(1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Réminiscences, par M. Coulmann. Ancien Maître des requêtes, ancien Député. »
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(1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Réminiscences, par M. Coulmann. Ancien Maître des requêtes, ancien Député. »

Réminiscences,
par M. Coulmann
Ancien Maître des requêtes, ancien Député25.

Nous savons l’histoire anecdotique du xviiie  siècle et celle même du xviie comme si nous y avions vécu ; nous en connaissons les intrigues, les rivalités, les galanteries, de manière à en discourir pertinemment et impertinemment, à tort et à travers ; le temps a tout fait sortir, les vérités et les méchants propos : du xixe  siècle, du nôtre, nous savons beaucoup moins à certains égards ; nous savons ce que nous en avons vu directement ; mais des Mémoires familiers, intimes, véridiques, il n’en a point encore paru ; ils dorment en portefeuille, ils attendent. Ceux qu’on a publiés ne renferment que ce qu’on a voulu perdre et n’étaient, la plupart, que des spéculations de librairie. La vérité des relations et des intrigues de cour et de société sous l’Empire, sous la Restauration, sous Louis-Philippe, on la raconte, on en cause avec quelques-uns des demeurants et des bien informés, on ne l’a pas encore écrite ou du moins mise au jour. Les Mémoires de M. Coulmann, que cet honorable personnage secondaire publie en ce moment, ne combleront pas une lacune ; ils ne sont pas dénués pourtant de tout intérêt.

Mais je demanderai avant tout à M. Coulmann pourquoi il appelle Réminiscences ce qu’il aurait dû intituler Souvenirs. Évidemment le titre d’un ouvrage anglais, les Réminiscences d’Horace Walpole, l’a séduit ; mais, en laissant à la charge de l’auteur anglais le mot de Réminiscences pris en ce sens, je nie qu’en français ce soit le mot juste. Qui dit réminiscences, en effet, dit ressouvenus confus, vagues, flottants, incertains, involontaires. Un poète, qui, en faisant des vers, imite un autre poète sans bien s’en rendre compte, et qui refait des hémistiches déjà faits, est dit avoir des réminiscences. On dirait très bien de quelqu’un dont la tête faiblit et qui ne gouverne plus bien sa mémoire : « Il n’a que des réminiscences, il n’a plus de souvenirs. » La réminiscence est, en un mot, un réveil fortuit de traces anciennes dont l’esprit n’a pas la conscience nette et distincte. Le titre donné par M. Coulmann à ses Mémoires est donc assez impropre, à moins qu’il n’ait voulu se critiquer légèrement lui-même. Je ne l’aurais pas remarqué si cette incertitude dans l’expression ne se rattachait à beaucoup d’autres incertitudes et indécisions de l’honorable auteur amateur qui, avec de l’esprit, de l’amabilité et de belles qualités sociales, me paraît être resté toujours dans des intervalles et des entre-deux.

Et qu’est-ce, me diront beaucoup de lecteurs, qu’est-ce d’abord que M. Coulmann pour venir nous entretenir ainsi, nous qui ne sommes pas de sa famille, et nous informer en détail de ses historiettes de société et de ses impressions de tout genre ? M. Coulmann, né vers 1795 ou 1796 en Alsace, aux bords du Rhin, était le frère de la belle comtesse Walther, femme d’un brave général né dans ces mêmes contrées, et qui commanda avec honneur et gloire les grenadiers à cheval de la Garde impériale. Plus jeune de dix années que cette sœur charmante, après sa première enfance passée dans son pays natal, le jeune Jacques fut amené à Paris et mis en pension chez M. Dabo, puis chez M. Labbé, puis à Sainte-Barbe. Toutes ces premières impressions, celles du toit domestique, de la maison du pasteur auquel d’abord on l’avait confié, la mort d’une mère, puis la première communion, et le sentiment pénible qu’éprouva le jeune garçon en passant de son Alsace riante et champêtre aux murs froids d’un collège, ces premières descriptions ne peuvent nous toucher que médiocrement : il y a du vrai, de la sincérité ; mais ces peintures de l’enfance, recommencées sans cesse, n’ont de prix que lorsqu’elles ouvrent la vie d’un auteur original, d’un poète célèbre. « Les souvenirs de ma première enfance sont bien vagues, nous dit M. Coulmann au début ; cependant je me rappelle encore et l’époque où je portais une robe de percale brune avec des étoiles jaunes, et un grand poirier qui était dans le jardin près de la maison : c’est la trace la plus éloignée qui soit restée empreinte dans ma mémoire. » Mais si ces souvenirs sont vagues, pourquoi vouloir nous y faire participer ? Honnête homme, homme sensible, vous avez beau faire, vos époques ne sont pas précisément les nôtres. Il faudrait être un peintre pour donner du relief et de la valeur à de semblables tableaux. On s’intéresse à la première communion d’un Chateaubriand, mais peu à celle de tout autre qui n’a été qu’un homme distingué ordinaire. M. Coulmann a une nature morale assez riche, et c’est assurément un homme d’esprit ; mais son pinceau est mou ; on voit bien qu’au collège il se plaisait à lire en allemand les romans d’Auguste Lafontaine auxquels il avait collé un titre d’ Histoire romaine pour mieux tromper le maître d’étude. Il avait gardé un premier accent alsacien dont ses camarades se moquaient, et qu’il perdit, nous dit-il, par la suite. En est-il bien sûr ?

