Chapitre XII.
L’antinomie morale
La morale est l’expression idéalisée et sublimée de l’instinct social. C’est pourquoi on peut dire que l’antinomie morale résume et couronne toutes les autres antinomies.
La morale est la grande ennemie de l’individualité. Elle s’efforce, soit par commandement impérieux, soit par persuasion, d’amener l’individu à se nier lui-même. Elle voudrait abolir dans les âmes le sentiment de l’individualité, parce que ce sentiment a toujours, virtuellement au moins, quelque chose d’antisocial ; parce qu’il est un principe de diversité et de lutte, un principe de résistance et de désobéissance à la règle. — Sans doute, comme l’homme est un être complexe, comme il existe en lui deux âmes ennemies, l’âme sociale et l’âme individuelle, la morale a dû plus d’une fois tenir compte de cette dualité de notre nature et faire certaines concessions au sentiment de l’individualité. On trouve par-ci, par-là, dans les doctrines morales, particulièrement dans la morale stoïcienne et dans la morale kantienne, un appel à l’idée de personnalité, à l’idée de liberté individuelle et d’autonomie individuelle. Mais si l’on y regarde de plus près, ou voit bien vite que la personnalité glorifiée par les moralistes est toujours, au fond, l’essence idéale de l’humanité, la raison impersonnelle, une et identique en tous les individus. Au fond, on n’évoque l’idée de personnalité que pour la forme. Les hommages qu’on lui rend sont platoniques. Elle n’apparaît dans les théories morales que comme les statues du Bouddha dans les temples chinois. On leur brûle un bâtonnet d’odeur et on ne s’en soucie pas autrement.
Toutes les morales vont donc répétant à l’individu : « Ne t’attribue pas d’importance. Reconnais ta petitesse et ton insignifiance. Sacrifie-toi à la société qui est infiniment plus grande, plus durable, plus féconde, plus puissante et plus belle que toi. Si tu trouves la société actuelle trop imparfaite et indigne de ton sacrifice, sacrifie-toi du moins à une société idéale qui ne peut manquer de se réaliser un jour et que ton sacrifice aura préparée. » — Toute morale rentre dans le système d’illusionnisme social que nous avons décrit plus haut ; ou plutôt elle en est la maîtresse pièce. Il s’agit pour les morales de faire jouer à l’individu le rôle du « guillotiné par persuasion ». Les formes de l’astuce des moralistes sont inépuisables. L’illusion spiritualiste consiste à exploiter l’instinct de survie des individus. Les religions et les morales proposent à l’individu l’immortalité conditionnelle. Elles lui mettent le marché à la main : « Survivre, oui : tu survivras si… tu obéis. » — L’illusion messianiste qu’on retrouve dans les morales laïque et humanitaire ne diffère guère de la précédente illusion. « Sacrifie-toi, dit-on à l’individu, ne t’insurge pas contre la société injuste ; la justice régnera un jour. » — Comme si cette promesse n’était pas une dérision et une injure à cette idée de justice que l’on invoque. Car si la justice se réalise un jour, elle n’aura pas d’effet rétroactif ; le futur ne rachètera pas le passé et le contraste de la perfection de l’état futur avec l’imperfection ancienne ne fera que rendre plus sensibles les injustices passées et irréparables. — Spiritualisme, Messianisme, ce sont deux « stades de l’illusion » dont parle M. de Hartmann. Les autres idéologies morales : idéologie de l’Intérêt général, de la Volonté générale, du Bonheur général sont fondées sur le même principe d’illusion ; sur la perspective d’une harmonie finale qui enchante les âmes et les plie à la loi sociale. Au fond de toutes ces idéologies on trouve le même sophisme, le même raisonnement en cercle. On suppose ce qui est en question, en établissant que le véritable intérêt, que le vrai bonheur d’un individu consiste à faire ce qui est utile à la société ; et partant de là, on déclare que tout individu qui agit différemment ne recherche qu’un faux bonheur et qu’il faut l’empêcher de nuire ainsi aux autres et à lui-même. Volonté générale, intérêt général, solidarité, ce sont là autant de fantômes idéologiques qui hantent et dominent l’individu de leur ombre redoutable, semblables au spectre Religion dont parle Lucrèce.
