(1863) Cours familier de littérature. XV « XCe entretien. De la littérature de l’âme. Journal intime d’une jeune personne. Mlle de Guérin (3e partie) » pp. 385-448
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(1863) Cours familier de littérature. XV « XCe entretien. De la littérature de l’âme. Journal intime d’une jeune personne. Mlle de Guérin (3e partie) » pp. 385-448

XCe entretien.
De la littérature de l’âme.
Journal intime d’une jeune personne.
Mlle de Guérin (3e partie)

I

Et son frère mourut, en effet, quelques semaines après ces lignes, au Cayla, le vendredi 19 juillet 1839.

Elle continue à lui écrire dans l’autre vie.

Car, dit-elle, en m’empruntant ces deux vers :

… Où l’éternité réside
On retrouve jusqu’au passé !

« Oh ! que nous avons prié ce matin sur ta tombe ! moi, ta femme, ton père et tes sœurs ! »

Souvenir de l’enfance du mort.

« À pareil jour vint au monde un frère que je devais bien aimer, bien pleurer, hélas ! ce qui va souvent ensemble. J’ai vu son cercueil dans la même chambre, à la même place où, toute petite, je me souviens d’avoir vu son berceau, quand on m’amena de Gaillac, où j’étais, pour son baptême. Ce baptême fut pompeux, plein de fête, plus qu’aucun autre de nous, marqué de distinction. Je jouai beaucoup et je repartis le lendemain, aimant fort ce petit enfant qui venait de naître. J’avais cinq ans. Deux ans après je revins, lui portant une robe que je lui avais faite. Je lui mis sa robe et le menai par la main le long de la garenne du nord, où il fit quelques pas tout seul, les premiers, ce que j’allai annoncer en grande joie à ma mère : “Maurice, Maurice a marché seul ! ” Souvenir qui me vient tout mouillé de larmes. »

« Journée de prières et de pieuse consolation : pèlerinage de ton ami, le saint abbé de Rivières, à Andillac, où il a dit la messe, où il est venu prier avec tes sœurs près de ta tombe. Oh ! que cela m’a touchée ; que j’ai béni dans mon cœur ce pieux ami agenouillé sur tes restes, dont l’âme, par-delà ce monde, soulageait la tienne souffrante, si elle souffre ! Maurice, je te crois au ciel. Oh ! j’ai cette confiance, que tes sentiments religieux me donnent, que la miséricorde de Dieu m’inspire. Dieu si bon, si compatissant, si aimant, si Père, n’aurait-il pas eu pitié et tendresse pour un fils revenu à lui ? Oh ! il y a trois ans qui m’affligent ; je voudrais les effacer de mes larmes. Mon Dieu, tant de supplications ont été faites ! Mon Dieu, vous les avez entendues, vous les aurez exaucées. Ô mon âme, pourquoi es-tu triste et pourquoi me troubles-tu ? »

« Besoin d’écrire, besoin de penser, besoin d’être seule, non pas seule, avec Dieu et toi. Je me trouve isolée au milieu de tous. Ô solitude vivante, que tu seras longue !

« Commencé à lire les Saints Désirs de la mort, lecture de mon goût. Mon âme vit dans un cercueil. Oh ! oui, enterrée, ensevelie en toi, mon ami ; de même que je vivais en ta vie, je suis morte en ta mort. Morte à tout bonheur, à toute espérance ici-bas. J’avais tout mis en toi, comme une mère en son fils ; j’étais moins sœur que mère. Te souviens-tu que je me comparais à Monique pleurant sur Augustin, quand nous parlions de mes afflictions pour ton âme, cette chère âme dans l’erreur ? Que j’ai demandé à Dieu son salut, prié, supplié ! Un saint prêtre me dit : “Votre frère reviendra.” Oh ! il est revenu, et puis il m’a quittée pour le ciel, pour le ciel, j’espère. Il y a eu des signes évidents de grâce, de miséricorde dans cette mort. Mon Dieu, j’ai plus à vous bénir qu’à me plaindre. Vous en avez fait un élu par les souffrances qui rachètent, par l’acceptation et la résignation qui méritent, par la foi qui sanctifie. Oh ! oui, cette foi lui était revenue vive et profonde ; cela s’est vu dans des actes religieux, des prières, des lectures, et dans ce baiser à la croix fait avec tant d’âme et d’amour un peu avant de mourir ! Oh ! moi qui le voyais faire, qui le regardais tant dans ses dernières actions, j’ai dit, mon Dieu, j’ai dit qu’il s’en allait en paradis. Ainsi finissent ceux qui s’en vont dans la vie meilleure.

« Maurice, mon ami, qu’est ce que le ciel, ce lieu des amis ? Jamais ne me donneras-tu signe de là ? Ne t’entendrai-je pas, comme on dit que quelquefois on entend les morts ? Oh ! si tu le pouvais, s’il existe quelque communication entre ce monde et l’autre, reviens ! Je n’aurai pas peur un soir de voir une apparition, quelque chose de toi à moi qui étions si unis. Toi au ciel et moi sur la terre, oh ! que la mort nous sépare ! J’écris ceci à la chambrette, cette chambrette tant aimée où nous avons tant causé ensemble, rien que nous deux. Voilà ta place et là la mienne. Ici était ton portefeuille si plein de secrets de cœur et d’intelligence, si plein de toi et de choses qui ont décidé de ta vie. Je le crois, je crois que les événements ont influé sur ton existence. Si tu étais demeuré ici, tu ne serais pas mort. Mort ! terrible et unique pensée de ta sœur. »

« Hier allée à Cahuzac entendre la messe pour toi en union de celle que le prince de Hohenlohe offrait en Allemagne pour demander à Dieu ta guérison, hélas ! demandée trop tard. Quinze jours après ta mort, la réponse est venue m’apporter douleurs au lieu d’espérance. Que de regrets de n’avoir pas pensé plus tôt à ce moyen de salut, qui en a sauvé tant d’autres ! C’est sur des faits bien établis que j’avais eu recours au saint thaumaturge, et je croyais tant au miracle ! Mon Dieu, j’y crois encore, j’y crois en pleurant. Maurice, un torrent de tristesse m’a passé sur l’âme aujourd’hui. Chaque jour agrandit ta perte, agrandit mon cœur pour les regrets. Seule dans le bois avec mon père, nous nous sommes assis à l’ombre, parlant de toi. Je regardais l’endroit où tu vins t’asseoir il y a deux ans, le premier jour, je crois, où tu fis quelques pas dehors. Oh ! quel souvenir de maladie et de guérison ! Je suis triste à la mort. Je voudrais te voir. Je prie Dieu à tout moment de me faire cette grâce. Ce ciel, ce ciel des âmes, est-il si loin de nous, le ciel du temps de celui de l’éternité ? Ô profondeur ! ô mystères de l’autre vie qui nous sépare ! Moi qui étais si en peine sur lui, qui cherchais tant à tout savoir, où qu’il soit maintenant, c’est fini. Je le suis dans les trois demeures, je m’arrête aux délices, je passe aux souffrances, aux gouffres de feu. Mon Dieu, mon Dieu, non ! Que mon frère ne soit pas là, qu’il n’y soit pas ! Il n’y est pas ; son âme, l’âme de Maurice parmi les réprouvés !… Horrible crainte, non ! Mais au purgatoire où l’on souffre, où s’expient les faiblesses du cœur, les doutes de l’âme, les demi-volontés au mal. Peut-être mon frère est là qui souffre et nous appelle dans les gémissements comme il faisait dans les souffrances du corps : “Soulagez-moi, vous qui m’aimez.” Oui, mon ami, par la prière. Je vais prier ; je l’ai tant fait et le ferai toujours. Des prières, oh ! des prières pour les morts, c’est la rosée du purgatoire.

