(1899) La parade littéraire (articles de La Plume, 1898-1899) pp. 300-117
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(1899) La parade littéraire (articles de La Plume, 1898-1899) pp. 300-117

La Parade littéraire I.
Préambule

Avant de commencer une campagne de critique, l’usage exige ordinairement que nous exposions devant le lecteur les motifs qui nous dirigent dans cette entreprise, la méthode dont nous userons au cours de nos commentaires, ou, pour mieux dire, notre façon personnelle d’envisager. Peut-être me reprochera-t-on de ne point me conformer à cette coutume, mais je m’en dispenserais volontiers. Dans ces entretiens, en effet, — et à cause de mon sujet même, — j’aurai bien plus l’occasion de recourir à l’intuition qu’à la logique. Au hasard de leur publication, il me faudra juger maintes œuvres et maints recueils, des livres plus précieux par ce qu’ils nous promettent que parce qu’ils présentent de valeur réelle. Je devrai mettre à nu des idées nouvelles, préciser des tendances, deviner des frissons, suivre le sourd travail des consciences, découvrir des individus, détruire quelques réputations usurpées, jeter de la clarté, enfin, dans cette mêlée littéraire, qui apparaît aux regards du public comme un remous si trouble et si confus. Nous pénétrerons ensemble dans les cénacles, et nous ferons la connaissance de figures qui vous sont peut-être inconnues. Vous vous habituerez aux visages, aux maintiens et aux voix ; je n’hésiterai pas à vous faire part des papotages qu’on y entend, des intrigues qui se nouent, des ambitions cyniques ou ingénues qui s’y dissimulent. Critiquer les mœurs littéraires de son époque n’est pas une aussi vaine tâche qu’on pourrait se l’imaginer, et grâce aux tableaux que je vous ferai de celles-ci, vous serez mieux renseignés sur mille petits faits, qui vous semblent obscurs. Dans tous les cas, la chose ne manquera pas d’agrément. Mais nous essayerons encore de pénétrer jusqu’au fond des âmes d’élite (il en existe encore), d’en montrer toute la passion héroïque, toutes les angoisses sentimentales, et vous connaîtrez les causes secrètes de cette fièvre intellectuelle, qui brûle le sang de certains poètes et qui se révèle si sombrement dans le timbre altéré de leur parole, dans l’âcreté de leurs écrits.

Je vais donc vous parler d’un mouvement littéraire, dans lequel je suis engagé corps et âme, de certaines idées qui me sont consubstantiels comme les vivantes parcelles de ma chair. Et si rien n’est plus tentant, rien n’est, aussi, plus malaisé. Lorsqu’il nous arrive de juger nos contemporains, nous ne saurions le faire avec la même sûreté que s’il s’agissait de personnages d’une autre époque : il s’agit donc bien moins de les juger que de les comprendre. Quand un mouvement d’art est accompli, nous pouvons le considérer en bloc, dans sa totalité, dans ses causes et dans ses résultats. Mais réfléchissez comme tout change ici, comme notre cas est différent. Il nous est impossible d’employer une méthode définie, et il faut, coûte que coûte, se confier à sa sensibilité, à ses facultés de devination.

La critique spontanée me sourit peu, et dans ce sentiment, j’hésitais fort à me livrer à ce genre d’occupation. J’y aurais même renoncé, pour ne point me distraire de graves travaux, sans les sollicitations de mes amis. Ils m’ont rappelé la campagne littéraire que j’ai menée en 1896 et qui réussit à mettre en lumière toute une brillante pléiade de jeunes écrivains. Ils ont bien voulu m’assurer que ma pensée se trouvait en conformité avec les directions générales de la jeunesse nouvelle, que nous alimentions nos rêves de la même substance, que nous étions faits pour nous comprendre. Ils se sont plaints du sans-façons avec lequel on défigurait, — dans la presse quotidienne ou périodique, — nos sentiments les plus chers. Que ne m’ont-ils pas dit encore ? Peut-être ont-ils flatté mon amour-propre. Ils ont pourtant réussi à me convaincre.

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Bien que, dans une régénération littéraire, on puisse noter des natures très diverses et des tempéraments fort différents, il existe entre eux je ne sais quel air de famille, comme dans ces galeries de tableaux où l’on a réuni plusieurs portraits d’un même règne ou d’une même époque. Qu’ils le veuillent ou non, les écrivains d’une période déterminée respirent dans une même atmosphère morale, ils ont reçu un mode analogue d’éducation, les mêmes faits sociaux les inquiètent. De là des tendances communes, des groupements, des étiquettes. Et si, dans chaque génération qui apparaît, — une dizaine d’esprits d’élite s’assemblaient dans un sentiment de large solidarité, ils ne tarderaient pas à se mettre d’accord sur un certain nombre de principes. Une telle entente leur permettrait d’engager une action à la fois plus immédiate et plus efficace. — Mais elle ne se produit, hélas ! que rarement. Nous savons cependant que la Jeunesse française n’a pas hésité à le faire, et, récemment, nous avons vu les jeunes hommes les plus distingués de notre âge se grouper avec enthousiasme autour de la bannière naturiste.

Or ce groupement n’a pas eu lieu sans susciter de vives polémiques. Si les naturistes sont parvenus à la notoriété, on n’a guère compris la haute portée de leurs intentions. Cela tient à ce fait que les aînés méconnaissent toujours leurs cadets, que les pères se méprennent souvent sur les goûts des fils, qu’ils ne les voient pas distinctement et les jugent à contresens. Je ne doute pas qu’ils se trouvent séparés par d’opaques et froides murailles, par ces barrières du temps qui sont plus infranchissables que celles de l’espace. Aussi, pourrons-nous aisément nous expliquer pourquoi les nouveaux mouvements d’art et de pensée sont d’habitude si peu compris par les critiques de nos gazettes et des revues austères. Qu’ils nous soient sympathiques ou qu’ils nous témoignent de l’hostilité, leurs articles ne manquent jamais d’être à côté ; ils entendent nos cris sans se troubler, nos esprits leur apparaissent à des lieues du leur, nous sommes pour eux des étrangers. Parmi tant de critiques importants qui se sont occupés des naturistes, je n’ai connu que M. Édouard Rod qui ait soupçonné et senti, avec une sûreté surprenante, la nature intime de nos émotions. Cette exception est tout à l’honneur du grand auteur de l’Essai sur Goethe a.

Ne comptons donc point sur les critiques des journaux pour l’expansion de nos idées ou de nos sentiments. Je sais bien que dans certaines feuilles littéraires, il existe des individus qui exercent la profession de découvrir des écrivains, mais ils s’acquittent, pour la plupart, assez mal de leur besogne. Leur influence est d’ailleurs nulle sur le public. L’un des types le plus complet de cette sorte de journaliste est assurément M. Jean Lorrain dit Raitif de la Bretonne et dont notre collaborateur Vadius a eu, maintes fois, l’occasion ici même de citer les « gaffes », les lapsus, les plagiats. Ce sous des Esseintes qui s’est efforcé, il l’a dit lui-même, de noter les phénomènes d’une société en décomposition, ne manque jamais de signaler une monstruosité. Son admiration va naturellement aux stercoraires du décadentisme, aux florifères de la littérature stérile, aux invertis du symbolisme, à tous les demi-sexes de la tour d’ivoire et de l’art pour l’art. C’est lui qui établit les mauvaises réputations, et le fait d’être cité entre Bob Walter, Alfred Jarry, Tristan Klingsor, dans cette galerie de grotesques ou d’odieux, n’a rien qui puisse tenter les jeunes écrivains, soucieux de leur dignité.

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Dans l’impossibilité où il est de trouver dans la presse des indications suffisantes sur le mouvement littéraire, le public se voit obligé d’ouvrir et de feuilleter nos revues. Mais, il ne s’y trouvera guère satisfait. Dans ces revues où s’assemble une jeunesse vaniteuse, l’esprit de coterie a totalement détruit l’esprit critique. On a perdu le sens des principes et on ne s’y occupe guère que des personnalités. Il est bien rare qu’un critique s’y révèle, car on a eu la malencontreuse idée de confier les chroniques aux auteurs eux-mêmes. Ceux-ci ne négligent jamais de se complimenter, de se féliciter, ou de se louanger, dans le but de s’attirer les mêmes compliments, les mêmes félicitations, les mêmes louanges dont ils accablent les autres avec une si large prodigalité. On se compare sans sourire à Hugo ou à Goethe, à Jean Racine ou à Shakespeare. Les épithètes les plus admiratives paraissent trop faibles ou trop ternes, et il siérait d’en inventer de nouvelles, pour pouvoir exprimer les sentiments qu’on éprouve pour ses amis, c’est-à-dire pour soi-même. Et tous ces gens qui se piquent d’ironie lorsqu’il est question d’idée pure, du culte de la beauté, du respect des héros, de toutes ces choses si sacrées, ne craignent pas d’avancer les affirmations les plus outrées, d’oser les jugements les plus ridicules quand il s’agit de louer quelqu’un de connaissance, les habitués de leur parlote, les auteurs de leur entourage. La rubrique du Mercure de France dite des Poésies, est restée, entre autres, justement réputée pour toutes les cocasseries et les balivernes qui y furent imprimées tour à tour.

Un tel état de choses, je l’avoue, ne manque pas d’être déplorable. La fonction de critique, dans une revue d’avant-garde, devrait être plus sérieuse et plus grave. On devrait la confier à des hommes de savoir, de pensée et de goût. Songez, en effet, qu’ils ont deux missions à remplir, toutes deux d’une égale importance. La première, c’est de veiller au développement sentimental des jeunes auteurs, de les aider dans la recherche de leurs dons personnels, d’avoir sur eux une occulte influence, en se gardant bien de déparer leur grâce intérieure, de froisser leur sensibilité native. La seconde, c’est de créer peu à peu, pour ceux-ci, un public vibrant, intelligent, de l’initier à des idées nouvelles, à des modes nouveaux d’expression, c’est de cingler sa curiosité, c’est d’éduquer ses sens et d’éclairer sa vue, c’est de façonner les oreilles des hommes, comme de belles coupes très pures, qui puissent recueillir les ondes les plus divines, ou qui soient dignes d’enclore encore le riche vin des rythmes.

Or donc, de tout cela, on ne s’est guère soucié dans les revues. Nous connaissons, vraiment, trop de critiques d’occasion. Nous avons ouï trop de caquetages. C’est à peine si chez les écrivains de trente à trente-cinq ans, nous pouvons en citer quelques-uns qui nous aient donné de l’état d’âme présent d’intéressantes observations. Et parmi ces rares personnes, il me plairait de retenir surtout MM. Charles Maurras, Henry Bérenger, Adolphe Retté, à cause, sans doute, de leur dissemblance, et parce qu’ils représentent chacun un type bien particulier.

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Parmi tant d’aimables et délicats esprits qui se sont constitués de la race française, j’en connais assurément peu qui soient, autant que M. Maurras, délicats et charmeurs, sûrs et harmonieux. L’aristocratie de son langage et l’ordonnance de sa pensée lui acquerront toujours la sympathie des lettrés. Et quoi qu’il soit une nature aussi distinguée que cultivée, je ne saurais oublier qu’il est encore un tempérament. Il a été pendant l’avant-dernière période d’anarchie intellectuelle le défenseur des règles classiques, de l’équilibre et de l’ordre. Longtemps il lutta seul contre les influences étrangères qui menaçaient notre âme nationale, longtemps il défendit notre sol contre l’invasion des héros exotiques que, si joliment, il dénommait les Barbares. Il représente la tradition dans son sens le plus strict, le plus étroit et le plus précis. Son seul tort est, à mon avis, de considérer la littérature ainsi qu’une chose morte ou plutôt immuable, sans aucun rapport avec les civilisations qui se succèdent et les mœurs qui se transforment. La vie présente n’a aucun prix pour lui, il ne songe qu’aux antiques modèles. Le spectacle d’un marbre taillé l’émeut davantage que la vue d’un homme qui marche. C’est pourquoi j’hésiterais fort à consulter ce hautain critique sur quelque complication de sentiments, sur un état de conscience ou sur quelque obscure question de morale ; mais j’aimerais discuter avec lui quelque cas difficile d’esthétique, il y ferait preuve de sûreté et de goût, son argumentation serait fine et nette où il montrerait toutes ses ressources de casuiste, il y serait aussi érudit adversaire qu’aimable interlocuteur.

Si M. Charles Maurras se préoccupe plutôt de l’aspect plastique d’un ouvrage, M. Henry Bérenger s’intéresse d’abord à sa portée morale. Il en considère, de préférence, les conséquences diverses dans le présent ou le futur, et la littérature l’intéresse surtout comme un reflet de la société. Son caractère de moraliste qui est bien prononcé, apparaît dans ses moindres écrits, et cette façon de critiquer, pour incomplète qu’elle soit, n’en est pas moins intéressante. Celui qui l’adopte ne manque jamais de rester dans les idées générales. Les réalisations d’un auteur l’inquiètent moins que ses tendances, ses œuvres moins que son effort. Avec une semblable méthode, cependant, le critique ne se vouera plus à cette sorte de travail qui consiste à éplucher les textes, non sans pédanterie, à s’acharner sur quelque détail, tout en négligeant la pensée harmonieuse, l’ensemble général de l’œuvre dont il veut rendre compte. Ce procédé ridicule, ennuyeux, mesquin, inutile, n’est plus guère usité aujourd’hui que par quelques maniaques attardés dans de lointaines sous-préfectures. Mais les hautes considérations d’un Henry Bérenger ne cesseront jamais de captiver.

Nous venons de voir chez M. Maurras le traditionaliste, nous allons envisager dans la personne de M. Retté le révolutionnaire. Celui-ci, en effet, oppose sans cesse l’art qu’il rêve et qui s’élabore à celui qui existe actuellement. Il est plus hanté par l’avenir que par le passé. De là cette intransigeance, de là cette combativité que vous connaissez bien. Il veut imposer au monde les formes de sa sensibilité, et comme cela n’est guère aisé, il doit batailler pour détruire. La fureur du combat l’enivre. Il pense moins faire des effets de fleuret qu’à donner de rudes coups qui portent. La critique est, dans ses mains, moins un instrument de travail et d’édification, qu’une arme de combat. Or de tels tempéraments sont rares et valent que nous les aimions.

Les qualités que je viens d’énumérer en parlant de ces critiques, je tenterai de les posséder toutes ensemble dans la campagne que j’entreprends. J’essayerai de concilier ces deux termes opposés de traditionaliste et de révolutionnaire. J’essayerai d’être, en même temps, esthéticien et moraliste.

Car voici la parade littéraire, et l’on s’agite sur les tréteaux. C’est la foire aux idées dans toute sa turbulence et dans tout son vacarme. N’y a-t-il que des pitres ici ? Qu’est-ce qui s’agite derrière ces oripeaux ? Venez ! Que se passe-t-il donc par-delà ces toiles peintes ? Nous pénétrerons ensemble, nous déchirerons le travesti des âmes, nous connaîtrons de terribles tragédies intérieures. Et si nous tombons sur du vulgaire et du burlesque, peut-être allons-nous découvrir aussi de l’innocence et du sublime, de l’héroïsme et de la beauté.

Je parlerai dans ma prochaine chronique de différents ouvrages de jeunes.

M. L.

La Parade littéraire II.
« Chair », par Eugène Montfort. — « De l’Angélus de l’Aube à l’Angélus du Soir », par Francis Jammes

Puisque le printemps règne dans sa grâce parfaite, puisque les sèves s’émeuvent en frissons de verdure, puisque les femmes, dans le crépuscule, se trouvent tout alanguies d’une souffrance adorable et que le crépuscule lui-même paraît resplendissant de roses aériennes, obéissons donc aux vœux de cette saison, sachons y conformer nos lectures. Voici Chair, de M. Eugène Montfort. Ce livre respire la volupté la plus forte et la passion la plus profonde. Vous connaissiez ce jeune auteur, vous aviez lu de lui Sylvie ou les Émois passionnés, un petit roman en prose chansonnante, d’une ingénuité si aimable et d’une délicatesse infinie d’émotion. À le voir si délicieux, à le sentir si émerveillé, on ne pouvait s’empêcher de l’aimer, et je ne doute pas que ces sentiments d’affection, partagés par un si grand nombre de natures sensibles, ne se transforment bientôt en d’autres plus forts encore.

Qu’est-ce que Chair, me direz-vous ? Un roman, un poème, un traité, ou un hymne ? Ce n’est ni l’un ni l’autre, et ce pourrait être en même temps une synthèse de tous ces genres. Ce serait plutôt une suite d’émotions exprimées lyriquement. Il suffisait, en effet, à Eugène Montfort de raisonner ses émois pour écrire un traité, de les orchestrer pour que son œuvre fût un poème, de les objectiver dans un décor favorable afin de construire ce qu’il est convenu d’appeler un roman. Mais il a préféré n’en rien faire, afin de les présenter sous cette forme palpitante qui lui est si personnelle. Il a préféré les crier et simplement les chanter.

Chair ! Ce pourrait être la confidence d’un tempérament jeune, fiévreux et véhément, assoiffé, possédé d’amour, exténué de sensualité, ce pourrait être la notation de tous ces frémissements qui courroucent le sang des amants depuis la première rencontre jusqu’à la possession. Ce pourrait n’être que cela, mais j’y vois bien autre chose. M. Eugène Montfort a su donner à ses confidences un tel caractère de généralité, que ce qu’il chante vraiment, ce ne sont plus les angoisses intimes d’un être, mais les éternelles joies et les éternelles douleurs ressenties par les hommes de tous les temps et de toutes les races, dans leur désir de beauté, dans leur soif de lèvres plus divines. Il a dit l’antique limon d’Adam saignant toujours de la blessure originelle. Car la conception que possède de l’amour M. Montfort se rapproche surtout — bien que plus pure, — de celle que dans le Banquet, le divin Platon attribue à Aristophane. Il ne croit pas, avec Michelet, que la femme, seulement, soit un être malade. Selon lui l’homme l’est aussi, et chacun ne trouve sa suprême guérison, son merveilleux équilibre, que dans l’union bienheureuse, qu’à ces instants solennels où il peut goûter la douceur d’être deux, c’est-à-dire d’être soi.

« La personnalité de Dieu, au lieu de garder sa forme primitive, synthétisée, s’est au contraire disséminée ; elle anime désormais les fibres les plus obscures de la matière, et la moindre parcelle du monde nous apparaît toute tressaillante du sang divin », disait en substance l’auteur de Chair dans un récent discours sur le Naturisme, prononcé à Bruxelles, au palais des Académies. Pareil sentiment se retrouve toujours dans le nouveau livre de M. Montfort. Ne vous étonnez donc plus s’il s’y est complu à l’analyse de nos commotions physiques plutôt qu’à la peinture surannée des états d’âme. Ne vous étonnez donc plus s’il a chanté les pâleurs mourantes des seins, l’âcreté des baisers, la musique des caresses. Car il a fait descendre Dieu dans la chair. Les plus furtives des sensations charnelles, il les a mises d’accord avec les fins universelles. Il a fait vivre l’âme sous la rose transparence des diaphanes tissus. Dans les plus secrètes irritations des sens, dans les vibrations les plus superficielles du toucher, il a montré de la spiritualité et il les a reliées, vraiment, aux plus profondes racines de l’être. Et non seulement il a rendu conscientes des impressions inexprimées, mais il a doué de vertus pathétiques l’incohérent langage des amants. Il a dit avec pudeur des choses auxquelles, jusqu’ici, on ne savait faire qu’allusion. Et c’est pourquoi, ce livre reste chaste et d’une extrême immatérialité, bien qu’Eugène Montfort ne recule jamais devant aucune audace, et qu’il ait évoqué dans des passages très osés tous les désordres, — si harmonieux pourtant, — de la passion amoureuse.

Un livre comme Chair ne se raisonne guère et s’analyse moins encore. L’auteur nous fait pénétrer dans un monde inexploré de sensations. Il convient de les éprouver sans plus de commentaires. On ne peut s’en faire une idée que par la lecture, et je me contenterai d’en citer quelques fragments, tantôt d’une suavité ardente, tantôt d’une amère âcreté, et quelquefois d’une véritable intuition métaphysique.

Chaque geste, chaque sourire, chaque regard de toi, chaque parole s’est reflété en moi comme dans un miroir qui respire et qui sent. Mais ce miroir-là ne tire pas à lui que l’aspect. Et quand un sourire de toi entre en moi. ce n’est pas le dessin seulement de la couleur de tes lèvres qui se peint sur l’eau fragile de mon âme. Quand un sourire de toi entre en moi, Marthe, la chair même de tes lèvres, leur lourdeur, leur épaisseur, se creuse dans ma chair et s’y loge, de sorte que j’ai en moi, réellement, tes lèvres qui sourient, leur peau, leur matière et leur sang…

De tels passages, d’une si adorable perfection d’expression, ne sont pas rares chez M. Montfort. Et vous pouvez voir qu’il y a chez lui non seulement des découvertes de sentiments, mais encore d’étonnantes trouvailles de formes. Dans ses transports mêmes et dans ses moments de lyrisme, sa pureté jamais ne l’abandonne :

Quand tu approches de la maison, ô Marthe ! je le sais dans mon cœur. Un grand changement se fait dans l’atmosphère, des lourdeurs se lèvent.

