(1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Histoire des travaux et des idées de Buffon, par M. Flourens. (Hachette. — 1850.) » pp. 347-368
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(1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Histoire des travaux et des idées de Buffon, par M. Flourens. (Hachette. — 1850.) » pp. 347-368

Histoire des travaux et des idées de Buffon,
par M. Flourens.
(Hachette. — 1850.)

Ceux qui, sans être des savants, veulent se lancer et s’orienter dans cette vaste lecture des Œuvres de Buffon, ne sauraient prendre un guide plus sûr, un indicateur plus précis et plus net que M. Flourens, qui a rendu un nouveau service à toutes les classes de lecteurs par cet excellent écrit. L’article Buffon par Cuvier, qui se lit dans la Biographie universelle, ne saurait non plus s’omettre ; chaque mot y a sa mesure et son poids. À un point de vue différent, et pour peu qu’on veuille apprécier l’importance des questions soulevées et encore agitées autour du grand nom de Buffon, il convient de mettre dans la balance l’étude essentielle que lui a consacrée Geoffroy Saint-Hilaire (Fragments biographiques) et ce qu’a dit aussi son fils et digne héritier, M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, dans ses Considérations historiques sur la zoologie. Quant au style, quant à l’écrivain et à l’homme, M. Villemain semble avoir épuisé le sujet dans une de ses plus belles leçons sur la Littérature du dix-huitième siècle. Je profiterai rapidement et abondamment de tous ces secours dans le peu que je pourrai dire ici sur Buffon.

Buffon, le dernier disparu des quatre grands hommes du xviiie  siècle, ferma pour ainsi dire ce siècle le jour de sa mort, 16 avril 1788. Né à Montbard, en Bourgogne, en septembre 1707, il était de cinq ans plus âgé que Jean-Jacques Rousseau ; il avait treize ans de moins que Voltaire et dix-huit de moins que Montesquieu. Son père, M. Leclerc, était conseiller au parlement de Dijon, qui renfermait alors bien des hommes d’étude et d’érudition, maint personnage de bonne race et en qui la vieille sève n’avait pas tari. Buffon, d’ailleurs, disait tenir surtout de sa mère, dont il parlait avec tendresse et complaisance. Il fit ses études au collège de Dijon, et marqua dès l’abord de grandes dispositions au travail et au plaisir. La nature lui avait donné tous les avantages, la taille, le port, la figure, la force, et une ardeur en tous sens que dominaient finalement la raison et la volonté. « Le corps d’un athlète et l’âme d’un sage » ; c’est ainsi que le définissait plus tard Voltaire aux heures de justice et d’équité. Buffon pourtant ne devint ce philosophe et ce sage que par degrés. Sa jeunesse paraît avoir été assez violente et fougueuse : mais, quel qu’eût été l’emploi de sa soirée, il se faisait réveiller le matin à une heure dite pour se remettre à l’étude. La géométrie l’avait fort occupé dès le collège, et, au zèle dont il s’y appliquait, elle semblait presque sa vocation ; ou plutôt, dans sa curiosité élevée et étendue, il menait, dès sa jeunesse, toutes les connaissances de front : « Il ne voulait pas qu’un autre pût entendre ce qu’il n’aurait pas entendu lui-même » ; il s’en serait senti humilié comme homme, et ce noble sentiment d’orgueil, soutenu d’une opiniâtre volonté et servi d’une admirable intelligence, le porta au sommet des sciences sublimes. La nature mit le comble à tous ces dons en lui, en les revêtant d’éloquence.

Jeune, il se lia avec le gouverneur d’un jeune seigneur anglais qui séjournait à Dijon, et cette liaison lui fit faire un voyage d’Italie, puis un autre voyage en Angleterre ; ce sont les seuls qu’il ait jamais faits. Cet homme, qui avait tant embrassé d’espaces et d’époques, et tant décrit de formes vivantes, pouvait dire : « J’ai passé cinquante ans à mon bureau. » Buffon avait la vue basse : c’était sa seule infirmité. Il en développa d’autant plus sa faculté de tout voir par les yeux de l’esprit, de tout se figurer par une contemplation attentive.