« Sophie m’a écrit, cette Sophie, amie de Marie, qui m’aime en elle et vient me consoler. Mais rien d’humain ne console. Je voudrais aller en Afrique porter ma vie à quelqu’un, m’employer au salut des Arabes dans l’établissement de Mme Vialar. Mes jours ne me sembleraient pas vides, inutiles comme ils sont. Cette idée de cloître qui s’en était allée, qui s’était retirée devant toi, me revient.

« Le rosier, le petit rosier des Coques, a fleuri. Que de tristesses, de craintes, de souvenirs épanouis avec ces fleurs, renfermés dans ce vase donné par Marie, emporté dans notre voyage, avec nous dans la voiture de Tours à Bordeaux, de là ici ! Ce rosier te faisait plaisir ; tu te plaisais à le voir, à penser d’où il venait. Je voyais cela et comme étaient jolis ces petits boutons et cette petite verdure. »

« Mis au doigt la bague antique que tu avais prise et mise ici il y a deux ans, cette bague qui nous avait tant de fois fait rire quand je te disais : “Et la bague ? ” Oh ! qu’elle m’est triste à voir et que je l’aime ! Mon ami, tout m’est relique de toi.

« La mort nous revêtira de toute chose. Consolante parole que je viens de méditer, qui me revêt le cœur d’espérance, ce pauvre cœur dépouillé.

« Comme j’aime ses lettres, ces lettres qui ne viennent pas ! Mon Dieu, recevez ce que j’en souffre et toutes les douleurs de cette affection. Voilà que cette âme m’attriste, que son salut m’inquiète, que je souffrirais le martyre pour lui mériter le ciel. Exaucez, mon Dieu, mes prières : éclairez, attirez, touchez cette âme si faite pour vous connaître et vous servir ! Oh ! quelle douleur de voir s’égarer de si belles intelligences, de si nobles créatures, des êtres formés avec tant de faveur, où Dieu semble avoir mis toutes ses complaisances comme en des fils bien-aimés, les mieux faits à son image ! Ah ! qu’ils sont à plaindre ! que mon âme souvent les pleure avec Jésus venu pour les sauver ! Je voudrais le salut de tous, que tous profitent de la rédemption qui s’étend à tout le genre humain. Mais le cœur a ses élus, et pour ceux-là on a cent fois plus de désirs et de crainte. Cela n’est pas défendu. Jésus, n’aviez-vous pas votre Jean bien-aimé, dont les apôtres disaient que, par amour, vous feriez qu’il ne mourrait pas ? Faites qu’ils vivent toujours, ceux que j’aime, qu’ils vivent de la vie éternelle ! Oh ! c’est pour cela, pas pour ici que je les aime. À peine, hélas ! si l’on s’y voit. Je n’ai fait que l’apercevoir ; mais l’âme reste dans l’âme. »

« Tristesse et communion ; pleuré en Dieu ; écrit à ton ami ; lu Pascal, l’étonnant penseur. J’ai recueilli cette pensée sur l’amour de Dieu, qu’on aime sans le connaître : Le cœur a ses raisons que la raison ne comprend pas. Bien souvent j’ai senti cela. »

II

Et comme elle désire que toute la nature en convulsion s’associe par un mouvement désordonné à la convulsion de sa douleur !

« Quelques gouttes de pluie sur la terre ardente. Peut-être orage ce soir, ramassé par ces vapeurs. Qu’il tonne, qu’il passe des torrents d’eau et de vent ! je voudrais du bruit, des secousses, tout ce qui n’est pas ce calme affaissant. — Si j’écrivais sa vie, cette vie si jeune, si riche, si rare, si rattachée à tant d’événements, à tant d’intérêts, à tant de cœurs ! peu de vies semblables. »

« Je ne sais, sans mon père, j’irais peut-être joindre les sœurs de Saint-Joseph, à Alger. Au moins ma vie serait utile. Qu’en faire à présent ? Je l’avais mise en toi, pauvre frère ! Tu me disais de ne pas te quitter. En effet, je suis bien demeurée près de toi pour te voir mourir. Un ecce homo, l’homme de douleur, tous les autres derrière celui-là. Souffrances de Jésus, saints désirs de la mort, uniques pensées et méditations. Écrit à Louise comme à Marie ; il fait bon écrire à celle-là. Et lui, pourquoi ne pas écrire, ton frère ? Serait-il mort aussi ? Mon Dieu, que le silence m’effraye à présent ! pardonnez-moi tout ce qui me fait peur. L’âme qui vous est unie, qu’a-t-elle à craindre ? Ne vous aimerais-je pas, mon Dieu, unique et véritable et éternel amour ? Il me semble que je vous aime, comme disait le timide Pierre, mais pas comme Jean, qui s’endormait sur votre cœur. Divin repos qui me manque ! Que vais-je chercher dans les créatures ? Me faire un oreiller d’une poitrine humaine, hélas ! j’ai vu comme la mort nous l’ôte. Plutôt m’appuyer, Jésus, sur votre couronne d’épines. »

« Saint Augustin aujourd’hui, ce saint qui pleurait si tendrement son ami et d’avoir aimé Dieu si tard. Que je n’aie pas ces deux regrets : oh ! que je n’aie pas cette douleur à deux tranchants, qui me fendrait l’âme à la mort ! Mourir sans amour, c’est mourir en enfer. Amour divin, seul véritable. Les autres ne sont que des ombres.

« Accablement, poids de douleurs ; essayons de soulever ce mont de tristesse. Que faire ? Oh ! que l’âme est ignorante ! Il faut s’attacher à Dieu, à celui qui soulève et le vaisseau et la mer. Pauvre nacelle que je suis sur un océan de larmes ! »

III

La sérénité revient avec la lumière et revient seule.

« Qu’il faisait bon ce matin dans la vigne, cette vigne aux raisins chasselas que tu aimais ! En m’y voyant, en mettant le pied où tu l’avais mis, la tristesse m’a rempli l’âme. Je me suis assise à l’ombre d’un cerisier, et là, pensant au passé, j’ai pleuré. Tout était vert, frais, doré de soleil, admirable à voir. Ces approches d’automne sont belles, la température adoucie, le ciel plus nuagé, des teintes de deuil qui commencent. Tout cela, je l’aime, je m’en savoure l’œil, m’en pénètre jusqu’au cœur, qui tourne aux larmes. Vu seule, c’est si triste ! Toi, tu vois le ciel ! Oh ! je ne te plains pas. L’âme doit goûter d’ineffables ravissements…

« Le plus grand malheur de la vie, c’est d’en rompre les relations.