À Sainte-Barbe, il se trouvait, non de la même année, mais en même temps que Scribe, plus âgé que lui et déjà en rhétorique, « Eugène Scribe, ce piquant dramaturge qui, en renversant les bases de la vieille comédie, et en en faisant l’ingénieuse contrepartie, a fait pendant vingt-cinq ans les délices de la société européenne » ; j’emprunte la phrase de M. Coulmann, et l’on voit déjà qu’on n’a pas affaire en lui à un écrivain. Écoutons-le pourtant comme causeur et comme un témoin à nous bien renseigner parfois. Vatout était aussi un barbiste de ce temps-là, Vatout gai, vif, léger dans sa lourdeur, esprit frivole sous son enveloppe épaisse ; M. Coulmann se hâte de l’appeler, d’un mot de Delatouche, « un papillon en bottes à l’écuyère. » En général, M. Coulmann ne se souvient pas assez de lui-même ; il mêle trop à ses propres souvenirs ceux des autres et ceux même de ses lectures. J’en pourrais donner bien des preuves. C’est ce qu’on peut appeler véritablement des réminiscences.

Toujours à Sainte-Barbe, il eut des succès dans les hautes caisses ; il en eut même à la lingerie, ce qu’il nous apprend d’une manière assez peu voilée. En parlant des amours de ce temps-là, des amourettes de sa jeunesse, je regrette qu’il en prenne occasion (tome 1, page 43) de déclamer contre les amourettes de ce temps-ci : il invoque même contre les mœurs nouvelles des autorités bien imposantes, — celle d’un célèbre directeur de l’École normale. — Je ferai remarquer que, quand on a été jeune en 1814 et qu’on parle de la jeunesse de 1864, on n’est pas très en position de comparer par soi-même et de mesurer exactement la différence qu’il peut y avoir entre les deux jeunesses. On est trop juge et partie ; on est trop intéressé à donner raison à Caton le censeur. On ne sait bien ces choses-là qu’une fois, et tous les ouï-dire du monde ne sauraient tenir lieu de l’expérience personnelle. Parlant du Prado de son temps et de la Chaumière, M. Coulmann dit que « ces bals étaient des modèles de décence, en comparaison de ceux qui ont lieu aujourd’hui. » Qu’en sait-il ? qu’en savons-nous ? Regrettons de grand cœur les jours passés, mais n’accusons pas trop le présent qui passera peut-être dans quarante ou cinquante ans pour un charmant et décent modèle à son tour.

Je louerai plus sincèrement M. Coulmann d’avoir eu toutes les nobles et bonnes passions de son temps, et de les avoir eues à leur heure. En 1814 il eut, nous dit-il, la douleur de voir les Cosaques faire leur entrée dans la capitale. Il était sur le boulevard, en face de la rue de la Paix ; autour de lui on criait : Vive Alexandre ! Vivent les Alliés ! et déjà Vive le Roi ! Lui, il gardait son chapeau sur la tête ; on le lui arracha de force. Ce n’est point pourtant un bonapartiste pur sang que M. Coulmann ; dès le lendemain il est pour la Charte ; il écrit dans les journaux, dans L’Ami du Roi . Il cherche une mesure entre ses regrets pour l’Empire tombé et ses goûts pour la liberté renaissante. L’intention était bonne ; mais ces articles de journaux ne valaient réellement pas la peine qu’il les réimprimât. Voici pourtant une page des Mémoires, sur les invasions étrangères, qui me semble aussi bien pensée que bien écrite. L’auteur vient de parler des vexations et des procédés brutaux qu’il eut à essuyer de la part des Prussiens dans son domaine d’Alsace, à Brumath ; cela le conduit à une réflexion fort sage :

« De ces excès, dit-il, dont aucune armée n’est innocente, soit qu’ils empruntent de la main lourde et de l’intelligence lente des Autrichiens un caractère de petitesse et de détail, à la fois étouffant et solennel ; soit que la demi-civilisation du Russe leur imprime une fourberie raffinée ou une violence sauvage ; soit que le Prussien y mette sa hauteur et sa prétention ; soit enfin que la malice et la moquerie rendent insupportables les ingénieux tourments que le Français sait infliger à ses victimes, je ne veux tirer qu’une conséquence : c’est que la guerre, quelquefois si légèrement commencée, laisse aux intérêts et aux amours-propres des plaies qu’un siècle cicatrise à peine. « C’est grand pitié que de la guerre : je croy que si les sainctz du paradis y allaient, en peu de temps ils deviendraient diables », dit Claude Haton en 1 553 déjà. »

1815 vient renflammer les plaies et aggraver tous les maux. Le général Walther était mort atteint du typhus dès la retraite de Leipsick. M. Coulmann, tenant à une famille impérialiste, se trouvait toutefois de cette jeunesse dégoûtée de la guerre et vouée à la paix, qui ne demandait pas mieux, on le voit, que d’être favorable aux Bourbons. Il fit dans les Cent Jours une brochure pour la Défense des volontaires royaux qui s’étaient armés pour s’opposer au retour de l’île d’Elbe : plus tard, trois ans après, il en fera une autre pour la Défense des bannis. Le meurtre du maréchal Ney le désaffectionna assez vite des Bourbons auxquels il n’était point systématiquement hostile. À vrai dire, M. Coulmann me plaît, dans ses Mémoires, par ce côté même d’absence de toute originalité : il est l’expression honnête et facile du milieu où il vit, et il nous en marque la température assez exacte, sans y mêler la résistance ou le surcroît d’un caractère trop individuel. C’est une bonne moyenne. Il est comme le parti auquel il appartient et qui se formait peu à peu en s’essayant ; il ne sait pas très bien ce qu’il veut ; mais ce à quoi il tend est, en somme, généreux, humain, libéral. J’ai oublié de dire qu’il était protestant, et c’était là un élément de garantie qui ajoutait à sa jeune sagesse. Dans le monde libéral où il vivait, il eut l’honneur de défendre plus d’une fois M. Cuvier dont il était l’ami, l’allié, le protégé, et qui, par sa participation au pouvoir, encourut à certains moments l’impopularité.

