Chapitre huitième
§ I. Quels perfectionnements pouvait recevoir la tragédie après Corneille. — Des tragédies de Quinault. — § II. De la sensibilité dans les ouvrages de l’esprit. — § III. Débuts de Racine. — Les Frères ennemis et Alexandre. — § VI. Andromaque. — En quoi cette pièce parut une nouveauté. — Différences générales entre le théâtre de Racine et celui de Corneille. — § V. Du rôle d’Andromaque. — Hermione. — § VI. De l’importance des rôles de femme dans le théâtre de Racine. — § VII. Des trois passions principales qu’il leur a données. — § VIII. Des caractères d’homme. — § IX. Quelle idée se formait Racine d’une excellente tragédie. — De la simplicité d’action. — § X. Que faut-il penser des trois unités ? — § XI. Athalie. — § XII. De la langue de Racine, et de quelques illusions auxquelles donne lieu la perfection de ses ouvrages.
§ I. Quels perfectionnements la tragédie pouvait recevoir après Corneille. — Les tragédies de Quinault.
L’histoire de la littérature française, à partir de 1660, n’offre plus ces générations de grands hommes recevant de leurs devanciers l’esprit français en héritage, et le transmettant à leurs successeurs développé et agrandi. Dans les deux premiers tiers du dix-septième siècle, naissent comme tout exprès, pour porter tous les genres à leur perfection, des hommes de génie, qui s’adaptent chacun au genre qui semble lui être échu. Nul ne se jette au hasard sur plusieurs genres à la fois, ou n’est tenté d’exceller dans tous. L’ouvrier est fait pour l’œuvre, l’œuvre pour l’ouvrier. Chaque genre se personnifie dans un nom : la tragédie dans Racine ; la comédie dans Molière ; la fable dans La Fontaine ; la philosophie morale dans La Rochefoucauld d’abord, puis dans La Bruyère ; l’éloquence chrétienne dans Bossuet, Bourdaloue et Fénelon ; le genre épistolaire dans Mme de Sévigné ; les Mémoires dans Saint-Simon. L’esprit français, comme un arbre majestueux, jette toutes ses branches à la fois, et presque en même temps. L’historien de la littérature n’a plus, pour les quarante dernières années, qu’à contempler successivement les chefs-d’œuvre qui font du dix-septième siècle le plus grand de notre histoire, et peut-être de l’histoire de l’esprit humain.
Quels perfectionnements pouvait recevoir la tragédie après Corneille ? Perfectionner comprend deux choses, corriger et compléter. On ne pouvait compléter la tragédie, après Corneille, qu’en y faisant entrer d’autres caractères et d’autres passions ; la corriger, qu’en la purifiant de tous les vices, soit de fond, soit de langage, nés de quelques fausses vues de Corneille et du tour d’esprit de son époque. Quant à le surpasser, la gloire n’en était possible à personne. Tel est le propre du sublime, que l’esprit ne conçoit rien au-delà dans l’ordre des choses qui sont de l’homme, et c’est pour en exprimer le sentiment qu’il a imaginé le mot de sublime, le plus haut de la langue des choses humaines, et le plus près de la langue des choses divines.
On demandait, après Corneille, des héros qui fussent plus des hommes, des femmes qui fussent moins des héros. On voulait une plus grande part pour le cœur, et une langue, sinon plus belle que celle des beaux endroits de Corneille, du moins plus exacte1 que celle de ses pièces faibles, et, en général, plus pure et plus égale.
La preuve que le public éclairé désirait ces perfectionnements, c’est qu’il en salua l’apparence dans les pièces de Quinault. Le succès en attrista la vieillesse de Corneille. Il s’en plaint avec amertume :
A force de vieillir, un auteur perd son rang ;On croit ses vers glacés par la froideur du sang ;Leur dureté rebute et leur poids incommode,Et la seule tendresse est toujours à la mode.
Cette faiblesse est commune aux plus grands écrivains, surtout dans un art où la mode,
comme le dit Corneille, a tant d’empire. Il faut avouer que ce grand homme s’inquiétait
de peu de choses. Quand on lit ces pièces de Quinault, si courues, si admirées, dont la
plus en vogue, Astrate, enrichit les acteurs du théâtre de Bourgogne,
« qui semblaient », dit un auteur du temps, « comme autant de Crésus »
,
on s’étonne qu’il en ait pris ombrage. Quinault n’était que l’imitateur de tout le
monde. Il imitait de Corneille la politique, les sentences ; il imitait de la société
contemporaine, où le ton était donné par les Précieuses, le galant et le tendre, qu’on
prenait pour le langage de l’amour. Les pièces de ce poète, esprit d’ailleurs facile et
aimable, et qui valait mieux que ses succès, ne sont que d’agréables flatteries à la
jeunesse et aux passions naissantes de Louis XIV. Son théâtre n’a pas plus duré que les
décorations et les fêtes du nouveau règne. Boileau en a bien jugé :
Les héros, chez Quinault, parlent tout autrement,Et jusqu’à Je vous hais, tout s’y dit tendrement.