Quand tu approches de la maison, ô Marthe ! il y a quelque chose de tremblant qui, dans l’air, se propage : il y a des ondulations adorables, il y a des sons que je perçois dans le silence ; d’onde en onde, ô Marthe ! court un mouvement qui vient me toucher, et qui me pénètre et dont je défaille…

Quand tu approches de la maison, ô Marthe ! chaque pas de toi en avant, l’air l’éprouve, et ainsi vient jusqu’à moi, et je sais. Alors je commence à être joyeux.

Ce qui est délicieux chez M. Montfort, c’est qu’il a exprimé l’amour dans un langage si quotidien et si naturel. Jusqu’à présent on avait trop eu recours à des fictions légendaires ou à de romanesques allégories. Il faut parler de l’amour avec le langage de l’amour, et je sais gré à l’auteur de Chair de l’avoir si bien compris. J’aime donc ce livre, non seulement pour tout ce qu’il me révèle, mais encore pour les promesses que j’y pressens. Je pourrais insister sur des critiques de détail, mais cela est si secondaire. J’attends avec impatience l’Essai sur l’Amour qui sera, je le sais, l’une des œuvres capitales de notre génération, qui s’annonce pourtant si féconde. Car M. Montfort considère Sylvie et Chair comme des essais ; j’estime qu’on doit l’en féliciter, et je connais de nombreux auteurs qui, moins bien doués que lui-même, s’enorgueilliraient de ces brillants essais comme de véritables réalisations.

M. Eugène Montfort appartient au Naturisme, et j’en suis tout heureux. Ce qui fait la force de ce groupe si vivant, c’est la richesse et la diversité. Aucune contrainte chez eux, et les tempéraments s’y développent logiquement. Leur autonomie est complète, seuls des buts moraux et une communauté de tendances les dirigent. Je me souviens, à ce propos, d’un entretien que j’eus cet hiver aux bords des rivages de Cannes avec Emmanuel Signoret. L’heure était grave et délicieuse, nos paroles devenaient solennelles. Et tout à coup j’entendis le poète de Daphné me dire avec des flammes dans les yeux : « Bouhélier, c’est un créateur de vertus. » J’ai retenu cette belle phrase, et je me permets de la transcrire ici. Elle peut s’appliquer non seulement à M. de Bouhélier, mais encore à tous les Naturistes et aussi à M. Montfort. En écrivant de tels livres sur l’amour, on dote d’une qualité supérieure la sensibilité des amants. Quand ceux-ci viennent de lire ensemble les mots divins que soupirent les poètes, leurs étreintes se font plus pures et leurs caresses plus ravissantes. Ils se vouent avec une ardeur plus sainte au grand acte des noces, et les émotions qu’ils ressentent alors enrichissent de germes d’or l’enfant futur qui devra naître de leurs baisers.

Mais les suaves chants d’amour n’embellissent pas seulement les hommes qui les entendent, ils embellissent aussi le poète qui les chante. Heureux le jeune homme qui a pu, à vingt ans, ressentir une passion magnifique (qu’il l’ait vécue ou qu’il l’imagine). Durant son existence il en gardera la tragique empreinte. C’est une erreur, partagée à la fois par les puritains et les catholiques, de croire que l’amour affaiblit l’homme. Bien au contraire, il imprime au cœur des hommes une marque merveilleuse, et la sensibilité une fois exaltée, rien ne pourra l’éteindre. Chez les âmes supérieures, l’idylle presque toujours prélude à l’épopée. C’est la passion bien souvent qui nous prépare à la vie héroïque. Nos symbolistes, qui furent si secs, n’ont accompli ni chefs-d’œuvre ni beaux exploits. Et l’histoire nous raconte que les héros qui devaient s’illustrer, plus tard, sous la Révolution, avaient été dans leur jeunesse des amoureux fort véhéments.

On connaît la correspondance amoureuse de Mirabeau d’un ton si gémissant, si éperdu. On sait que Marat lui-même écrivit un roman pastoral dans le genre de Jean-Jacques, au cours duquel il se montrait d’une si étonnante candeur d’âme. Au lieu de les épuiser, de tels transports enflammaient ces hommes. Ils étaient mûrs pour les hautes actions ; c’est ainsi qu’ils s’y préparaient. Puissent donc les poètes, comme au temps de Rousseau, ressusciter encore la sensibilité des peuples assoupis. Et puisse aussi le sublime amour parer d’héroïques flammes ceux des jeunes hommes qui l’ont chanté déjà. Qu’ils veillent sur la pureté de leur cœur, qu’ils propagent dans la race des vertus nouvelles, qu’ils soient des sages et des justes, et qu’étant sages, ils soient utiles à leur patrie.

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Lorsqu’un mouvement intéressant se dessine dans la littérature ou lorsque s’annonce, à l’improviste, quelque talent nouveau, une sorte de conspiration tacite se produit aussitôt. Autour de la personne ou de l’idée qui va triompher tout à l’heure, on organise le silence, on essaye de l’étouffement. Et c’est ce qui arriva au début pour le Naturisme. Pendant un an, personne n’en souffla mot. Les revues de nos aînés, dont nous attaquions l’esthétique, se montrèrent muettes sur notre compte. Efforts vains, cependant ! quand parurent tout à coup les livres de MM. de Bouhélier, Montfort, Viollis, Fleury, Abadie, etc., la rumeur éclata malgré tout, énorme et continue. Les idées qu’apportaient ces jeunes hommes étaient conformes à l’idéal de toute une génération. On s’émut, on se passionna. Les naturistes remportaient brillamment la victoire. Dès lors, on changea de tactique.

Les bandes mallarméennes désorganisées, les symbolistes discrédités se reprirent et se concertèrent. Il fallait ruiner le prestige grandissant de ces nouveaux venus qui craignaient si peu de dire leurs vérités aux hommes, et qui étaient assez innocents pour croire encore à quelque chose. Il fallait détruire leur beau courage au moyen de toutes les perfidies. C’est alors qu’on tenta de les séparer les uns des autres, de mettre en jeu de basses intrigues, de les isoler afin d’en avoir plus facilement raison. C’est alors qu’on imagina de les présenter comme une bande d’ambitieux sans vergogne, eux qui avaient négligé les plus élémentaires moyens de parvenir et qui s’étaient fait tant d’ennemis par leur fière intransigeance. C’est alors qu’on les accabla d’outrages et qu’on dénatura le sens de leur pensée. Et tous les envieux, les impuissants, les médiocres, tous ceux qui sont poètes par paresse ou par genre, tous les fruits secs des cénacles prirent part à cette campagne mesquine et ridicule. Mais rien n’y fit. Les naturistes possédaient des reins solides ; ils avaient du cœur et savaient se défendre. Et si leurs adversaires les dégoûtaient un peu, ils acceptèrent le combat sans trop d’ennui.

Or le plan était d’inventer des auteurs neufs qu’on puisse opposer aux naturistes, et ce ne fut pas si aisé que vous seriez tentés de le croire. Naturellement, il s’agissait de trouver des personnages sans avenir, dont le succès factice ne pourrait être qu’éphémère. On pensa d’abord à quelques bardes décadents comme Ferdinand, Hérold, Souza ou Fontainas, mais on s’aperçut à temps qu’ils manquaient trop de splendeur décorative. Et le syndicat des ratés, la coalition des snobs se trouvait aux abois, quand elle découvrit Francis Jammes. Il présentait toutes les qualités désirables. Il habitait les Pyrénées, je ne sais où. C’était un garçon, un peu niais, un peu malade, et qui faisait des vers maladroits, tout à fait bêbêtes et sentimentaux. Il n’était pas dangereux, on le décora de tous les mérites, et l’éloignement même où il se trouvait réussit d’une façon merveilleuse à illusionner les gens sur ses grâces personnelles.

Précisément, M. Francis Jammes vient de faire paraître un volume de vers, De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir, et c’est une excellente occasion pour nous, de juger la valeur réelle de cet enfant chéri des muses symbolistes, que M. de Régnier salue avec déférence (ce qui ne signifie pas grand-chose), et que M. Paul Fort commence à éreinter par derrière (ce qui est le commencement du succès). En vérité, il n’y a personne qui prenne au sérieux M. Jammes. Mais le snobisme l’a consacré, et le bon goût, les règles les plus strictes de l’honnêteté veulent qu’on obéisse au snobisme. Tout le monde sait que M. Jammes ignore la syntaxe, le français et les règles les plus élémentaires de la poésie. Et pourtant je sais des hommes qui se signeraient presque et qui simulent une émotion folle lorsqu’ils lisent des pages de ce genre :

J’allai à Lourdes par le chemin de fer
Le long du gave qui est bleu comme l’air.
Au soleil les montagnes semblaient d’étain
Et l’on chantait : Sauvez ! sauvez ! dans le train.
Il y avait un monde fou, exalté,
Plein de poussière et du soleil d’été.
Les malheureux avec le ventre en avant
Étendaient les bras, priaient en les tordant.
Et dans une chaire, où était du drap bleu,
Un prêtre disait : « Un chapelet à Dieu ! »
Et un groupe de femmes, parfois, passait
Qui chantaient : Sauvez ! sauvez ! sauvez ! sauvez !
Et la procession chantait. Les drapeaux
Se penchaient avec leurs devises en or.
Le soleil était blanc sur les escaliers
Dans l’air bleu, sur les clochers déchiquetés.
Mais sur un brancard, porté par ses parents,
Son pauvre père tête nue et priant,
Et ses frères qui disaient : « Ainsi soit-il ! »,
Une jeune fille sur le point de mourir.
Oh ! qu’elle était belle ! elle avait dix-huit ans,
Et elle souriait ; elle était en blanc,
Et la procession chantait. Les drapeaux
Se penchaient avec leurs devises en or.
Moi je serrais les dents pour ne pas pleurer,
Et cette fille, je me sentais l’aimer…

Et cela continue. N’est-ce pas d’une stupidité parfaite ? et notez que tout le livre est écrit dans ce style et dans ce sentiment insupportable :

Cora, tu vas salir le bas de ton
Pantalon, en touchant à ce vilain chien.
Voilà ce qu’eussent dit dans un soir ancien
Ces petites filles au bon ton.
Elles m’auraient regardé, en souriant,
Fumer ma pipe tout doucement,
Et ma petite nièce eût dit gravement :
Il rentre faire des vers maintenant.
Et ses petites compagnes, sans comprendre,
Auraient arrêté une seconde
Le charmantage de leur ronde
Croyant que les vers allaient se voir peut-être.

Remarquez que le grand garçon qui écrit ces choses n’a pas même l’excuse de la jeunesse, puisqu’il a vingt-huit ans. Et c’est là ce malheureux auteur de qui M. de Gourmont déclarait récemment « qu’il avait retrouvé dans la poésie française le sentiment virgilien » ! À quel degré d’aberration, de mauvaise foi et de cynisme est-on donc parvenu ? La vérité, c’est que ce bon M. Jammes a retrouvé, en le ridiculisant, le sentiment coppéen. Son pauvre pion, sa bonne négresse, son petit veau, sa vieille avec ses vêtements qui sentent le fromage, tout cela appartient au cycle du « tout petit épicier de Montrouge », « du mécanicien de la ligne du Nord » et du « pharmacien d’en face ». Je laisse à d’autres le soin de ne pas trouver cela si ridicule et même d’admirer M. Jammes.

Je crois pourtant que son succès n’est dû qu’à une gageure ou qu’à la plaisanterie, et qu’aucun sentiment sérieux n’attire le lecteur vers ce Coppée amorphe et ce Franc-Nohain sans drôlerie, inventé par quelques symbolistes acrimonieux, dans l’intention évidente de nuire à la réussite des jeunes hommes de talent. Mais s’il en était autrement, si on s’intéressait à pareille poésie, notre état moral serait très grave, et le goût de notre époque dans un piteux état de perversion. Après le snobisme de l’obscurité, ce serait le snobisme de la niaiserie. Et nous serions pareils à ces tristes vieillards, qui après avoir épuisé toutes les sensations, toutes les pratiques et tous les vices, tombent en enfance, et, comme de petites filles, s’amusent à la poupée.

Tribune libre de Stuart Merrill (numéro du 1er juillet 1898)

Mariette (Seine-et-Marne).

Mon cher Deschamps,

Tant que messieurs les Naturistes se sont bornés à proclamer le génie de M. Saint-Georges de Bouhélier, et que celui-ci, entre deux rodomontades, nous a donné des œuvres intéressantes, nous n’avions, nous les aînés, qu’à subir gaiement leurs critiques et à leur ouvrir largement nos revues. Mais aujourd’hui que ces jeunes gens introduisent dans la littérature des procédés dignes tout au plus de Basile, notre devoir impérieux est de protester au nom de la dignité de l’Art et de l’amitié qui lie plusieurs d’entre nous.

Je n’ai pas à rappeler la volte-face de M. de Bouhélier qui, insuffisamment encensé par notre ami Retté, lui refusa, du jour au lendemain, toute espèce de talent, et se mit à faire de timides courbettes devant M. de Régnier qu’il avait assuré maintes fois de son mépris littéraire. Ne réussissant pas à couvrir les théories vides du Naturisme d’un nom connu dans notre génération, ces jeunes gens n’hésitent pas aujourd’hui, pour nous diviser, de recourir à la calomnie. Je n’en veux pour preuve que la dernière chronique de M. Le Blond, où il insinue que M. Paul Fort « éreinte M. Jammes par derrière ». Quelques amis ont vite fait justice de cette calomnie auprès de M. Francis Jammes, et je tiens, de ma propre autorité, moi qui n’accepte pas l’esthétique de l’auteur d’Un jour, à déclarer ici même que M. Fort a toujours été le partisan fidèle et le défenseur convaincu de M. Francis Jammes. D’ailleurs, M. Le Blond s’attirera d’autres démentis que le mien, et nous agirons de même chaque fois qu’il essayera de semer parmi nous la discorde par d’aussi odieuses insinuations.

Il ne me reste qu’à souhaiter à ces jeunes organisateurs de la Victoire, qui me semblent avoir été élevés sur les genoux de M. Barrès bien plutôt que dans le giron de la Nature, d’arriver le plus vite possible. Peut-être alors dédaigneront-ils de s’occuper d’une génération qui a facilité leurs débuts, qui s’est gardée pure de toutes compromissions, et qui a l’orgueil de croire qu’elle a mérité des lettres françaises.

La Parade littéraire II.
« La Chanson des hommes », par Maurice Magre

Sous ce titre superbe, la Chanson des Hommes, un jeune poète de vingt ans, M. Maurice Magre vient de nous donner un recueil de poèmes à la fois lyriques et simples, ardents et généreux. Il y a dit les hommes de tous les jours, occupés aux tâches familières, ceux des Faubourgs, ceux de la Glèbe et ceux de la Mer. Il les a regardés avec une sorte de tendresse mêlée d’une pitié vague, avec ce genre d’émotion triste et résignée qu’exprima dans des toiles mémorables le peintre François Millet. Ainsi donc, si vous êtes amateurs de curiosités verbales, de rythmiques fantaisistes ou d’étranges vocabulaires, il est bien inutile que vous ouvriez ce livre. Vous pouvez frapper à d’autres portes. Car tout est simple, ici. Les breuvages y sont frais. Les métaphores y sont fraîches, et les objets les plus simples du monde en composent l’ornement. Par sa façon et par son allure, le vers de Maurice Magre nous rappelle Musset — parfois même Pierre Dupont par son inspiration — et son lyrisme plein de flammes et d’aisance nous a fait, en maints endroits, penser à Jean Richepin. Sa muse vêtue d’un fruste lin, harmonieusement drapée, n’a pas redouté de s’égarer dans les humbles logis et dans les quartiers pauvres ; elle s’avance candidement vers les pâles créatures souffrantes ; elle leur sourit ; elle vient les guérir du « péché de pleurer ».

Ce qui me plaît, ce qui m’enchante, dans la poésie de Maurice Magre, c’est qu’elle a une raison humaine, je dirai presque une raison sociale. Cette poésie présente d’étroits rapports avec notre époque, avec la société où nous vivons. Elle jaillit à son heure, en pleine période de gestation révolutionnaire, dans le moment où le parti socialiste français s’organise d’une façon formidable. Elle clame l’infortune prolétarienne sur un ton souvent sentimental, mais avec des accents d’une véhémence vraiment forte. Non pas que Maurice Magre prêche la haine, la révolte brutale et stérile : il est trop naturiste pour s’oublier jusqu’à blasphémer, il a trop le sens de la vie. Et puis, comme toutes les âmes généreuses, c’est la foi dans l’avenir qui le soutient ; il croit à la venue des futures races, il rêve de prochaines ères, pacifiques et bienheureuses.

Il a dit le rêve de pain, de vin, de soleil, de ceux qui ont faim et de ceux qui ont froid. Il a conté leur malheur, et leur joie aussi, la joie de leur vie végétative, dans les cités et les campagnes. Il a compris l’homme qui travaille, et qui aurait droit à un peu de bonheur et à un peu de poésie lui aussi. Voilà pourquoi je distingue en M. Maurice Magre le grand poète populaire de notre génération.

Depuis longtemps, ce rôle de poète populaire, personne n’avait osé le prendre. On dédaignait, parmi les gens de talent, de donner aux foules la nourriture spirituelle. On confiait ce soin à des personnalités médiocres comme MM. Déroulède et Coppée, écrivains réactionnaires qui exaltaient à leur aise leur sentiment militariste et catholique. Notre génération a enfin compris le danger qu’il y avait à laisser les masses incultes. C’est pourtant la mission de la poésie de faire vibrer nos démocraties, de les rendre plus harmonieuses, d’éclairer leurs conceptions encore obscures, à l’aide de belles proses et de radieux poèmes.

Ah ! ne laissons pas le peuple en proie aux vulgaires déclamations des démagogues, mais marchons à sa rencontre, en chantant, avec des gerbes plein les bras. Ce sont ses muscles forts et ses torses puissants qui portent orgueilleusement les races de demain. Et les larges seins roses de cette paysanne, courbée aux durs travaux, peut-être sont-ils gonflés du sang des doux martyrs et des tristes apôtres ! Marchons vers eux, donnons-leur la joie du verbe, des rythmes, des chansons. Dans les champs en friche de la pensée, ce sont les poètes qui préparent le terrain pour la bonne semaille. Leurs bucoliques et leurs cantiques suffisent à nourrir l’âme enfantine des grandes tribus. Le christianisme n’a jamais eu recours aux théologiens pour conquérir les cerveaux populaires. La poésie contenue dans ses évangiles et dans ses liturgies suffisait. Or aujourd’hui que périssent et s’écroulent les religions spiritualistes, c’est à nous de ressusciter de nouvelles pompes poétiques, de célébrer, par de nouvelles paraboles et de nouvelles métaphores, la religion future : le culte de la terre et de la vie. Il faudra que nous en écrivions les divines prières. Et ce n’est peut-être qu’au son glorieux des lyres que la croyance générale dans le panthéisme et le socialisme s’établira définitivement au fond des consciences françaises.

M. Maurice Magre a-t-il réussi, dans la Chanson des Hommes, à écrire ces prières dont je parle ? Pas encore, je l’avance en toute justice. Mais tout laisse présager qu’il pourrait bien le faire un jour. Quelques-uns de ses grands morceaux lyriques comme la Pitié, le Pauvre, le Retour des Bergers, les Soldats, les Prêtres ou la Grande Plainte — qui semble inspirée de certaines prosopopées socialistes de Zola — toutes ces pièces sont destinées au plus grand retentissement. Je me bornerai à citer ici l’Hymne à la Vie, qui est parmi les plus purs et les plus radieux de ce livre :

Salut, Père des bois, des eaux et des charrues,
Vers qui va la chanson des justes et des purs.
Les vertus sous les toits de chaume sont venues
Nous apporter les rameaux verts, les outils durs.
Nous voulons vivre simplement parmi les choses ;
Nous serons au flot clair des sources fiancés,
Et nous respirerons les vents qui font pleurer
Le cœur mystérieux et tragique des roses.
Nous ne demandons pas, ô Seigneur, le secret
Des forces inconnues menant les pluies étranges
Et quel est le passant rêveur qui vient semer
Le soir, des astres d’or dans les pailles des granges ;
Qu’importe le retour alterné des saisons
Et le passage des oiseaux dans les contrées
Pourvu qu’un peu de feu brille dans les maisons
Et que le grillon rie dans les herbes coupées,
Qu’importe la naissance obscure des ruisseaux
Et comment sourd la vie dans les forêts sacrées,
Les chèvres danseront aux chansons des pipeaux
Quand les pâtres enfants iront vers les vallées.
Il nous suffit que le vrai Dieu, le Dieu Soleil
Répande sur la terre rude en tous les âges
La lumière des faulx parmi les champs vermeils,
Dicte aux hommes futurs la loi des labourages,
Sous les vignes tordues accroche des raisins,
Mette des cris d’agneaux au fond des bergeries,
Fasse monter les blés et tourner les moulins,
Et luire les pains clairs dans les boulangeries…

Je pense que de pareils poèmes méritent la plus belle fortune. Je voudrais les voir tirés à des milliers d’exemplaires, je voudrais les entendre

bercer l’âme enfantine et puissante du peuple.