« Je voulais envoyer à mon ami les deux grenades du grenadier dont il a travaillé le pied quelques jours avant sa mort. Ce fut son dernier mouvement sur la terre ! »

IV

« À l’heure qu’il est, midi, premier dimanche d’octobre, j’étais à Paris, j’étais dans ses bras, place Notre-Dame-des-Victoires. Un an passé, mon Dieu ! — Que je fus frappée de sa maigreur, de sa toux, moi qui l’avais rêvé mort dans la route ! — Nous allâmes ensemble à Saint-Sulpice à la messe, à une heure. Aujourd’hui à Lentin, dans la pluie, les poignants souvenirs et la solitude… Mais, mon âme, apaise-toi avec ton Dieu que tu as reçu dans cette petite église. C’est ton frère, ton ami, le bien-aimé souverain que tu ne verras pas mourir, qui ne te manquera jamais ni en cette vie ni en l’autre. Consolons-nous dans cette espérance, et qu’en Dieu on retrouve tout ce qu’on a perdu. Si je pouvais m’en aller en haut ; si je trouvais dans ma poitrine ce souffle qui vient le dernier, ce souffle des mourants qui porte l’âme au ciel, oh ! je n’aurais pas beaucoup de regrets à la vie. Mais la vie, c’est une épreuve, et la mienne est-elle assez longue ; ai-je assez souffert ? Quand on se porte au Calvaire, on voit ce que coûte le ciel. Oh ! bien des larmes, des déchirements, des épines, du fiel et du vinaigre. Ai-je goûté de tout cela ? Mon Dieu, ôtez-moi la plainte, soutenez-moi dans le silence et la résignation au pied de la Croix, avec Marie et les femmes qui vous aimèrent. »

« Trois mois aujourd’hui de cette mort, de cette séparation. Oh ! la douloureuse date, que néanmoins je veux écrire chaque fois qu’elle reviendra. Il y a pour moi une si attachante tristesse dans ce retour du 19, que je ne puis le voir sans le marquer dans ma vie, puisque je note ma vie. Eh ! qu’y mettrais-je maintenant, si je n’y mettais mes larmes, mes souvenirs, mes regrets de ce que j’ai le plus aimé ? C’est tout ce qui vous viendra, ô vous qui voulez que je continue ces cahiers, mon tous les jours au Cayla. J’allais cesser de le faire, il y avait trop d’amertume à lui parler dans la tombe ; mais puisque vous êtes là, frère vivant, et avez plaisir de m’entendre, je continue ma causerie intime ; je rattache à vous ce qui restait là, tombé brisé par la mort. J’écrirai pour vous comme j’écrivais pour lui. Vous êtes mon frère d’adoption, mon frère de cœur. Il y a là-dedans illusion et réalité, consolation et tristesse : Maurice partout. C’est donc aujourd’hui 19 octobre que je date pour vous et que je marque ce jour comme une époque dans ma vie, ma vie d’isolement, de solitude, d’inconnue qui s’en va vers quelqu’un du monde, vers vous à Paris, comme à peu près, je vous l’ai dit, je crois, si Eustoquie, de son désert de Bethléem, eût écrit à quelque élégant chevalier romain. Le contraste est piquant, mais ne m’étonne pas. Quelqu’un, une femme, me disait qu’à ma place elle serait bien embarrassée pour vous écrire. Moi, je ne comprends pas pourquoi je le serais. Rien ne me gêne avec vous, en vérité, pas plus qu’avec Maurice ; vous m’êtes lui au cœur et à l’intelligence. C’est à ce point de vue que se met notre intimité. »

V

Elle continue d’écrire à M. d’Aurevilly qu’aimait son frère et dont elle a fait son frère d’adoption. Évidemment elle l’eût aimé, elle l’aima peut-être en mémoire de celui qu’elle avait perdu. L’amour est comme toutes les passions, il a des retours inattendus.

« La belle matinée d’automne ! Un air transparent, un lever du jour radieusement calme, des nuages en monceaux, du nord au midi, des nuages d’un éclat, d’une couleur molle et vive, du coton d’or sur un ciel bleu. C’était beau, c’était beau ! Je regrettais d’être seule à le voir. J’ai pensé à notre peintre et ami, M. Augier, lui qui sent si bien et prend sitôt le beau dans son âme d’artiste. Et puis Maurice, et puis vous, je vous aurais voulu voir tous sous mon ciel du Cayla ; mais devons-nous nous rencontrer jamais plus sur la terre ?

« En allant au Posadou, j’ai voulu prendre une fleur très jolie. Je l’ai laissée pour le retour, et j’ai passé par un autre chemin. Adieu ma fleur. Quand j’y reviendrais, où serait-elle ? Une autre fois je ne laisserai pas mes fleurs en chemin. Que de fois cependant cela n’arrive-t-il pas dans la vie ?

« Dimanche aujourd’hui. Revu à Andillac cette tombe toute verdoyante d’herbe. Comme c’est venu vite, ces plantes ! Comme la vie se hâte sur la mort, et que c’est triste à notre vue ! Que ce serait désolant, sans la foi qui nous dit que nous devons renaître, sortir de ces cimetières où nous semblons disparus ! »

Le 21 octobre.

« Tonnerre, orage, tempête au dehors, mais calme au dedans, ce calme d’une mer morte, qui a sa souffrance aussi bien que l’agitation. Le repos n’est bon qu’en Dieu, ce repos des âmes saintes qui, avant la mort, sont sorties de la vie. Heureux dégagement ! Je meurs d’envie de tout ce qui est céleste : c’est qu’ici-bas tout est vil et porte un poids de terre. »

Le 1er novembre.

« Quel anniversaire ! J’étais à Paris, assise seule dans le salon devant une table, pensant, comme à présent, à cette fête des saints. Il vint, Maurice, me trouver, causer un peu d’âme et de cœur, et me donna un cahier de papier avec un « Je veux que tu m’écrives là ton tous les jours à Paris. » Oh ! pauvre ami ! je l’ai bien écrit, mais il ne l’a pas lu ! Il a été enlevé si subitement, si rapidement, avant d’avoir le temps de rien faire, ce jeune homme né pour tant de choses, ce semblait. Mais Dieu en a disposé autrement que nous ne pensions. Il est de belles âmes dont nous ne devons voir ici que les apparences, et dont l’entière réalisation s’achève ailleurs, dans l’autre vie. Ce monde n’est qu’un lieu de transition, comme les saints l’ont cru, comme l’âme qui pressent le quelque autre part le croit aussi. Eh ! quel bonheur que tout ne soit pas ici ! Impossible, impossible ! Si nous finissions à la tombe, le bon Dieu serait méchant, oui, méchant, de créer pour quelques jours des créatures malheureuses : horrible à penser. Rien que les larmes font croire à l’immortalité. Maurice a fini son temps de souffrance, j’espère, et aujourd’hui je le vois à tout moment parmi les bienheureux ; je me dis qu’il doit y être, qu’il plaint ceux qu’il voit sur la terre, qu’il me désire où il est, comme il me désirait à Paris. Ah ! mon Dieu, ceci me rappelle que nous étions ensemble à pareil jour l’an dernier ; que j’avais un frère, un ami que je ne puis plus ni voir ni entendre. Plus de rapports après tant d’intimité ! C’est en ceci que la mort est désolante. Pour le retrouver, cet être aimé et tant uni au cœur, il faut plonger dans la tombe et dans l’éternité. Qui n’a pas Dieu avec soi en cet effroi, que devenir ? Que devenez-vous, vous, ami tant atterré par sa mort, quand votre douleur se tourne vers l’autre monde ? Oh ! la foi ne vous manque pas, sans doute : mais avez-vous une foi consolante, la foi pieuse ? Pensant que trop que vous ne l’avez pas, je me prends à vous plaindre amèrement. Les sollicitudes que j’avais à cet égard pour son âme de frère, se sont toutes portées sur la vôtre, presque aussi chère. Je ne puis pas dire à quel degré je l’aimais, ni auquel je l’aime : c’est quelque chose qui monte vers l’infini, vers Dieu. Là je m’arrête ; à cette pensée s’attache un million de pensées mortes et vives, mais surtout mortes ; mon mémorandum, commencé pour lui, continué pour vous au même jour, daté de quelque joie l’an dernier et maintenant tout de larmes. Mon pauvre Maurice, j’ai été délaissée en une terre où il y a larmes continuelles et continuelles angoisses.