Cette première liaison du côté de l’Angleterre fut d’ailleurs très utile à Buffon : elle le mit à même d’être informé de bonne heure de ce qui s’y était accompli de grand dans l’ordre des sciences. Il entra sans hésiter dans la voie de Newton et dans celle des grands physiciens de cette école. Les premiers écrits publiés de Buffon sont deux traductions de l’anglais. Il traduisit la Statique des végétaux de Hales (1735), et la Méthode des fluxions et des suites infinies de Newton (1740). Dans la préface qu’il mit à cette dernière traduction, il s’exprime en homme tout à fait maître du sujet, et il expose d’une manière claire, supérieure et presque piquante, les querelles qui s’étaient élevées à propos de l’invention de ce calcul de l’infini. Dans la préface qu’il mit en tête de sa traduction de Hales, il célèbre la méthode de l’expérience en physique et s’élève contre les systèmes, de manière à faire qu’on se demande si c’est bien lui qui va en construire de si beaux :

Le système de la nature dépend peut-être, dit-il, de plusieurs principes : ces principes nous sont inconnus, leur combinaison ne l’est pas moins. Comment ose-t-on se flatter de dévoiler ces mystères sans autre guide que son imagination, et comment fait-on pour oublier que l’effet est le seul moyen de connaître la cause ? C’est par des expériences fines, raisonnées et suivies, que l’on force la nature à découvrir son secret ; toutes les autres méthodes n’ont jamais réussi, et les vrais physiciens ne peuvent s’empêcher de regarder les anciens systèmes comme d’anciennes rêveries, et sont réduits à lire la plupart des nouveaux comme on lit les romans. Les recueils d’expériences et d’observations sont donc les seuls livres qui puissent augmenter nos connaissances.

Ce premier Buffon, à la fois géomètre et homme d’expérience, ne promettait point encore ce que sera le second, généralisateur hardi et un peu prompt à subordonner le fait à l’idée. On sait la réponse qu’il fit un jour au chimiste Guyton de Morveau, qui voulait passer au creuset un corps, pour s’assurer d’un fait que Buffon déduisait de la théorie : « Le meilleur creuset, c’est l’esprit », lui répondit Buffon. Parole bien hasardeuse quand il s’agit en effet de prononcer sur les œuvres de la nature !

Mais c’est qu’il y avait en Buffon un génie qui allait se dégager et qui allait demander satisfaction à son tour : le génie du peintre, du poète, de celui qui avait besoin avant tout de grandes vues pour se donner carrière à les exprimer. En tête du tome XIIme de son Histoire naturelle, il confesse avec une sorte d’ingénuité cet impérieux besoin de sa nature, qui le sollicite à introduire dans son Histoire quelques discours généraux où il puisse se développer, traiter de la nature en grand et se consoler de l’ennui des détails : « Nous retournerons ensuite à nos détails avec plus de courage, dit-il, car j’avoue qu’il en faut pour s’occuper continuellement de petits objets dont l’examen exige la plus froide patience et ne permet rien au génie. »

Quand il a dit que le génie n’était qu’une plus grande aptitude à l’application et une plus grande patience, on voit que Buffon n’entendait point cette patience froide qui n’a rien de commun avec le feu sacré. Le génie de Buffon participe du poète autant que du philosophe ; il confond et réunit les deux caractères en lui, comme cela s’était vu aux époques primitives. « M. de Buffon fait plus de cas de Milton que de Newton, a dit Mme Necker ; Milton, selon lui, avait l’esprit beaucoup plus étendu, et il est plus difficile de réunir des idées qui intéressent tous les hommes que d’en trouver une qui explique les phénomènes de la nature. » En interprétant et en réduisant comme il convient ce souvenir noté de Mme Necker, et sans croire qu’il pût y avoir au monde un mortel que Buffon plaçât au-dessus de Newton, dont il avait le portrait gravé pour unique ornement de son cabinet d’étude, j’en conclurai seulement qu’il y avait dans le génie de Buffon des combinaisons et des tableaux du genre de ceux de Milton et qui demandaient à sortir. On a dit qu’il tenait de Newton et de Descartes, et qu’il oscillait un peu entre leurs deux méthodes : j’oserai penser que c’est plutôt de Newton et de Milton qu’il participe, et que la part systématique chez lui avait surtout le caractère poétique le plus élevé.

Nommé en 1739 intendant du Jardin du roi, et associé de l’Académie des sciences en cette même année, Buffon n’était encore connu que par l’une des traductions dont j’ai parlé et par quelques mémoires sur des sujets assez particuliers. C’est alors qu’il conçut le projet de tirer de sa position au Jardin du roi un grand parti et de devenir l’historien de la nature. Il avait trente-deux ans.