Et à ce sujet, il nous apprend à quel point M. Cuvier était opposé à la rhétorique ; il est bon de l’entendre là-dessus :

« M. Cuvier, dit-il, un des plus grands génies de notre époque, qui a participé à l’instruction publique toute sa vie, soit comme professeur, soit comme haut administrateur, soit par ses ouvrages, soit par ses voyages d’inspection, était un ennemi prononcé de la rhétorique. Il la regardait presque comme une calamité nationale. C’était pour lui l’enluminure et, par conséquent, l’altération de la vérité ; c’était la pompe et la vanité, substituées à la raison et à la logique ; c’était le succès de la cause, sacrifié au succès de l’orateur ; enfin, la déplorable phrase, au lieu du mouvement du cœur et de l’esprit. Je ne sais plus quelles conséquences il n’en tirait pas pour notre caractère et pour notre histoire. Le besoin de faire effet, d’être dramatique et de poser, pouvait mener aux plus funestes résultats, et l’enseignement de la rhétorique était au fond de tout cela. C’est ainsi, disait-il, que, dans nos assemblées politiques, à la Chambre des députés, par exemple, la forme théâtrale de la salle, cette tribune au centre, sur laquelle il faut monter de huit à dix marches, après avoir parcouru l’enceinte, ne permettent plus de faire une réflexion simple, pratique et judicieuse, mais forcent à prononcer un discours, à se guinder à la hauteur de l’appareil, à être déclamatoire et pompeux, au grand préjudice du bon sens et du temps. La funeste rhétorique a là son trépied et donne le diapason aux discussions publiques. »

Ce jugement qu’il rapporte, presque en ayant l’air d’y adhérer, n’empêche pas M. Coulmann d’être très-sensible à l’éloquence de tribune et de ressentir tous les accès de la fièvre enthousiaste d’alors. Lui-même, dans son style, il ne se prive pas de pratiquer la rhétorique ou la demi-rhétorique. Il appelle Napoléon à Sainte-Hélène le Thémistocle français, etc.

On voit très bien chez lui, par les anecdotes qu’il raconte et par les lettres qu’il produit, comment et par quels degrés, après 1815, l’Opposition commença à poindre, à reparaître ; comment les battus et les proscrits de la veille en vinrent à se rejoindre et à se rallier. Cauchois-Lemaire, l’un des rédacteurs du Nain jaune , réfugié alors en Belgique, écrivait à M. Coulmann, dans l’été de 1817 : « On a déjà obtenu en France de grandes concessions. Il s’y forme une sorte d’esprit public. Benjamin Constant lui-même n’est point sans énergie ; les élections promettent, les ultra se taisent… Oui, mais les étrangers sont là, mais le Comité européen tient ses séances à Paris… » Vous aurez remarqué ces mots : Benjamin Constant lui-même … Ce grand citoyen avait fort à faire pour se relever dans l’opinion de sa palinodie des Cent Jours.

1818 est le beau moment de la Restauration. Le pouvoir est remis dans les meilleures mains ; peu s’en faut que l’Opposition libérale ne désarme, que Béranger ne devienne le chansonnier officiel. Quant à M. Coulmann, il est plus que disposé à se rallier ; il est candidat sous-préfet pour Saverne. Sa demande au ministre de l’intérieur est apostillée (circonstance unique) par M. d’Argenson qui n’a peut-être jamais apostillé que cette requête, et surtout dans les termes où il le fit. Mais un contretemps survient, un léger retard ; le vent tourne, le ministère est entamé. M. Coulmann retombe à son état d’opposant ; il en est quitte pour se mêler des élections et pour être, avec les jeunes hommes de son âge, de toutes les parlottes et les conférences parlementaires de ces chaudes années.