« Le jour des Morts.
Voilà les feuilles sans sève
Qui tombent sur le gazon ;
Voilà le vent qui s’élève
Et gémit dans le vallon.
C’est la saison où tout tombe,
Aux coups redoublés des vents :
Un vent qui vient de la tombe
Moissonne aussi les vivants.
(Lamartine.)

« Il y a peu d’années nous disions cela ; nous récitions ces vers, Maurice et moi, errant sur des feuilles sèches, le jour des Morts. Mon Dieu, le voilà tombé lui aussi, lui si jeune, le dernier né de la famille, que je comptais bien laisser en ce monde, entouré d’enfants qui m’auraient pleurée comme leur mère ! Au lieu de cela, c’est moi qui pleure ; c’est moi qui vois une tombe, où est renfermé tout ce que j’ai eu d’espérance, de bonheur en affection humaine. Oh ! que cela dépend de toutes choses et porte l’âme affligée loin de cette vie, vers le lieu où n’est pas la mort ! Prié, pleuré, écrit, rien autre chose aujourd’hui. Ô terrible fête des morts ! »

VI

Son amitié ambiguë pour M. d’Aurevilly se révèle en toute occasion et en toute circonstance.

« Je n’ai pas écrit hier et n’écrirai pas de suite. Que feriez-vous de trois cent soixante-six de mes jours presque uniformes, à voir, un an durant, passer des flots pareils ? La diversion fait l’intérêt des yeux et de l’esprit, car nous ne nous plaisons qu’en curiosité. Où il n’y a pas de nouveau, on s’ennuie. Il y a eu tels jours d’immobilité où j’ai souhaité la foudre. Que serait donc pour vous mon calme perpétuel ? car, excepté ce qui me vient du cœur ou monte à la tête, rien ne fait mouvement dans ma vie.

« Dans ce moment, je rentre d’une petite promenade au soleil, et rien ne bouge autour de moi, que quelques mouches qui bourdonnent à l’air chaud. Seule au grand monastère désert. Ce profond et complet isolement me fait vivre une heure comme ont vécu des années les ermites, hommes et femmes, ces âmes retirées du monde. Sans soins matériels, sans parole qu’intérieure, sans sentiments que d’intelligence, sans vie que celle de l’âme : il y a dans ce dégagement une liberté pleine de jouissances, un bonheur inconnu, que je crois bien que pour faire durer on puisse aller cacher à cent lieues du désert. Aussi en était-il qui quittaient la cour pour cela, comme saint Arsène et tant d’autres qui, ayant goûté des deux, ne voulurent pas retourner au monde. C’est que le monde occupe encore la vie, mais ne la remplit pas. »

« Il fut un temps où je décrivais avec charme les moindres petites choses. Quatre pas dehors, une course au soleil à travers champs ou dans les bois, me laissaient beaucoup à dire. Est-ce parce que je disais à Lui, et que le cœur fournit abondamment ? Je ne sais, mais, n’ayant plus le plaisir de lui faire plaisir, ce que je vois n’offre pas l’intérêt que j’y trouvais jadis. Cependant rien au dehors n’est changé, c’est donc moi au dedans. Tout me devient d’une même couleur triste, toutes mes pensées tournent à la mort. Ni envie ni pouvoir d’écrire. Qu’écrirais-je d’ailleurs qui vous fût bon, à vous à qui je voudrais tant de bien, à qui il est difficile d’en faire ?

« Trouvé dans un livre une feuille de rose flétrie, qui sait depuis quand ? Je me le demande en revenant sur les printemps passés, sur les jours et les lieux où cette rose a fleuri ; mais rien ne revient de ces choses perdues. Ce n’est pas un malheur d’être une fleur sans date. Tout ce qui prend mystère a du charme. Cette feuille dans ce livre m’intéresse plus qu’elle n’eût pu faire sur sa rose et son rosier. J’en ai quitté de lire. Pour peu qu’on ait l’âme réfléchissante, il y a de quoi s’arrêter à chaque instant et se mettre à penser sur ce qui se présente dans la vie. »

« Revenue encore à ma solitude complète. Mon père est allé chercher quelques livres dans une bibliothèque voisine. Je ne sais ce qu’il apportera. J’ai demandé Notre-Dame de Paris, que jusqu’ici je n’avais pas voulu lire. Pourquoi le lirai-je à présent ? C’est que je me sens le cœur assez mort pour que rien ne lui puisse nuire ; qu’on dit qu’il y a des beautés là-dedans que j’ai envie de connaître, et qu’un homme de Dieu qui a du crédit sur moi m’a dit que je pouvais faire cette lecture, et que le mal est annulé par la façon de le voir. Le diable même, quand il déplaît, que peut-il ? Le rencontrer n’est pas le prendre. Peut-être serait-il mieux de rester dans l’ignorance de tout livre et de toute chose ; mais je ne me soucie pas non plus de savoir. Ce n’est pas pour m’instruire, c’est pour m’élever que je lis ; tout m’est échelle pour le ciel, même ce petit cahier que j’attache à une pensée céleste. Dieu le connaît. Quand Dieu ne verrait pas tout, je lui ferais tout voir. Je ne saurais me passer de l’approbation divine en ma vie et mes affections, mais peu m’enquiers de celle des hommes, encore moins des femmes. »

« Mon Dieu, mon Dieu, quel jour ! le jour de son mariage. À pareille heure, un an passé, nous étions à l’Abbaye-aux-Bois, lui, vous, moi, moi à côté de lui. Je viens d’une église aussi, et d’auprès de lui sur sa tombe. »

« Plus rien mis hier après ces lignes. Il est des sentiments qui dépassent toute expression. Dieu sait dans quel abîme j’étais plongée et accablée des souvenances de noces. C’était lui et sa belle fiancée agenouillés devant l’autel, le Père Buquet les bénissant et leur parlant d’avenir, la foule assistante, le chant de l’orgue, cette quête pour les pauvres où j’avais quelque embarras, la signature à la sacristie, tant de témoins de ce brillant contrat avec la mort. — La rencontre dehors d’un char funèbre ; le déjeuner à côté de vous où vous me disiez : “Que votre frère est beau ! ” où nous parlâmes tant de sa vie ; — la soirée, le bal où je dansai pour la première et dernière fois. Je dois à Maurice des choses uniques. Le plaisir de lui voir l’air content, d’être à sa fête, et au fond de cette joie des serrements de cœur, et cette horrible vision des cercueils autour du salon, — posés sur ces tabourets longs et drapés à franges d’argent. Oh ! que je fus glacée au sortir de leur chambre, en toilette avec des fleurs pour le bal, que cela me vînt ! J’en fermai les yeux. Journée, soirée si diversement mémorables, date de tant de douleurs, je n’en puis ôter mon âme. Je m’enfonce en toutes ces choses, et quand je songe à tout ce que j’avais mis de bonheur dans un être qui n’est plus maintenant qu’en souvenir, j’en éprouve une inénarrable tristesse, et j’en apprends à ne faire fond sur aucune vie ni sur rien. Il y a un cercueil entre le monde et moi ; c’est fini du peu qui m’y pouvait plaire. J’ai des liens de cœur, plus aucun de bonheur, de fête. Maurice et moi nous nous tenions intérieurement par des rubans roses. Tout m’était riant en lui, tout me plaisait, jusqu’aux peines : mon Dieu ! mon Dieu ! avoir perdu cela ! que voulez-vous que j’aime à présent ? »

« Belle journée radieuse, chaleureuse, un plein air de soleil. Cela ravive, fait du bien, tant à sentir qu’à jouir, qu’à admirer. Quoiqu’à présent je m’informe beaucoup moins de l’état du ciel qu’hélas ! il y a quelques mois, du temps du malade, je vois avec plaisir un beau jour, la seule jolie chose à voir à la campagne en novembre.