Ce titre d’Histoire naturelle était un peu vague alors ; il l’était pour Buffon même qui, embrassant son sujet dans toute sa généralité, voulait bien tâcher de le préciser, mais à condition de ne jamais le restreindre. Après dix ans de travaux préliminaires, dans lesquels il s’était adjoint Daubenton pour la partie descriptive et anatomique, il publia en 1749 les trois premiers volumes in-4º de son Histoire naturelle. Ce fut un des événements du siècle. Depuis ce moment, les tomes de cette Histoire monumentale continuèrent de se publier régulièrement et successivement au nombre de trente-six, jusqu’à l’époque de la mort de Buffon (1749-1788). Une maladie grave de l’auteur, qui interrompit pendant près de deux ans son travail, n’apporta pas de ralentissement sensible à la publication. Buffon, durant l’exécution de cette longue entreprise, se donna plusieurs collaborateurs. Après Daubenton, qui, à un certain moment, se retira, M. Guéneau de Montbeillard particulièrement, puis l’abbé Bexon, l’aidèrent pour les oiseaux, et M. de Montbeillard simula même quelquefois assez bien le style du maître. Mais toutes les grandes et principales parties de l’ouvrage sont de Buffon ; il y a partout la haute main ; chaque volume porte son cachet et son empreinte par quelque page immortelle ; les derniers volumes ne se distinguent des précédents et ne se font remarquer que par une ordonnance plus exacte et une plus grande perfection d’ensemble. Celui qui contient Les Époques de la nature, publié en 1778, est considéré comme le chef-d’œuvre de Buffon.

Durant ces cinquante années de travaux, la vie de Buffon est uniforme. Chaque année, il vient passer quelques mois à Paris pour les devoirs et les obligations de sa place, pour les intérêts de l’établissement auquel il préside et dont il accroît chaque jour l’importance. Puis il retourne habiter la plus grande partie de l’année à Montbard pour s’y livrer à l’étude et à la composition. On l’a souvent représenté dans celle habitation rurale et féodale, dans sa tour où il s’enferme dès le matin pour méditer et pour écrire. Je regrette qu’un peu de plaisanterie se soit mêlé sous nos plumes françaises à l’idée de respect et de vénération qu’une telle existence devait avant tout inspirer. Au milieu de cette vie tumultueuse, de cette vie dissipée et morcelée du xviiie  siècle, Buffon s’isole ; il trouve dans la force de son caractère, dans son amour élevé de la gloire et dans le puissant intérêt de l’étude immense à laquelle il s’est voué, de quoi résister à toutes les irritations, à toutes les chétives tentations d’alentour. Remarquez comme tous, plus ou moins, y cèdent et y succombent, excepté lui ; je dis tous, et je parle des plus grands. Voltaire, on le sait trop, ne vit que de combats et de querelles ; le pauvre Jean-Jacques en meurt durant vingt années, et sa tête s’égare à vouloir répondre aux méchants propos et aux calomnies. Montesquieu lui-même ne reste point calme si on le prend à partie. Son Esprit des lois paraissait en même temps que les premiers tomes de Buffon. Le Gazetier janséniste attaqua vivement les deux ouvrages, et Montesquieu plus violemment encore que Buffon : Montesquieu, aussitôt, prit la plume :

Il a répondu par une brochure assez épaisse et du meilleur ton, écrivait Buffon à un ami (21 mars 1750) ; sa réponse a parfaitement réussi. Malgré cet exemple, je crois que j’agirai différemment, et que je ne répondrai pas un seul mot. Chacun a sa délicatesse d’amour-propre. La mienne va jusqu’à croire que de certaines gens ne peuvent pas même m’offenser46.

Tel fut constamment le principe de conduite de Buffon, laisser la calomnie retomber sur elle-même. Et reporté vingt-huit ans après sur le même sujet d’attaque en reprenant, dans ses Époques de la nature, ce même ensemble de vues et de travaux :

Tâchons néanmoins, disait-il, de rendre la vérité plus palpable ; augmentons le nombre des probabilités ; rendons la vraisemblance plus grande ; ajoutons lumières sur lumières, en réunissant les faits, en accumulant les preuves, et laissons-nous juger ensuite sans inquiétude et sans appel ; car j’ai toujours pensé qu’un homme qui écrit doit s’occuper uniquement de son sujet et nullement de soi ; qu’il est contre la bienséance de vouloir en occuper les autres, et que, par conséquent, les critiques personnelles doivent demeurer sans réponse.