Et plus loin :
Avez-vous lu l’Astrate ?C’est là ce qu’on appelle un ouvrage achevé !…Son sujet est conduit d’une belle manière ;Et chaque acte, en sa pièce, est une pièce entière2.
Boileau, selon Brossette, regrettait d’en avoir trop peu dit. « Il n’y a rien de
plus ridicule », ajoutait-il, « et il semble que tout y ait été fait exprès en dépit
du bon sens. »
La chose ne valait pas que Boileau se fît un cas de conscience
de n’avoir pas été assez sévère : mais la satire ne disait rien de trop.
Cependant, il n’y a pas de succès sans talent ; et, quelque frivole que fût le tour
d’esprit d’alors, un public formé par le théâtre de Corneille ne pouvait pas battre des
mains à des pièces où tout « aurait été fait exprès en dépit du bon
sens. »
Éon nombre d’esprits sains pensaient de l’Astrate ce
qu’en disait Boursault3 :
Que les vers en sont forts, et que tout m’en a plu !Un ouvrage si fort part de la main d’un maître.
Parmi les choses imitées de Corneille, on y rencontrait des traits comme ceux-ci :
J’ai besoin d’un époux illustre et magnanime,Qui m’allie à la gloire et me tire du crime ;Dont la vertu pour moi calme les factieux,Ecarte la tempête et désarme les dieux4…
et des maximes de ce style :
Et l’aveugle terreur, quand on doit trébucher,Précipite la chute, au lieu de l’empêcher5.
Ce que le poète imitait du temps, ce galant, cette tendresse qui fâchait si fort le vieux Corneille, il avait assez d’esprit pour le rendre agréable, et assez de goût pour n’y pas trop raffiner :
Mais, s’il faut dire tout, contre un mal qui sait plaire,On ne fait pas toujours tout ce que l’on croit faire ;Et, pour se reprocher un crime qu’on chérit,Pour peu que l’on se dise, on croit s’être tout dit6.
Le principal personnage de l’Astrate, Elise, reine de Tyr, assiégée par le peuple dans son palais, s’empoisonne. Ramenée mourante devant Astrate, qui ne sait que lui dire : « Madame !7 » elle lui adresse ces touchants adieux :
Adieu, j’ai trop de peine à mourir à vos yeux ;Et, ne vous voyant plus, je vous vengerai mieux.Dans mon cœur expirant, je sens que votre vueRallume ce qu’éteint le poison qui me tue,Et que de vos regards le charme est assez fortPour retenir mon âme et suspendre ma mort.Qu’on m’emporte !8…
Quelques passages écrits de ce ton, dans des pièces sans invention et sans force, mais non sans facilité ; du naturel dans l’expression des sentiments de l’amour ; un langage ordinairement clair, non de cette clarté dans la profondeur, qui n’est donnée qu’aux écrivains de génie, mais de celle qui rend les lectures aisées ; plus de modération dans les passions des personnages ; une grandeur plus accessible ; de la faiblesse qui fait l’illusion de la douceur : voilà ce qui découragea le grand Corneille et le dégoûta quelque temps de la tragédie. Le public, fatigué de ses dernières pièces, embarrassé dans ces complications où s’épuisait ce grand homme, troublé de l’obscurité croissante de sa langue, un moment si claire, si neuve et si frappante, applaudissait, ceux-ci de bonne foi, ceux-là par ennui de sa gloire, un auteur qui ne demandait aucun effort au public, ni pour suivre sa fable, ni pour comprendre son langage. Les pièces de Quinault furent longtemps à la mode ; je soupçonne donc qu’elles étaient mauvaises : car la mode ne s’y trompe pas ; elle ne s’attache jamais à ce qui doit lui survivre, et je pense avec mélancolie au lendemain de ses admirations. Mais la mode, dans les choses de l’esprit, n’est souvent que l’excès d’une disposition vraie. Il faut prendre garde, par dédain pour l’excès, de ne pas voir le goût raisonnable qui l’a précédé. C’est même la partie solide de la gloire des écrivains à la mode, d’avoir contenté le goût raisonnable, avant de se mettre au service de l’excès.
§ II. De la sensibilité dans les ouvrages de l’esprit.