« Ah ! hier au soir, belle surprise aussi de votre lettre. Je ne l’attendais pas sitôt, ni presque si aimable, quoique ce ne soit pas surprenant ; mais toute distinction qui me touche me surprend toujours un peu. Je ne sais à quoi cela tient. Puis j’ai trouvé dans cette lettre des choses qui m’ont affligée, de ces chagrins chrétiens de l’âme pour une pauvre âme de frère, pour quelqu’un qui dit : Je ne prie pas. Dieu sait là-dessus ce que je pense, ce que je souffre. J’ai l’intérêt de la vie future de ceux que j’aime, et qui n’y croient pas, tant en croyance et tant à cœur, que, pour le leur procurer, je souffrirais avec joie le martyre. Ceci n’est pas une exagération, mais bien pris dans toute la raison et le sentiment de la foi. — Érembert, Marie qui arrivent ! »

« Laissé enfermé depuis quinze jours. Que de choses dans cette lacune qui ne seront nulle part, pas même ici !… Repris pour noter une lettre de Marie, ma belle amie, qui tremble de me croire malade. Hélas ! non, je ne souffre pas dans mon corps. Oh ! que je trouve inutile d’écrire ! »

VII

Mille retours de sentiments consolés, graves, découragés, revenant en arrière, courant en avant, emportés, stagnants, soulevés, affaissés tour à tour, signalent cette période de sa vie.

« Enfin pourrai-je écrire ? Que de fois j’ai pris la plume depuis huit jours, et la plume m’est tombée des doigts sans rien faire ! Il y a eu tant de tristesse dans mon âme, tant de secousses dans mon être ! Ô Dieu ! je semblais toucher à ma fin, à une sorte d’anéantissement moral. Que cet état est terrible ! Rien n’apaise, rien ne soutient : travail, repos, livres, hommes, tout est dégoût. On voudrait mourir. Dans cette lutte, l’âme sans foi serait perdue, oh ! perdue, si Dieu ne se montre ; mais il ne manque pas, mais quelque chose d’inattendu vient d’en haut. »

VIII

1840 sonne et la rembrunit encore, les Notes courent comme des pas de la vie entraînés sur une pente inclinée. Ce monde n’a rien pour elle, elle s’habitue à en sortir.

« Je trouve une lettre de ma chère Marie (Mme de Maistre) sur mon chevet, à mon réveil ce matin. Aurore d’un beau jour, tant en moi qu’au dehors ; soleil au ciel et dans mon âme : Dieu soit béni de ces douces lueurs qui ravivent parmi les angoisses ! Je sais bien que c’est à recommencer, mais on s’est reposé un moment et on marche avec plus de force ensuite. La vie est longue, il faut de temps en temps quelques cordiaux pour la course : il m’en vient du ciel, il m’en vient de la terre, je les prends tous, tous me sont bons, c’est Dieu qui les donne, qui donne la vie à la rosée ! Les lectures pieuses, la prière, la méditation fortifient ; les paroles d’amitié aussi soutiennent. J’en ai besoin : nous avons un côté du cœur qui s’appuie sur ce qu’on aime ; l’amitié, c’est quelque chose qui se tient bras à bras. Comme Marie me donne le sien tendrement, et que je me trouve bien là ! Ainsi nous irons jusqu’à la mort : Dieu nous a unies. »

IX

Vient ensuite un long récit de l’agonie et de la mort de son frère, touchant comme une passion de l’amitié ; nous le retranchons, car il faudrait le lire tout entier. C’est l’amour qui grave les sentiments par les plus menus détails.

Elle s’interrompt pour écouter au mois d’avril chanter une grive : « Triste date du 2 avril ! La vie est toute coupée de douleurs. Les oiseaux n’ont pas de chagrin sans doute, du moins la grive qui chante tout aujourd’hui sous ma fenêtre. Joyeuse petite bête ! Je me suis mise à l’écouter bien des fois, à prendre plaisir à ces sifflements, gazouillements et salutations au printemps. Ces chants doux et réjouissants sous un genévrier, montant avec l’air dans ma chambrette, sont d’un effet que je ne puis dire. Valentino n’en approche pas pour le charme : Valentino où j’entendais pourtant quatre-vingts musiciens et du Beethoven. Préférer à cela une pauvre petite grive, décidément je suis une sauvage ! »

X

Un retour sur elle-même :

« Mon âme pourtant n’a rien qui lui pèse, rien qui lui donne un remords. J’ai vécu heureusement loin du monde, dans l’ignorance de presque tout ce qui porte au mal ou le développe en nous. À l’âge où les impressions sont si vives, je n’en ai eu que de pieuses. J’ai vécu comme dans un monastère ; aussi ma vie doit être incomplète du côté du monde. Ce que je sais sous ce rapport me vient presque d’instinct, d’inspiration, comme la poésie, et m’a suffi pour paraître convenablement partout. Un certain tact m’avertit, me donne le sens des choses et des airs d’habitude là où je me trouve le plus souvent étrangère… »

Le 20 avril, retour de jeunesse aussi : son oiseau favori est revenu chanter sur le genévrier, sous sa fenêtre.

« Oh ! c’était bien un rossignol que j’ai entendu ce matin. C’était vers l’aurore et sur un réveil, en sorte que j’ai cru avoir rêvé ; mais je viens d’entendre encore, mon musicien est arrivé. Je note cela tous les ans, la venue du rossignol et de la première fleur. Ce sont des époques à la campagne et dans ma vie. L’ouverture du printemps si admirablement belle est ainsi marquée, et le retard ou l’avancement des saisons. Mes charmants calendriers ne s’y trompent pas, ils annoncent au juste les beaux jours, le soleil, la verdure. Quand j’entends le rossignol ou que je vois une hirondelle, je me dis : “L’hiver a pris fin”, avec un plaisir indicible. Il y a pour moi renaissance hors de la froidure, des brouillards, du ciel terne, de toute cette nature morte. Je reverdis comme un brin d’herbe, même moralement. La pensée reparaît et toutes ses fleurs. »

Puis le chagrin revient accumulé sur lui-même : on pressent la mort.

« Plusieurs jours depuis cette nuit de chants et d’orages. Comme le temps occupe peu d’espace ! Une fois passé, ce n’est rien. Dans ce peu d’espace on pourrait faire entrer un siècle. Je n’y vois rien, quoi qu’il soit venu dans l’histoire de ma vie, parce que tout reste au dedans, que je n’ai plus d’intérêt à rien raconter, ni moi ni autre chose. Tout meurt, je meurs à tout. Je meurs d’une lente agonie morale, état d’indicible souffrance. — Va, pauvre cahier, dans l’oubli avec ces objets qui s’évanouissent ! Je n’écrirai plus ici que je ne reprenne vie, que Dieu ne me ressuscite de ce tombeau où j’ai l’âme ensevelie. Maurice, mon ami ! il n’en était pas ainsi de moi quand je l’avais. Penser à lui me relevait au plus fort d’un abattement ; l’avoir en ce monde me suffisait. Avec Maurice, je ne me serais pas ennuyée entre deux montagnes. »

La nature immortelle prévaut encore un moment.