D’humbles personnes à qui je les ai lus en ont été touchées jusqu’aux larmes. Car ils contiennent le sentiment de l’harmonie et contribueront à le répandre. Et il faut les faire lire et relire à son entourage, à ses amis, à son voisin le menuisier. Que Maurice Magre continue donc, qu’il ne se soucie pas des petites intrigues, qu’il quitte cette société finissante, où l’on trouve le pain fade et le vin trop rugueux. Qu’il aille vers ses frères les simples. Dans les métairies du Midi ou dans les cités manufacturières du Nord, dans les réunions des faubourgs, dans les assemblées de village, il y a tant de braves gens qui l’écouteront avec transports. Je lui souhaite de persévérer dans son art. Qu’il chante et qu’il chante encore, avec tout son talent, toute sa tendresse et tout son cœur.

Tribune libre de Maurice Le Blond (numéro du 15 juillet 1898)

Mon cher Deschamps,

Je viens de lire la lettre de M. Stuart Merrill, publiée dans le dernier numéro de la Plume. Je n’ai qu’à regretter son intervention dans ce débat, et à maintenir mes déclarations au sujet de M. Paul Fort, qui a dû être bien touché par ma boutade, pour montrer une si grande colère.

Je ne m’attarderai pas à ces querelles de trissotins, qui furent tant à la mode pendant la période symboliste, et que semblerait particulièrement chérir M. Fort. Cet écrivain cherche de la réclame et c’est son droit. Il l’a toujours cherchée. Quand il m’envoyait ses livres avec des dédicaces dans ce genre : « À Maurice Le Blond, en profonde admiration pour sa très haute pensée », et quand il m’assurait de « son invariable amitié », c’était sans doute pour s’attirer de ma part une critique favorable, puisque cela l’empêchait si peu de « m’éreinter par derrière ».

Que voulez-vous, mon cher Deschamps, M. Paul Fort est né malin, et c’est sa seule vertu. À une époque où certains jeunes hommes se contentaient d’imiter Napoléon, il s’avisa de prendre Louis XI pour modèle ; tandis que certains arrivistes essaient de parvenir au succès par des coups de force ou d’éclat, celui-ci procède tout autrement. Il emploie des moyens souterrains. Il se fait papelard, pathelin, cauteleux. Il y a de la fouine et de la taupe en lui. Il rampe et sait s’insinuer. Il se répand de tous côtés. Dès qu’une petite revue paraît dans quelque province lointaine, il y expédie de la copie. Il envoie à tout le monde des témoignages de sympathie, d’affection, voire des louanges admiratives. Chacune de ses ballades (et Dieu sait s’il en publie) se trouve dédiée à quelque personnalité littéraire, ce qui lui fait un millier d’amis au bas mot. Il poursuit les critiques et les chroniqueurs d’une obséquiosité continue. Il écrit à M. François Coppée pour s’inquiéter de sa chère santé. Il est toujours de l’avis de son interlocuteur, et son avis diffère selon qu’il se trouve ici ou là. Voilà, me direz-vous, un caractère.

Je connais à ce propos une anecdote qui me paraît fort édifiante. Me permettez-vous, mon cher Deschamps, de vous la conter ? Elle est assez typique, et la voici en quelques phrases.

Trois jeunes écrivains belges, unis d’une étroite amitié, s’en vinrent un jour dans Paris. Nous les appellerons, si vous le voulez bien, Urbain, Candide et Walter. Il leur arriva donc de rencontrer M. Paul Fort ; l’entrevue fut délicieuse, comme vous le pensez, cet écrivain possédant la faculté de simuler, quand il se trouve en présence d’un de ses confrères, l’émotion la plus délirante. Puis, comme on se promenait, le hasard de la rue les ayant séparés, M. Paul Fort se trouva tout à coup isolé avec Walter : « Ah ! mon cher Walter, lui dit-il, vous savez quelle affection j’ai pour vous… Ma joie est, sachez-le, bien grande à vous voir ainsi et à causer. Des trois jeunes Belges, vous êtes celui que je préfère, que j’admire le plus, et ni Candide ni Urbain ne sauraient vous être comparés. » L’entretien continua sur ce ton. L’on se rejoignit, au cours de cette promenade ; et M. Paul Fort prit tour à tour, en a parte, les trois jeunes écrivains belges.

Je suis sûr, mon cher Deschamps, que vous devinez la fin. Le soir, rentrés dans leur chambre, au débotté, nos trois amis se racontèrent leurs impressions, et vous vous figurez quelle fut leur surprise et leur gaieté en apprenant que M. Paul Fort leur avait tenu à tous trois le même discours.

Voilà l’histoire, comme elle a couru ces temps-ci. Libre à M. Paul Fort de la mettre en ballade, s’il lui plaît. Quant à M. Merrill, je ne lui répondrai qu’une chose, c’est qu’il se trompe. Ce n’est pas de notre côté qu’on a de mauvaises manières. C’est du côté des symbolistes, où l’on nous abreuve d’outrages et de calomnies. Nous aurions bien tort de laisser défigurer nos idées les plus chères, ridiculiser nos sentiments par une bande misérable de ratés sans vergogne, jaloux de nos succès, nous aurions tort de les laisser faire, sans montrer les dents à notre tour. Allez, allez, petits symbolistes, vous pouvez continuer à sécréter du venin, à intriguer dans vos parlotes, à organiser des cabales, à jeter, pour ennuyer M. de Bouhélier, des oignons au visage de Mlle Rabuteau, vous pouvez, à la représentation de nos pièces, venir pousser des cris d’animaux. Il y a longtemps que le public vous a jaugés et jugés. On sait où se trouvent le talent, l’élégance et l’esprit.

Croyez, mon cher Deschamps, etc.

Tribune libre de Saint-Georges de Bouhélier (numéro du 15 juillet 1898)

Veules (Seine-Inférieure).

Mon cher Deschamps,

Je n’ai point pour habitude de donner la réplique à mes adversaires. Je trouve plus utile d’employer mon temps à leur prouver, par des ouvrages, que je suis digne de leurs injures, Permettez-moi néanmoins de répondre à M. Merrill. J’ai lu, de ce poète, des vers charmants ; je ne puis laisser passer les niaiseries que contient une lettre, publiée dans la Plume le 1er juillet.

Tout d’abord je voudrais lui dire que nous n’avons jamais sollicité de lui aucune faveur (comme il paraît l’insinuer) ; que nous nous sommes abstenus de collaborer à ses revues ; que ses amis et lui d’ailleurs se sont bien opposés à nos débuts, au lieu de les faciliter, dans la mesure de leur pouvoir ; que nous n’avons jamais souhaité prendre pour drapeau un poète renommé quelconque de sa stérile génération, que d’ailleurs il n’y en a point, qu’ils gisent tous dans l’obscurité la plus profonde ; que je n’ai jamais refusé l’honnêteté, la vaillance morale, l’indépendance et le talent à M. Adolphe Retté, que j’ai tout au contraire soutenu et défendu cet écrivain ; que M. Henri de Régnier n’a jamais été assuré de mon mépris, qu’on peut relire toutes mes critiques touchant ses contes, ses poèmes, ses ouvrages divers, que si je ne puis partager son esthétique, j’ai toujours reconnu sa haute valeur ; et que, pour tout dire, enfin, je n’ai pas à me reprocher, vis-à-vis d’aucun écrivain, les violences dont M. Merrill se rend coupable à notre égard.

Mais l’importance n’est point là. M. Stuart Merrill s’indigne au sujet de M. Le Blond. J’admets que M. Le Blond a pu paraître aller bien loin en niant la sensibilité de M. Jammes. Pour ma part, j’aime certains poèmes de cet auteur, quoique je ne les admire point. Je ne puis m’empêcher d’être ému par Un jour. L’homme qui a écrit les stances délicieuses de la Naissance du Poète, du Village, de la Pipe, etc., mérite sinon mon estime littéraire, du moins une limpide affection. Mais cela est affaire de sentiment. M. Le Blond suit sa pensée et sa passion. Les lois de l’art qu’il conçoit ne lui permettent point d’estimer M. Francis Jammes. L’idée de la poésie affaiblie, épuisée et mélodique, qui est le propre de M. Jammes est insupportable à son âme, éprise de vaste espace et d’harmonie. Que voulez-vous faire à cela ?

Mais M. Le Blond va plus loin. Il dénonce les mœurs littéraires de son époque. Il se donne à une grande besogne d’assainissement. Il fait plus qu’étudier un livre, il remonte jusqu’à la naissance de ses racines, il s’élève jusqu’à l’auteur, il regarde l’homme. Il croit que l’honnêteté de l’âme est nécessaire à la beauté de l’œuvre. La vertu, selon lui, sans doute, et je le pense également, la vertu suppose le génie ; l’immoralité au contraire témoigne d’une complète mesquinerie et d’une stérilité certaine.

Cela paraît mauvais à M. Stuart Merrill, j’en suis tout à fait surpris. Les camaraderies de passage sont peu de chose. Un critique a le droit de tout dénoncer. Sa tâche est là. Le monde des livres et des auteurs lui appartient, comme, au poète, le monde des éléments.

Croyez, mon cher Deschamps, à mes cordiaux souvenirs.

Tribune libre de Stuart Merrill (numéro du 1er août 1898)

Marlotte (Seine-et-Marne)

Mon cher Deschamps,

J’avais reproché spécifiquement à M. Maurice Le Blond, dans ma lettre du 23 juin, une phrase où il accusait M. Paul Fort (qu’il traite aujourd’hui de taupe et de fouine, après l’avoir appelé prodigieux poète)1 d’éreinter M. Francis Jammes par derrière. M. Le Blond croit se tirer d’affaire en reprochant à son tour à M. Fort ses dédicaces « à un millier d’amis », ses lettres tout intimes à M. François Coppée, la courtoisie qu’il met à répondre aux invitations des directeurs de revue, et, après avoir raconté l’histoire abracadabrante de trois jeunes Belges à Paris (histoire qui prouverait l’extraordinaire ingénuité de M. Fort), il nous enseigne le moyen « d’ennuyer » M. de Bouhélier, qui est de jeter des oignons au tout charmant visage de Mlle Rabuteau. Si tel est vraiment le moyen « d’ennuyer » M. de Bouhélier, je crois que celui-ci peut dormir tranquille, et je n’hésite pas pour ma part à qualifier celui qui en a usé de fort grand voyou.

La réponse de M. Le Blond, que je n’aurais pu souhaiter plus complète, justifie amplement ma protestation contre des procédés de critique que M. de Bouhélier fait mine d’approuver. Dois-je renvoyer ces messieurs aux agences de surveillance secrète qui les renseigneront sûrement sur la correspondance intime des écrivains mis au ban du « pompeux et suave naturisme2 », sur leurs paroles d’imprudente politesse et leurs poignées de mains données sans calcul ? Moyennant un modique abonnement, ils pourront sans doute recueillir sur le compte de M. Fort des histoires autrement probantes que celle des trois jeunes Belges à Paris, car je crois, ô traîtrise ! que M. Fort a l’impudence d’être indépendant et de choisir son millier d’amis selon ses sympathies, et sans prendre l’avis préalable de M. de Bouhélier.

Puis à quoi riment ces sornettes que débite M. Le Blond sur le compte de certains « petits Symbolistes » qui, paraît-il, abreuvent ces pauvres grands Naturistes d’outrages et de calomnies, sécrètent à leur égard du venin, poussent à la représentation de leurs pièces des cris d’animaux — de taupe et de fouine sans doute — et qui, pour comble de grossièreté, jettent ces fameux oignons au visage de Mlle Rabuteau que les mêmes Symbolistes avaient pourtant si souvent applaudie à l’Odéon. Si M. Le Blond n’est pas irrémédiablement atteint du délire de la persécution, voudra-t-il se rappeler que MM. De Régnier, Van Lerberghe et Jarry, pour ne citer que ceux-là, furent victimes de l’hostilité du public de l’Œuvre, sans que pour cela ils songeassent à prêter les plus noires intentions à leurs adversaires littéraires ?

Laissons là ces histoires de taupes, de fouines, de Belges et d’oignons pour nous occuper de M. Saint-Georges de Bouhélier. Celui-ci nie non seulement ce que je lui reproche, mais même ce que je n’ai jamais songé à lui reprocher. Je n’ai jamais insinué qu’il eût sollicité de moi la moindre faveur, ni qu’il refusât à M. Adolphe Retté « l’honnêteté, la vaillance et l’indépendance ». J’ai dit et je répète que les Naturistes furent toujours accueillis avec impartialité dans les revues fondées par ceux de ma génération ; la meilleure preuve en est que M. Le Blond a succédé ici même comme critique littéraire à M. Louis de Saint-Jacques, houspillé jadis sans merci par M. de Bouhélier pour avoir été insuffisamment séduit par ses Concerts champêtres. J’ai dit et je répète que M. de Bouhélier a refusé du jour au lendemain tout talent à M. Retté, lequel avait refusé à M. de Bouhélier, dans un article de la Plume, tout le génie qu’il se croit. Avant les articles de MM. de Saint-Jacques et Retté, celui-ci était non seulement pour M. Le Blond « un des rares poètes que nous pouvons admirer3 », et avec quelques autres « l’honneur des lettres françaises4 », mais encore à M. de Bouhélier il semblait « résolu à combattre par l’auguste éblouissement de la poésie et par la force de critiques vives, précises et irréductibles5 » Après ces articles, M. Retté baissait soudainement dans l’estime des Naturistes : voici ce qu’en écrivait M. de Bouhélier dans la Revue Naturiste de janvier 1898 : « Je sais bien tout ce qu’on peut dire contre un talent aussi conventionnel, aussi studieux, aussi sourd que le sien. Il manque surtout de direction. Il n’a jamais su s’en créer, voir clair, prendre une voie inconnue. Il est bien étrange que M. Louis de Saint-Jacques veuille faire de lui le guide premier de nos esprits. Cette niaiserie d’un jeune provincial ne trouvera guère de partisans. Chacun connaît l’esprit confus que possède M. Retté. Malgré cette sorte d’enflure brillante qui est commune à tant d’auteurs, Retté, je crois, n’eut sans doute jamais aspiré à prendre un rôle aussi éclatant, aussi sûr. C’est un homme de second plan. »

Pour M. de Régnier, je dis et je répète que M. de Bouhélier l’assura maintes fois de son mépris littéraire, et qu’il lui fit des courbettes après avoir délaissé M. Retté. Je renvoie le lecteur aux nombreux passages de la Revue Naturiste où M. de Régnier fut traité avec la plus grande désinvolture jusqu’au jour où M. de Bouhélier assura M. Retté qu’on ne pouvait « le faire lutter avec M. de Régnier, par exemple6 ». Il m’est doux de rappeler que, dans la même lettre où M. Le Blond traitait M. Paul Fort de prodigieux poète et M. Retté d’un des rares poètes que l’on peut admirer, il écrivait : « Nous refusons d’estimer M. de Régnier7. »

Scripta manent.

Pourquoi M. de Bouhélier s’occupe-t-il tant de ma « stérile » génération, puisqu’elle gît, selon ses propres termes, « dans l’obscurité la plus profonde » ? Il nous a enterrés si souvent de son geste noble de jeune croque-mort, qu’il devrait nous laisser à la paix du tombeau. Il est vrai que cette stérile génération compte quelques cadavres récalcitrants, tels que MM. Griffin, de Gourmont, Kahn, Maeterlinck, Quillard, de Régnier, Retté, Samain, Schwob, Verhaerenb, pour ne citer que les plus connus, et sans oublier Mme Rachilde.

Il n’est pas un seul de ces écrivains qui, au souvenir de ses propres débuts, ne tienne à faciliter ceux des jeunes apprentis de lettres. Il n’en est pas un qui ne mette la gloire de la littérature française au-dessus de sa renommée personnelle. Il n’en est pas un qui ne se réjouisse de voir surgir de toutes les provinces de la France de nouvelles générations d’écrivains vouées au culte de la Beauté et à la défense de la Justice.

Je veux bien croire que MM. De Bouhélier et Le Blond sont animés des mêmes sentiments, mais ils ne les prouvent guère en les refusant à leurs aînés. Pour ma part, je regrette sincèrement que ma première protestation ait été si pleinement justifiée par leur double réponse. Je me refuse presque à croire que ce soit le même Le Blond qui, dans le dernier numéro de la Plume, s’est élevé à louer si noblement M. Maurice Magre et abaissé à commérer si pitoyablement de M. Paul Fort.

Retournons tous travailler. L’écrivain perd de sa dignité en de telles controverses, dont je désire me retirer, ayant dit tout ce que j’avais à dire.

Tribune libre de Paul Fort (numéro du 1er août 1898)

Les sentiments de la vie privée doivent disparaître dans la critique publique.

Maurice Le Blond 8.

Pourquoi me jetez-vous des pierres à la tête, vous qui avez des têtes de verre ?

Sagesse des Nations.
Monsieur Le Blond,

Après avoir été « un prodigieux poète9 », me voici donc « une taupe qui se répand de tous côtés ». Aussi bien, j’éprouvai du malaise ces temps-ci ; je l’attribuais à la trop forte chaleur. Je me trompais. C’était une mue. Tout récemment encore un prodigieux poète, je tournais à la taupe qui se répand de tous côtés. Maintenant je me tâte. Voyons ! il y a quelques semaines, MM. De Bouhélier, Fernand Gregh et moi10 étions désignés par vous, Monsieur Le Blond, comme les trois seuls poètes « parisiens » ayant vraiment de la valeur. D’une telle élévation littéraire et morale (« la vertu suppose le génie11 » ; la réciproque, je pense, doit surtout être vraie) ne serais-je que taupe dégringolée ? Eh non, je suis une « fouine » aussi, une de ces fouines « qui rampent et qui savent s’insinuer ». Si vous n’étiez affligé d’inconscience chronique, mon « millier d’amis » pourrait bien être inquiet. Se rencontrer mille pour aimer une fouine !… C’est du guignon. Serait-ce du vice ? Mes amis sont d’une moralité douteuse : ils « sécrètent du venin » et « jettent des oignons ».

Je viens de recevoir une lettre collective de mes 700 amis (soyons raisonnable). Vous y êtes bien arrangé, M. Le Blond. À peu que je ne vous défende… Vous auriez tenté de me changer en bêtes, dans l’espoir de me voir tomber dans vos pièges naturistes. — Eh bien ! n’en déplaise à mes nombreux amis, j’y tombe de bonne grâce, et je leur dis adieu. Je veux enfin, moi fréquenter des gens qui ont « du talent, de l’élégance et de l’esprit ».

Sans doute, j’avais démérité de votre sympathie. (Vous « m’aimiez » autrefois, dans vos lettres. J’étais si loyal, si sincère, si sensible. Que les temps sont changés, Monsieur Maurice Le Blond !) Je laissai publier de mes ballades dans les revues d’Auxerre, de Bruxelles, de Banyuls. Je manquai de dignité. J’aurais dû, de temps en temps, manifester au Figaro. Mais il est avéré maintenant que le Figaro ne mène pas toujours au succès. « Né malin », j’ai préféré les revues d’Auxerre, de Bruxelles et de Banyuls, qui, chacun le sait, m’ont assuré la gloire.

Aussi, me vois-je à la tête d’un millier d’amis. — Hélas ! mes amis sécrètent des oignons… Les vôtres, M. Le Blond, sont des modèles d’élégance et d’esprit. Comment donc hésiter ? Je me jette dans vos bras.

Attendez, non ! Il me convient, d’abord, d’occuper vos loisirs par la lecture d’une petite « anecdote ». MM. Urbain, Candide et Walter, qui se partagent, dites-vous, si également mon admiration, mais qui pouvaient bien compter sur votre reconnaissance12, furent un jour traités de « jeunes imbéciles » par vous, Monsieur, précisément. Cela, dans une lettre qui m’était adressée. L’un d’eux (Candide) avait eu l’audace de trouver désinvolte la façon dont M. de Bouhélier nous avait voulu fourrer de son vertueux groupe, André Gide et moi. Quelle ne fut pas ma stupéfaction, non, ma gaieté, lorsque peu de temps après mon ami Candide m’affirmait qu’il venait de recevoir de vous une missive contenant vos sympathies pour lui, pour Walter, pour Urbain. La vertu, ne l’oublions pas, suppose le génie. — (Décidément, M. Maurice Le Blond n’est pas un haut esprit. Je lui ai monté le coup. C’est une oie)13.

Mais, comme je n’ai pas eu besoin de « vertu » pour être un « prodigieux poète », souffrez, Monsieur Le Blond, que je vous renvoie vos fourrures. Vous pourrez composer, si bon vous semble, une petite fable critique sur vos mésaventures, avec ce titre et ce sous-titre que je vous propose fort humblement : L’Oie puffiste, ou l’Oie qui s’est revêtue de la peau de la fouine et de la peau de la taupe. Je ne vous demande aucune réclame en échange de cette collaboration.

Affirmons quelque chose à notre tour.