Cette haute dignité personnelle préside à toute la vie de Buffon. Il ne se laissa jamais détourner ni distraire un seul jour de cette contemplation et de cette description de la nature, pour laquelle la plus longue existence humaine était si courte encore. Voyons-le tel qu’il était à Montbard ; mais entrons-y non pas, comme le fit Hérault de Séchelles, en espion léger, infidèle et moqueur ; entrons-y plutôt avec ce sentiment élevé et pénétré qui fit que Jean-Jacques, passant à Montbard en 1770, voulut voir ce cabinet de travail qu’on a appelé le berceau de l’histoire naturelle, et en baisa à genoux le seuil. Le pavillon de travail de Buffon était à l’extrémité de ses jardins, et l’on y arrivait de terrasse en terrasse en montant. Dès six heures du matin, il s’y rendait chaque jour. En plein été il travaillait dans un cabinet très élevé, et dont la voûte ressemblait à celle des églises et des anciennes chapelles : « M. de Buffon, dit Mme Necker, pense mieux et plus facilement dans la grande élévation de sa tour, à Montbard, où l’air est plus pur ; c’est une observation qu’il a faite souvent. » Là, dans une salle nue, devant un secrétaire de bois, il méditait, il écrivait. Point de papiers devant lui, point de livres entassés ; toute cette érudition et cette paperasserie ne faisaient que gêner Buffon. Un sujet profondément médité, la contemplation, le silence et la solitude, c’étaient là sa matière et ses instruments. Dans un autre cabinet un peu moins élevé et moins froid que le premier, et où il travaillait aussi, il n’y avait de plus pour ornement sur la muraille que la gravure de Newton, — le grand interprète de la nature. On a voulu plaisanter sur la toilette que Buffon faisait avant de se mettre à écrire. Buffon, dès son lever chaque matin, avait l’habitude de se faire habiller et coiffer selon l’usage du temps ; il croyait que le vêtement de l’homme fait partie de sa personne. Hors de là, tout, dans son cabinet de travail, exprimait la simplicité. Hume a rendu l’impression que Buffon fit sur lui en disant que pour le port et la démarche, il répondait plutôt à l’idée d’un maréchal de France qu’à celle d’un homme de lettres. L’empreinte des plus hautes idées était sur sa physionomie. « Des sourcils noirs, ombrageant des yeux noirs très actifs », ressortaient encore plus sous de beaux cheveux blancs. L’élévation, le calme, la dignité, la conscience de sa force, c’était ce qui se marquait dans toute sa personne.

Un bon sens grandiose régnait en lui et réglait tout autour de lui. « Buffon vit absolument en philosophe, a dit un judicieux observateur47 ; il est juste sans être généreux, et toute sa conduite est calquée sur la raison. Il aime l’ordre, il en met partout. » Avec cette justice parfaite et cette bonté qui dérivait de la règle et du tempérament, il ne cessa de faire du bien dans ses alentours, et les gens de Montbard l’adoraient.

Une telle attitude si à part, si constante et si imperturbable, était faite pour provoquer et irriter les railleurs ; Buffon en trouvait jusque dans le camp des philosophes. Voltaire essayait parfois de le mordre et de le ridiculiser ; mais il s’arrêtait par un sentiment involontaire de respect. D’Alembert, moins délicat que Voltaire, et moins averti par le sentiment du beau, se donnait toute carrière sur Buffon. Il n’aimait ni sa personne ni ses talents : il ne l’appelait que le grand phrasier, le roi des phrasiers  ; il le contrefaisait en charge (d’Alembert avait ce malheureux talent de singer les gens). Buffon en était informé ; il avait pitié de voir le grand géomètre faire acte de singe, et ne s’y arrêtait pas.

La publication des trois premiers tomes de l’Histoire naturelle (1749) fit grand éclat et grand bruit. On admira, on se récria. Ce ne furent pas seulement les théologiens qui se récrièrent, ce furent les savants. On a les Observations critiques que ces volumes firent écrire à M. de Malesherbes. Buffon, en entrant dans ce vaste sujet, même après dix années d’études, s’y trouvait encore trop peu préparé. Les botanistes particulièrement le pouvaient prendre en faute, en flagrant délit d’inexactitude et de légèreté sur la manière dont il jugeait Linné, et dont il appréciait les méthodes. Buffon savait peu la botanique : « J’ai la vue courte, disait-il ; j’ai appris trois fois la botanique, et je l’ai oubliée de même : si j’avais eu de bons yeux, tous les pas que j’aurais faits m’auraient retracé mes connaissances en ce genre. » Il semblait que, taillé en grand par la nature, il lui coûtât de se baisser pour étudier les petites choses : le cèdre du Liban, il le contemplait volontiers, mais l’hysope lui paraissait trop petite. C’est ainsi qu’il a ignoré les insectes, qu’il a médit des abeilles, quoique Réaumur fût déjà venu. Il a fallu toutes les grâces et la gentillesse de l’oiseau-mouche pour le réconcilier avec le petit. Quand il parle des animaux, c’est toujours des animaux plus ou moins analogues à l’homme, des animaux vertébrés d’un ordre supérieur. Dans son Histoire naturelle, il ne conçoit d’abord d’autre méthode que celle qui consiste à prendre les êtres selon leurs rapports de proximité et d’utilité avec l’homme. Il imagine un homme tout neuf et sans notions aucunes, dans une campagne où les animaux, les oiseaux, les poissons, les plantes, les pierres se présentent successivement à ses yeux. Après un premier débrouillement, cet homme distinguera la matière animée de l’inanimée, et, de la matière animée proprement dite, il distinguera la matière végétative. Arrivé à cette première grande division, animal, végétal et minéral, il en viendra à distinguer dans le règne animal les animaux qui vivent sur la terre d’avec ceux qui demeurent dans l’eau ou ceux qui s’élèvent dans l’air :

