caves et Henri
d’Argis, au visage glabre. Verlaine s’avance, boitant, soutenu de sa canne, d’autant plus
digne qu’il sent davantage le poids des amers. On se dérange pour lui faire place, et
voyez ! ô miracle du Génie ! avec quelle joie déférente ce groupe de jolies femmes
accueille le voisinage de ce vagabond « fait comme un voleur »
.
J’ai connu Verlaine élégant. Même aux soirées de la Plume, j’ai vu le Poète s’imposer, un temps, la correction suprême d’un faux col anglais et d’un haut de forme, retrouvé derrière un meuble lors d’un déménagement. Il brandissait ce haut de forme avec fierté. Il dut y renoncer à cause de l’hostilité d’un poil toujours rebroussé, contrariant par trop l’esthétique. On oubliait d’ailleurs, à l’entendre causer, ces détails mal venus et son regard profond et doux suffisait à parer et à illuminer toute sa personne.
Ce fut sans doute l’accueil de ces réunions qui lui inspira l’idée d’un conte qu’il ne trouva jamais loisir d’écrire, mais qu’il me confiait ainsi :
« Deux grandes dames sortent de la messe chargées de bijoux. Un flot de seigneurs s’empressent autour d’elles. L’orgueil d’être adulées éclate dans leurs regards. Tout à coup, elles s’arrêtent et se courbent, prises de honte, devant l’image d’un saint homme de mendiant qui passe, pieds nus ; elles s’agenouillent et baisent dévotement, d’un mouvement bien humble, le bas de sa tunique, comme pour lui faire hommage de leur personne et contrition de leur opulence… »
Écoutez ce tonnerre d’applaudissements. C’est le nouveau Tyrtée, c’est le fougueux poète Laurent Tailhade pour qui la littérature n’était jadis qu’une bague au doigt, et qui prélude aujourd’hui à la phase héroïque de sa destinée, abominant le mufle ; il offre un mélange d’onction et de morgue castillane ; il fait chatoyer, avec des gestes menus, aux feux de son débit avisé, les joyaux de fine orfèvrerie de ses ballades précieuses. Il brandit contre le bourgeois une sorte de truculence empanachée :
C’est de la viande de cochon !
Cela sent le fer rouge et la corne brûlée, et cette littérature prend, du voisinage des monologues fades et des ritournelles sucrées, un relief encore plus homicide.
Le lyrisme est déchaîné ; on réclame avec insistance Moréas, qui tout d’abord se récuse, mais qui, porté à la tribune par l’enthousiasme public, cède à la violence et s’exécute. La moustache énergique sous le monocle étincelant, il dresse sur la foule un geste d’autorité qui le proclame dieu. Sa voix cuivrée impose les vers qu’il scande en les martelant. Il ramène sur l’auditoire enfiévré la douceur fleurie et tranquille du ciel d’Hellas, et tandis qu’il récite, il semble qu’on entende le bruissement des lauriers-roses au long des rives harmonieuses…
Je naquis au bord d’une mer dont la couleurPasse en douceur le saphir oriental…
On attendait les chansonniers de Montmartre. Les voici :
Jacques Ferny, beaucoup plus spirituel que Roqu’laure,Sait, avec art, tirer partiDes chroniqu’s de Roch’fore…Dreling, dreling, dreling, dreling…Marcel Legay s’enflamme,Et tendre ou fougueux, son refrainFait un bruit d’grelots ou d’tocsin
Mais c’est la fin. Minuit sonne ; il faut se séparer. Loin d’empocher la recette comme Salis, le président se voit obligé de solder au garçon quelques consommations laissées pour compte par de peu scrupuleux auditeurs. Il le fait avec une spontanéité discrète qui rehausse la « beauté du geste ». La sortie est lente ; des groupes acharnés à discuter un point d’esthétique obstruent les couloirs et les portes avec acharnement ; et les promeneurs du boulevard Saint-Michel ne considèrent pas sans inquiétude ce grouillement insolite de gens, dans la nuit.
Voici l’impression qu’Aurélien Scholl rapportait d’une de ces soirées : « Il faut
voir l’exubérante jeunesse s’épanouir en ces agapes fraternelles. Les bonnes figures
ouvertes, les franches poignées de main ! L’envie est inconnue à ces
lutteurs, chacun applaudit au succès de l’autre. Ils se sentent monter
ensemble. »
Cela dura longtemps. Aux soirées s’ajoutèrent les dîners de la Plume, que ne dédaignèrent pas de présider Émile Zola, François Coppée, Jules Claretie.
Qu’est-il résulté de tout ce grouillement, de toute cette effervescence de jeunesse ? Quelques-uns nous disent : « Vous n’êtes que l’ébauche d’un idéal futur ; vous vivez à une époque de transition où rien ne se peut créer de définitif. De là cette inquiétude d’esprit qui fait que les meilleurs d’entre vous ne cessent pas d’évoluer et de changer de manière ! » Que manque-t-il donc à ce livre (je n’en veux citer qu’un) des Stances de Moréas pour être un chef-d’œuvre ? N’est-ce point-là l’œuvre définitive qui marque une étape et fait époque dans la vie littéraire d’un peuple ?
Non, certes, l’effort considérable de ces dix années n’aura pas été stérile, puisqu’il a réussi à modifier le goût public. N’est-il point tout à fait typique que des écrivains de valeur : Paul Adam, Moréas, Henri de Régnier, se soient rendus possibles aux grands quotidiens ! Il suffit d’ouvrir les yeux pour se rendre compte qu’un souci d’art a pénétré presque dans les détails familiers de notre vie quotidienne. Ce n’est pas en vain que la Plume a prôné l’art des Grasset, des Séon, des Lalique, des de Feure, des frères Vibert, des Osbert, des Schneeg et des Bernard20.