« Jeune, avec du cœur, de l’âme, de l’esprit, de l’instruction, et ce qu’il faut de fortune pour vivre indépendant », il va dans le monde ; il y a des succès et y est aimé. Il paraît bien (remarquez que je parle d’autant plus hardiment de lui que je n’ai nullement l’honneur de le connaître), il paraît bien, dis-je, qu’il était fort joli garçon, digne de ses charmantes sœurs, un bel Alsacien, très blond. La princesse Pauline Borghèse, quand elle le vit à Pise en 1823, trouva qu’il ressemblait d’une manière frappante au général Leclerc, son premier mari. Mme Sophie Gay disait un jour en riant que sa fille Delphine et M. Coulmann s’étaient querellés en promenade, s’étaient arraché les cheveux, « mais qu’on avait peine, tant la couleur était la même, à savoir à qui appartenaient les uns et les autres. » Voilà donc un jeune homme de très bon air, fort bien accueilli ; fort goûté en tout lieu, et qui dut être, en effet, parfaitement aimable. Un peu auteur, pas trop, il est lié avec toutes les muses du temps, avec Mme Dufrenoy, avec la princesse de Salm, avec Mme Voïart, avec Mme Sophie Gay ; il est un des habitués des grands salons libéraux de ce temps-là, et particulièrement de celui de Mme Davillier, boulevard Poissonnière ; il dîne chez Benjamin Constant, chez M. Laffitte. Il a l’habitude, on rentrant le soir, de noter brièvement ce qu’il a entendu de plus remarquable ; il nous livre aujourd’hui ces notes ; il y joint les lettres qu’il a reçues de ces personnages célèbres ou de ces femmes d’esprit. Tout cela nous est donné un peu pêle-mêle, sans explication, sans commentaire. Lecteur, tire-t’en comme tu peux. Nous avons à y mettre l’ordre et quelquefois le sens caché, en le lisant, et sans y parvenir toujours.

Une observation générale est à faire pour qu’il n’y ait pas de mécompte. Si l’on prétendait juger de l’esprit qui se dépensait à ces fameux dîners de l’Opposition par les notes qu’en rapporte M. Coulmann, on en prendrait une faible idée : ce menu d’esprit est un peu maigre. Presque tout ce qu’on citait comme bons mots nous arrive bien frelaté, bien éventé. Les traits qui parurent le mieux lancés ne portent plus. Décidément, il ne raconte pas les dîners, même les meilleurs : il n’y a pas de milieu ; il faut en être ou n’en être pas. — Beaucoup de correspondances qui eurent tant d’intérêt dans leur nouveauté éprouvent aussi leur déchet, mais un peu moindre. Presque tout ce qui a plu, à vingt ou trente ans de distance, demande à être lu avec de la bonne volonté. Ce n’est pas ce qui me manque.    .

Mme Dufrenoy est une des personnes que M. Coulmann a le plus connues, et il a eu l’honneur d’inspirer à cette femme distinguée une amitié véritable. Mme Dufrenoy était un vrai poète par l’âme, par la passion, par le sentiment du rythme et de l’harmonie ; elle avait de la composition, du dessin jusque dans l’élégie : par malheur, l’éclat du style a manqué à ses inspirations et à sa flamme. Les images font défaut ; l’expression est restée terne et abstraite. Le ton gris domine. Il est difficile, en général, à une femme de se créer sa palette ; elle accepte d’ordinaire celle de son temps. Mme Dufrenoy reçut la sienne des mains de Fontanes dont elle était l’amie dès les premières années de la Révolution. Pouvait-elle se douter que cette palette du plus pur, du plus réputé classique et du plus lauréat des poètes d’alors, paraîtrait bientôt pâle, effacée et insuffisante de couleur ? Elle aimait tout de lui, disait-elle dans des vers passionnés :

J’aime tout dans celui qui règne sur mon cœur…

Elle aimait son talent, ce qu’elle appelait son génie, ses défauts même, son air vaurien ou lutin, et jusqu’à ses infidélités et ses inconstances : comment n’aurait-elle pas aimé sa manière correcte et digne ? —  « Imaginez-vous, disait-elle à M. Coulmann, que je distinguais de loin le fiacre qui me l’amenait. » — Ce fiacre, quand je la connus, nous dit M. Coulmann, ne venait plus que rarement. — Elle ne lui en voulait, pas de sa froideur et de l’éloignement amené par les années. Une femme d’esprit disait en parlant d’un ancien amant qui avait pris toute sa jeunesse : « Il m’a laissée là quand il m’a vue flétrie ; mais je me suis dit : Je vais me venger et lui jouer un bon tour, je resterai son amie. » Mme Dufrenoy avait pensé à peu près la même chose, mais elle l’avait dit sans un malin sourire et d’un ton plus élégiaque et tout sentimental :

Amour, redonnez-lui le dessein de me plaire ;
Mais, quoi que l’ingrat puisse faire,
Ne sortez jamais de mon cœur !

Aimer follement lui avait paru de tout temps la seule manière raisonnable d’aimer. Elle avait donc gardé pour Fontanes un culte ; et lui, pour elle, de l’amitié. Elle était pauvre ; elle travaillait pour vivre à des ouvrages de prose, à des biographies. Elle se prit pour ce beau jeune homme, M. Coulmann, d’une tendre amitié, d’un vif intérêt de cœur. Les lettres qu’il nous produit sont vraiment touchantes et belles de simplicité, de vérité. Il aurait bien quelques explications à nous donner, s’il voulait que tout fût clair. Mme Dufrenoy, dévouée à un mari vieux et aveugle, puis à une mère, à un fils distingué, avait de plus, en ces années, une amie du nom de Jenny, qui paraît avoir éprouvé pour M. Coulmann des sentiments assez tendres et qui se trouvèrent blessés, à la fin, d’un manque de confiance ou d’un partage de tendresse. Je n’approfondis pas, mais quand on nous donne des lettres intimes sans un mot d’explication, on nous livre à nos propres conjectures. Mme Dufrenoy, pour peu qu’elle eût été de quelques années plus jeune, eût éprouvé peut-être quelque chose de ce même sentiment pour son jeune ami. Il y a des lueurs, des velléités qui percent çà et là. Elle lui écrivait un jour : « Adieu, Jacques ; je ne sais pourquoi ce nom de Jacques me paraît maintenant si harmonieux. Pourquoi ? C’est que vous le portez. » Elle lui écrivait encore pendant un voyage qu’il faisait en Suisse (juillet 1821) :