Ensuite mettons-nous à la place de cet homme, continue Buffon, ou supposons qu’il ait acquis autant de connaissance et qu’il ait autant d’expérience que nous en avons, il viendra à juger des objets de l’histoire naturelle par les rapports qu’ils auront avec lui ; ceux qui lui seront les plus nécessaires, les plus utiles, tiendront le premier rang ; par exemple, il donnera la préférence dans l’ordre des animaux au cheval, au chien, au bœuf, etc. Ensuite il s’occupera de ceux qui, sans être familiers, ne laissent pas d’habiter les mêmes lieux, les mêmes climats, comme les cerfs, les lièvres, etc.

Dans cet ordre qu’il appelle le plus naturel de tous, et qui n’est que provisoire, Buffon ne va donc classer d’abord les animaux et les êtres de la nature que selon leurs rapports d’utilité avec l’homme, et non d’après les caractères essentiels qui sont en eux et qui peuvent en rapprocher de très éloignés en apparence. Pour en finir sur ce chapitre, qui ne saurait être le nôtre, je dirai que ce ne fut qu’après un assez grand nombre de volumes que Buffon, instruit peu à peu par la pratique et par les descriptions auxiliaires de Daubenton, en vint à former des classifications plus réelles et plus fondées sur l’observation comparée des êtres en eux-mêmes. Les hommes du métier remarquent ce genre de progrès dans son travail sur les gazelles publié en 1764 (tome XII), et surtout dans sa nomenclature des singes (1766 et 1767, tomes XIV et XV).

Mais si ce détail et cette méthode scientifique laissèrent longtemps à désirer chez Buffon auprès d’un petit nombre d’observateurs avancés, il frappa tout d’abord les esprits par de grandes vues, par les plus grandes qui puissent être proposées à la méditation du physicien philosophe. Dans un Discours sur la théorie de la terre, il cherchait à déterminer au préalable la structure et le mode de formation de ce globe terrestre, théâtre de la vie des animaux et de la végétation des plantes ; il cherchait, d’après les grands faits géologiques alors connus, à en fixer les révolutions successives dès l’origine jusqu’à son état de consistance et de composition actuelle. Il passait de là à des considérations conjecturales sur la naissance et la reproduction des êtres animés. Lorsqu’il en venait à l’homme, ces explications tant soit peu mystérieuses se relevaient par des observations aussi sensées que fines sur les divers âges d’enfance, de puberté, de virilité et de vieillesse, sur les acquisitions et la sphère d’action des divers sens. Le troisième volume se couronnait par l’admirable morceau si connu, où le premier homme est supposé tel qu’il pouvait être au premier jour de la Création, s’éveillant tout neuf pour lui-même et pour tout ce qui l’environne, et racontant l’histoire de ses premières pensées. C’est ici que Buffon devenait l’émule de Milton lui-même, un Milton physicien, moins la religion et l’adoration. Plus tard, Condillac, voulant redresser Buffon et le convaincre d’inexactitude, supposa, dans son Traité des sensations, cette singulière statue qu’il animait peu à peu en lui donnant successivement un sens, puis un autre. Buffon s’amusait fort de cette statue incolore et glacée, et quand Condillac vint lui demander sa voix pour l’Académie française, on raconte qu’il l’accueillit gaiement, lui promit ce qu’il voulait, et lui dit en l’embrassant : « Vous avez fait parler une statue, et moi l’homme, je vous embrasse parce que vous avez encore de la chaleur, mais, mon cher abbé, votre statue n’en a point. »

Le quatrième volume de l’Histoire naturelle parut en 1753. Fidèle à la méthode qu’il avait annoncée, Buffon y donnait l’histoire des principaux animaux domestiques, le cheval, l’âne, le bœuf, et il la faisait précéder par un admirable Discours sur la nature des animaux comparée avec celle de l’homme. Il y montre le bien l’emportant généralement sur le mal, et le plaisir sur la douleur, dans la nature physique de chaque être sentant. Ce qui rompt l’équilibre dans l’homme, c’est son imagination qui corrompt le bien et qui, devançant le mal, le produit souvent. Buffon ne voudrait pas réduire l’homme au bonheur stupide des animaux, mais il voudrait l’élever par la raison à un état de félicité supérieure. Il voudrait nous convaincre que « le bonheur est au-dedans de nous-même ; que la jouissance paisible de notre âme est notre seul et vrai bien ». Il voudrait détourner l’homme des passions insensées qui forcent la nature et amènent après elles l’ennui et le dégoût. À la manière dont il parle « de cet horrible dégoût de soi-même, qui ne nous laisse d’autre désir que celui de cesser d’être », on voit que si cette âme calme et supérieure n’a jamais été atteinte du mal des Rousseau, des Werther et des futurs René, elle n’a pas été sans le reconnaître et sans le dénoncer à sa source : « Dans cet état d’illusion et de ténèbres, dit-il, nous voudrions changer la nature même de notre âme ; elle ne nous a été donnée que pour connaître, nous ne voudrions l’employer qu’à sentir. » Le vrai sage, selon lui, est celui qui sait maîtriser ces fausses prétentions et ces faux désirs :