La théorie du Devoir un et absolu est un autre mensonge éthique supposé et réclamé par les précédents. En fait, pourtant, nous ne nous trouvons pas en présence d’un devoir unique et absolu ; mais en présence de devoirs multiples, relatifs, souvent divergents ou même contradictoires. On ne saurait accomplir un devoir qu’en en violant plusieurs autres. Le devoir de servir ma famille et mes amis contrarie mon devoir d’être juste envers tous. Mon devoir de respecter l’autorité nuit plus d’une fois au devoir de respecter et de dire la vérité. L’ouvrier en grève est pris entre son devoir envers sa famille et son devoir envers son syndicat. Ces conflits tiennent pour une bonne part à ce fait que l’individu fait partie de groupes multiples dont les intérêts ne concordent pas toujours.
Les moralistes ne peuvent nier ces conflits ; mais ils n’aiment pas à y attacher leur pensée. Ils ont généralement peu de goût pour la casuistique qui a l’inconvénient d’insister sur les imperfections de la solidarité sociale, sur les contradictions et les incertitudes de la morale ; d’inviter par là même l’individu à examiner de près son devoir, à le discuter et à composer avec lui. L’étude des cas de conscience conduit à individualiser la morale, à reconnaître qu’il y a autant de morales que d’individus, bien plus que le devoir varie avec les situations où l’individu se trouve engagé. C’est pourquoi il est à peu près entendu parmi les moralistes qu’il ne faut pas réfléchir beaucoup sur son devoir ; qu’il faut l’accepter et l’accomplir sans discussion et sans examen. Quand les moralistes consentent à examiner ces difficultés, leur solution consiste à isoler arbitrairement un des devoirs de l’individu, à le considérer seul et à le tenir pour absolument sacré. Les autres devoirs deviendront▶ ce qu’ils pourront. Mais surtout, encore une fois, qu’on ne discute pas. La discussion morale est un prétexte que prend l’instinct égoïste pour résister sournoisement à l’instinct social et pour ruser avec la règle.
Une triple influence a contribué ou contribue au discrédit qui frappe aujourd’hui la casuistique : l’influence de la pensée universitaire ; celle de la pensée politicienne et celle de la pensée ouvrière qui représente actuellement le dernier terme de la pensée démocratique.
La pensée universitaire, imbue de rigorisme kantien, est naturellement ennemie de la casuistique.
De plus, les moralistes universitaires, opérant dans l’idéal et dans l’abstrait, n’étant pas d’ailleurs chargés par profession de surveiller et de diriger la pratique morale, ne se sentent pas obligés, comme l’étaient les directeurs de conscience, de rendre leur morale praticable ; de l’adapter à la diversité des circonstances et aux exigences de la faiblesse humaine. Il est naturel que des gens qui restent dans la théorie enseignent une morale austère, élevée, difficile et belle.
L’esprit politicien, qui pénètre tout de nos jours, est aussi pour quelque chose dans le discrédit de la casuistique. Les natures de politiciens démocrates sont volontiers simplistes, absolutistes et dogmatiques. C’est un scandale pour de tels esprits que de discuter son devoir et jeter par là un doute sur l’infaillibilité de la conscience et la certitude de la loi. Pour eux, on doit obéir à la loi sans discussion et sans examen ; à la loi morale comme à la loi civile. — Le rigorisme moral a enfin un appui, en dehors de l’Université et des politiciens, dans les classes ouvrières. Si le socialisme est, par certains côtés, d’inspiration sensualiste et matérialiste, il n’en incline pas moins, par un autre côté, vers un moralisme rigide, violent et autoritaire. L’ouvrier pénétré de la conscience de classe se fait de son devoir une conception absolue et intransigeante. M. G. Sorel a montré l’existence d’un « sublime » moral à l’état latent dans l’âme ouvrière ; d’une aptitude au sacrifice dans la lutte sans merci que la classe ouvrière soutient contre les classes possédantes qui représentent pour elle l’immoralité. — L’ouvrier anticlérical confond volontiers casuistique et jésuitisme ; de plus il est intolérant dans les choses qui touchent à la conduite comme dans celles qui touchent aux opinions et il ne respecte guère la liberté individuelle.
Cette dernière raison est d’ailleurs la raison profonde qu’on retrouve au fond de toutes les autres. La casuistique est regardée par ses ennemis comme une sophistique au service de l’instinct de liberté et d’anomie morale ; comme un prétexte qu’invoque trop aisément l’instinct égoïste toujours disposé à se dérober à l’autorité de la règle. Le grand grief qu’on a contre la casuistique, c’est moins d’avoir apporté souvent des solutions contestables, que d’avoir posé des problèmes inquiétants et d’avoir mis en honneur la discussion morale. Pour un fervent de la morale discuter le devoir, c’est déjà manquer au devoir ; c’est déjà un commencement d’anomie morale et d’immoralisme.