Elle est absente pour deux mois, ma Jenny. Heureusement elle ne s’égare point dans les Alpes ; elle est tout bonnement à Montrouge, parce que les médecins ont décidé qu’elle avait besoin de l’air des champs. Je vais l’y voir tous les dimanches avec ma mère et ma sœur. Hier je m’y rendis ; elle me vit une figure assez triste, et dès que nous fumes tête à tête, elle me demanda : « Avez-vous des nouvelles ? » — « Non, et je n’y conçois rien. » — « Ni moi non plus. » Et nous allions énumérer tous les accidents qui peuvent survenir en voyage, lorsque Suzanne entre et me présente une lettre de Genève. « C’est de M. Coulmann, dit Suzanne ; on me l’a remise au moment où nous montions en voiture, et je ne vous l’ai pas donnée devant le monde, sachant que vous vous plaisez à lire en particulier les lettres que vous attendez avec impatience. » Dix ans plus tôt j’aurais rougi de cette remarque ; hier, j’en sus gré à Suzanne. Nous lûmes vite, bien vite, la lettre, ensuite nous la relûmes… »

C’est là comme un joli début d’élégie en prose. Mme Dufrenoy que je vois en cela semblable à d’autres personnes qui ont souffert du désaccord conjugal et qui n’ont point trouvé de satisfaction complète ailleurs, dans les passions inspirées ou ressenties, en était venue à placer naturellement le bonheur dans la situation contraire à la sienne, c’est-à-dire dans un bon mariage, dans une union bien assortie. Elle pensait tout à fait là-dessus comme Mme Récamier, comme Mme de Staël ; et puisque j’ai rappelé ces deux noms de femmes célèbres, je citerai un touchant passage de lettre qui les concerne. Mme Dufrenoy écrivait à M. Coulmann le 29 juillet 1817, quinze jours après la mort de Mme de Staël :

« J’ai regretté vivement Mme de Staël ; je pense comme vous qu’on ne peut la remplacer sous plus d’un rapport. Mme Récamier en est inconsolable. Elle est venue me voir hier, et ses beaux yeux ont répandu des larmes si vraies qu’elles m’ont tIouché jusqu’au fond de l’âme ; cette douleur fait le plus grand éloge de Mme de Staël. En regardant Mme Récamier, je me souvenais de ces mots, que Mme Cottin a mis dans la bouche de Malvina : « Il n’a pas versé toutes ses larmes, lui ! » et je souffrais horriblement de ne pouvoir pleurer. J’en ai gardé encore une forte oppression de poitrine. Après le départ de Mme Récamier, je réfléchissais aux jugements de ce monde : il a souvent accusé cette jolie femme de coquetterie, de légèreté, et je la voyais livrée à un sentiment si profond de regret, elle exprimait en si peu de mots et avec tant de douceur ses plaintes, que j’ai plus d’une fois pensé que tous les succès de Mme de Staël ne valaient point une semblable amitié. Enfin, quand elle posa sa tête sur mon épaule, que ses larmes mouillèrent ma robe, je pressai sa main avec force sur mon cœur, et je sentis que le malheur est le plus fort de tous les attraits. »

Mme Dufrenoy s’est souvent plainte, pour elle, de cette sécheresse extérieure : « J’ai toujours besoin de pleurer, disait-elle, et mes yeux ne peuvent verser des larmes. » La passion n’avait épuisé ni tari en son âme la source de la sensibilité, mais le ruisseau ne coulait plus à la surface.

J’ai dit le bien, j’ai indiqué le naturel ; pourquoi s’y mêlait-il de la roideur classique qui en gâte pour nous le charme ? « Adieu, mon ami, écrivait-elle un jour à M. Coulmann, je désire que votre absence ne se prolonge pas trop et que vous me trouviez encore sous ces ombrages où je touche de nouveau la lyre. » J’étais attiré, j’allais vers la femme, et voilà la pose de muse, le geste théâtral qui m’arrête et me fait fuir.

Mme Sophie Gay a été aussi une des amies et des correspondantes du jeune M. Coulmann. Cette nature vaillante, franche, hardiment spirituelle, se produit avec avantage dans les lettres d’elle qu’il publie. M. Coulmann, en abordant Mme Sophie Gay, avait, il paraît, quelques préventions, quelques craintes : il la savait railleuse et mordante, il la croyait dangereuse peut-être ; il se la figurait plus compliquée qu’elle n’était ; enfin, il laissa entrevoir un soupçon, un sentiment de réserve, tout en lui demandant son amitié. Elle lui répondit comme une personne qui n’entend rien à tous ces mystères et qui, dans tout son procédé, y va bon jeu bon argent (octobre 1821) :

« Savez-vous bien que cette dernière lettre, à laquelle vous ne pensez peut-être déjà plus, m’a fourni bien des réflexions, et que je ne sais vraiment comment y répondre ? Vous y réclamez ma confiance en me conjurant de vous laisser la méfiance et toutes les préventions que vous nourrissez contre moi. Vous y tracez le portrait le moins ressemblant de mon caractère et poussez l’erreur jusqu’à prendre le change sur mes impressions. Que vous dirai-je ? je ne sais pas plus me cacher que m’apprendre ; la personne qui me regarde sans me voir et m’écoule sans me connaître ne me comprendra jamais. J’ai cru un moment que vous ne pouviez pas tomber dans ce tort, vous avec qui j’ai toujours causé si franchement… »