Il n’y a jamais eu d’école naturiste.

S’il y en avait une, deux hommes seuls pourraient en être dits les chefs : M. Francis Vielé-Griffinc et M. André Gide. Mais ce serait faire injure à ces très grands poètes. Leurs œuvres sont belles parce qu’elles sont belles. Leurs œuvres ne nous ont pas appris à aimer la Nature. L’amour de la Nature ne s’enseigne pas. Existe-t-il un poète, vraiment digne de ce nom, qui ne soit ému devant la majesté du soleil couchant sur la mer ? Aimer la Nature, c’est la qualité primordiale, c’est la grâce même du poète. — D’autre part, il ne suffit pas que quatre jeunes gens s’affublent du même titre pour qu’ils fondent une école. Aucun lien de pensée ne se devine entre ceux qui nous occupent. L’un désavoue ce que l’autre dit.

Allons, Monsieur Le Blond, Monsieur de Bouhélier, vous savez bien que tout cela c’est de la plaisanterie. Vous êtes mûrs pour un succès parisien.

Je ne vous répondrai plus. Laissez-moi travailler.

La Parade littéraire III.
Talents nouveaux

Déjà, les jeunes hommes de vingt à vingt-cinq ans — ici et là, à maintes reprises — ne se sont guère abstenus de divulguer leurs projets, leurs conceptions de l’art et de la vie, les idées qui les guident, leurs chimères favorites. Mais il y a loin vraiment entre les intentions des auteurs et les œuvres qu’ils réalisent. J’ai précisément sur ma table différents ouvrages de jeunes et je me propose d’en parler aujourd’hui. Cela me permettra d’exposer quelques appréciations d’ensemble, et de conclure avec infiniment plus de justesse, que s’il s’agissait de ces « enquêtes collectives » dont on abuse, peut-être, depuis quelques années. La Villa sans Maître, de M. Eugène Rouart ; l’Été, de M. Paul-Louis Garnier ; Madeleine, de Georges Rency ; les Poèmes confiants, d’Henri Van de Putte ; la Solitude de l’Été, de M. Ghéon, tels sont les titres de ces livres dont je désire vous entretenir tour à tour : livres de vers, romans, méditations en prose lyrique, mais d’où se dégagent, cependant, malgré certaines différences de forme, d’analogues aspirations, ma foi, fort apparentes.

Je suis heureux de pouvoir analyser ici le talent de ces nouveaux écrivains, et c’est avec joie que je me souviens d’avoir, il y a deux ans, pris le premier la parole en leur nom. Je le fis avec enthousiasme, allégresse et confiance. J’affirmais la venue d’une génération littéraire bien définie et, ce qui était plus important, l’existence d’un mouvement intellectuel imprévu qui se dessinait déjà dans certaines consciences et qui, demain, s’affirmerait dans les Lettres Françaises. Peut-être fus-je trop exclusif à l’égard de certaines personnalités qui ne possédaient souvent de charmes que ceux que leur conférait leur âge juvénile. Ma seule excuse est mon emportement. J’avais dix-huit ans, je naissais à la vie des idées. J’étais ébloui, furieux, naïf. Je parais tous ces jeunes hommes qui m’entouraient de mes sentiments d’héroïsme, de gloire et de beauté. Peut-être donc, me suis-je trompé. Mais ma campagne n’en fut pas moins utile, puisqu’elle a mis en valeur une brillante pléiade d’artistes, puisqu’elle a mis en cours un certain nombre d’idées nouvelles. Voilà sans doute le motif pour lequel j’ai tant de plaisir à écrire aujourd’hui cette chronique. Je me sens avec ces poètes des liens de parenté : ces liens de parenté intellectuelle, qui, pour être moins doux que ceux du sang, n’en sont pas moins forts, solides et durables.

Ce qui distingue les auteurs que j’ai cités plus haut c’est leur culte pour l’émotion et le développement de leur sensibilité. À cause de cela surtout, ils se distinguent de leurs aînés immédiats, les Symbolistes qui se montrèrent des cérébraux, experts aux jeux intellectuels, passionnés pour l’idéologie. Lisez la préface que M. Georges Rency a publiée en préambule de son roman Madeleine, et vous serez sans trop de peine convaincus de ce que j’avance. Elle est écrite sous forme de lettre à M. Paul Adam. « Les véritables symbolistes, s’écrie M. Rency, les ratés que vous connaissez aussi bien que moi et qu’il est inutile de citer ici, n’ont rien fait parce qu’ils étaient incapables de rien faire, leurs pompeuses promesses se sont évanouies. » Puis, il prouve d’une manière extrêmement judicieuse que l’émotion d’art est tout à fait différente de l’émotion de pensée. Il s’élève contre cette définition, énoncée précisément par M. Paul Adam, selon qui l’œuvre d’art serait « un dogme réalisé dans un symbole ». La qualité d’un ouvrage n’a aucun rapport avec le sujet traité par l’artiste, et elle ne vaut que par la somme de frissons, de sentiments et de vie que le poète a su y enfermer. Voilà ce que dit en substance M. Georges Rency, et sa discussion scolastique présente plus d’importance qu’on ne serait tenté de le croire tout d’abord. Ce qu’y proclame M. Rency c’est la condamnation du roman psychologique qui, né avec Stendhal, ressuscité par Paul Bourget, achève de s’éteindre et de mourir sous la plume de MM. Maurice Barrès et Paul Adam. Il ne suffit pas, comme semble le croire M. Barrès, qu’un personnage soit au moins licencié ès lettres ou candidat à la députation pour présenter de l’intérêt romanesque. Et il n’est pas besoin de rechercher des cas extrêmement rares et singuliers, comme le fait M. Paul Adam pour y exercer ses dons d’analyse, son imagination et sa verve. Toute créature de l’univers possède de la grâce, contient une parcelle de beauté. La moindre aventure suffit pour que nous soyons émus à condition que le romancier l’ait sentie, pénétrée, et qu’il la reproduise dans tout son charme d’églogue ou son horreur tragique.

Les jeunes romanciers semblent donc tout à fait décidés à nous raconter des histoires quotidiennes, très simples et très naturelles. Le bercement monotone, identique et régulier de la vie terrestre les attire et les séduit. Et je dirai presque, à ce propos, que si les écrivains naturalistes se sont préoccupés de réhabiliter, de grandir, d’embellir ce qui paraissait encore grossier et vulgaire, dans l’être humain, les poètes de la dernière génération sont tout simplement en train de doter d’une grâce esthétique ce côté banal des événements courants qu’on avait négligé jusqu’à ce jour. La vue d’un homme qui s’apprête à boire, d’une femme qui sourit, d’une maisonnette qui s’égaye aux roses feux du jour, tout cela les enchante. Ils se préoccupent des objets les plus usuels, pour leur signification métaphysique, pour leur caractère moral, pour leur vertu domestique.

Ils n’ont donc aucune prédilection pour ce qui est étrange, inaccoutumé, fabuleux. Madeleine, de Georges Rency. confirme ce sentiment. C’est un récit très simple d’une aventure d’amour très simple et très fréquente. Albert et Madeleine s’aiment, s’étant épousés ils pourraient être heureux. Mais Albert est possédé par d’impérieux instincts, inhérents à son tempérament. Madeleine ne lui suffit pas, il est sans cesse poussé à d’autres aventures. Madeleine découvre un jour certains cahiers où son mari notait ses impressions. Elle apprend ces trahisons qu’elle soupçonnait déjà. Elle souffre en silence, essaye de se résigner. Et c’est vraiment très pathétique de voir cette jeune femme, chaque jour, dès qu’elle est seule, courir prendre le cahier révélateur, où Albert dévoile son état d’âme, ses joies charnelles, puis ses dégoûts. Il y confie tout son tempérament, et elle sait bien que cet amour qu’il a pour elle est le plus fort. Elle se raisonne, mais en vain. Peu à peu, le divorce d’âme a lieu. Et c’est fini. Ils se séparent.

Comme tout cela est simple, n’est-ce pas ? Aucune thèse, aucune analyse, aucune intrigue, aucune documentation. Peu importe où habitent ces amants, peu importe leur état civil. Ce qui nous émeut, c’est le récit de leur passion, les phases de leur amour. Et ce récit est d’un attendrissement charmant, d’une grâce peu commune. L’état psychologique des personnages est simplement noté par leur attitude, les frissons de leur chair, les expressions de leurs visages. Il n’y a là aucune discussion fastidieuse, qui interromprait le déroulement romanesque. C’est donc un livre à lire. Je ne connaissais M. Rency que par quelques poèmes, sensiblement inspirés de M. Vielé-Griffin — ce qui est une preuve de goût. Aujourd’hui, il se révèle un romancier original, plein d’avenir. La Belgique, splendidement réveillée à la vie intellectuelle par M. Camille Lemonnier, compte désormais une littérature, et les cadets seront dignes de leurs aînés.

Le roman de M. Eugène Rouart est écrit sous la forme d’une autobiographie. Il ne possède pas assurément les qualités de composition qui sont si sensibles chez M. Rency, mais il vaut surtout par la force des émotions, leur extrême abondance, leur singulière pureté. Je voudrais connaître cet homme-là. Je l’entrevois ainsi qu’un adolescent craintif, inquiet de son destin et qui s’est plu à l’objectiver, à l’écrire, sans doute, avant de le vivre réellement.

Le héros de M. Rouart a deux amis, Ménalque et Gabriel, dont l’un, Ménalque, représente la vie aventurière, nomade, et l’autre, Gabriel, l’existence résignée et régulière. Le premier est explorateur, le second est agriculteur. Il est anxieux, hésitant ; ces deux destins contraires le hantent également, mais las de la vie artificielle, cérébrale et surchauffée des villes, il se décide pour la vie tranquille et contemplative. Il part pour la campagne, s’occupe à des travaux agricoles au milieu de riches domaines. Et j’ai retrouvé là des descriptions, des impressions qui ne sont pas sans analogie avec celles qui, déjà, nous avaient tant émus dans les Affinités électives, de Goethe. C’est, toutefois, d’une écriture un peu gauche, mais le moindre événement devient émotionnant lorsque Eugène Rouart le raconte. Son héros cependant ne s’intéresse pas à ses occupations, il a la secrète conscience que son âme habite loin de lui, que toutes ses forces virtuelles ne sont pas utilisées. Il épouse une jeune fille auprès de qui il doit vivre sans amour. Il sent se développer en lui une étrange misanthropie et l’on comprend peu à peu que la crise doit avoir lieu. Dans un accès de désespoir, il quitte sa famille, sa terre, il veut changer de destin, il laisse la villa sans maître. Et, pauvre corps sans âme, il va périr dans des contrées inconnues.

Toute cette fin est très belle. Rien n’est plus douloureux, plus élevé que la douleur de cet homme qui s’aperçoit qu’il a manqué sa vie, et qui ne se sent pas suffisamment de volonté pour en recommencer une nouvelle.

L’Été, de M. Paul-Louis Garnier, n’est plus un roman. C’est toute une suite de proses, écrites — chantées plutôt — à la gloire d’une saison. Déjà M. Saint-Georges de Bouhélier avait inauguré, il y a deux ans, ce genre d’ouvrages, en publiant cette œuvre remarquable : l’Hiver en méditation. L’Été est le délicieux début d’un excellent écrivain. Il faut l’aimer pour toutes les qualités de style, de fraîcheur, de charme, que ce livre révèle. Mais il présente surtout de l’intérêt parce qu’il appartient à un courant d’idées, parce qu’on peut le classer dans une famille d’œuvres. M. Paul-Louis Garnier ne considère pas le monde comme un décor insensible. Il le regarde comme une personnalité, vivante, émue, agissante. À décrire les phases d’une saison, il éprouve autant d’intérêt qu’à étudier une passion humaine, qu’à se pencher sur le site taciturne et ténébreux de sa conscience. Un jeu de lumière sur la surface quasi saignante d’un toit de tuiles, le spectacle d’un paysage vaporeux qui se noie peu à peu dans des lointains crépusculaires, tout cela le fait défaillir, le tient en extase tout un jour. Ce qui vaut cependant chez M. Paul-Louis Garnier, c’est qu’il considère les objets dans leur essence, c’est qu’il comprend leurs rapports, l’analogie de leurs formes, la concordance de leurs rythmes, le caractère représentatif de leurs apparences. Voilà qui annonce un tempérament profondément naturiste. Car n’est pas naturiste quiconque aime la nature, simule ou ressent devant elle quelque émotion (tout poète, dans ce cas, serait naturiste), mais quiconque la perçoit sous son angle d’éternité, quiconque dans le moindre frisson d’herbes ou d’eau reconnaît une manifestation divine, quiconque envisage toutes choses, selon leur caractère permanent, eurythmique et profond.

Il y aurait beaucoup à dire sur M. Henri Ghéon. Il a voulu interpréter à sa façon les théories naturistes en les proportionnant à la compréhension des petites intelligences. « Dans les poèmes que nous rêvons, écrivais-je, dans mon Essai sur le Naturisme, nous ne placerons plus des personnages allégoriques et légendaires. Aux palais artificiels, aux contrées métaphysiques, aux hypothétiques paysages nous préférerons les chaumières, les marchés, les usines et les ateliers. » Il semble que M. Ghéon soit du même avis. Il a célébré les marchés, les chaumières, les meules, jusqu’aux dépotoirs, et je le félicite bien sincèrement de ses nobles intentions. D’ailleurs il a de la sensibilité, de la grâce et des images. Ce qui est déplaisant chez lui, M. Adolphe Retté le constatait déjà l’autre jour, c’est son manque absolu de rythme. Voilà pourquoi il paraîtra inférieur à une multitude de poètes de sa génération, tels que Lafargue, Viollis, Souchon, Henry Cabrens, Jacques Nervat, Brandenburg, etc.

Quant à M. Henri Van de Putte, je me trouve vraiment mal à l’aise pour parler de ses poèmes. Je le crois merveilleusement doué sous le rapport sensoriel. C’est un poète impressionniste. Je connais de lui des proses lyriques, passionnées, ensoleillées, qui sont presque parfaites. Mais je ne goûte guère ses Poèmes confiants. Selon moi, M. Van de Putte n’a pas encore trouvé sa voie. Il hésite et tâtonne. Il ne s’est pas fait un vocabulaire, il n’a pas trouvé de modes d’expression qui correspondent vraiment à ses sensations. Voilà pourquoi il invente souvent d’extraordinaires néologismes qui ne réussissent qu’à nous dérouter. Je ne veux donc considérer les Poèmes confiants que comme des pochades, pleines de verve et de puissance, sans doute, mais comme des pochades. Cependant un pur sang flamand alimente le riche organisme de M. Van de Putte, et quand il sera en pleine possession de son art, il nous donnera de grandes fresques à la Rubens, d’un caractère panthéiste, largement réalisé.

*
*   *

Il me faut interrompre ici cette analyse des jeunes auteurs. Comme on le voit, les théoristes naturistes sont largement en faveur parmi ces romanciers, ces prosateurs, ces poètes, et ceux mêmes qui montrent à leur égard le plus d’hostilité en subissent malgré tout l’influence. Vraiment M. de Bouhélier et ses amis ont su donner à la littérature une impulsion nouvelle. Le mouvement se précise et s’affirme chaque jour. Les belles campagnes menées par quelques petites revues ont suffi à changer la direction de nos esprits. C’est dans les collections des Documents sur le Naturisme, l’Effort, l’Art jeune, la Revue Naturiste, que les exégètes futurs devront fouiller, plus tard, pour retrouver la genèse de ce mouvement intellectuel, moral et esthétique.

P.-S. — Je ne répondrai pas aux injures sans littérature, dont ont voulu m’accabler certains auteurs dans la « Tribune libre » du dernier numéro de la Plume. Je ne me départirai ni de mon calme ni de ma dignité. On ne peut répondre aux innocentes sournoiseries de M. Paul Fort que par l’indifférence ironique. Qu’il continue donc dans le silence à démarquer La Villemarqué.

Je parlerai dans ma prochaine chronique de la Conscience nationale, de M. Henry Bérenger, et de l’Esprit nouveau, de M. Léon Bazalgette.

M. L.

La Parade littéraire IV.
« La Conscience nationale », par Henry Bérenger ; « L’Esprit nouveau », par Léon Bazalgette

Certains auteurs, ces temps-ci, ont essayé de fausser le sens de mes critiques en voulant les abaisser à de basses querelles de personnalités. Comme ce genre de tournoi me répugne suffisamment, j’ai refusé de les suivre sur ce terrain, car qu’importent pour le lecteur les vagues agissements de quelques personnalités médiocrement connues ? Il est d’autres questions qui le passionnent davantage, et l’honnêteté morale de M. Paul Fort comme le génie verbal de M. Jammes ne peuvent intéresser que de rares amateurs de monstruosités décadentes, tel M. Jean Lorrain par exemple. La majeure partie des jeunes hommes, d’ailleurs, ne prend que peu de plaisir à ces petits potins de cénacle ; ils ont d’autres façons de s’occuper. Ils créent des mouvements d’idées, font des conférences, fondent des journaux et des groupes d’études sociales. Et, en même temps qu’ils mûrissent et parachèvent leurs œuvres, ils se mêlent à la vie publique, l’animent de leur sage activité, l’embellissent de leurs enthousiasmes. Or je suis sûr que ces jeunes hommes ne manqueront pas de lire avec plaisir le nouveau livre de M. Henry Bérenger, intitulé, la Conscience nationale.

Y a-t-il encore une conscience française, telle est la question que se pose M. Bérenger, dès le début de son ouvrage. Et il constate sans plus tarder que, si elle existe toujours, elle est du moins fort affaiblie. Les causes de cet affaiblissement et leur remède, tel est l’objet de ce livre de critique sociale, où l’auteur moralise avec autorité et argumente avec esprit.

Ce qui frappe d’abord M. Bérenger dans notre état national, c’est le divorce entre l’action et la pensée, c’est le renoncement de l’élite intellectuelle, qui se désintéresse des choses publiques pour s’enfermer dans son rêve égoïste d’art, de science ou de pensée. Ils sont rares, constate-t-il, les hommes de lettres qui, de Chateaubriand à Maurice Barrès, se mêlèrent à la politique. Tous n’y jouèrent qu’un rôle plus ou moins décoratif, et c’est à peine si Lamartine peut arrêter un instant notre attention. La plupart des hommes de lettres, au contraire, se croient frappés, pour nous servir d’une expression d’Alfred de Vigny, d’« un ostracisme perpétuel » ; ils se retirent dans leur tour d’ivoire. M. Henry Bérenger ne nous cache pas qu’il trouve ce sentiment déplorable. Il voudrait que l’on vît siéger au parlement nos philosophes et nos grands poètes, et il écrit : « Aucune voix, dans une démocratie, n’est plus nécessaire que ces voix graves et hautes qui dominent les passions éphémères des individus au nom des aspirations éternelles de la race. Elles préviennent le pouvoir, elles hâtent les réformes, elles rattachent hier à aujourd’hui et aujourd’hui à demain. » Voilà qui est bien pensé et hautement exprimé. Mais, ces voix, ont-elles besoin, pour être écoutées, de retentir à la tribune parlementaire ? Nos hommes de pensée, j’ai eu déjà l’occasion de l’affirmer, n’ont rien à faire dans nos assemblées politiques. L’expérience nous prouve assez, au reste, qu’ils y ont tous fait faillite : M. Berthelot y a perdu des années précieuses ; M. Naquet y a gâché sa belle carrière scientifique ; le passage de M. de Vogüé y fut d’une stérilité dérisoire, et quant à M. Maurice Barrès, nous savons qu’il n’a rapporté du Palais-Bourbon que le seul souvenir d’excellents cigares, une ambition fort mesquine et le canevas d’une mauvaise comédie14.

Avec le suffrage universel et les mœurs électorales actuelles, le niveau intellectuel de notre parlement ne peut être que d’une médiocrité dégoûtante. La politique d’idées y a fait place à la politique d’affaires. Ni l’éloquence décisive et logique d’un Clemenceau, ni la parole profonde et quasi prophétique d’un Jean Jaurès n’ont pu jusqu’ici réussir à réveiller les sentiments de la tourbe parlementaire. Il est donc inutile, selon moi (et je crois exprimer ici l’opinion générale de toute la jeunesse intellectuelle), il est donc inutile d’essayer de relever des institutions qui se sont compromises par tant d’intrigues dégoûtantes, de bas marchandages et de scandales. Le moindre effort dans ce sens serait superflu. Mais où je suis tout à fait de l’avis d’Henry Bérenger, c’est lorsqu’il réprouve les théories des Goncourt, des Gautier et des Leconte de Lisle, qui méprisaient la vie civique, qui ne regardaient les événements contemporains qu’en se préoccupant de leur attrait pittoresque et de leur aspect artistique. Une telle indifférence pour les faits sociaux de notre époque nous fait aujourd’hui sourire ; j’ajouterai même qu’elle nous paraît odieuse. Si subtil écrivain, si érudit connaisseur, si délicat styliste que l’on soit, c’est le devoir du poète de ne jamais se désintéresser des affaires nationales, de ne jamais abdiquer ce rôle sublime de professeur de beauté, non seulement de beauté plastique, mais aussi de beauté morale. Voilà pourquoi l’acte retentissant d’Émile Zola aura dans le monde de la pensée une si profonde répercussion. Il est certain qu’il sera regardé comme un exemple par les futures générations. Désormais les représentants de la pensée française sauront qu’ils ont le droit, je dirai plus, le devoir d’intervenir dans la vie publique du pays. Ils sauront que leur seule autorité d’écrivains, de penseurs et de savants leur confère une mission morale, et que ce serait plutôt s’amoindrir que de briguer le plus petit strapontin dans l’un quelconque de nos parlements. Désormais, en dehors des corps constitués et des rouages d’État, il existe donc une puissance sociale et intellectuelle, composée de toutes les intelligences de la nation, dont le grand rôle est de préserver contre certaines tentatives rétrogrades les acquisitions de l’espèce humaine. M. Henry Bérenger n’a donc plus à regretter le divorce passager entre l’action et la pensée, grâce à Zola, grâce encore aux éminents esprits qui se sont joints à lui, la réconciliation existe entre ces deux facultés, et parce qu’elle a eu lieu en dehors du monde parlementaire, elle n’en est que plus heureuse, plus solide et plus efficace.