« Entre autres beaux effets du vent à la campagne, il n’en est pas qui soient beaux comme la vue d’un champ de blé tout agité, bouillonnant, ondulant sous ces grands souffles qui passent en abaissant et soulevant si vite les épis par monceaux. Il s’en fait, par le mouvement, comme de grosses boules vertes roulant par milliers l’une sur l’autre avec une grâce infinie. J’ai passé une demi-heure à contempler cela et à me figurer la mer, surface verte et bondissante. Oh ! que je voudrais réellement voir la mer, ce grand miroir de Dieu, où se reflètent tant de merveilles ! »

XI

« J’entends la première cigale ; quel plaisir ! Je reçois un charmant billet de M. de Sainte-Beuve, cet homme exquis dont je reçois l’écriture vivante. »

M. de Sainte-Beuve avait rendu à son frère Maurice une justice qui eût été bien plus juste si elle s’était adressée à la sœur ! Le frère, trop loué, ne faisait que déclamer ce que la sœur sentait et soupirait à demi-voix.

XII

La chambre s’égaye de deux nouveaux hôtes.

« Deux petits oiseaux, deux compagnons de ma chambrette, les bienvenus, qui chanteront quand j’écrirai, me feront musique et accompagnement comme les pianos qui jouaient à côté de Mme de Staël quand elle écrivait. Le son est inspirateur ; je le comprends par ceux de la campagne, si légers, si aériens, si vagues, si au hasard, et d’un si grand effet sur l’âme. Que doit-ce être d’une harmonie de science et de génie, sur qui comprend cela, sur qui a reçu une organisation musicale, développée par l’étude et la connaissance de l’art ? Rien au monde n’est plus puissant sur l’âme, plus pénétrant. Je le comprends, mais ne le sens pas. Dans ma profonde ignorance, j’écouterais avec autant de plaisir un grillon qu’un violon. Les instruments n’agissent pas sur moi ou bien peu. Il faut que j’y comprenne comme à un air simple ; mais les grands concerts, mais les opéras, mais les morceaux tant vantés, langue inconnue ! Quand je dis opéras, je n’en ai jamais ouï, seulement entendu des ouvertures sur les pianos. Parmi les fruits défendus de ce paradis de Paris, il est deux choses dont j’ai eu envie de goûter : l’Opéra et Mlle Rachel, surtout Mlle Rachel, qui dit si bien Racine, dit-on. Ce doit être si beau ! »

XIII

À mesure que le chagrin lui retire sa vie, elle cherche évidemment à la retenir instinctivement par quelques riantes images, réminiscences impuissantes de la jeunesse.

« La prière me désaccable, une conversation, le grand air, les promenades dans les bois et les champs. Ce soir, je me suis bien trouvée d’un repos sur la paille, au vent frais, à regarder les batteurs de blé, joyeuses gens qui toujours chantent. C’était joli de voir tomber les fléaux en cadence et les épis qui dansent, des femmes, des enfants, séparant la paille en monceaux, et le van qui tourne et vanne le grain qui se trie et tombe pur comme le froment de Dieu. Ces paisibles et riantes scènes font plaisir et plus de bien à l’âme que tous les livres de M. Hugo, quoique M. Hugo soit un puissant écrivain, mais il ne me plaît pas toujours. Je n’ai pas lu encore sa Notre-Dame, avec l’envie de la lire. Il est de ces désirs qu’on garde en soi. »

Le lendemain, autre scène.

« Huit jours de visites, de monde, de bruit, quelques conversations aimables, un épisode en ma solitude. C’est la saison où l’on vient nous voir, cette fois-ci c’était en foule des allons à la campagne, et la campagne est envahie, le Cayla peuplé, bruyant, gai de jeunesse, la table entourée de convives inattendus, l’improvisé dispense de cérémonie. Mais nous n’en faisons pas, et qui vient nous voir ne doit s’attendre qu’au gracieux accueil, le meilleur qu’il nous soit possible dans la plus simple expression de forme. Ainsi nos salons tout blancs, sans glace ni trace de luxe aucun ; la salle à manger avec un buffet et des chaises, deux fenêtres donnant sur le bois du nord ; l’autre salon à côté avec un grand et large canapé ; au milieu une table ronde, des chaises de paille, un vieux fauteuil en tapisserie où s’asseyait mon frère, deux portes vitrées sur la terrasse ; cette terrasse sur un vallon vert où coule le ruisseau ! »

Quel mobilier du Cayla !

XIV

Un autre devoir de famille la rappelle à Paris : lisez ses apprêts de voyage.

« La lune se lève à l’horizon où j’ai si souvent regardé : le vent souffle à ma fenêtre comme je l’ai si souvent entendu ; je vois ma chambrette, ma table, mes livres, mes écritures, la tapisserie et les saintes images, tout ce que j’ai vu si souvent et que je ne verrai plus bientôt. Je pars. Oh ! que je regrette tout ce que je laisse ici, et surtout mon père, et ma sœur, et mon frère ! Qui sait quand je les reverrai ? qui sait si je les reverrai jamais ? On court tant de dangers en voyage ! Cette route de Paris est si triste pour moi ! Il me semble que le malheur est au bout. Lequel maintenant ? Je l’ignore. »

Elle confie son père, sa cage d’oiseaux, son chien à sa sœur : rien n’est oublié.

Elle part enfin. Tableau de sa désolation extrême quand elle se trouve seule dans une auberge sur la route, remplie d’indifférents. Oh ! que les solitaires ont le cœur vulnérable, accoutumés qu’ils sont à peu de rapports avec le monde, mais à des relations qu’ils aiment et dont ils sont aimés !

Les vraies douleurs, comme le vrai attachement, sont au désert.

XV

Elle passe quelques heureux jours en Berry, au château de Saint-Martin, chez son amie, Mme de Maistre.

« Lire, écrire, que faire dans ma chambre si bien disposée pour toutes choses de mon goût ? Un bon feu, des livres, une table avec encre, plume et papier, moyens et attraits. Écrivons. Mais quoi ? Eh ! ce petit Journal qui continuera ma pensée et ma vie, cette vie maintenant hors de son cours ordinaire, comme si notre ruisseau se trouvait transporté sur les bords de la Loire, cette Loire, ce pays que je ne devais jamais voir, tant j’en étais née loin. Mais Dieu m’a portée ici. Je ne puis m’empêcher de voir la Providence claire comme un plein jour dans certain événements de la vie, non qu’elle ne soit en tous, mais plus ou moins manifestée.