La tendance anti-individualiste de toute éthique s’exprime, avec son maximum de force et de netteté dans la dernière venue des théories morales, la morale — science des mœurs, ou morale scientifique, ou morale sociologique qu’on pourrait appeler aussi morale sociocratique.
Cette morale renonce il est vrai à l’idée du devoir un et universel. Elle admet une certaine diversité et relativité morale en raison de la diversité des « types sociaux ». Mais dans les limites d’un « type social » donné, les règles morales s’imposent à l’individu avec la nécessité d’une contrainte objective. Pour M. Durkheim, les règles morales expriment une force souveraine et toute-puissante devant laquelle l’individu n’a qu’à s’incliner. La volonté de Jéhovah est remplacée par celle du groupe.
M. Lévy-Bruhl nous dit, il est vrai, que l’art moral déduit de la sociologie ne sera pas impératif à la façon des religions, ni même des métaphysiques morales. Il n’intimera pas d’ordres ; il procédera par lentes pressions sur l’opinion publique, par propagande, par exhortations et conseils. — Cela revient à dire que l’art moral sera une morale persuasive et non une morale impérative. Soit ; mais comme le fait remarquer M. Faguet, l’art moral, s’appuyant sur des observations scientifiques, sur des statistiques, etc., ne manquera pas de se déclarer scientifique ; il se nommera art-moral-scientifique et se donnera l’autorité un peu insolente que se donne tout ce qui est scientifique ou qui croit l’être.
« L’art moral ne sera pas impératif ; mais pour rébarbatif, je gagerais qu’il le sera108. »
M. A. Bayet manifeste, de son côté, une tendance à restreindre le champ d’action de l’art moral scientifique et à soustraire à son contrôle toute une part importante de la vie individuelle. Il y a, selon ce moraliste, toute une partie de notre être : la partie intime, la vie intérieure, la vie de la pensée et du sentiment devant laquelle s’arrêtera l’art-moral-scientifique.
L’art moral n’atteindra que les parties sociales de l’homme. La partie proprement individuelle, le for intérieur, lui échappera. M. A. Bayet laisse à chacun la faculté de cultiver, à ses risques et périls, son « jardin secret ». — « L’art social, dit-il, s’abstiendra d’intervenir aux heures douloureuses de la vie intérieure. Il laissera à chacun sa souffrance grande ou petite, humble ou tragique, intolérable ou légère, durable ou fugitive ; car aucun des intérêts dont il a la garde n’est engagé dans la forme que peut prendre une douleur individuelle109. »
Cette réserve faite en faveur du for intérieur de l’individu témoigne de l’esprit libéral de M. A. Bayet. Mais elle ne nous paraît pas d’accord avec la direction générale de la morale sociocratique. Il est dans la logique de cette morale de vouloir pénétrer malgré tout jusque dans l’intimité des esprits et des cœurs. En effet, on connaît le lieu commun des moralistes sur l’étroite solidarité qui unit la vie intérieure de l’individu à sa conduite extérieure et sociale. On déclare qu’il n’est pas une de nos pensées, un de nos sentiments, qui n’ait sa répercussion plus ou moins directe sur notre conduite et, par là, sur notre entourage. — Dès lors, comment l’art moral se désintéresserait-il de la vie intérieure, du « jardin secret » de l’individu ? Car c’est dans ce jardin secret que germent les semences qui s’épanouiront plus tard dans le grand jardin public de la vie sociale. L’art social reconnaîtra-t-il à des pensées nettement antisociales ou jugées telles le droit de s’exprimer (par exemple au pessimisme asocial ou antisocial, à l’immoralisme) ? Cela est douteux. On aurait vite fait intervenir ici le commode principe de la « direction normale » de la conscience collective et on déclarerait de telles dispositions intérieures peu conformes à la prétendue « direction normale ». Cela serait facile ; car le principe de la direction normale implique au fond l’obligation de penser comme tout le monde.