Il y a encore bien des matières dans le livre si substantiel de M. Bérenger, mais je craindrais de m’étendre outre mesure en m’aventurant à leur discussion minutieuse. Je me bornerai donc à les signaler tour à tour. Après avoir critiqué les tendances égotistes de notre élite nationale, le jeune et érudit critique se préoccupe longuement de la crise qui sévit sur la presse. Dans son état actuel, il n’hésite pas à la dénoncer comme un pouvoir dangereux. « Il faudrait d’abord, nous dit M. Henry Bérenger, que le premier venu, marchand de papier, financier véreux, reporter ou chroniqueur taré, n’eût pas le droit de fonder et de diriger un journal. Des garanties légales d’honorabilité, de capacité, de savoir, devraient être exigées du directeur de journal, comme elles le sont du notaire, de l’avoué et du pharmacien. Cette première mesure suffirait à purifier la direction des journaux d’une bande de forbans ou de barnums qui la déshonorent en battant monnaie avec l’honneur du pays. » On ne saurait désigner avec plus de justesse et d’élégance les Judet, les Rochefort et autres Polonais. Et il continue : « Il faudrait ensuite que le premier raté venu des professions libérales n’eût pas le droit de s’intituler journaliste. Des garanties professionnelles, amenées par des concours et des soutiens sérieux, devraient être exigées du chroniqueur et du reporter comme elles le sont de l’avocat, du médecin, du professeur. Cette seconde mesure élèverait singulièrement le niveau du journalisme contemporain. Elle le débarrasserait de cette vermine de ratés sans talent ni caractère qui l’infectent et le discréditent… Une loi sur la direction des journaux, une loi sur le recrutement des journalistes, une organisation professionnelle de la presse, voilà ce que le pays réclame. »

Mais les études les plus intéressantes qui composent ce recueil de critique sont assurément celles sur le Prolétariat intellectuel et sur l’Armée et la Nation. Dans la première, M. Henry Bérenger, s’appuyant sur des statistiques et des documents rigoureux, analyse avec une grande sagacité les nombreux maux causés par l’encombrement des carrières libérales. Le prolétariat intellectuel a pris aujourd’hui une telle proportion que ce n’est plus un prolétariat de bacheliers qu’il faudrait dire, mais un prolétariat de licenciés et même d’agrégés. Il nous montre les dangers sociaux qui peuvent advenir de l’extension d’une telle caste : appauvrissement de la race, corruption morale, accroissement de la criminalité. Je ne saurai trop engager les amateurs de sociologie à lire les pages substantielles qui traitent de cette question si passionnante, si grosse de conséquences. Dans le chapitre intitulé l’Armée et la Nation, M. Henry Bérenger n’a pas craint de nous donner une critique fort judicieuse du régime militaire. Il ose blâmer l’esprit de caste qui sévit dans l’armée et qui vient d’être dévoilé d’une façon lumineuse par les récentes révélations d’Urbain Gohier. Il ose réprouver cet « automatisme dédaigneux qui consiste à brutaliser des numéros humains sous le nom déshonoré de discipline ». Il ose même écrire enfin : « Quelle que soit son origine sociale, le soldat français ne garde pas du service militaire une heureuse empreinte, ni surtout une empreinte éducatrice. » Et pour qui connaît M. Henry Bérenger, pour qui sait lire entre les lignes de cet écrivain si tempéré, coutumier de l’euphémisme, ces paroles, vraiment, sont significatives. Mais où je ne suis plus avec M. Bérenger, c’est lorsqu’il entrevoit la possibilité du relèvement moral de l’armée grâce à des réformes fort ingénieuses, comme la création, par exemple, d’écoles normales de sous-officiers. Non, le service militaire ne constituera jamais, comme il le croit, le « troisième étage de l’éducation républicaine ». Ce ne sera toujours qu’une école d’avilissement, de vices et d’égoïsme. Nous y fausserons toujours notre conception pacifique de l’héroïsme et du patriotisme, et nous y apprendrons bien moins le sacrifice de soi-même que l’abandon de sa personnalité, qui n’est pas seulement la dernière des lâchetés, mais la plus misérable des déchéances humaines. Le maintien des armées permanentes est la négation même d’un régime démocratique. Le devoir du sociologue n’est donc pas d’améliorer cette institution barbare au moyen de mesures éphémères ; tout au contraire, il doit s’efforcer de la détruire, de toutes ses forces et avec tout son courage. Je sais bien que le désarmement serait une folie de la part du peuple qui le tenterait actuellement, mais tant que nous vivrons dans cet état de paix armée marquée par la pince de Bismarck, il vous sera impossible de former des démocraties supérieures, saines et ordonnées, il vous sera impossible de voir apparaître ces races d’or dont nous souhaitons tous la future éclosion.

Tel est le livre de M. Henry Bérenger ; il est à la fois très documenté et plein d’aperçus nouveaux. Ce dont il faut savoir gré, pourtant, à l’auteur de la Conscience nationale, c’est d’avoir compris que la force d’un pays résidait moins dans la puissance de son armement que dans sa vigueur morale. Il a compris que le patriotisme, tel qu’on l’enseigne aujourd’hui, basé sur l’esprit de revanche, n’est qu’une doctrine inacceptable, et qu’il fallait voir dans la patrie autre chose qu’une réalité géographique et territoriale, qu’il fallait la comprendre comme un groupe harmonieux de traditions, de coutumes et d’institutions qui sont les formes extériorisées de tout l’esprit d’une race.

Il y a de sensibles différences entre le livre de M. Bérenger et celui de M. Léon Bazalgette. Autant les termes du premier sont mesurés, autant l’écriture du second est emportée, fiévreuse et chaleureuse. M. Léon Bazalgette a des enthousiasmes de néophyte, et quand il vous parle de l’Esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse, c’est avec une admirable exaltation. Il nous apparaît comme un disciple ardent de Michelet, de Quinet, d’Emerson et de Whitmand. Il voit dans le christianisme la plaie la plus épouvantable dont aient souffert les races occidentales ; il regarde la Renaissance, la Réforme et la Révolution française comme des aubes bienheureuses, qui, après la nuit du moyen âge, annoncent une nouvelle morale plus saine, lumineuse et naturelle.

M. Léon Bazalgette commence par affirmer sa profession de foi littéraire. Il croit à l’avenir du Naturalisme transformé, élargi et continué dans un sens panthéiste. Il considère Émile Zola comme le premier d’une famille nouvelles de poètes, et il sait gré aux jeunes écrivains naturalistes d’avoir rendu justice à ce grand écrivain. Puis, dans un chapitre intitulé l’Art et la Sexualité, d’une violence de style et de pensée extraordinaire, M. Bazalgette constate ensuite que l’isolement cérébral, que la continence sexuelle, que l’ascétisme, en un mot, sont un danger pour l’artiste, contrairement à ce qu’affirment les partisans de la morale spiritualiste. On pourra d’ailleurs remarquer que le livre de M. Léon Bazalgette est un des réquisitoires les plus rudes qui aient été dirigés contre le spiritualisme. Qu’il cause de littérature, qu’il devise sur les arts ou qu’il discute sociologie, toujours le jeune auteur se dresse menaçant contre les vestiges de l’esprit ancien. Lisez son article sur la Banqueroute du préraphaélisme. Il y combat toujours au nom du même principe. « L’art moderne, nous dit-il, rompt d’une manière décisive avec l’idéalisme, c’est-à-dire que, respectueux de ce qu’il voit et de ce qu’il sent, il ne se reconnaît pas le droit de trahir les formes dans le but de leur faire exprimer un autre sens que celui qu’elles possèdent réellement. C’est un art, enfin, qui trouve dans la réalité et dans la vie mille fois plus de beauté que dans la fiction, et dans le rêve, mille fois plus d’éclat, de variété, d’unité d’harmonie, de grandeur, de méthode, de fantaisie, de noblesse, et pour lequel il n’y a pas de sujets nobles ou ignobles, dignes ou indignes, mais seulement des artistes dignes ou indignes de les créer. » Et aux Watts, aux Burne Jones, aux Tadema, à tous ces artistes pâles et dépérissants, il oppose les Monet, les Cézanne, l’Allemand Böckline, le Norvégienf Thaulow, le Hollandais Van Gogh, ces peintres d’inspiration panthéistes qui ont fait chanter avec de nouvelles notes les riches poudroiements de la matière en fête.

Si nous lisons ensuite les études sociales de M. Bazalgette, nous pourrons voir qu’il combat toujours au nom du même principe. De sorte qu’il a beau traiter les sujets les plus différents du monde, son ouvrage n’en est pas moins harmonieux et un, dans son intime conception première. D’ailleurs il semblerait que M. Léon Bazalgette ait voulu résumer l’esprit de son livre dans le chapitre qui le termine. Celui-ci est, à la vérité, d’une invention assez curieuse. L’auteur y oppose les cathédrales de Huysmans à celles de Monet, et le rapprochement m’a paru tout à fait pathétique : « Huysmans, à la fin du dix-huitième siècle, considère la cathédrale comme l’expression toujours vivante et toujours adéquate de la pensée religieuse contemporaine… C’est à travers le flot des puériles légendes, des naïves ignorances, des obscures allégories, charrié par le moyen âge, c’est orné de cette végétation mystique qu’il entrevoit le monument où l’humanité d’hier pétrifia son rêve, et qu’il en exalte la signification tout à la fois d’orgueil et d’humilité. » Mais la conception moderne de Claude Monet s’oppose à la conception catholique de J.-K. Huysmans. « L’interprétation du peintre est donc profondément différente. Entièrement dégagé de tout ressouvenir, de tout culte et de toute tradition religieuse, le peintre n’a considéré l’édifice que comme un fragment de nature, suivant la réalité, non suivant le dogme. Les significations occultes pas plus que les symboles chrétiens ne l’ont un instant troublé. » Eh bien ! je crois que l’humanité pourrait être divisée actuellement en deux familles immenses, ceux qui voient avec les yeux de M. Huysmans, obscurcis par la superstition et par l’erreur, ceux qui voient la nature comme Monet, qui célèbrent l’esprit nouveau comme Léon Bazalgette, et qui, hâtant un peu la marche millénaire des races, s’occupent de les guider vers de nouvelles cathédrales de vérité, de science et de soleil.

La Parade littéraire V.
Les poésies de M. Jean Moréas

Au cours de ma dernière causerie, en analysant l’ouvrage de M. Léon Bazalgette, j’ai eu l’occasion de parler de l’Esprit Nouveau, c’est de l’Esprit Classique dont je vais vous entretenir aujourd’hui, à propos de M. Jean Moréas. La transition, si l’on en croit Jean Viollis, qui vient de publier ici même d’intéressantes notes sur la Renaissance de l’Esprit Classique, ne sera peut-être pas si brusque que l’on serait tenté de l’imaginer tout d’abord. On se souvient sans doute de mon opinion sur l’école Romane, je l’ai exposée incidemment et j’accepte avec joie le prétexte qui me permet aujourd’hui de la préciser davantage.

J’aime à le déclarer, sans plus tarder, je suis un adversaire de l’École Romane. J’ai plusieurs raisons pour cela. La première, c’est qu’elle ne s’autorisait dans ses manifestes d’aucun principe moral, d’aucune idée nouvelle, d’aucune nécessité contemporaine. M. Moréas et ses amis ne se proposaient simplement que de nous imposer un vocabulaire, un poncif verbal, un ensemble restreint de mythes et de sujets. Ils préconisaient un art qui ne pouvait convenir ni à notre époque, ni à nos mœurs, ni au milieu dans lequel nous vivons. Telle est la cause principale de l’échec de ces messieurs. Ce furent tous de charmants esprits, de fins lettrés, d’érudits écrivains, mais dont l’effort devait être stérile. Leur tentative poétique, pourtant, si restreinte qu’elle fût, n’était pas sans présenter un certain intérêt, dans l’instant qu’ils s’y appliquèrent. Il fallait réagir contre le mouvement funeste qui entraînait notre langue littéraire vers le pire galimatias, contre les théories stupides des décadents, contre les imitateurs de MM. Stéphane Mallarmé, Baju, Charles Morice et autres personnalités obscures, à présent disparues du monde poétique. C’est dans cette intention qu’un poète comme M. Raymond de La Tailhède, que des prosateurs comme MM. Charles Maurras et Hugues Rebell, ne tardèrent pas à se grouper autour de Moréas. Malgré tout, ce n’étaient pas eux qui devaient sauver la littérature française de la fin certaine où le symbolisme allait l’entraîner. Cette tâche était réservée aux jeunes écrivains de la génération naturiste, qui agissent et combattent encore pour ramener le goût des lettrés vers une conception de l’art, plus harmonieuse et plus conforme aussi aux aspirations impérieuses de notre race.

Mais si l’école Romane n’a pas réussi, si même elle n’a plus, aujourd’hui, aucune raison d’exister, il y aurait une iniquité évidente à nier les qualités, le talent et les charmes des auteurs qui la composèrent. On a été pour eux très injustes, en leur refusant la moindre grâce, et il serait nécessaire, à présent qu’ils ont abandonné la lutte, de les replacer dans leur véritable situation. Or celui qui subit, entre tous, les attaques les plus rudes, fut Jean Moréas. La cause de cette hostilité était compréhensible : ce poète se proclamait chef d’école, il devait prendre la responsabilité de son attitude, et c’était lui-même qui s’exposait à tous les assauts de la critique. Mais d’autre part, cette attitude très nette n’excusait en aucune façon les racontars ridicules que les poètes de sa génération colportèrent sur son compte, ni les arguments sans esprit, dont ils ne manquèrent pas d’user en la circonstance. Les motifs de la campagne dirigée dans les Revues contre M. Moréas sont tout différents ; ils sont en vérité peu avouables, et je n’hésiterai pas à les exposer, sans me soucier des ennuis à venir, que ma franchise pourrait encore m’attirer.

Le public n’ignore plus aujourd’hui que de tous les poètes de sa génération, ce fut Moréas qui remporta les premiers succès et qui connut d’abord les joies sans bonheur de la notoriété. Ses succès mêmes furent assez retentissants. Nous nous souvenons encore de la parution du Pèlerin passionné. M. Anatole France consacra la renommée de ce livre dans son feuilleton du Temps. Le monde des lettres s’enflamma, le Boulevard et le Quartier s’enflammèrent tour à tour. On offrit au poète un banquet, et ses amis lui dédièrent leurs odes emphatiques. Eh bien ! les camarades de M. Moréas ne voulurent jamais lui pardonner ce succès. Il importait peu, désormais, que ses théories soient intéressantes ou sans valeur, et qu’il ait écrit des poèmes remarquables. Son grand crime était son succès, c’était lui surtout qu’on visait. Ah ! malheur à celui qui, dans une génération, est sorti le premier de l’obscurité ; les cénacles s’insurgent contre lui, il connaît l’envie et la haine. Malheur à lui, s’il n’a pas dans son cœur les vertus du triomphateur. L’aventure est toujours pareille, elle a eu lieu à chaque mouvement d’art et d’idée, et nous l’avons vue se produire hier à propos de M. Saint-Georges de Bouhélier, mais celui-ci est assez fort et n’a nul besoin qu’on le défende. Donc, à cette époque, les camarades d’art de M. Moréas n’avaient pas été mis en relief par l’enquête Huret, et M. Henri de Régnier, encore célibataire, ne songeait pas à l’Institut. Ils s’insurgèrent et s’essayèrent à tourner M. Moréas en ridicule. On lui fit une réputation de pédant de collège, de vaniteux, de causeur insupportable. On essaya de discréditer sa personne, en même temps qu’on combattait son esthétique. Et, comme tous ceux qui sont sur le point d’arriver, on l’accusa d’arrivisme. Il est inutile de dire ici combien cette campagne fut mesquine et ces insinuations mensongères. Quiconque a approché M. Moréas sait bien qu’il est le plus aimable homme du monde, un causeur plein d’attrait, un poète désintéressé, qui vit nonchalamment dans son rêve très pur d’érudit, d’artiste, de rimeur, et dont l’unique travers consiste à préférer les roses de Pindare, d’Anacréon et de Pétrarque aux roses qui décorent les parterres de nos jardiniers de la banlieue.

J’ai hâte, cependant, d’arriver au volume du poète roman, où il vient de réunir la plupart de ses poésies. Ce recueil se compose de deux parties bien distinctes entre elles par la forme et aussi par l’inspiration. Dans l’une, la plus ancienne en date, M. Moréas abuse des coupes libres, d’une rythmique imprévue, savante et riche en tournures, elle se compose du Pèlerin passionné, des Étrennes de Doulce, d’Autant en emporte le Vent ; dans l’autre, le poète nous montre des soucis plus sérieux de classicisme, sa poétique est moins indépendante, ses vers plus réguliers, nous y lirons des églogues comme Ériphyle, et toute une suite de gracieuses sylves. J’avoue préférer la première partie. Il semble que le poète y est plus original et plus intense. Toute son emphase un peu castillane de Grec moderne, toute sa désinvolture de Palikare insouciant s’y révèlent en des vers d’allure tendre ou fanfaronne. Les métaphores y sont d’une imagination brillante, un peu orientale. Il aime à parer sa pensée, à voiler son sentiment de riches vocables bien clinquants ; des archaïsmes souvent durs bruissent dans sa poésie, comme des chocs un peu barbares de pierrerie. Il aime le mot rare et le vocable pittoresque pour eux-mêmes, comme les femmes de son pays affectionnent les bijoux brillants, les verreries voyantes et les chatoyantes bagatelles dont elles ont la coutume de s’attifer. Lisez la suite de ces poèmes, et convenez avec moi qu’ils possèdent un cachet exotique, qu’ils sont bien un produit de l’esprit hellène, comme il est de nos jours, depuis qu’il s’est transformé par suite du commerce des peuples asiatiques. Quant à la langue, elle est parfois d’une gaucherie un peu prétentieuse, tantôt d’une souplesse étonnante, et elle nous révèle un rusé Athénien, expert aux roueries de la syntaxe, insouciant de toutes les perfidies grammaticales. Ouvrez ce livre et feuilletez-le. Voici Agnès, cette évocation si colorée du moyen âge que vous connaissez bien avec ses accents de Chanson de Geste, et pour laquelle je donnerai volontiers la Gardienne et les Poèmes anciens et romanesques. Voici encore une multitude de petites chansons d’un ton souvent madrigalesque et quelquefois élégiaque. Le poète y dévoile ses paysages intérieurs, peuplés de souvenirs antiques : des ruisseaux mythologiques font roucouler leurs eaux dans des sites pastoraux, la brise en filtrant dans les roseaux des rives module des airs païens et l’écho transmet les rires furtifs des nymphes de Théocrite et des Belles d’Autrefois.

Un troupeau gracieux de belles courtisanes
S’ébat et rit dans la forêt de mon âme.

nous dit-il dans un distique charmant. Il se console des trahisons présentes, en invoquant les grandes dames fabuleuses qui passent, richement parées, dans les parages de son imagination :

Pour couronner ta tête, je voudrais
Des fleurs que personne ne nomma jamais,
Lavande, marjolaine, hélianthème
Et la rose que le luth vanta,
Et le lis sans tache que Perdita
Souhaitait pour le prince de Bohême ;
L’œillet, la primevère, les iris
Et tous les trésors de Chloris :
Gerbe serait pauvre et défaite
     Pour couronner sa tête.

Il se console de l’absence cruelle des belles héroïnes, en poursuivant le plus frivole, le plus anonyme des trottins qui passent.

Que faudra-t-il à ce cœur qui s’obstine :
Cœur sans souci, ah, qui le ferait battre !
Il lui faudrait la reine Cléopâtre,
Il lui faudrait Hélie et Mélusine,
Et celle-là nommée Aglaure, et celle
Que le Soudan emporte en sa nacelle.
    Puisque Suzon s’en vient, allons
Sous la feuillée où s’aiment les coulombs.
Que faudrait-il à ce cœur qui se joue ;
Ce belliqueur, ah, qui ferait qu’il plie !
Il lui faudrait la princesse Amélie.
Il lui faudrait Ismène dont la joue
Passe la neige et la couleur rosine
Que le matin laisse sur la colline.
    Puisque Alison s’en vient, allons
Sous la feuillée où s’aiment les coulombs.