« Avec un peu plus de goût pour écrire j’aurais pu laisser ici un long mémorandum de mon séjour à Saint-Martin, si beau, si grand dans son parc et ses belles eaux. J’ai vu peu de lieux aussi distingués, aussi remarquables de nature et d’art. On voit que Lenôtre a passé par là. Je vais partir avec les souvenirs les plus agréables et les plus doux, tant du dedans que du dehors : famille charmante où je suis adoptée, où j’ai reçu les témoignages les plus touchants d’affection, affection si vraie puisqu’elle est désintéressée. Que leur revient-il de m’aimer ? Rien que d’être aimés à leur tour et de se faire bénir devant Dieu. Oh ! que cela me serait doux si je ne pensais pas à Maurice, à qui je dois ce bonheur dont je jouis après sa mort ! J’ai voulu voir sa chambre ; je ne fais pas un pas, à la chapelle, dans le jardin, au salon, qu’il n’ait fait aussi. Hélas ! nous ne faisons que passer sur le pas des morts. »

« Mon Dieu, que le temps est quelque chose de triste, soit qu’il s’en aille ou qu’il vienne ! et que le saint a raison qui a dit : “Jetons nos cœurs à l’éternité ! ” »

XVI

Elle rentra au Cayla, vit mourir son père, et, n’étant plus retenue par un amour ni par un devoir, elle mourut.

Ses amis recueillirent ce Journal et une partie de sa correspondance ; c’était à peu près toute sa vie. Rien n’était mort d’elle que son apparence. Toute sa vie morale était sauve avec ces reliques écrites.

Et maintenant, on vous les a données, les voilà, qu’en pensez-vous ?

Quant à moi, j’en pense ce que les pieux cénobites du quatorzième siècle pensèrent de l’Imitation, c’est qu’il y a des secrets dont Dieu est le confident ; j’en pense ce que les femmes du dix-septième siècle pensèrent de la correspondance de Mme de Sévigné, ce livre des cours, je veux dire que ce volume du Journal de Mlle de Guérin m’a paru une des plus touchantes révélations de l’âme humaine dans nos deux siècles : le dix-huitième, avec ses existences calmes, puissantes, recueillies dans la solitude de leurs châteaux, moitié rurales, moitié aristocratiques, au fond de leurs provinces ; le dix-neuvième, avec ses orages, ses renversements, ses dépouillements, ses honorables et glorieuses misères, demandant aux lettres ce que la féodalité ne lui donnait plus : le gentilhomme sans épée et sans éperons enseignant les petits enfants pour un morceau de pain dans les mansardes d’un collège de la capitale, et mourant jeune de misère après avoir coûté au dévouement d’une sœur accomplie sa dot, son mariage, son bonheur ; et cette sœur, à la fois souffrante et heureuse de ce sacrifice, vivant isolée dans les ruines du château paternel, développant son génie natal et confidentiel dans des soliloques avec elle-même ou avec son Dieu, et mourant de tristesse quand son frère et son père lui manquent : Walter Scott seul aurait pu peindre une existence aussi romanesque dans quelque masure d’Écosse, quand les fidèles adorateurs des Stuarts sont vaincus, mais non ralliés à la révolution triomphante.

XVII

Mais il y a dans l’âme de Mlle de Guérin un principe de vie et d’immortalité qui n’existe pas dans les héroïnes de Walter Scott : c’est le mysticisme catholique exalté, qui donne la vie, la sainteté, l’émotion sacrée du martyre à la jeune châtelaine du Cayla, et la poésie profonde du cœur, qui élève ses confidences à la hauteur des écrivains ascétiques les plus éloquents ; c’est l’huile onctueuse de cette lampe que le dieu du passé s’est allumée à lui-même dans les ruines de son sanctuaire démoli.

Que l’on croie ou que l’on ne croie pas à la lettre les symboles de sa foi, on doit reconnaître qu’ils impriment à tout ce qu’elle sent, à tout ce qu’elle pense, à tout ce qu’elle écrit, un caractère de surnaturel et de sincérité qui en fait le charme. Sans doute il y a là, comme dans le livre de l’Imitation qui touche exclusivement au cénobitisme monacal, quelques signes de superstition qu’on regrette d’y voir ; c’est trop puéril ou trop âpre. On voudrait que la raison humaine tempérât davantage ces pieuses crédulités du couvent ; mais, à mesure qu’elle avance dans la vie, cette foi, au lieu de s’isoler et de s’aigrir, s’adoucit visiblement. Le contact avec le monde, qui pénètre dans sa solitude avec son frère et les amis de son frère, leur doute, leur changement d’opinion, même quand ils habitent avec ce féroce esprit, l’abbé de Lamennais, qui avait des fanatismes éloquents pour toutes les causes et qui ne permettait le doute à personne, parce qu’il ne permettait de douter de rien pendant qu’il affirmait lui-même, génie de l’expression, né pour être le prophète de toutes les persécutions comme saint Paul, ou pour le christianisme ou contre lui ; tout cela avait évidemment agi sur Mlle de Guérin. Son imagination était restée pieuse, sa raison était devenue tolérante ; elle n’avait gardé de ses premières doctrines que l’amour qui les sanctifie toutes. C’était l’imagination de saint Jean qui ne savait qu’un mot, aimer !

XVIII

Et comme elle aimait ! D’abord sa mère, puis son père, puis ce frère Maurice, dans l’âme duquel elle se transvase, puis les amis de ce frère, dans lesquels elle voit encore et toujours lui, puis enfin, si l’on en croit des signes non équivoques de sa plume, cet admirateur de son frère, ce jeune homme original, d’un autre temps, ce chevaleresque paladin de style qui confond la plume avec l’épée, et qui aime le combat contre son siècle, parce que le siècle est nombreux comme une foule et que lui est seul comme l’antagonisme courageux, M. d’Aurevilly ! Son sentiment innomé pour M. d’Aurevilly est un reflet prolongé de son sentiment pour son frère, une aurore boréale de l’amitié fraternelle qui se confond avec l’aurore d’un second amour. Mais il paraît que cet amour était né trop tard et que l’objet n’était pas libre de l’accepter. Elle mourut donc de deux sentiments trompés, l’un par la mort, l’autre par la mort du cœur dans lequel elle eût aimé à verser le sien. Fatale destinée de femme !

XIX

Mais comme sa belle imagination s’enrichit de toutes ces misères de sa vie ! Y en eut-il jamais une plus belle et plus pittoresque, et surtout plus sensible ? Saint Augustin, ce bel esprit du christianisme, excepté dans les passages qui peignent sa conversion, ce drame intérieur de sa vie, vise plus à briller qu’à convaincre ; il veut éblouir plus qu’émouvoir ; d’ailleurs son livre est écrit pour le public. Montaigne est un charmant génie, mais il écrit pour s’amuser lui-même et pour amuser ses lecteurs. Sainte Thérèse chante plus qu’elle n’écrit : c’est le Pindare des femmes ; elle est sincère, mais elle est illuminée ; c’est le météore de l’amour pour l’idéal chrétien : un Dieu-homme expirant sur la croix ! J.-J. Rousseau a des pages merveilleuses de description, d’érotisme et de contemplation de la nature dans ses Confessions ; mais ce sont des pages d’imagination échauffée, ce n’est pas un livre fait pour nourrir des âmes. On doit en boire une gorgée et cacher la coupe à ses enfants, de peur qu’ils n’en boivent le poison. Il y a de l’intimité charmante dans les scènes des Charmettes, de Chambéry, mais c’est de l’intimité suspecte : on ne laisse pas le livre sous la main des innocents. Il en sort du plaisir, mais aucune vertu.