Aussi bien la concession faite par M. Bayet à l’autonomie individuelle est-elle précaire et toujours révocable. M. Bayet déclare en effet qu’en principe, dans tous les cas où il y a conflit entre l’intérêt du groupe et l’intérêt de l’individu, le premier peut être préféré comme étant l’intérêt de tous, même à certains égards de ceux qu’il lèse110. — Une fois ce principe admis, la vie intérieure elle-même, en tant qu’elle a des conséquences pour la vie sociale, risque fort de tomber tout entière sous les prises de la réglementation sociale ; et d’ailleurs, du moment que toute la conduite extérieure de l’individu est sujette à cette réglementation, n’est-ce pas une concession toute platonique, que celle qui consiste à lui laisser la liberté du for intérieur. C’est simplement, au fond, lui laisser les yeux pour pleurer.
La morale sociologique, se prétendant scientifique et objective, est fidèle à sa propre logique quand elle prétend éliminer de la morale le facteur personnel, l’évaluation personnelle, la réflexion et la décision individuelle. Mais c’est ce point essentiel qui est précisément le plus contestable. Les partisans de la morale sociologique oublient que le problème moral est un problème de valeur et qu’un pareil problème ne peut être solutionné au moyen de considérations purement objectives. Tout problème de valeur implique un élément subjectif : un jugement porté par l’individu, jugement qui se surajoute aux faits eux-mêmes ; une préférence personnelle qui les qualifie. Il y a là une « addition arbitraire111 »
, un « mouvement intérieur112 »
qui dicte à l’individu son évaluation personnelle.
C’est ce qui fait que les solutions morales ne sont pas moins aléatoires dans la morale scientifique que dans les autres morales. Solidarité ou liberté, égalité ou inégalité, résignation ou révolte, moralisme ou immoralisme ; ou, pour passer à des problèmes plus spéciaux, mariage indissoluble ou divorce facilité, condamnation ou légitimation du suicide, ce sont là autant de problèmes à solutions ambiguës que tranche au fond le jugement de l’individu et pour tout dire, en fin de compte, le tempérament de l’individu.
Cela est si vrai que les partisans mêmes de la morale scientifique ne s’accordent pas entre eux sur maintes questions. M. Durkheim par exemple est contre le divorce facilité ; M. A. Bayet est pour le divorce par consentement d’un seul. M. Durkheim réprouve le suicide comme un attentat contre la société et contre l’humanité ; M. A. Bayet l’admet comme un droit évident de l’individu.
Il y a dans les faits moraux une trop grande part de contingence pour qu’on puisse éliminer de la morale le facteur personnel. C’est l’évaluation individuelle qui décide en dernier ressort du bien et du mal.
En somme la morale sociocratique que ses partisans opposent aux anciennes métamorales est elle-même une métamorale. Elle suppose comme les anciennes métamorales un postulat métaphysique, c’est-à-dire subjectif, qui est ici le primat de la volonté collective sur la volonté individuelle et l’annihilation de cette dernière au profit de la première. À l’antique précepte théologique : « obéis à la volonté de Dieu » succède le précepte sociocratique, non moins métaphysique que l’autre : « obéis à la volonté du groupe ».
Contre les visées sociocratiques des morales, la protestation de l’individu qui veut être lui-même, qui veut tirer de lui-même ses sentiments et ses raisons d’agir et non les demander à des croyances religieuses ou à des impératifs sociaux, la protestation de l’individualité peut prendre deux formes. — Il y a un individualisme négatif qui est l’immoralisme pur et simple, la négation de toute idée morale considérée comme un préjugé destiné à asservir l’individu. L’immoralisme brutal et cynique de Stirner ; l’immoralisme raffiné et narquois du dilettante social sont les deux variétés de cet individualisme. — Il y a d’autre part un individualisme aristocratique qui n’est pas de prime abord aussi nettement antisocial que le premier, mais qui le ◀devient en fin de compte, par la force des choses. Cet individualisme nie la morale sociale régnante et peut-être même toute morale sociale ; il la nie comme étant une morale de faibles, de médiocres, de lâches, de fourbes, d’hypocrites et de traîtres, la fourberie et la traîtrise étant une forme de la faiblesse (se rappeler la traîtrise de la femme. Beaucoup d’hommes sont d’ailleurs femmes sur ce point) ; il la nie comme étant une morale d’envieux, de gens jaloux de toute force et de toute supériorité de force, une morale de conformistes à la fois serviles et intolérants. À tous ces gens-là la vie en troupeau est nécessaire parce qu’elle est le champ où prospèrent les vertus à leur portée et que ne peut pas ne pas mépriser une âme forte, ayant le sentiment de sa force et de sa grandeur. — Mais au-dessus de cette morale misérable, par-delà cette morale misérable, jalouse de toute force, de toute grandeur, de toute beauté individualisée et s’affirmant comme indépendante du troupeau, l’aristocrate conçoit une morale faite pour lui et pour quelques hommes, ses pareils : une morale de surhomme, morale que chaque surhomme concevra d’ailleurs à sa façon, à son image, et sous l’inspiration de son idéal personnel. Cette morale n’en présente pas moins, chez ses divers représentants, quelques traits communs ; elle est, chez tous, individualiste. J’entends par là qu’elle glorifie la force individuelle ; elle s’élève contre les coalitions grégaires qui s’efforcent d’opprimer par le nombre la force individualisée. Chez presque tous ses représentants, elle glorifie la sincérité, la noble franchise, compagne de la force ; le courage qui aime et recherche la responsabilité individuelle, qui ne s’abrite pas derrière autrui.