Les lettres de Mme Sophie Gay ont de l’entrain, de la vivacité ; elle se plaint parfois de M. Coulmann, de ses inexactitudes, de ses fuites et peut-être de ses faux-fuyants ; elle le querelle, mais avec bonne grâce et cordialité. À propos d’une visite qu’elle fait à leur ami commun, M. de Jouy, condamné à un mois de prison pour un article biographique sur les frères Faucher, je note cet agréable passage (3 mai 1823) :

« Encore tout heureuse de votre lettre, j’ai été la montrer à notre ami prisonnier ; il se porte à merveille et reçoit plus de visites qu’un ministre en crédit. J’ai vu des scènes dignes de Walter Scott pour parvenir jusqu’à lui. Je me suis trouvée avec une douzaine de femmes ou maîtresses de voleurs qui venaient aussi chercher leur permission. L’une d’elles m’a demandé si le mien partait aussi avec la chaîne du 1er mai ? J’ai répondu que le mien n’avait pas le bonheur d’être pour les galères. Alors, me supposant l’amie d’un homme à pendre, je suis devenue l’objet de la considération et de l’intérêt général, ce qui m’a valu des confidences de tous les genres et très nouvelles pour moi, je vous jure ; j’en ai bien fait rire notre ami. Cette histoire est la comédie du genre : celle de Magalon en est le drame… »

En lisant cette lettre de Mme Sophie Gay, ne croirait-on pas lire déjà un piquant feuilleton de sa fille ?

Un jour, dans une querelle avec M. de Jouy, qui se laissait volontiers contredire et retourner en tous sens, (et qui avait « l’amour-propre bon enfant », Mme Gay réussit pourtant à le mettre en colère. Il lui soutenait que l’italien n’était pas une langue ; elle le réfutait, elle épuisait les raisons : il ne se rendait pas. Outrée à la fin, elle s’écria : « Il n’y a rien de plus désolant que de se disputer avec un homme médiocre. » Jouy se sentit piqué dans le moment. « C’est la Reine de l’injure », disait-il ensuite en parlant de sa violente amie, mais sans lui en vouloir du tout. Elle avait fait miracle ; elle avait tiré de lui une expression qui est une étincelle.

M. Coulmann nous apprend que la chanson de Béranger si connue, et dont le refrain est :

Ange aux yeux bleus, protégez-moi toujours,

était faite à l’intention de Mlle Delphine Gay et lui était d’abord adressée. La destination en fut changée à l’impression. Que s’était-il passé dans l’intervalle ? La raison qu’en donne M. Coulmann, si elle est la vraie, est bien petite. Un jour, comme on répétait devant Mme Gay des éloges que Béranger avait donnés aux vers de sa fille dans un monde un peu différent et moins favorable, où la jeune muse n’allait pas, il lui échappa de dire : « Delphine rend bien aussi justice à Béranger. » Ce mot d’égal à égal, redit au chansonnier, le piqua et lui fit retirer sa chanson. C’était être bien susceptible.

M. Coulmann rapporte bien des mots qui marquent la causticité de Béranger et son peu de bienveillance dans le propos. Dans ce salon de Mme Davillier, où se réunissaient toutes les illustrations libérales du temps, anciens ministres de l’Empereur, anciens généraux, députés de l’Opposition, académiciens alors populaires, Benjamin Constant était l’homme d’esprit par excellence, et il rayonnait de tous ses traits. Béranger, dans son coin, les bras croisés, malin, taquin, S’abandonnait à sa verve, et, si l’on excepte Manuel, il se moquait de tout et de tout le monde. M. Laffitte lui-même n’y échappait pas. Mais M. de Jouy, surtout, Jouy, le meilleur des hommes et le plus chaleureux des amis, prêtait à ses épigrammes, et cela même passait quelquefois jusqu’à l’action. Un jour à Bagneux, maison de campagne de Mme Davillier, après une longue discussion sur l’opéra de Fernand Cortez, sur lequel on avait pris plaisir à le chicaner : « Vous avez beau dire, s’écria Jouy en ne plaisantant qu’à demi, il y a dans cette pièce un acte excellent que vous n’êtes pas assez forts pour découvrir. » Béranger, qui avait retenu le mot, se lève au milieu de la nuit, appelle deux des interlocuteurs qui étaient ses voisins, et ils s’en vont frapper à la porte de la chambre de Jouy qui s’éveille en sursaut. « Nous venons pour savoir, lui crient-ils, quel est le bon acte de Fernand Cortez.) »

Du même Jouy, il disait encore : « Pour lui, il ne sait jamais s’il a bien ou mal fait ; il écoute toutes les critiques et efface tout ce qu’on veut. Constant est de même ; il n’est pas sûr d’avoir du talent. C’est manque de caractère chez eux. » Cette épigramme, dans sa bouche, avait l’avantage de faire coup double et de frapper deux lièvres à la fois.