Content de son état, il ne veut être que comme il a toujours été, ne vivre que comme il a toujours vécu ; se suffisant à lui-même, il n’a qu’un faible besoin des autres, il ne peut leur être à charge ; occupé continuellement à exercer les facultés de son âme, il perfectionne son entendement, il cultive son esprit, il acquiert de nouvelles connaissances, et se satisfait à tout instant sans remords, sans dégoût, il jouit de tout l’univers en jouissant de lui-même. Un tel homme est sans doute l’être le plus heureux de la nature.

Donnez un motif, un ressort de plus à ce sage, donnez-lui « la gloire, ce puissant mobile de toutes les grandes âmes », faites qu’il se la propose comme un but éclatant qui l’attire sans le troubler, et vous aurez Buffon lui-même, Buffon qui, pour peindre le plus noble idéal de l’homme, n’a eu qu’à en saisir les traits en lui. À tout le mal qu’il dit des passions, on peut lui opposer cependant une seule, chose : « Mais vous-même, pourrait-on lui dire, auriez-vous échappé à cet ennui, à cette langueur de l’âme qui suit l’âge des passions, si vous n’aviez pas été soutenu et possédé de cette passion fixe de la gloire ? »

Comme peintre de métaphysique, dans ce Discours et dans ceux qui sont relatifs aux sens, Buffon est du premier ordre. Ce qu’il y a de contestable et de hasardé se rachète par des vues qui sont d’une raison profonde et définitive48. Comme peintre d’animaux, il n’a rien fait de plus noble, de plus majestueux et de plus accompli que ses portraits du Cheval, du Cerf, du Cygne : ce sont des tableaux de nature vivante, de la plus grande manière et de la plus royale. Dans le Cerf, on remarquera avec quel art il a employé à dessein tout le vocabulaire de l’ancienne vénerie : si ce vocabulaire était perdu, c’est là qu’il faudrait le retrouver, ménagé de la façon la plus ingénieuse et la plus large. On lui a reproché dans cet article du Cerf d’avoir fait sans restriction l’éloge de la chasse, ce passe-temps destructeur. Mais, indépendamment du plaisir qu’il prenait en effet à la peindre avec la grandeur qu’il y voyait, ne sent-on pas que Buffon, par un tel morceau, visait à enlever tous les suffrages à la Cour ? Cela le couvrait du côté de ses ennemis, et lui valait bien de l’appui et de la faveur pour l’agrandissement du Jardin du roi.

Je ne sais où l’on a pris que le style de Buffon a de l’emphase : il n’a que de la noblesse, de la dignité, une magnifique convenance, une clarté parfaite. Il est élevé, moins par le mouvement et le jet, que par la continuité même dans un ordre toujours sérieux et soutenu. Fontenelle, avant Buffon, avait beaucoup fait pour introduire parmi le monde, pour insinuer la science ; mais quelle différence entre cette démarche oblique et mince et la manière grande, ouverte et vraiment souveraine de Buffon ! Ce à quoi Buffon tenait avant tout en écrivant, c’était à la suite, au lien du discours, à son enchaînement continu. Il ne pouvait souffrir ce qui était haché, saccadé, et c’était un défaut qu’il reprochait à Montesquieu. Il attribuait le génie à la continuité de la pensée sur un même objet, et il voulait que la parole en sortît comme un fleuve qui s’épand et baigne toutes choses avec plénitude et limpidité. « Il n’a pas mis dans ses ouvrages un seul mot dont il ne pût rendre compte. » On voit, d’après une critique qu’il fit en causant d’un écrit de Thomas, ce qu’il entendait par ces petits mots, par ces liens naturels et ces nuances graduées du discours, et quelle finesse de goût il y apportait. Il était, en ce genre de soin, aussi scrupuleux que le plus délicat des anciens ; il avait l’oreille, la mesure et le nombre. La clarté autant que l’enchaînement était sa grande préoccupation. En faisant lire tout haut à son secrétaire ses manuscrits, au moindre arrêt, à la moindre hésitation, il mettait une croix, et corrigeait ensuite le passage jusqu’à ce qu’il l’eût rendu lumineux et coulant. Après cela, je ne trouve pas chez lui une nouveauté ni une création d’expression aussi vive qu’il se pourrait aujourd’hui imaginer ; Chateaubriand à cet égard, et même Bernardin de Saint-Pierre, l’ont fait pâlir. On cite chez lui quelques exemples charmants d’une langue neuve et véritablement trouvée, mais ils sont rares. La grande beauté chez Buffon consiste plutôt dans la suite et la plénitude du courant. Son expression, du moins, n’a jamais ce tourment ni cette inquiétude qui accompagne chez d’autres l’extrême désir de la nouveauté. Elle offre, dans certains coins de tableaux, de ces grâces légères qui me touchent plus que les endroits plus souvent cités. Par exemple, parlant du cerf :