Les animaux lâches vont en troupeLe lion marche seul dans le désertQu’ainsi marche toujours le poète113.
Vigny insiste surtout sur les qualités de franchise et d’indépendance morale. Gobineau sur les qualités d’indépendance et d’énergie intelligente ; Nietzsche glorifie la force sauvage et indomptée, la volonté de puissance des maîtres, destructrice et créatrice, qui renouvelle le monde, parfois au prix de terribles convulsions et de sanglantes hécatombes. Ibsen glorifie l’intelligence courageuse qui brise les vieux cadres des civilisations, qui foule aux pieds les préjugés surannés et qui dresse sur leurs ruines une vérité neuve et fraîche, destinée, il est vrai, elle aussi, à vieillir et à périr. À travers ces différences d’idéal, une valeur reste constante : la valeur de la personnalité noble, de la personnalité fortement individualisée, qui s’oppose au troupeau médiocre et servile.
À vrai dire cette morale n’exclut pas d’une façon absolue l’idée de société et de sociabilité. Parfois même elle semble aspirer à une sociabilité supérieure, exemple d’hypocrisie, éprise d’intelligence et de science (Vigny, La Bouteille à la mer, Le Pur Esprit) ; puissante, par la science accrue et la solidarité élargie (Ibsen, l’Ennemi du peuple). Mais à vrai dire, ces velléités de sociabilité, ces espérances de sociabilité ou ces concessions à la sociabilité sont rares et précaires ; bientôt vaincues par le sentiment individualiste et antisocial qui est au fond de la morale aristocratique.
Les vertus recommandées ou glorifiées par les grands aristocrates ne sont pas les vertus proprement morales, les vertus chrétiennes ou même stoïques (sauf parfois et en partie, chez Vigny) ; ce sont des vertus de force, des vertus conquérantes, des vertus amorales. L’individualisme aristocratique ne représente pas la supériorité de l’individu comme une supériorité morale (point de vue chrétien ou stoïcien, vertus de dévouement, de sacrifice, de renoncement) ; il la représente plutôt comme une supériorité de la force, de l’intelligence, de l’énergie indépendante, de toutes les facultés non proprement morales (point de vue de Gobineau, d’Ibsen, de Nietzsche). L’attitude de l’aristocrate est donc naturellement orientée vers l’individualisme amoral et antisocial. Car l’aristocrate, dans son conflit avec la société, ne pourra manquer de se préférer à la société ; de préférer son propre idéal, c’est-à-dire le reflet de sa personnalité, à l’idéal social qu’il juge médiocre, faux et bas. Or ce conflit ne peut manquer de se produire. La foule déteste naturellement les aristocrates et la morale grégaire résiste à la morale aristocratique. Celle-ci se heurte à des résistances, à des hostilités sourdes et hypocrites ou encore à une force d’inertie, à une indifférence inintelligente qui découragent le novateur.
Le créateur de pensées s’aperçoit que ses pensées tombent sur un sol ingrat et qu’elles perdent, en y tombant, le meilleur d’elles-mêmes. L’aristocrate en arrive à perdre la foi sinon dans ses propres pensées, du moins dans leur efficacité sociale et il n’a plus de refuge que dans l’individualisme pessimiste dont Vigny et Gobineau restent les parfaits prototypes, dans la tour d’ivoire du penseur misanthrope où les esprits blessés trouvent un dernier, hautain et silencieux abri.