N’est-ce pas que c’est gracieux, que c’est suave, que c’est chantonnant. Et encore que vous les connaissiez sans doute, on a toujours plaisir à relire de telles jolivetés. Les chansons de cet oriental mi-rêveur et mi-galantin possèdent une rare grâce. Assurément, elles ont quelque rapport avec les odelettes d’Anacréon et de Ronsard, avec les madrigaux de l’Hôtel de Rambouillet, mais elles rappellent aussi, par la façon dont elles sont cadencées, les Romances sans paroles et les Fêtes Galantes :

Les feuilles pourront tomber,
La rivière pourra geler !
Je veux rire, je veux rire.
La danse pourra cesser,
Le violon pourra casser !
Je veux rire, je veux rire.
Que le mal se fasse pire !
Je veux rire, je veux rire.

Dans la seconde partie de sa carrière poétique, la manière de M. Moréas a subitement changé. Il s’est voué à l’étude des poètes anciens, sa verve s’est desséchée quelque peu et, à force d’avoir trop de scrupules, il s’est souvent stérilisé. Certes, je comprends plus que tout autre les hautes visées de MM. Jean Moréas et Charles Maurras. Ils pensent que les sources gréco-latines sont les seules qui puissent vivifier notre esprit. Ils redoutent l’influence des littératures du Nord qui corrompt les formes harmonieuses de notre génie national. Ils craignent les tempêtes des océans septentrionaux d’où sont sortis les monstres romantiques, leurs yeux se portent vers le lac méditerranéen, berceau du classicisme, qui a roulé dans ses flots la corporelle blancheur des belles nymphes païennes. Ces messieurs ont hautement raison. Historiquement, ethniquement, nous sommes les fils de la Renaissance, c’est la Renaissance qui a inspiré à notre esprit français encore amorphe ses formes véritables. Ils ont raison encore de tenir Pierre de Ronsard pour l’un des plus grands poètes français. Mais, pourquoi s’immobiliser sur des statues et sur des textes ? Il est certain que dans cette aventure romane, M. Moréas ne s’est pas développé, pas plus d’ailleurs que ses jeunes disciples, tels que M. Lionel des Rieux qui vient de publier les Colombes d’Aphrodite, dont j’ai lu pourtant d’excellents vers. Aussi, quoique M. Moréas n’ait rien perdu de son doigté poétique, je préfère le Pèlerin passionné à Œnone, il est d’une inspiration plus directe. Mais on ne peut nier, toutefois, la beauté plastique de certains passages :

Autrefois je tirais de mes flûtes légères
Des fredons variés qui plaisaient aux bergères,
Et rendaient attentifs, celui qui dans la mer
Jette ses lourds filets, et celui qui dans l’air
Dresse un piège invisible et ceux qui d’aiguillons
Poussent parmi les champs les bœufs-creuse-sillons.
Priape même, alors, sur le seuil du verger
En bois dur figuré, semblait m’encourager.
Ma flûte ne sait plus, hélas, me réjouir,
Mon cœur est travaillé de crainte et de désir.

Ce passage est beau parce qu’il est humain et mélodieusement exprimé. Il importe peu que M. Moréas ait retrouvé dans le verbe français le mètre pindarique ou qu’il y ait réalisé le système d’images de Théocrite. Il est poète sans cela. L’essentiel est de concevoir les choses dans leur rapport réel et mathématique. Voilà le véritable classicisme. Certes, les Romans ont raison de blâmer certains poètes comme les Ghéon et les Jammes, qui semblent s’efforcer de défigurer le naturisme et s’amusent à enfiler, sans art, les sensations les unes au bout des autres. Le grand travail est de mettre un ordre hiérarchique et symétrique dans nos émotions, de les orchestrer comme une symphonie. Viollis avait bien raison de nous le dire, c’est par l’étude approfondie, raisonnée et méthodique de la nature que nous atteindrons la santé esthétique, la proportion classique et l’équilibre. Mais le pastiche des maîtres demeure un dangereux exercice pour le poète qui s’y livre. C’est ainsi que dans certaines intelligences, on commence à comprendre que l’Esprit Nouveau nous conduit directement à une Renaissance classique.

La Parade littéraire VI.
Sur Stéphane Mallarmé

Quand les gazettes, ce mois-ci, nous ont appris la brusque mort de M. Stéphane Mallarmé, cette soudaine nouvelle ne nous a causé nulle secousse, nul trouble, nul émoi. Chose étrange, nous n’avons pas ressenti, alors, ce choc d’exténuante douleur qui nous frappa, voici plus de trois ans, en apprenant la fin de notre tendre et grand Verlaine. Mais, au contraire, nous sommes restés presque insensibles.

C’est qu’il y a des hommes qui survivent à leur renommée et Mallarmé était de ceux-là. Aussi, le Figaro commettait-il une erreur naïve, en annonçant que cette mort allait remplir de deuil les poètes de la nouvelle école. Ce n’était là qu’un vieux cliché, et les panégyriques salariés de quelques vétérans du symbolisme égarés aujourd’hui dans des maisons de reportage n’ont pas réussi davantage à nous émouvoir. Pour nous, je dois le dire ici, l’auteur des Divagations était bien mort depuis longtemps.

Lorsqu’on prononçait son nom devant nous, il n’éveillait aucun écho, il ne provoquait aucune de ces discussions violentes qui sont l’honneur de qui les occasionne. En vérité, nous restions indifférents devant son œuvre ; quant à son art, il nous semblait aux antipodes du nôtre, plus lointain même que ce Kamtschatka romantique, dont nous parla Sainte-Beuve à propos de Baudelaire. Oui, Mallarmé ne nous paraissait pas de notre temps, il n’y avait aucune communion entre nous et lui, nous n’étions pas de la même cité. Nous gardions une attitude déférente pour l’homme, mais pour l’artiste, notre indifférence était presque complète. Et je ne parle pas seulement de notre génération : sur nos aînés son influence était devenue quasi nulle, et ses premiers adeptes, peu à peu, faisaient tous défection, sans cesser toutefois de lui témoigner leur affectueuse amitié. On se souvient encore des solides études publiées dans cette Revue même par Adolphe Retté. Elles furent définitives, il était impossible de répondre à ses arguments si stricts, si précis, si incisifs. Elles n’amenèrent qu’une protestation ridicule de la part de quelques poètes obscurs du Mercure de France. Après quoi, les anciens disciples du maître se sont tour à tour dispersés, et c’est ainsi que nous avons pu voir M. Camille Mauclair se décider sur le tard à abandonner Éleusis et les mornes architectures de la Cité Intérieure, pour se mêler à la vie publique et nous donner dans l’Aurore d’intéressants commentaires sur l’évolution sociale.

C’était donc une bien triste et misérable dépouille que reconduisait l’autre jour, au petit cimetière de Valvins, un groupe restreint et fidèle d’amis. Et quels pouvaient être leurs sentiments, alors qu’ils escortaient sur la route poudreuse, parmi la nature ardente et les champs consumés, le monotone et mortuaire convoi de Stéphane Mallarmé ? Assurément, leur douleur ne pouvait être héroïque : il n’y avait nulle espérance dans leurs regrets. Ce n’était pas, hélas ! un père intellectuel qu’ils menaient à la gloire, ce n’était qu’un ami qu’ils ensevelissaient dans l’oubli. Ils se souvenaient du causeur affable, suggestif et charmeur, ils se remémoraient les conférences de la rue de Rome, d’un caractère d’intimité si profonde, les bavardages imprécis et subtils, si stériles aussi sur la métaphysique, la littérature et les rythmes ; ils se sentaient enveloppés encore par le charme doucereux de sa parole musicale et précieuse ; ils regrettaient les heures abolies, les divagations évanouies, plus éphémères et plus frivoles que les fumées et la verdure. Mais leur peine devait être amère, en pensant que cet homme qu’ils aimaient tant, ne laissait rien qui lui survécût, ni progéniture poétique, ni dynastie intellectuelle qui continuât sa tradition. Ils savaient bien que nul étranger, nul amant, nulle épouse en pleurs ; nul adolescent ardent ou rêveur ne viendraient sur cette tombe fraîche y répandre quelques larmes ou des fleurs, et que ce modeste mausolée, sans signification véritable, ne serait synonyme que du néant,

Car Stéphane Mallarmé ne fut jamais un poète dans le sens splendide que ce terme comporte. Il n’a jamais créé de ces statues vivantes qui bravent les temps futurs et subjuguent les races. Il n’a pas animé les formes qu’il façonna du souffle surhumain de l’éternelle jeunesse. Il ne fut qu’un rhéteur, rien de plus. Son sang ne circule pas sous la parure riche et fastueuse de sa phrase, il ne bat pas joyeusement dans les artères inanimées de son rythme sans vie. Des peuples ne naîtront pas au bruissement de sa voix ; des héros ne seront pas ensemencés par sa parole ; les fleurs de ses métaphores ne sont que factices et cristallisées, infécondes et monstrueuses ; nul grain divin n’en mûrira.

*
*   *

De toute la famille parnassienne, Stéphane Mallarmé fut peut-être celui qui poussa le plus loin le culte de la forme, il le poussa jusqu’à l’idolâtrie. Les premiers de ses poèmes, comme Apparition, les Fleurs, demeurent d’une impeccabilité surprenante de plastique. Il y révèle et y résume tous les soucis de statuaire, toutes les manies d’ornemaniste, tous les scrupules d’orfèvre chers aux adeptes de son école. Mais, par la suite, on s’aperçut que ses goûts l’entraînaient sur une pente fatale, et que son amour exagéré pour la forme le précipitait vers les perversions les plus dangereuses et les plus maladives du sens esthétique. Il se fit l’apôtre d’une réforme verbale à la fois illogique et insensée. Pour lui, l’expression directe est incompatible avec l’essence et le principe même de la poésie, il fallait lui substituer un art d’allusion, une façon moins précise de suggérer. Grâce à un système de métaphores extrêmement vagues, grâce à des suites de sonorités mélodiques, grâce à des combinaisons de correspondances intellectuelles, il s’efforçait de nous transmettre le reflet très lointain, le mirage impalpable de sa pensée. Il ne considérait plus la poésie comme une créature vivante, comme un paysage transverbé, comme un état d’âme réalisé, mais plutôt comme une sorte d’intermédiaire entre le poète et le lecteur, comme je ne sais quel canevas où ce dernier pouvait reconstruire et figurer les formes mêmes de son imagination personnelle. Il envisageait la phrase comme un clavier de syllabes et de vocables sur lequel nous pouvions jouer, à notre gré, mille variantes. Ainsi, chez le lecteur de M. Stéphane Mallarmé, l’intelligence doit donc être agissante, elle doit s’efforcer de faire vibrer la matière verbale, tandis que pour les autres poètes, c’est cette matière verbale et la puissance lyrique qui provoquent précisément, chez celui qui écoute, le jeu des émotions et les mouvements de l’âme.

Le malheur est que M. Mallarmé n’apporta pas une conception originale du monde, il n’apporta qu’un entendement nouveau de la littérature et des arts. Dans ses œuvres de prose, vous ne l’entendez discuter que sur la versification, les affinités de la musique et des lettres, et même sur la typographie. Quant à ses poèmes, ils ne sont pas des fruits spontanés, harmonieux et naturellement nés de son tempérament. Ce ne sont que des constructions esthétiques édifiées avec labeur. Il ne les écrivit que pour justifier ses théories littéraires, que comme une illustration des principes esthétiques préconisés par lui. C’est donc dans ce sens qu’il manqua de génie initial et de ce feu généreux, indispensable à tout poète.

Enfin, à force de suppléer, par des procédés artificiels et volontaires, aux dons premiers qui lui manquaient, M. Stéphane Mallarmé devait aboutir aux pires erreurs. En apportant une confusion fâcheuse entre l’art littéraire et l’art musical, en introduisant dans notre langue des constructions empruntées à des idiomes étrangers, il en a faussé la morphologie première et la structure logique. Je l’ai déjà dit : une langue prend naissance, se développe et meurt selon une marche régulière et des lois établies. Elle est un organisme vivant, soumis à des lois intellectuelles et physiques ; nous devons l’accepter avec ses idiotismes pittoresques, ses tournures familières, et il n’appartient pas à un individu de vouloir la reconstruire selon ses fantaisies. C’est pour s’être insurgé contre ce principe que M. Mallarmé, peu à peu, est parvenu à écrire dans le charabia le plus détestable, et que ce subtil rhéteur qui fut pourtant un dévot de la forme, un amateur de mélodie, n’a réussi finalement qu’à obscurcir les mots de la tribu française, qu’à écrire des poèmes chaotiques et de fantastiques cacophonies, comme la Prose pour des Esseintes, les Sonnets à Baudelaire et à Verlaine.

Mais, j’ai voulu écrire sans fracas au sujet de M. Mallarmé. Son influence n’est pas à craindre ; il ne constitue plus un danger intellectuel. Il n’aura été que le poète d’un moment de décadence et de lassitude, que le triste héraut d’une génération dégénérée. Tous ceux qui étaient pourris d’artisterie, qui étaient malades de littérature se sont complu, un instant, à la fréquentation de cette imagination byzantine et tourmentée ; ils ont pu goûter dans sa compagnie les plus anodines débauches de volupté cérébrale ; la jeunesse, aujourd’hui, s’est heureusement réveillée. Elle marche dans des traditions plus saintes, vers des sources plus sacrées, et je ne redoute nullement que les subtilités de M. Mallarmé puissent un jour la conquérir.

Je doute fort que le culte de Stéphane Mallarmé soit continué par ces brillants jeunes hommes, et, seuls, quelques amis, dont je comprends le sentiment, se préoccuperont de prolonger sa passagère renommée. Quant à l’œuvre du poète, on en retrouvera un jour les vestiges dans quelque rare et bizarre anthologie, où l’on aura réuni, à côté de quelque chant de Maldoror, les curiosités esthétiques et les anomalies littéraires de ces dernières années.

La Parade littéraire VII.
Le Napoléon Ier de Proudhon, publié par M. Clément Rochel

La personnalité de Napoléon continue, parmi la jeunesse, à être violemment discutée. On y met même de la passion, et je sais quantité de jeunes auteurs qui assistent indifférents à l’élection d’un prince des poètes et du successeur de Mallarmé, et qui ne manqueraient pas de se quereller si on venait les consulter par hasard sur le choix d’un professeur d’énergie. Déjà, nous pouvons prédire la bataille. Deux camps ennemis se formeraient bientôt. D’un côté les stendhaliens comme MM. Barrès et de Mitty, les arrivistes de l’école de M. La Jeunesse et encore quelques nationalistes dans les idées de M. Maurras ; de l’autre, les libertaires, les antimilitaristes et les partisans d’Émile Zola.

Or, je suis assuré que les manuscrits inédits que vient de publier M. Clément Rochel produiront, chez les uns comme chez les autres, une émotion profonde. Le Napoléon Ier de Proudhon est assurément le réquisitoire le plus véhément qui ait été écrit contre cet homme. Les arguments y sont d’une rare rudesse, exposés dans une langue corrosive, ardente et sèche, avec ces phrases amères, d’une éloquence brutale et nette, que les nombreux fidèles du philosophe-pamphlétaire connaissent bien, et qu’ils seront heureux (grâce à cette publication) de pouvoir connaître mieux encore.

Si, cependant, nous nous bornions à analyser, au simple point de vue historique et documentaire, cet ouvrage, ou mieux cet ensemble assez compact de notes et d’esquisses, il serait peut-être convenable de faire d’abord quelques réserves. Lorsque Proudhon, en effet, résolut d’écrire ce livre, dont tant de circonstances et d’événements ont retardé la parution, lorsqu’il prononça sa menace implacable et surtout téméraire : Delebo eum de memoriâ hominum , on était au lendemain du coup d’État du Deux Décembre. À cette époque, la multitude de correspondances curieuses, de mémoires secrets, de révélations piquantes, qui ont enrichi, depuis quelques années, la bibliographie napoléonienne, tous ces écrits n’avaient point vu le jour, et Proudhon dut nécessairement travailler sur des documents insuffisants. Je sais bien que M. Clément Rochel a essayé de suppléer à ce défaut fatal d’information en écrivant, au seuil du volume, une longue préface, toute remplie de ces faits, de ces propos, de ces anecdotes qui nous ont été révélés ces dernières années et qui manquent précisément dans le texte de Proudhon. Mais, j’ai moins à juger ici l’édition qui est excellente que l’ouvrage lui-même, qui est certainement intéressant pour d’autres motifs que je vais indiquer tout à l’heure.

De plus, P.-J. Proudhon se trouvait-il, en écrivant son Napoléon Ier , dans la situation d’impartialité qui convient à l’historien ? En vérité, je ne le crois pas. Si Proudhon fut un philosophe, un spéculatif et un logicien, il fut aussi, ne l’oublions pas, un homme politique, un polémiste et un pamphlétaire. Chez lui, toutes ces qualités s’entremêlent, se confondent et se contrarient. Et quel était son but en écrivant le Napoléon ? On le devine facilement ; son but véritable, son but immédiat était de ternir la mémoire napoléonienne, d’abaisser cette ancienne gloire, dont le troisième Empire tirait sa force et tout son éclat. Voilà la cause pour laquelle, cet ouvrage nous apparaît trop souvent comme un pamphlet, dont l’objet était moins l’oncle que le neveu, Napoléon Ier que Napoléon III.

Il ne faudrait d’ailleurs pas considérer cette monographie ainsi qu’une étude définitive sur la vie et le caractère de Napoléon. Dans ce cas, elle serait inférieure et ne pourrait être, en aucune façon, comparée aux pages si sévères, mais aussi pleines de sagesse, que M. Taine a consacrées au même grand homme. Nous regretterons que Proudhon se soit laissé aller à des jugements assez discutables et malheureux, à des invectives et des diatribes dont la violence exclut souvent toute raison. Et quand, à propos de Napoléon, il profère des affirmations de ce genre : « C’est un charlatan », « Un grand homme à l’envers », « Une intelligence fumeuse et boursouflée », nous déplorerons ces incartades de langage et de style qui n’appartiennent nullement à un historien.

Il est, au contraire, beaucoup plus convenable d’envisager cet ouvrage comme une suite de pensées et d’opinions dont Napoléon n’aurait été que le prétexte. C’est en ce sens qu’il est intéressant. On devra lire les réflexions de Proudhon sur la guerre, sur la révolution, sur la stratégie, sur l’esprit voltairien, sur la tyrannie, toutes ces idées accidentelles qui forment pourtant le meilleur de ce livre et qui lui confèrent un grand prix.

Ce que nous montre Proudhon, c’est donc, à mon avis, bien moins la psychologie de Napoléon que, dans sa terrifiante réalité et dans son horreur barbare, le portrait de l’homme de guerre moderne, de celui que M. Hamon appelle d’une manière plus précise le militaire professionnel. « Son génie est un génie de destruction, nous dit l’auteur, rien de plus. Mais le génie de destruction est chose négative, c’est la négation du génie. » Il est certain que de pareilles phrases s’appliquent mieux au type du « héros guerrier », en général, qu’à Napoléon Ier, en particulier.

C’est pour ce motif, sans doute, que M. Lucien Descaves, dans une chronique récente, conseillait à ses lecteurs de répandre et de propager cet ouvrage. Et les raisons qu’il en donnait étaient, je m’en souviens, les mêmes que celles exposées par Clément Rochel au cours de son introduction : « Exalter Napoléon au-delà de toute mesure, nous dit-il, courtiser la gloire militaire comme si les hommes n’avaient mission que de tuer ou de se faire tuer, célébrer les victoires et les conquêtes en oubliant tout sentiment de patrie et d’humanité, glorifier le succès, c’est flatter l’un des plus funestes travers de notre race et saper en même temps les bases de la moralité publique. » Je n’en disconviens pas. Je vois même tous les dangers que peut amener l’idolâtrie napoléonienne, toutes les crises qu’elle peut déchaîner. Je sais aussi que les jeunes hommes, habiles ou ambitieux, qui ont choisi Bonaparte pour professeur d’énergie, ont le plus souvent mal tourné. C’est l’imitation de Napoléon, nous le savons trop, qui a mené Julien Sorel et Racadot jusqu’à la guillotine, Ernest La Jeunesse au bar du journal et Monsieur Barrès à la faillite morale. Mais, d’un autre côté, je tremble et je m’exaspère quand je lis sous la plume de Proudhon des phrases comme celle-ci : « Le culte des grands hommes, que certains soi-disant humanistes voudraient établir aujourd’hui en guise de religion, est une continuation de la théologie ou symbolique religieuse, un reste d’idolâtrie. » Je n’aime point les destructions de légende, et Proudhon m’apparaît trop ici comme un briseur d’images. Pour moi, je suis resté, toute ma jeunesse, un fervent de Napoléon. J’ai admiré longtemps son épopée, par son coté plastique, comme on admire un vivant bas-relief ou quelque fresque tumultueuse. Et je ne vois pas comment cette admiration juvénile a pu modifier en quoi que ce soit mes sentiments de la justice et du droit.