XX

Mais vous qui vivez à la campagne, soit dans le château démantelé de vos pères, non loin de l’église du village et des pauvres du hameau, soit dans la maison modeste, château nivelé de l’honnête bourgeoisie du dix-neuvième siècle, élevant là des fils, des filles, des sœurs étagées par rang d’âge dans la vie, qui vous demandent des livres à la fois intéressants et sains, où respirent dans un style enchanteur toutes les vertus que vous cherchez à nourrir dans votre jeune tribu ; vous qui, après une existence laborieuse, vous êtes retirés à moitié de la vie active dans le verger de vos pères pour y soigner les plantes naissantes destinées à vous remplacer sur la terre, et qui voulez les saturer de bonne heure de ce bon air vital plein des délicieuses senteurs de l’air ; enfin vous qui, déjà vieillis et désintéressés de votre propre existence prête à finir, voulez cependant jeter un dernier regard consolant sur les péripéties intérieures de ceux qui traversent les sentiers que vous avez traversés, afin d’y retrouver vos propres traces et de vous dire : « Voilà ce que j’ai éprouvé, pensé, senti, prié dans mes moments de tristesse ou de consolation ici-bas ; voilà la moisson en gerbes odorantes que j’emporte à l’autre vie » ; mettez à part, ou plutôt gardez jour et nuit sur votre cheminée, comme un calendrier du cœur, non pas ce livre confus où l’on a entassé pêle-mêle les œuvres du frère et de la sœur pour que le génie de l’une fit passer sur la médiocrité de l’autre, mais le volume de Mlle de Guérin, cette sainte Thérèse de la famille, qui n’a écrit que pour elle seule, et dont une amitié longtemps distraite n’a recueilli que bien tard les chefs-d’œuvre involontaires qu’elle oublia de brûler au dernier moment.

Tout y est de cette vie et tout y est de la vie future ; deux mondes entiers, le monde naturel et le monde surnaturel s’y déroulent par pages, notes, lettres, effusions secrètes, dans ce style qui n’est pas du talent, mais qui est la nature !

XXI

Voulez-vous connaître, à travers les murs, la vie recueillie de ces pauvres manoirs qui ont gardé loin du monde les oubliés du nouveau siècle, comme les coquillages des mers de l’Ouest gardent entre leurs écailles, concassées par le flux et reflux de l’élément des tempêtes, les animalcules rejetés par les flots et endormis sur quelques grèves isolées de vos rivages ? Lisez d’un bout à l’autre Mlle de Guérin : c’est un Walter Scott sédentaire qui fait partie du monument et qui vous le décrit sans y penser. Elle n’en a pas seulement la vue, elle en a l’intelligence et le goût, elle en fait partie, elle en est le centre. Nulle part, pas même dans Chateaubriand, ce prophète du passé, la noblesse indigente de ces manoirs nobles n’est si clairement décrite. On y voit le paysage extérieur, les collines lointaines, le ruisseau au bas, le moulin au bruit monotone, les champs verts ou jaunes de la moisson, remontant vers la maison, les vergers plus haut, le jardin avec ses arbres grêles et ses carrés de légumes entourés de bordures de buis on d’œillets, le perron enfin, où quelques figuiers empaillés l’hiver et quelques grenadiers en caisse étalent contre les murs leurs larges feuilles lapidaires ou fleurissent pour embaumer le seuil.

Lisez encore Mlle de Guérin, si vous voulez connaître les habitants de ces antiques demeures. Voilà le père revenant de ses champs pour l’heure des repas, et embrassant ses enfants qui l’attendent pour prendre avec lui le dîner frugal sur la table de la cuisine, au milieu de cinq ou six serviteurs respectueux quoique familiers. On bénit le pain à haute voix, pour que la reconnaissance précède le bienfait. Le cidre ou le vin du pays coule modérément dans le verre des hommes ; les femmes ou les filles ne boivent que l’eau puisée dans une tasse de cuivre au seau de la porte. Après le repas, on cause un moment, puis le père rentre dans sa chambre, les filles au salon, les fils courent à leurs jeux dans les prairies ou dans le ruisseau du moulin avec les petits paysans de leur âge, et reviennent le soir chargés du poisson de l’étang ou de la tonte des peupliers. La plus âgée des jeunes personnes s’enferme seule dans sa petite chambre pour lire, étudier, écrire, prier solitaire. Mais à qui écrira-t-elle ? à elle-même ; elle note simplement ses impressions de la journée sans penser qu’un autre œil que le sien sondera jamais ces doux mystères. Les notes se multiplient, les morts surviennent, les douleurs enseignent les résignations, la religion console, les tendresses de famille s’exaltent et se concentrent dans l’excellent et malheureux père, puis tout se décolore excepté la piété, et tout meurt.

XXII

Mais d’où vient ce style simple, pur et expressif comme l’émotion elle-même ? il vient comme il est venu à Mme de Sévigné, à Gerson ; il vient, sans art, du cœur écouté seul par la jeune fille qui s’écrit elle-même devant le miroir de ses pensées. Nous avons vu souvent de grands peintres faire leur propre portrait en se contemplant devant une glace : mais la peinture ne peut rendre l’image du peintre que dans une seule expression, une seule attitude, tandis que la plume peint la nature morale dans toute sa mobilité, dans les mille émotions secrètes que la vie donne à ceux qui pensent, qui sentent, qui jouissent, qui souffrent, qui pleurent ou qui prient. Quelle différence ! Le portrait par la peinture, c’est un seul jour ; le portrait par la plume, c’est la vie entière ! Mlle de Guérin, c’est l’enfance et la maturité, la solitude et le monde, la vitalité et la mort, et après la mort l’espérance immortelle qui ressuscite tout ! Son livre est le voile pudique de l’âme, levé en présence de son Créateur par la sainte impudeur de la confession. Cela devait être brûlé : un heureux oubli de la mourante a tout laissé, l’amitié édifiée a tout trahi. Prêtez l’oreille et écoutez ces mystères de l’âme. Rien ne vous scandalisera ; c’était une femme, mais c’était une sainte ! Vous vous sanctifierez en la lisant.

Quant au style, après ce que nous vous avons si abondamment cité, nous n’avons rien à vous dire. C’est la nature elle-même ! Figurez-vous tout ce qu’il y a de naïf dans l’enfant, d’aimant dans la jeune vierge, de tendre dans la fille, de dévoué dans la sœur, d’affectueux dans l’amie, de religieux dans le sentiment, de pittoresque dans le coup d’œil, de délicat dans la perception, de nouveau dans le sens des choses morales et des paysages, sortant sans prétention, sans étude et sans effort, pendant vingt ans, d’une âme qui s’oublie elle-même pour se révéler à son Dieu, et qui trouve des accents, des images, des soupirs, des hymnes, comme l’éclair trouve son chemin dans les nuages, et comme l’abeille trouve son parfum dans les bouquets du printemps sur l’océan de fleurs de la prairie : voilà ce style !

Ce n’est pas une forme de l’art, c’est une émanation de la vie qui monte à l’âme et qui l’enivre de charme et de sainteté, d’un charme et d’une sainteté tellement fondus ensemble qu’on ne peut pas discerner ce qui est amour divin de ce qui serait amour terrestre, ce qui serait délire de ce qui est édification, et qu’en fermant un moment le livre pour le rouvrir bientôt après à une autre note, on ne peut en détacher ni son cœur ni son imagination : oui, voilà ce style ! Mille fois au-dessus de l’admiration, ce qu’il provoque, c’est l’étonnement d’abord, puis c’est l’amitié. Il est impossible de lire Mlle de Guérin sans se dire à soi-même : « C’est mon amie ! » Son âme est de même famille que la mienne, et, puisque Dieu m’a permis de la connaître dans cette confidence, cette âme ne me quittera plus jusqu’à mon dernier jour.

Lamartine.