Le cerf, dit-il, paraît avoir l’œil bon, l’odorat exquis et l’oreille excellente. Lorsqu’il veut écouter, il lève la tête, dresse les oreilles, et alors il entend de fort loin : lorsqu’il sort dans un petit taillis ou dans quelque autre endroit à demi découvert, il s’arrête pour regarder de tous côtés, et cherche ensuite le dessous du vent pour sentir s’il n’y a pas quelqu’un qui puisse l’inquiéter.

Quel tableau léger, dessiné en trois lignes, et tranquillement complet. Ainsi, parlant de la fauvette babillarde, de cet oiseau au caractère craintif et si prompt à s’effrayer, il dira :

Mais l’instant du péril passé, tout est oublié, et le moment d’après notre fauvette reprend sa gaieté, ses mouvements et son chant. C’est des rameaux les plus touffus qu’elle le fait entendre ; elle s’y tient ordinairement couverte, ne se montre que par instants au bord des buissons, et rentre vite à l’intérieur, surtout pendant la chaleur du jour. Le matin, on la voit recueillir la rosée, et, après ces courtes pluies qui tombent dans les jours d’été, courir sur les feuilles mouillées et se baigner dans les gouttes qu’elle secoue du feuillage.

C’est dans ces parties fines et transparentes que Buffon se rejoint comme peintre à Bernardin de Saint-Pierre, lequel apportera de plus, dans ces scènes de la nature, un rayon de lune et une demi-teinte de mélancolie.

En général, Buffon peint la nature sous tous les points de vue qui peuvent élever l’âme, qui peuvent l’agrandir, la rasséréner et la calmer ; il aime d’un mot à tout ramener à l’homme ; il a de la volupté souvent dans le pinceau, mais il n’a pas cette sensibilité où Rousseau et d’autres excelleront : Buffon est un génie qui manque d’attendrissement.

Le plus parfait écrit de Buffon, je l’ai dit, est son discours ou tableau des Époques de la nature qu’il publia en 1778, à l’âge de soixante-et-onze ans, et qu’il avait fait recopier, assure-t-on, jusqu’à dix-huit fois (rabattez-en, si vous le voulez) avant de l’amener au degré de perfection qui le pût satisfaire. Il y reprenait les anciennes idées de son premier volume sur la théorie de la terre, et les présentait dans un jour plus complet et avec des combinaisons, je n’ose dire avec des vraisemblances nouvelles. Car c’est ainsi que Buffon se corrigeait : dans son ampleur de forme, il était l’ennemi des remaniements ; comme un grand artiste, il trouvait plus simple, l’ouvrage une fois produit, de se corriger dans un ouvrage nouveau, dans un tableau nouveau, et en recommençant derechef comme fait aussi la nature. Ici, dans les Époques, il raconte et décrit en sept tableaux les révolutions du globe terrestre, depuis le moment où il le suppose fluide jusqu’à celui où l’homme y apparaît pour régner. Buffon n’y présente point son hypothèse comme réelle, mais comme un simple moyen de concevoir ce qui a dû se passer d’une manière plus ou moins analogue, et de fixer les idées sur les plus grands objets de la philosophie naturelle. Cette précaution une fois prise, il raconte avec une suite, une précision et un sentiment de réalité qui étonne et fait illusion à la fois, ces scènes immenses et terribles de débrouillement, ces spectacles effroyables, et qui n’eurent point de spectateur humain.