On doit donc regarder le théâtre de Quinault plutôt comme l’indication d’un progrès à faire que comme un perfectionnement. Ce perfectionnement, ce point suprême au-delà duquel l’esprit humain est condamné à déchoir, c’est Racine qui l’atteignit ; Racine, un de ces génies accomplis de la famille des Virgile, des Raphaël, des Mozart, non moins étonnants pour s’être gardés de tous les défauts que pour avoir réuni toutes les qualités ; lumières douces et pénétrantes, qui éclairent les plus ignorants comme les plus versés dans la science des choses humaines, et qui n’éblouissent personne ; esprits harmonieux, chez qui nulle qualité n’est poussée jusqu’à son défaut, mais qui possèdent une qualité supérieure et charmante par laquelle ils sont les premiers parmi les hommes de génie, la sensibilité.
C’est de leur cœur que s’est répandu dans le nôtre cet intérêt plus vif que l’admiration, qui nous fait aimer tout ce qu’ils ont aimé, sentir tout ce qu’ils ont senti. Virgile nous fait compatir aux terreurs de la nature, à l’approche des grandes tempêtes ; au plaisir de la terre rafraîchie, quand Jupiter y fait descendre les pluies printanières ; aux travaux de l’abeille ; aux souffrances de la vigne, dont le fer abat les branches luxuriantes ; aux jeunes taureaux rendant leurs âmes innocentes auprès de la crèche pleine d’herbes ; à l’oiseau pour qui les airs mêmes ne sont plus un sûr asile, et que la peste atteint jusque dans la nue.
Je ne puis m’arrêter devant la Tête de jeune homme, par Raphaël, sans m’attendrir pour ce charmant adolescent, qui rêve à l’entrée de la vie, dont il ignore encore les biens et les maux, et qui semble se recueillir avant l’action.
Mozart me fait revivre tous mes jours ; il me rend mes joies d’autrefois sans leur emportement, et mes plaisirs sans leur lendemain ; il me donne une langue pour exprimer les choses qui se dérobent aux langues parlées ; il fait de la mélancolie, que dissipe ou aigrit la réflexion exprimée par des paroles, un état de l’âme délicieux qu’on voudrait voir durer toujours. Combien de regrets, de désirs, d’espérances, qu’on ne peut dire à personne, soit qu’on manque de mots pour s’en parler à soi-même, soit qu’il n’y ait aucune amitié dans ce monde pour en recevoir le secret, et qui néanmoins ne laissent pas de peser sur le cœur ! Ses chants divins les attirent au dehors, et nous en soulagent.
Le charme de ces grands enchanteurs, Virgile, Raphaël, Mozart, Racine, c’est qu’ils ont
beaucoup aimé. « Mon père était un homme tout sentiment et « tout cœur », dit
Louis Racine ; et il avoue ne pouvoir copier les lettres paternelles « sans verser à
tous moments des larmes, parce qu’il me communique, dit-il, la tendresse dont il était
rempli9. »
Les vers de Virgile, les tableaux de Raphaël, les chants de Mozart, rendent le même témoignage ; comme Racine, le peintre et le musicien ont été tout sentiment et tout cœur.
Les ouvrages où la raison et l’imagination se montrent seules ne touchent pas. Il est tel chef-d’œuvre que nous pouvons lire tout entier sans être avertis un moment que nous avons un cœur. Les ouvrages de sentiment ont seuls le privilège de nous toucher ; et s’ils sont les premiers dans l’ordre des productions de l’esprit humain, c’est que de tous les effets des lettres et des arts ils produisent le plus grand, qui est de tirer des larmes du cœur de l’homme. L’admiration n’est souvent qu’un ravissement passager et stérile ; les plaisirs de la raison ont leur sécheresse : les émotions du cœur sont seules fécondes et durables.
C’est, dans la culture de l’homme moral, la différence entre deux labourages, dont l’un ne fait qu’effleurer le sol, et dont l’autre le retourne à fond.
Le théâtre de Corneille parle surtout à l’imagination et à la raison. Par l’imagination nous sommes émus de la grandeur qu’il imprime à ses personnages, de ce surhumain dont il les a marqués. Par la raison nous goûtons les belles sentences, politiques ou morales, dont il a semé leur langage. Corneille sait aussi nous tirer des larmes ; mais ce sont des larmes d’admiration plutôt que de sentiment. Il est telle surprise de l’âme qui nous ébranle et nous amollit jusqu’à produire cet effet de tendresse ; nos yeux se mouillent sans que notre cœur soit remué. Ce qui remue le cœur, ce sont les passions, et non cette force d’âme qui les sacrifie au devoir. L’homme dans Corneille s’immole à une idée, dans Racine à sa passion même. C’est cette faiblesse, toujours combattue de remords, qui trouble si profondément notre cœur, et qui en arrache, sous la forme de larmes, l’aveu qu’il s’agit bien là de nous, et que ces personnages qui se débattent en vain contre la fatalité des passions, c’est nous-mêmes, dans ces éternels combats où nous sommes si souvent vaincus. Voilà ce que le public désirait confusément, au temps où commençait le long déclin du grand Corneille. On ne donnait pas de nom à cette nouveauté ; Corneille, dans son dépit, la nomma tendresse : le mot était juste des tragédies de Quinault ; mais le vrai nom, celui qui est demeuré dans la langue de l’art, est né avec la chose, le jour où parut Andromaque : c’est le sentiment, lequel s’essaya sur la scène, dans les deux premières pièces de Racine, sous l’image populaire de la tendresse.