Je crois donc que, sans toutefois le prendre pour exemple ou pour modèle, il est permis de se passionner pour Bonaparte. Mais n’en faisons point, de grâce, un professeur d’énergie. Il appartient plus à la légende qu’à l’histoire, et moins au philosophe qu’à l’artiste. Tant de poètes, depuis Hugo, ont su s’en inspirer, et tant de peintres jusqu’à Henri de Groux ! Nous ne permettrions pas aux exégètes de briser et de détruire les antiques statues des dieux. Laissons donc intacte celle de Napoléon, en attendant le jour où les hommes, plus sages et meilleurs, sauront enfin glorifier les héros pacifiques : les Blanqui, les Pasteur et les Émile Zola !

Tribune libre de M. Bérengier (numéro du 15 octobre 1898)

Monsieur Le Blond,

Je n’ai point l’honneur de vous connaître, sinon comme critique et comme écrivain. Je ne suis d’ailleurs ni l’un ni l’autre et ne saurais être rangé par conséquent parmi les « panégyristes salariés égarés dans des maisons de reportage » qui sont d’après vous les seuls à goûter encore le talent de Stéphane Mallarmé. Je puis donc apprécier en toute liberté les lignes dédaigneuses que vous lui accordez dans le dernier numéro de la Plume.

La note admirative et émue des articles suscités par cette mort récente aurait-elle désagréablement chatouillé l’amour-propre de la jeune école dont vous êtes le champion, ou bien la fréquentation de producteurs aussi infatigables que le chantre d’Églé suffit-elle pour vous faire tenir en piètre estime les brèves anthologies et les minces plaquettes de l’écrivain subtil et délicat qui vient de disparaître ? Vous ne jugez pas sans doute que le bel exemple de désintéressement et de probité littéraire laissé par lui mérite un pareil concert de sympathies et de regrets, et, dans le dépit de voir pleurer ce mort stérile alors qu’il nous reste des vivants si féconds, vous avez cru nécessaire de faire justice en quelques phrases méprisantes de cette inconvenante manifestation.

N’étant ni un professionnel, ni même un amateur au sens qui s’attache à ce mot depuis de récentes controverses, je n’ai jamais eu le souci de classer mes sympathies et d’étiqueter mes admirations. J’ai cru pouvoir m’attendrir aux notations délicates de Jean Viollis, me laisser entraîner par le souffle de Michel Abadie et savourer les vibrantes élégies d’Eugène Montfort sans renier pour cela les poètes qui n’ont pas l’heur d’appartenir au même cénacle, de même qu’à l’époque de la floraison symboliste, je n’ai jamais pensé qu’il fût nécessaire de jeter à bas le Parnasse pour célébrer dignement les Verlaine, les Vielé-Griffin et les Verhaeren. Mais ce sont là, paraît-il, des préjugés d’un autre âge et la gloire de nos jeunes arrivistes se mesure maintenant au nombre de scalps ravis aux têtes de leurs aînés ; au moins faudrait-il respecter les morts, selon les usages des Peaux-rouges à qui nous devons ce sport d’un nouveau genre, et M. Retté qui, lui, s’est conformé aux traditions de la guerre apache, pourrait bien se refuser à partager avec vous cette glorieuse chevelure qu’il a déjà clouée toute sanglante à la porte de son wiwgam.

Et puis, n’est-il pas dangereux de s’attaquer, même après décès, à un pareil adversaire ? Le symbolisme est-il définitivement enterré, comme vous le proclamez avec ivresse ? Songez à la surprise de l’abbé Delille ou de Bernardin de Saint-Pierre, apprenant qu’en l’an de grâce 1897, un groupe de jeunes poètes relève pieusement les autels qu’ils décorèrent de si belles guirlandes et que renversèrent sans pitié les hordes romantique, parnassienne, romane et symboliste ! Nous n’avons peut-être pas bien longtemps à attendre la restauration du culte des licornes et des chimères, et vous pensez bien qu’instruits par votre exemple, les néo-symbolistes, trop heureux de s’appuyer sur un ancêtre de la taille de Mallarmé, ne sauraient conquérir plus dignement leurs galons qu’en passant au fil de l’épée ses détracteurs.

D’ailleurs, sans même supposer un pareil cataclysme, êtes-vous bien sûr que la grande ombre sur laquelle vous étendez le linceul de votre mépris ne va pas se redresser triomphante dans le recul de la postérité ? Il y a des cadavres si récalcitrants ! Et voyez comme il serait fâcheux, en croyant frapper sans danger du talon une statue déboulonnée, de rééditer la chiquenaude de Xavier de Montépin contre le piédestal de Victor Hugo.

Ne pensez-vous pas qu’il vaudrait mieux montrer plus de tolérance et cultiver son jardin au lieu de jeter des pierres dans celui des autres ? Ces réclames en faveur d’un idéal patenté relèvent un peu trop des procédés du grand commerce, et ces estocades, posthumes ou non, rappellent fâcheusement certains épisodes des campagnes électorales. Je crois qu’il serait plus noble d’imiter l’attitude de celui à qui vous refusez le titre de poète ; sans chercher à discuter la valeur de son œuvre, on peut admirer en lui l’homme de lettres affable et intègre, planant au-dessus des rivalités mesquines, et, devant le cercueil de cet homme de bien doublé d’un fervent artiste, il eût été peut-être de meilleur goût de s’incliner en silence, sans souci des querelles d’école et des esthétiques divergentes.

Réponse de Maurice Le Blond (numéro du 15 octobre 1898)

Je ne crois pas devoir répondre à la lettre de M. Bérengier. Comme elle est pleine de courtoisie, elle décevra sans doute les fidèles lecteurs de la Tribune Libre. C’est une manifestation pleine de dignité et que je ne regrette pas d’avoir provoquée.

La Parade littéraire VIII.
Léon Dierx

Ce qui constitue le charme, la grâce et la beauté de la Jeunesse, ce sont ses singulières aptitudes à l’enthousiasme, ses facultés d’admiration, qui la poussent à rétablir dans leur situation glorieuse les hommes qui en sont dignes. Rendons donc nommage à Léon Dierx ! Il a été l’objet ces jours-ci des plus pieuses manifestations. On a pu sourire avec justice des plébiscites, des scrutins et des congrès. Les mœurs électorales et le suffrage, — serait-il restreint, — sont peu dignes, je l’avoue, de la gent poétique. Au reste, était-il nécessaire de conférer le titre princier à Léon Dierx, que la nature avait fait prince dès sa naissance, à ce Poète-Roi en exil, prince du rythme et prince du verbe ? Était-il nécessaire, vraiment, d’ajouter à sa royauté véritable, authentique et absolue, une illusoire principauté ?

Mais il ne s’agit pas ici du prince des poètes. Nous ne nous courbons que sous un seul joug qui est celui de l’admiration, ce joug féerique et merveilleux, réservé à de rares âmes d’élite, d’où l’on se relève ravi, plus pur et magnifié. Il est certain que José-Maria de Herediag, Émile Verhaeren, Pierre Quillard, Saint-Georges de Bouhélier, Catulle Mendès, Armand Silvestre, Eugène Montfort, René Ghil, Francis Vielé-Griffin, Georges Rodenbach, Saint-Pol-Roux, Henri Degron, il est certain que tous ces écrivains choisis parmi les trois générations parnassiennes, symbolistes et naturistes, qui se sont prononcées pour Léon Dierx, n’ont eu guère le souci de se choisir un prince. Ils ont voulu imposer à l’attention populaire cet homme glorieux qui ne l’avait jamais recherchée, ils ont voulu embellir sa solitude d’une auréole, éclairer d’une apothéose la vie de ce grand poète, si grave, si nostalgique et si modeste.

M. Léon Dierx aura été, avec Leconte de Lisle, le plus beau poète du Parnasse. Comme Leconte de Lisle, à une époque où nos démocraties, éprises de problèmes sociaux, se désintéressaient de la poésie pure, il s’est efforcé d’en conserver, intacte et splendide, la tradition.

Pour lui, la poésie reste le langage divin, traditionnel, auguste, où les sentiments les plus nobles, les aspirations les plus hautes d’une race s’énoncent et s’interprètent. Le ton doit en être fastueux et sublime, si sublime qu’il en devient liturgique ; le rythme, à la fois pompeux et mélodique afin d’y pouvoir moduler les solennels cantiques de l’âme humaine ; et le vocabulaire, enfin, d’une enivrante et voluptueuse suavité, ainsi qu’un breuvage d’ange. Telle rêverie individuelle, telle émotion courante, prend toujours, lorsque Dierx l’exprime, un caractère sacré, et c’est pourquoi, sans doute, le déroulement de ses alexandrins nous a ému, à certaines heures, comme le chant des grandes orgues.

Mais cette belle statue parnassienne, que Leconte de Lisle avait taillée dans le bloc impassible du marbre antique, cette belle statue parnassienne que José-Maria de Heredia surchargea du luxueux apparat des plus riches joyaux et des pierreries brillantes, que Stéphane Mallarmé immatérialisa jusqu’à en faire une figure abstraite, une évocation cérébrale, cette belle statue parnassienne, Léon Dierx nous l’a montrée humaine et vivante, sensible aux palpitations aériennes des vents, soulevée par l’odeur sacrée des édens terrestres, gonflée par l’émotion harmonieuse du monde. Statue métamorphosée ! rayonnante Galatée, qui s’éveille dans le souffle tiède des diaphanes soirées d’été ! elle incarne en ses formes antiques nos angoisses et nos nostalgies d’hommes modernes, ses sentiments sont chastes, attristés et tendres comme ceux d’Eloa, les plaintes qu’elle exhale auraient ravi Schumann.

Voilà donc le motif de notre ferveur pour Léon Dierx. De tous les écrivains du Parnasse, il aura été celui dont les modes d’émotion se rapprochent le plus de ceux des jeunes Naturistes. Il aura compris la nature sous son aspect synthétique et symphonique ; il aura laissé entendre les échos musiciens, les sonorités inconnues et troublantes qu’éveillent dans le cœur du poète les plaintes balbutiées des plantes et des eaux, tous les sanglots des choses, qui s’efforcent, sans doute, de révéler dans leur confuse mélopée :

L’obscur secret du rêve où sont nés les vivants.

Il faut que tous les adolescents, que toutes les jeunes femmes sensibles lisent et relisent les œuvres de Léon Dierx. Il faut que ses poèmes comme l’Odeur sacrée, l’Ode à Corot, le Gouffre, la Nuit de Juin, Au Jardin, Forêt d’Hiver, chantent et chantent encore dans les mémoires bien parées. Ce sont là des sonates verbales que l’on se plaît à entendre intérieurement à certaines minutes pathétiques, quand le crépuscule confond les formes et nous enveloppe de ses brumes montantes, tandis que nous sentons dans nos cœurs le flot lourd des mélancolies indécises, et d’autant plus amères qu’elles sont inexpliquées. Le sentiment panthéistique qui s’en dégage y est très profond, et si la vision que Léon Dierx possède des êtres et des choses se trouve être parfois pessimiste, il y règne aussi cette sérénité innocente et hautaine que donne à certains hommes de choix le culte intérieur de la sagesse et de la beauté. Mais il n’y règne pas que la sérénité, il y règne encore et surtout l’ordre, cette essentielle qualité, si rare à notre époque. Car Léon Dierx n’est pas un être profondément sensible et palpitant, un bloc vibrant à tous les chocs sentimentaux ; chez lui, la raison et la conscience président au jeu des émotions. Il sait combiner selon de justes proportions les apports merveilleux que lui charrient ses sens, il orchestre ses sentiments, donne à leur déroulement des inflexions musicales ; il en obtient des effets symphoniques. Ce poète nous apprend donc que l’on peut posséder le culte de la sensibilité, sans avoir besoin de renoncer pour cela à celui du style ; il nous enseigne que les excès mêmes de ses émois ne doivent pas autoriser l’écrivain à négliger le respect qu’il doit à la logique, à l’intelligence, à la langue française. Tel est le précieux enseignement que nous apporte Léon Dierx, enseignement plus précieux encore à une époque où certains jeunes auteurs interprètent d’une façon absolument fausse les principes naturistes, et font un usage si détestable des théories que, les premiers, nous avons formulées.

Car aujourd’hui, sous le prétexte d’innocence et de sensibilité, on autorise les plus frivoles enfantillages, les plus stupides niaiseries. Entre les mains de certains démarqueurs trop pressés, le naturisme est devenu un petit réalisme puéril, quelque chose de minuscule et d’anodin. Au lieu d’être une école d’énergie, une méthode d’exaltation panthéistique, ce naturisme mal compris n’a réussi qu’à diminuer l’individu, à fixer son esprit sur des futilités. Chez certains imitateurs de M. Jammes, notamment, le rythme est devenu un simple babil. D’autres encore se vouent à un didactisme ingénu dont ils ne soupçonnent pas le ridicule, comme ce jeune homme qui écrivait récemment un poème entier sur les champignons, où il est dit sentencieusement :

Pour s’abriter par tous les temps,
Les petits champignons bas
Ont un chapeau sur pas de tête,
Ou la tête, contrairement,
Semblable à un grand chapeau plat
………………………………………
Et qui se protège elle-même.
Les uns repoussent,
D’autres attirent.
Ceux-là sont mauvais
Et ceux-ci sont bons.

Ce serait à mourir de rire si ce n’était bête à faire pleurer. Pourtant, ne nous attardons pas sur de telles sottises.

Le poète peut regarder, il est vrai, les plus petites choses, mais, il ne doit jamais abandonner les régions du sublime, les émotions les moins limpides s’épurent en filtrant dans son âme, elles naissent à ses lèvres en vocables divins. La poésie a ses lois comme l’architecture.

Léon Dierx, jamais, n’a manqué à ses lois. L’excessive acuité de sa douleur ne l’a pas conduit au chaos, sa mélancolie prend la grandeur de celle du monde, ainsi qu’on peut le constater dans cet admirable Soir d’Octobre.

Il a su percevoir la nature sous ses larges aspects élyséens et doux, élégiaques et sacrés. Ses yeux ont conservé l’innocence des premiers âges où se transfigurent et s’ordonnent les plus éphémères réalités.

Aussi, ce fut une journée charmante que celle où nous étions réunis pour fêter et saluer Léon Dierx. Il n’y avait plus ni générations ni écoles. Nous étions tous confondus, afin de glorifier le poète dans son incarnation la plus pure et la plus haute. Et comme j’y assistais, je me réjouissais de constater que le culte de la beauté n’était point encore aboli, et je souriais à la pensée que celui qu’on célébrait en ce jour était le plus Naturiste des Parnassiens !

La Parade littéraire IX.
« L’Arbre », par Georges Rodenbach. — « Adam et Ève », par Camille Lemonnier.

Une de ces coïncidences de librairie, qui sont souvent ironiques et parfois même intelligentes, réunit aujourd’hui deux romans différents en apparence : l’Arbre, de M. Rodenbach, Adam et Ève, de Camille Lemonnier. Ces écrivains, tous deux originaires de Belgique, contribuent à illustrer la littérature française. Mais autant l’un, M. Rodenbach, possède de finesse, de grâce et de douceur, autant l’autre, M. Camille Lemonnier, se fait remarquer par sa puissance, sa fougue et son éclat ; et si nous ne prenions garde de nous attarder à ce jeu quelque peu démodé des parallèles, nous pourrions dire que ce qui charme chez l’un, c’est la délicatesse infinie des nuances, et que ce qui séduit chez le second, c’est la violence admirable de la couleur.

M. Georges Rodenbach est une âme attristée, nostalgique et souffrante. Ce caractère sentimental apparaît surtout dans ses œuvres de poésie, où il s’est efforcé de traduire, avec des mots en grisaille et des métaphores en demi-teinte les mélancoliques aspects de son songe intérieur. Il suffit de lire la Jeunesse Blanche, l’Aquarium Mental, le Voyage dans les Yeux, ou encore le Miroir du Ciel Natal, pour y distinguer la marque d’un tempérament extrêmement personnel, qui s’exprime avec des notes un peu trop maladives peut-être, mais dans un art hautain, cérébral et frémissant. Cependant, au cours de ses ouvrages de prose, comme aussi dans son unique essai de théâtre le Voile, M. Rodenbach s’est fait l’historien réaliste et ému de petites âmes mystiques et vieillottes qui vivent simplement, dans de vieilles cités du Nord, selon des mœurs très calmes et des coutumes très anciennes. J’avoue aimer infiniment des œuvres dans le genre de la Vocation et du Carillonneur. Elles nous apparaissent comme d’émouvantes monographies de races mourantes, figées dans un songe passé, résorbées dans une existence intérieure, silencieuse comme des logis clos. On y sent frémir encore l’âme d’une cité taciturne et dormante, celle de cette Bruges-la-Morte, où est né le poète, avec ses canaux gris, immobiles et ternes, ses couvents, ses rues vides, ses boutiques muettes, ses églises.

Le nouveau récit de M. Georges Rodenbach, l’Arbre, appartient, par ses qualités d’émotion et de simplicité, à la même famille d’œuvres. Ce sont toujours ses chères Flandres qui ont servi à l’écrivain de motif et de décor. Une de ces îles de Zélande où la vie est patriarcale, où les paysages sont ravissants, où les physionomies, harmonieuses et hiératiques, ont conservé un attrait incomparable tel est le cadre aimable et pittoresque dans lequel se déroule ce délicieux petit roman. L’Âge d’or semble y régner encore ; l’adultère, le meurtre y paraissent méconnus. Le livre débute par une scène d’idylle. Presque au milieu de l’île, s’élève un chêne, auquel la tradition rattache les plus précieuses vertus ; c’est sous ses rameaux antiques que viennent les amants pour les accordailles ; depuis des temps immémoriaux ils s’y réunissent, à l’heure nuptiale du crépuscule, afin d’y échanger des paroles, des baisers et des bagues. Joos et Neele, tous deux fiancés l’un à l’autre, n’ont pas manqué à cet usage antique, et ce soir-là, délicieusement unis sous la lune qui blanchit les feuillages, ils entrelacent avec douceur la candide mélodie de leurs deux âmes. Mais, des ouvriers étrangers ont fait apparition dans le pays pour y construire un chemin de fer, et ceux-ci ont importé dans l’île des mœurs nouvelles, des gestes, des chants bizarres sur des cadences inconnues. Déjà, le vieux pasteur Tyteca s’est plaint à ses amis de l’irruption soudaine de ces hommes qui vont défigurer le visage harmonieux de l’île, qui vont dégrader les âmes comme ils dégradent le paysage. Et voici que, un jour joyeux de kermesse, tandis que jeunes gens et jeunes filles se réjouissent et dansent, dans l’innocence, selon des rythmes augustes et puérils, un remous extraordinaire se produit dans la foule. Un homme, un étranger s’était pendu à l’Arbre. On venait de le découvrir. Pour la première fois, le crime faisait dans l’île son apparition. Puis, peu à peu, l’existence reprend son cours régulier, monotone et pacifique. Cependant, Joos ne tarde pas à s’apercevoir que Neele n’est plus la même avec lui ; elle lui semble glacée et lointaine, et des soupçons naissent dans son cœur. Il se méfie des étrangers, et son mal empire à ce point qu’il va jusqu’à préférer le suicide aux tortures que lui inflige l’indifférence de Neele. Toutes les nuits, il est hanté par le souvenir du pendu, qui le poursuit dans ses rêves comme dans ses veilles, jusqu’au lugubre soir d’hiver où il imite l’exemple maudit de l’étranger.

Les étrangers sont repartis, mais la consternation règne dans l’île. On s’indigne et on se lamente. C’est précisément la fête de saint Nicolas. Tous les habitants sont réunis dans l’auberge où Neele est servante, lorsque la vieille Barbara Lamm, la mère de Joos, vient accuser la jeune fille d’être la cause de la mort de son fils. Alors, celle-ci avoue, dans la violence de son émotion ; elle avoue qu’elle a été séduite par un des étrangers, qu’elle s’est donnée à lui, et qu’elle est grosse. Aussitôt, un vent de folie passe sur l’île, les uns s’arment de torches pour incendier l’Arbre, qui par deux fois a été profané, tandis que les autres, les vieux, restent immobiles, et tout bas se lamentent, « songeant à l’enfant futur de l’étranger, qui allait commencer dans l’île une autre race ».

Tel est ce petit roman dont j’ai voulu indiquer les grandes lignes.

Il eût fallu en citer les détails, minutieusement charmants, qui demeurent toujours d’une exquise et rare simplicité de contours. M. Georges Rodenbach y a noté, en quelques traits choisis, le conflit de la tradition et du progrès, de l’état de nature et de la civilisation. C’est à peu près le même thème, mais en sens inverse qu’a élu M. Camille Lemonnier dans son roman, Adam et Ève. Il est inutile de rappeler ici l’œuvre déjà si considérable de Camille Lemonnier. On se souvient qu’après avoir été l’un des écrivains réalistes les plus audacieux, les plus outranciers et les plus violents, il a été l’objet, tout récemment, d’une métamorphose à la fois profonde et splendide. Depuis deux ans, il est devenu un fougueux défenseur du Naturisme, un apôtre véhément et lyrique de l’idée païenne. Il a compris la foi merveilleuse qui gonflait certaines âmes de la génération montante, et il s’est efforcé d’en réaliser les aspirations. J’ai déjà eu l’occasion, voici, je crois, plusieurs mois, de parler dans la Revue Naturiste de ce bel et puissant roman, l’Île vierge, où l’idyllique suavité se mêle à la magnificence épique. J’ai dit en quelques brèves paroles selon quel, esprit il fut conçu. Adam et Ève est le fruit d’une identique conception.