On dit que Buffon aimait fort le romancier Richardson « à cause de sa grande vérité, et parce qu’il avait regardé de près tous les objets qu’il peignait ». On pourrait lui appliquer le même éloge pour les Époques de la nature ; il sait et voit ces choses d’avant l’homme pour les avoir regardées de près. Richardson, en vérité, ne sait pas mieux l’intérieur de la famille Harlowe que Buffon ne paraît savoir ces époques à jamais inconnues et évanouies qu’il rend présentes, cet intérieur de l’univers auquel il nous fait assister. Jamais, dans ce vaste détail circonstancié, le sourire du doute ne vient effleurer sa lèvre. Il a traité ce roman sublime avec la précision achevée qu’il aurait mise à une description de la nature existante et réelle. « Où étiez-vous, disait Dieu à Job, lorsque je jetais les fondements de la terre ? » M. de Buffon semble nous dire sans s’émouvoir : J’étais là ! Il élève la pensée, il l’agrandit, il la trouble et la confond aussi par cette hardiesse qui consiste à se mettre si résolument dans ce récit, soi, simple mortel, en lieu et place de Dieu, de la Puissance infinie. Il semble qu’un tel acte de témérité ou de sublimité, comme vous voudrez l’appeler, un tel acte d’usurpation ne se puisse expier qu’en tombant à genoux aussitôt après et en s’humiliant dans la plus profonde des prières.

Milton et Bossuet l’eussent fait, et leur tableau n’en eût paru que plus grand. Buffon ne le fait pas et n’y songe pas. Le sentiment moral reste un peu blessé, au milieu de tous les étonnements qu’excite ce bel ouvrage, de le trouver si muet et si désert du côté du ciel. — Seul le Génie de l’humanité y domine et s’y glorifie dans une dernière page d’une perspective grandiose et superbe, bien que légèrement attristée49.

Nulle part d’ailleurs plus que dans cet écrit de son époque septuagénaire, Buffon n’a manifesté tout ce qu’il valait par la clarté et par la plénitude de l’expression, par le courant vaste et flexible de la parole appliquée aux plus grands objets et aux plus sévères. C’est ainsi qu’en vieillissant il mûrissait et se développait sans cesse, acquérant chaque jour avec lenteur, ajoutant à ses idées et retrouvant une sorte de fraîcheur et de renouvellement jusque dans l’approfondissement même.

Montesquieu vieillissant était fatigué, et le paraissait : Buffon ne l’était pas. Une comparaison de Buffon avec Montesquieu serait féconde, et achèverait de préciser et de définir les traits caractéristiques de sa forme de nature et de son procédé de talent. Buffon reconnaissait à Montesquieu du génie, mais il lui contestait le style : il trouvait, surtout dans L’Esprit des lois, trop de sections, de divisions, et ce défaut, qu’il reprochait à la pensée générale du livre, il le retrouvait encore dans le détail des pensées et des phrases ; il y reprenait la façon trop aiguisée et le trop peu de liant : « Je l’ai beaucoup connu, disait Buffon de Montesquieu, et ce défaut tenait à son physique. Le Président était presque aveugle, et il était si vif que, la plupart du temps, il oubliait ce qu’il voulait dicter, en sorte qu’il était obligé de se resserrer dans le moindre espace possible. » C’est ainsi qu’il expliquait ce qu’il paraît y avoir parfois d’écourté dans le langage de Montesquieu. Lui, Buffon, avait au contraire la faculté de retenir de mémoire ses vastes écrits, et il se les déployait ensuite à volonté dans toute l’étendue de la trame, tant pour la pensée que pour l’expression.

En revanche, la conversation de Montesquieu était pleine de traits, de saillies et d’images, et ressemblait à ses écrits. Elle était coupée comme son style, vive, inattendue, semée de brusqueries et d’à-propos : il ne manquait jamais la balle quand elle lui venait. On a fort raillé, au contraire, la conversation de Buffon comme n’étant pas du tout à la hauteur de son style : je le crois bien ! après un travail d’un si grand nombre d’heures par jour, et une application si constante de l’esprit qui avait porté et soutenu tant de choses, il avait besoin de se détendre, et la parole allait alors en famille et entre amis comme elle pouvait. Pourtant Mme Necker, si excellente à consulter en tout ce qui est de Buffon, nous a parlé du piquant et de l’instructif de sa conversation, et nous en a cité plus d’un exemple. Il serait, en effet, bien singulier qu’il en eût été autrement. Un esprit riche de tant de connaissances et de tant d’idées ne pouvait être commun que par oubli50. Seulement, il fallait l’attendre, le saisir à ses heures et savoir l’écouter. Buffon, en causant, n’aimait ni les contradictions ni les interruptions ; il se taisait et gardait le silence à la première objection qu’on lui faisait : « Je ne puis me résoudre, disait-il, à continuer la conversation avec un homme qui se croit permis, en pensant à une chose pour la première fois, de contredire quelqu’un qui s’en est occupé toute sa vie. » Cela le conduisait à avoir des familiers et des admirateurs à domicile, qui ne le contredisaient jamais ; il les supportait aisément. Il souffrait qu’on parlât de lui et de son génie à bout portant, et il en parlait lui-même avec bonhomie, comme en parlait déjà son siècle et comme allait faire la postérité.