Benjamin Constant et Béranger ne s’aimaient pas ; ce dernier surtout n’aimait pas l’autre. Ils étaient rivaux sur un point ; ils courtisaient tous deux la même maîtresse, la popularité ; Benjamin Constant rappelait que Béranger lui avait dit un jour ; « Quand j’étais garçon d’auberge, j’avais souvent envie de casser les assiettes sur la tête de ceux auxquels j’étais obligé de les donner. » — Béranger ayant été condamné à trois mois de prison en 1823, M. Coulmann l’alla voir à Sainte-Pélagie, et il rapporte l’entretien suivant ou plutôt le soliloque du prisonnier :

« L’affluence à mon procès m’a fait plaisir, disait Béranger, mais je sais ce que cela vaut. Je n’ai jamais rien trouvé de si vide que la gloire, et à plus forte raison ma gloriette à moi. La retraite et l’intimité sont bien mieux mon fait. Quand on a perdu, comme moi, sa queue dans la bataille, on a appris à apprécier les hommes et les choses. Les manifestations en ma faveur, chez Laffitte et chez Mme Davillier, m’étaient plutôt importunes qu’agréables. Le maréchal Soult me félicita chez le premier, parce que le ministère était déjà formé (et qu’il n’en était pas). S’il y avait eu, comme dans la Révolution, peine de mort pour des signes de commisération, si les têtes avaient dû tomber, la plupart se seraient gardés de me dire un mot, et j’aurais eu peu de visites. J’excepte mes amis… »

Benjamin Constant n’était pas de ceux qu’il exceptait ; car M. Coulmann lui ayant dit qu’il se proposait de venir le voir :

« Oui, répondit Béranger, je suis sur qu’il viendra ; il ne néglige pas cette occasion de popularité. Je remarquai dimanche qu’il devait se dire en lui-même, quand tout le monde m’environnait : « Je voudrais avoir fait les chansons et être ainsi condamné. » Il n’y a pas de triomphe qui ne lui fasse envie. Cela lui procure des sensations. — Il croyait aimer Mme de Staël, et il n’aimait que les émotions quelle lui donnait. Il est si usé que c’est aux autres qu’il emprunte les sentiments qu’il ne trouve plus en lui-même. Ses passions sont tout artificielles. Quand il manifestait celle qu’il croyait avoir pour Mme de Staël, il écoutait les paroles qu’il lui adressait ; elle lui répondait, cherchant aussi, dans son éloquence, s’il n’y aurait pas quelques phrases qu’elle pût placer dans un de ses romans. Tout était factice entre eux. Elle prétendait avoir pour lui une antipathie physique… »

Béranger, une fois lancé, ne s’arrête pas en si beau train ; il parle du monde de Mme de Staël comme s’il y avait vécu ; il tire à droite et à gauche. M. de Montmorency y attrape son éclaboussure :

« Une nuit on vient annoncer que Constant s’était empoisonné de désespoir. Tout le château de Coppet fut réveillé. On entre chez Mathieu de Montmorency, qu’on trouve priant au bord de son lit. « M. de Constant s’est empoisonné », lui cria-t-on. — « Il faut chercher un médecin », reprit-il, et il continua ses patenôtres. »

Et, se rabattant sur Benjamin Constant, il continuait lui-même sur le ton de médisance :

« Constant est tellement usé, il a tellement besoin que quelqu’un l’anime et le travaille, que je lui disais que vieux et ne pouvant plus quitter le coin de son feu, il donnerait de la tête contre le marbre de la cheminée pour se secouer. Il m’a avoué qu’il ne joue que pour cela26. »

On assiste à ce commérage spirituel qui faisait le tous-les-jours de Béranger dans l’intervalle de ses chansons, et qui n’a pas discontinué pendant plus de trente ans. Cette causticité roulante n’empêchait pas la bonté du fond ; mais il fallait le savoir. C’était une mauvaise langue et un bon cœur que Béranger. M. Coulmann, qui cite avec un certain plaisir tous ces mots à charge sur Benjamin Constant, les rétracte ou les adoucit à d’autres endroits, et il s’en réfère à une lettre de Sismondi écrite au lendemain de la mort du célèbre tribun et adressée à Mlle Eulalie de Sainte-Aulaire. Voici cette lettre qui contient un jugement définitif impartial, et qui, si on pouvait oublier tout ce qu’on sait et négliger le détail pour ne juger que de l’ensemble, devrait être le dernier mot sur un grand esprit, trop souvent calomniateur de lui-même. Nous venons de voir et d’écouter en Béranger le Tallemant des Réaux de Benjamin Constant : il est juste maintenant d’entendre Sismondi, qui en est l’historien et l’apologiste équitable :

13 décembre 1830.

« Oui, ma jeune amie, j’ai éprouvé une singulière émotion de la mort de Benjamin Constant. Je l’avais jugé dès longtemps sans espérance ; je l’attendais, je dirai même que je ne la craignais pas pour lui, cette mort. La maladie avait donné à son esprit une agitation, une irritabilité toute fiévreuse qui le faisait sortir de sa sagesse habituelle, qui le liait avec des hommes dont il ne partageait pas les opinions contre ceux dont il était habituellement plus rapproché. Je sentais que, dans ces derniers mois, il faisait tort à sa réputation, il s’aliénait les personnes qui étaient les plus chères à son cœur, et dont la froideur qu’il avait causée lui-même était ensuite son plus grand tourment…