Un homme meurtri par la vie des villes, et malade de civilisation, s’efforce de retrouver le bonheur et la vérité en replongeant son être au sein de la nature. Il abandonne les liens qui le rattachaient à la société pour habiter dans la solitude des sites éloignés de marécages et de forêts. C’est là, sur les bords arrondis de quelque musicale fontaine, qu’il doit rencontrer la jeune fille au cœur primitif, au front limpide et beau. Tous deux, parmi des paysages sacrés qui déroulent infiniment leurs larges perspectives, ils connaîtront les candeurs et les joies des êtres originels. Sur de profonds flots de mousse bleuis par les ombrages, ils célébreront, avec ivresse, des rites nuptiaux. Tous deux, nus et splendides, comme deux puissants fruits détachés du rameau mystérieux des races, ils se sentiront plus sacrés de se savoir plus proches de l’animalité maternelle. Leur nudité sera plus belle de fouler les herbes. Ils bâtiront eux-mêmes le foyer où ils s’abriteront, ils iront traire eux-mêmes aux saintes mamelles des vaches le lait qu’ils devront boire. Dans la nature, transformée en Éden sous l’influence de leur propre bonheur, ils recommenceront avec candeur les antiques exploits d’Ève et d’Adam. Les beaux flancs d’Ève fructifieront ; ce sont eux qui donneront naissance à « l’enfant futur », radieux comme un printemps.

Voilà donc le thème que s’est imposé M. Camille Lemonnier, thème grandiose s’il en fût. Il est aisé de se figurer quels hymnes païens et magnifiques, quels tableaux ingénus et bibliques, un pareil thème a pu lui inspirer. Quelques-unes des scènes ingénues et tendres que contient Adam et Ève m’ont fait songer parfois aux Quatre Saisons de Nicolas Poussin. C’est un livre à la fois chaste et sensuel, un vaste poème en prose dont les versets et les épisodes, en dehors de leur beauté esthétique, possèdent une haute signification morale.

Mais je ne veux point m’attarder sur ce livre. Depuis longtemps, j’ai l’intention de consacrer une longue étude à la personnalité de M. Camille Lemonnier, et je regrette vivement que d’affligeantes circonstances m’interdisent aujourd’hui de réaliser ce projet.

Pourtant, avant de terminer cette chronique, je me permettrai de signaler une remarque que j’ai faite. Au cours des deux volumes que nous venons de regarder ensemble, MM. Georges Rodenbach et Camille Lemonnier prononcent également et avec une égale anxiété ces mots : l’enfant futur, une nouvelle race. Cette rencontre est significative, surtout chez des écrivains aussi totalement opposés. Elle dénonce la grande préoccupation de toute une élite contemporaine. D’où naîtra-t-il l’enfant divin, l’homme nouveau, d’où sortiront les futures races ? Sera-ce de nos cités en décadence, ou de quelques individus isolés, revenus à l’état de nature ? Sera-ce le fils de Neele ? Sera-ce le fils d’Ève ?… Mais, ce qui importe, c’est le secret désir dont nous sommes travaillés. Au fond de nous-mêmes, nous rêvons d’être des Ancêtres, nous voudrions que quelque chose datât de notre présence sur la terre. Voilà pourquoi, s’il y a des mères qui songent peut-être à concevoir un dieu, nous voyons aussi des poètes qui s’efforcent de créer des ouvrages mémorables, qui seront les Bibles de demain.

P.-S. Je parlerai dans ma prochaine chronique de l’Essai sur l’Amour, d’Eugène Montfort.

La Parade littéraire
X. « Essai sur l’Amour », par Eugène Montfort

Voici longtemps que nous attendions ce livre. L’auteur, M. Eugène Montfort, s’était déjà fait connaître par deux opuscules délicieux où il s’était plu, semble-t-il, à nous montrer le double aspect, à la fois tendre et ardent, de son âme. Nous avions été, tour à tour, ravis par l’idyllique grâce de Sylvie et secoués par la véhémence passionnée de Chair. Mais, jamais, je l’avoue, ces charmantes œuvres ne nous avaient laissé prévoir les suprêmes émotions que nous devions ressentir à la lecture de cet Essai sur l’Amour.

Voilà bien un des livres les plus beaux de l’année, et je crois que parmi les innombrables pages qui se sont amoncelées au cours de cette saison littéraire, il n’en est guère qui surpassent en beauté simple, en pureté sentimentale, certains chapitres de cet ouvrage. Il convient de le dire, sans plus, ce n’est pas là le livre d’un philosophe. Eugène Montfort s’est moins préoccupé de nous donner, de l’Amour, des définitions — nécessairement incomplètes — que de laisser chanter son âme dans toutes les gammes de la passion. Ici, rien de doctrinal. L’auteur est avant tout un amant, qui écrit dans une sorte d’extase, qui baigne perpétuellement dans l’atmosphère enchantée de la vie amoureuse. C’est pour cela, sans doute, que dans l’Essai sur l’Amour les notices même ont des allures de versets ou que certains chapitres se terminent en cantiques. Et, s’il me fallait, dans les littératures passées ou récentes, choisir quelque œuvre du même genre, afin de pouvoir en approcher celle-ci ou de pouvoir la lui opposer, je ne verrais vraiment que l’Imitation de Jésus-Christ. Comme le mystérieux auteur de ce livre immortel, Eugène Montfort a connu les exaltations les plus saintes et les plus fortes qu’un être humain puisse goûter. Comme lui, il a tenté vers la pureté un effort merveilleux. Mais vous ne trouverez pas chez ce jeune homme des accents de douleur, des paroles d’affliction, l’atroce renoncement de la créature à l’existence ni les aspirations de celle-ci vers une vie chimérique. Ce que Montfort a célébré ici, ce sont les transports de l’humanité toujours adolescente, soulevée dans la tempête éternelle de l’Amour bouillonnante et gonflée de toutes les sèves futures.

« Vivre ! s’écrie-t-il, vivre tellement que l’on en craint un brisement de son âme. Nous nous semblons plus que des hommes ; il est si rare pour l’homme d’être tout à fait lui, qu’aux minutes où il s’égale il croit qu’il se dépasse. Nous sommes grands, nous sommes beaux, nous sommes purs, tellement que nous croyons qu’un matin nous nous réveillerons dans un nouveau corps, nouvelles formes, nouvel être, être supérieur inconnu qui, dans la gradation des êtres, occupe la place au-dessus de l’homme. »

De telles paroles, lyriques et fleuries, suffisent à nous prévenir de la portée morale d’un ouvrage. Ce dont il faut, tout de suite se convaincre, c’est que M. Eugène Montfort possède tous les signes extérieurs d’un mystique. Mais tandis que le véritable mystique s’égare dans les routes arides des contrées métaphysiques, dans les mornes steppes de la pensée stérile et des vaines hypothèses, s’épouvante et s’hallucine dans les jardins morts de l’au-delà, le mystique qu’apparaît l’auteur de l’Essai sur l’Amour n’a pas craint de s’aventurer, émerveillé, pâle et tremblant dans les régions roses de la chair. Il a su s’enivrer jusqu’à mourir de la suavité des foins et des verveines. Il a su diriger son intuition, les antennes délicates de sa sensibilité, vers les paysages réels de la vie terrestre et bonne. Ses intimes frissons l’ont initié à des rythmes plus sublimes, les petites secousses de ses nerfs l’ont initié au pouls du monde. Il s’est penché sur le corps en fleur de la bien-aimée, avec le même sentiment d’extase qu’un chrétien qui s’agenouille devant l’hostie. Hostie délicieuse et divine surtout celle-ci, par qui l’homme se transforme et devient l’Homme.

On n’écrira jamais assez sur l’Amour. Aussitôt que ce livre fut publié, je me suis étonné, pour ma part, d’entendre certains critiques se récrier. « Après Stendhal, après Michelet, disaient-ils, non sans acrimonie, était-il utile de revenir sur un pareil sujet ! » Voilà de singulières paroles, et qui prouvent de la légèreté sinon de la mauvaise foi. Je le répète, on n’écrira jamais assez sur l’Amour. Avant de donner aux hommes des notions de civisme ou des aperçus sur la politique, il est, je crois, préférable et plus utile de rehausser leurs sentiments, d’exciter leur ferveur, de développer leur sensibilité amoureuse, Quand l’amour règne dans les foyers, la concorde ne tarde pas à exister dans la cité. Aussi, le poète doit-il travailler à la sublime purification des âmes, s’efforcer d’orner nos cœurs d’images adorables. Or, il faut bien l’avouer, de tous les écrivains qui, depuis plusieurs années, se sont fait une spécialité d’écrire sur l’Amour, bien peu furent persuadés de la grandeur de leur tâche. Nous avons connu des prédicateurs mondains dans le genre de M. Paul Bourget, qui n’ont pas craint de restreindre la psychologie sentimentale à la faible compréhension de quelques sportsmen, gens de cercles ou habitués de nos salons cosmopolites ; nous avons entendu les déclamations paradoxales de certains énergumènes du féminisme, qui sont en train de propager dans les esprits la plus dangereuse des hérésies morales. Mais, si nous étudions d’un peu près les auteurs et les philosophes que les récentes générations se sont choisis et suivent encore comme des maîtres et comme des exemples, nous n’en verrons aucun qui se soit élevé à la suprême dignité d’un apôtre du cœur et qui se soit soucié de rehausser la sensibilité abolie, anémiée ou corrompue de ses concitoyens. Et ni M. de Goncourt, maître ès arts et fin collectionneur, qui n’avait d’yeux que pour les statuettes de ses vitrines, les reliures de ses bouquins et les poteries de son Grenier, ni Frédéric Nietzsche, le tragique philosophe, possédé de la furie logique, qui a créé, dans la personne de Zarathoustra, le Prométhée des âges futurs, ni même M. Maurice Barrès, l’idéologue distingué qui sut affiner nos frissons dans la pratique du dilettantisme, et qui se dépouilla sur le tard de ses sourires et de ses jolis gestes, pour devenir un professeur d’énergie rogue et rébarbatif, s’ils ont déterminé dans les consciences d’intéressants mouvements de littérature, d’activité ou de pensée, n’ont guère réussi à provoquer parmi les foules de grands courants d’émotion.

Cette œuvre de régénération sentimentale, la jeunesse nouvelle, que j’ai réussi à mettre en lumière, et dans laquelle nous espérons tous si ardemment, semble disposée à l’accomplir. Déjà, Saint-Georges de Bouhélier, dans son Hiver en méditation, livre capiteux et violent, terrible et doux, nous avait donné le brûlant itinéraire du jeune héros contemporain qui, du trouble héréditaire et de la fièvre romantique, parvient à la paix intérieure et à la mansuétude domestique. Et ce livre que certains esprits savent vénérer à l’égal du Discours sur la méthode et des Confessions, devait enflammer bientôt toute une brillante pléiade de jeunes hommes et les diriger vers de nouvelles voies. Ce ne fut que plus tard que M. André Gide nous donna les Nourritures terrestres, ouvrage d’une conception analogue, mais d’une portée plus minime.

Avec l’Essai sur l’Amour, commence, pour l’École naturiste, la période des grandes réalisations. L’heure de l’apostolat semble devoir sonner pour ses jeunes adeptes : « Par-dessus toutes les religions, s’écrie M. Montfort, sur les ruines des systèmes métaphysiques, une religion profonde apparaît. Le nombre de ses fidèles augmente chaque jour. Leur dieu, c’est l’homme ; leur verbe, c’est la voix de la conscience ; leurs saints impérissables, tous ceux dont l’âme a été belle. L’Écriture a formé les chrétiens. Il faudrait que cette admirable religion humaine ait son Écriture. » M. Montfort, lui aussi, est travaillé par le désir d’écrire des livres sacrés. C’est là un signe des temps, et c’est aussi pour celui qui en est possédé une ambition admirable : « Leur dieu, c’est l’Homme, leur verbe, c’est la voix de la conscience ; leurs saints impérissables, tous ceux dont l’âme a été belle. » Répétons-nous avec joie cette phrase et scandons-la avec délices, non pas parce qu’elle est une merveille de grammaire, ni un heureux assemblage de syllabes, mais parce qu’elle en dit beaucoup dans sa simplicité. Leur dieu c’est l’homme ! Attachons nous, en effet, à célébrer la splendeur de l’Homme. Pour nous, le temps des théogonies est aboli ! L’histoire remplacera la légende. Les poètes écriront l’épopée de l’Humanité, Si les créatures aujourd’hui sont inertes et veules, incapables d’un effort moral, c’est que la théologie chrétienne a trop insisté sur leur laideur. Prenez un homme du commun, interrogez un passant quelconque, vous verrez qu’il est absolument persuadé de son infériorité. Voilà un état d’âme déplorable. Lorsqu’une créature se sent déchue, il lui faut une puissance énorme d’énergie pour se relever, et l’idée de péché, que les théologiens et les Pères de l’Église se sont tant appliqués â propager, est un des maux de l’humanité. Il faudrait donc que nos moralistes insistassent moins sur nos vices et sur nos tares, qu’ils soient moins enclins à répéter que nous sommes en décadence. Si vous dites souvent à une jeune fille, d’un visage même médiocre, que son allure est gracieuse, que son sourire est ravissant, si vous la complimentez sur ses charmes et sur sa taille, et si vous êtes adroit, enfin, pour la convaincre, vous ne tarderez pas à la voir s’enjoliver. Elle aura soin de sa parure, elle se dépouillera de sa gaucherie, perdra sa timidité, vous verrez ses yeux rayonner et ses traits prendre de la fierté. Il en est de même de l’Humanité, que les auteurs, si supérieurs qu’ils soient, doivent toujours traiter en jolie femme avec des fleurs et même des coquetteries. Nous vanterons donc les vertus de l’Homme. Et nous n’appuierons pas seulement sur la Gloire et sur les Héros. Nous irons frapper à la porte des humbles, au logis des déshérités, aux carrefours noirs et rouges où rôdent les prostituées, et nous célébrerons les trésors de beauté qui sont enfouis dans les replis de leur cœur, nous leur chanterons la Vie d’Amour dont il leur est si facile à tous de goûter les joies.

Leur Verbe, c’est la voix de la conscience ! Pour cette œuvre de rénovation des âmes, que toute une élite se dispose à tenter, la poésie métaphorique, le langage chargé de joyaux, la prose artiste et byzantine, tous les genres auxquels s’attardent nos écrivains seraient vains et d’un usage dangereux. Il faudra donc que ces hymnes nouvelles soient des jaillissements adorables du cœur. Il faudra qu’ils trouvent, ces jeunes apôtres, des mots sans sanglots et des paroles d’extase. Ils devront avoir recours pour cela, moins à des artifices de métier qu’à la pratique de la sincérité. Ils ne devront point user des sèches abstractions, de l’aride et spécial dialecte des philosophes. Mais ils ne sépareront point l’idée de ses formes plastiques. Ils penseront avec toute leur chair, avec tout leur sang, avec tous leurs nerfs, et les seules fleurs de rhétorique que ces poètes nous offriront seront les roses renées des précieuses blessures de leur cœur.

« Leurs saints impérissables, nous dit encore M. Montfort, seront tous ceux dont l’âme a été belle. » Ainsi, il ne s’agit pas seulement pour être beau, pour être grand, pour mériter le sacrement des lyres poétiques et l’admiration populaire de posséder des vertus rares, insolites et supérieures ; il s’agit de remplir purement son destin, d’avoir une vie conforme aux prévisions de la Nature. Le plus humble des hommes, le plus modeste des artisans, sont égaux devant le poète et devant la beauté. Ce boulanger du voisinage, qui a vécu avec amour, et procréa dans la santé toute une famille de jeunes garçons blonds et de belles filles roses, peut-être est-il supérieur, dans son obscure conscience des lois éternelles, au super-Homme de Nietzsche, puisqu’il atteignit au bonheur et il présente, pour le moins, autant d’intérêt que l’Homme Libre de Barrès.

Imprégnons-nous de cette morale ! Nous serons plus heureux en ne nous importunant point de vaines ambitions. Les adolescents, surchauffés dans nos établissements pédagogiques, sont des sots de songer à jouer des rôles, à obtenir des charges ou à imiter Napoléon. Qu’ils consultent moins souvent les manuels de Machiavel, de Stendhal et de Loyola, mais qu’ils aient souci de la parure de leur cœur ! Qu’ils aiment et qu’ils soient purs. Qu’ils assainissent leur conscience avant de se jeter dans les recherches métaphysiques.

À ces jeunes gens, je conseillerai vivement la lecture de l’Essai sur l’Amour. Naguère, M. Saint-Georges de Bouhélier, dans un cri superbe d’extase, enflammé de ferveur, écrivait : « Il faudrait passer sa vie à genoux » M. Montfort semble nous dire à son tour : « On devrait aimer comme on prie. » Tel est le sens général de son livre.

Je n’en ferai pas ici l’analyse, car on n’analyse pas un livre de sentiments comme un traité de philosophie. On peut scruter des mots et des phrases, mais il est impossible de décomposer l’accent avec lequel ils sont proférés et la mélodie qui s’en dégage. Je ne dirai qu’une chose : ce qui constitue l’originalité des théories d’Eugène Montfort, c’est qu’il fait résider l’amour bien moins dans le désir que dans la possession. Possession totale, infinie, de toutes les heures, à tous les instants, de toute la chair, de toute l’âme de sa bien-aimée, voilà ce que chante M. Montfort.

« … Mais le désir de l’amant ne s’éteint pas, il sent que son cœur s’exalte, il veut, il veut qu’elle soit en lui, il veut que son cœur la reçoive, la contienne, et se ferme sur elle dans une joie surhumaine. Il a lâché sa main, il l’enlace, il la presse ; la tête en arrière penchée, elle tend ses lèvres et sa vie vers sa bouche, elle frémit ; alors leurs bouches s’unissent, ils pleurent, leurs cœurs gonflés ensemble s’éperdent et meurent. Ils s’étreignent. Ils s’enfoncent profondément en eux-mêmes. Prends-moi, prends-moi, ma bien-aimée. »

Quels accents ! Et quelle puissance d’expression. Le livre est plein de ces transports, et l’auteur revient sans cesse au même ordre d’idées :

« … Je demeure toujours avec l’âme de ma bien-aimée. De sa présence, elle m’entoure : je suis absorbé, je suis enlevé à tout, je suis comme dans un rêve ; il y a quelque chose d’elle autour de moi, et je n’aperçois rien qu’à travers ce quelque chose d’elle. Il n’y a pas une seule de mes combinaisons de pensée qui ne parle d’elle ou qui n’arrive à elle, elle forme un cercle dans lequel je suis bien heureux. »

Comme on peut le voir, la langue de M. Eugène Montfort est d’une immatérialité extraordinaire. Il s’élève par bonds successifs jusqu’aux limites extrêmes du lyrisme et de l’extase. C’est un envol perpétuel. C’est une tempête harmonieuse de mots. Voilà donc un écrivain de premier ordre, et le premier, parmi toute une jeunesse, il aura écrit un livre qui n’est pas un livre d’initiés, mais un livre dont les phrases limpides pourront aller à tous les cœurs.

« … Quand je pense à Paul et à Virginie, quand je pense à Serge et à Albine, je retrouve la même famille d’âmes, nous dit encore Eugène Montfort. Il n’y a que ces âmes-là qui peuvent connaître le grand amour, de même que seulement ne peuvent être des grands artistes que ceux dont l’âme appartient à cette famille pure, directe, d’une humanité limpide et profonde. Sources et bases de l’univers, ce sont les âmes sachantes, celles qui possèdent la prime science. »

Le merveilleux, c’est que M. Montfort n’a pas chanté seulement ces belles âmes, mais qu’il pourrait aussi les faire naître, il suffit que Pierre et Suzon lisent son livre, et qu’ils en soient touchés, pour qu’ils deviennent bientôt Virginie et Paul, Serge et Albine. Tel est le rôle du poète, ses préceptes revivent en des êtres étrangers, ses frissons se communiquent et se perpétuent dans la tribu des hommes, la fragile argile des âmes prend l’apparence de ses songes et se modèle selon l’image de ses suaves sentiments.

M. Eugène Montfort est un de ces poètes-là. Et je salue en lui un de ces grands sensibles, « qui rangera par famille les mondes mystérieux des âmes, recherchera comme ils s’édifient, nous indiquera ce qui les peuple, nous montrera leurs végétations et leurs paysages ».

P.-S. — Je parlerai dans ma prochaine chronique des Trois Idées politiques de M. Charles Maurras, et, dans la suivante, de plusieurs ouvrages récents de poésie.