« On n’a point connu Mme de Staël, si on ne l’a pas vue avec Benjamin Constant. Lui seul avait la puissance, par un esprit égal au sien, de mettre en jeu tout son esprit, de la faire grandir par la lutte, d’éveiller une éloquence, une profondeur d’âme et de pensée qui ne se sont jamais montrées dans tout leur éclat que vis-à-vis de lui, comme lui aussi n’a jamais été lui-même qu’à Coppet. Quand, après la mort de Mme de Staël, je l’ai vu si éteint, j’aurais à peine pu croire que ce fût le même homme. Mais je suis tout étonné du jugement sévère qui perce dans votre lettre sur lui. Je sens bien qu’il est resté fort au-dessous de ce qu’il pouvait être, mais il me paraît en même temps s’être élevé fort au-dessus de tous ses contemporains. En politique, il a bien plus fondé de doctrines que ceux qu’on a nommés doctrinaires ; en philosophie, son ouvrage sur les religions contient plus de vérités neuves et mères qu’aucune des trois écoles opposées de Lamennais, de Cousin et de Tracy. En littérature même, il me semble fort supérieur à toute l’Académie qui le jugeait. Ce n’est que comparé à lui-même qu’on sent tout ce qui lui manque. »

Je pourrais extraire encore bien des passages de ces Souvenirs de M. Coulmann. Il a quelques bons portraits, notamment celui de M. de Salvandy, son ami particulier, dont il retrace avec vérité la physionomie animée, ardente, et les belles qualités au service desquelles étaient, pour ainsi dire, attelés de légers ridicules qui avançaient leur homme plutôt qu’ils ne le retardaient. M. Coulmann parle aussi très bien d’Alexandre de Humboldt, et il fait remarquer avec raison « qu’on n’a jamais vu un Allemand ni un Prussien plus jaloux et plus ambitieux que lui de la légèreté parisienne ; sa médisance tenait certainement plus du désir d’être amusant et agréable que de l’envie et de la malignité. »

Ce sont là des traits heureux et justes. Ils sont épars chez M. Coulmann, et il est nécessaire, après lui, de les rassembler. Il n’est pas homme à lier lui-même toutes ses gerbes.

M. Coulmann voyagea dans sa jeunesse ; il fit les pèlerinages et les stations les plus remarquables et les plus indiquées de Suisse et d’Italie. Il est l’un des rares Français qui virent lord Byron ; il le visita à Gênes, recueillit la conversation qu’il eut avec le noble poète, et reçut même de lui une lettre qu’il publia dans le temps et qu’il reproduit aujourd’hui. Lord Byron, dans cette lettre, rectifie les idées fausses que les biographes français donnaient de ses parents, et il se montre, en homme vraiment délicat, plus attentif à ce qui intéresse la mémoire de son père qu’à sa réputation propre.

J’aurais eu, en terminant, une petite querelle à vider avec M. Coulmann. C’est au sujet de M. Necker qu’il me reproche d’avoir déprécié en disant qu’avec tout son esprit et sa fine intelligence il était, par son indécision et son peu de volonté, « le contraire d’un pilote dans une tempête. » J’aurais trop beau jeu vraiment à me justifier et à répliquer. J’avoue que je m’en étais donné le plaisir ; je supprime ce que j’avais écrit d’abord. Mais, en général, le reproche que je me permets, à mon tour, d’adresser à M. Coulmann, c’est d’être sur beaucoup de points dans l’entre-deux. A le juger tel qu’il se montre dans ces Souvenirs, je le vois en politique, en littérature, en art, en tout, n’ayant rien de bien tranché ni de saillant, il est pour la Charte en 1814, et cela ne l’empêche pas d’avoir des restes d’impérialisme, d’aller rendre visite dans ses voyages aux principaux membres dispersés de la famille de Napoléon. Il est l’un des hôtes et des visiteurs d’Arenenberg, et il s’en souvient aujourd’hui à ravir ; mais alors, pourquoi ce coup de lance subit en faveur de M. Necker qu’il ose mettre en balance d’une manière incroyable avec Napoléon ? M. Coulmann est constitutionnel, et en même temps il a bien soin de nous avertir par une note qu’il ne blâme pas absolument un coup d’État qui était encore récent. Remarquez que ce n’est pas l’impartialité ni la modération dont je lui fais un léger reproche, c’est l’indétermination. Il n’est pas non plus un pur classique en littérature, ni encore moins un romantique décidé ; il est ballotté entre les deux. Byron lui paraît un grand poète, mais M. de Jouy reste pour lui notre premier prosateur. Lui-même il n’écrit pas mal, il n’écrit pas bien non plus ; il semble, à un moment, d’après Cuvier, prêt à abjurer la rhétorique, puis tout aussitôt les fausses fleurs reviennent et abondent sous sa plume. S’il tient d’un côté à l’Allemagne, ce n’est point par Gœthe, c’est par Auguste Lafontaine. En un mot, il a le goût un peu hybride ; son esprit, qui est assez solide, n’a pas la trempe ni le fil : il ne lui a manqué peut-être que le dur besoin, la nécessité, cette pierre à aiguiser ; mais le fait est qu’il ne sépare pas nettement les choses, il ne discerne pas toujours vivement les personnes ; son métal n’est pas d’un son clair et net : il admet quelque amalgame. — À cela près, le plus galant homme, le plus droit, le plus véridique, je le crois sans peine, bon à écouter de temps en temps ou à parcourir, et méritant, comme je viens de le faire, qu’on aille glaner chez lui.