§ III. Débuts de Racine. — La Thébaïde. — Alexandre.
Ce grand homme fit d’abord comme Quinault : il imita Corneille, mais il trouva quelques traits dignes du maître. Créon, dans la Thébaïde, parle en héros de Corneille, quand il dit à Jocaste :
On ne partage point la grandeur souveraine ;Et ce n’est pas un bien qu’on quitte et qu’on reprenne.L’intérêt de l’Etat est de n’avoir qu’un roi,Qui, d’un ordre constant gouvernant ses provinces,Accoutume à ses lois et le peuple et les princes.Ce règne interrompu de deux rois différents,En lui donnant deux rois, lui donne deux tyrans.Ce terme limité, que l’on veut leur prescrire,Accroît leur violence, en bornant leur empire10…
Porus est de l’école des héros de Corneille ; il en a la grandeur et le langage ; et dans ses invectives contre Alexandre, il en imite le sublime et la subtilité :
Quelle étrange valeur, qui, ne cherchant qu’à nuire,Embrase tout sitôt qu’elle commence à luire :Qui n’a que son orgueil pour règle et pour raison ;Qui veut que l’univers ne soit qu’une prison,Et que maître absolu de tous tant que nous sommes,Ses esclaves en nombre égalent tous les hommes !Plus d’États, plus de rois : ses sacrilèges mainsDessous un même joug rangent tous les humains.Dans son avide orgueil je sais qu’il nous dévore :De tant de souverains nous seuls régnons encore.Mais que dis-je, nous seuls ? il ne reste que moiOù l’on découvre encore les vestiges d’un roi.Mais c’est pour mon courage une illustre matière ;Je vois d’un œil content trembler la terre entière,Afin que par moi seul les mortels secourus,S’ils sont libres, le soient de la main de Porus11.
Corneille avait fait dire à Rodrigue, au moment où Chimène l’envoie combattre don Sanche :
Est-il quelque ennemi qu’à présent je ne dompte ?Paraissez, Navarrois, Maures et Castillans,Et tout ce que l’Espagne a nourri de vaillants ;Unissez-vous ensemble, et faites une arméePour combattre une main de la sorte animée12.
Alexandre imite cet enthousiasme sublime de l’amour heureux dans ces paroles à Cléofile, moins connue que Chimène :
Par des faits tout nouveaux je m’en vais vous apprendreTout ce que peut l’amour dans le cœur d’Alexandre :Maintenant que mon bras, engagé sous vos lois,Doit soutenir mon nom et le vôtre à la fois,J’irai rendre fameux, par l’éclat de la guerre,Des peuples inconnus au reste de la terre,Et vous faire dresser des autels en des lieuxOù leurs sauvages mains en refusent aux dieux13.
Deux ans plus tard, le disciple ingénieux qui s’est souvenu d’un beau mouvement du maître, et qui l’imite avec plus d’esprit que de sentiment, mettra Pyrrhus de pair avec Rodrigue, et l’imitateur au rang de l’original, dans cet admirable passage :
Madame, dites-moi seulement que j’espère,Je vous rends votre fils, et je lui sers de père ;Je l’instruirai moi-même à venger les Troyens :J’irai punir les Grecs de vos maux et des miens.Animé d’un regard, je puis tout entreprendre :Votre Ilion encor peut sortir de sa cendre ;Je puis, en moins de temps que les Grecs ne l’ont pris,Dans ses murs relevés couronner votre fils14.
C’est ainsi que le même enthousiasme de valeur et d’espérance convient à deux situations si différentes. Rodrigue, certain d’être aimé, fait éclater des transports de joie. Pyrrhus, qui doute autant qu’il espère, s’exagère son espoir, pour persuader Andromaque. Rodrigue a la foi qui soulève les montagnes ; il suffit à Pyrrhus de ne pas désespérer, pour oser tout ce qu’entreprendrait Rodrigue.
Au génie seul se révèlent ces nuances, qui sont autant de découvertes faites dans le cœur humain.
Les beaux endroits de la Thébaïde et de l’Alexandre sont moins des beautés solides que de fortes impressions produites par de grands exemples sur un jeune homme destiné à devenir▶ à son tour un maître de l’art. On y sent à toutes les pages l’imitation ; et puisque les défauts seuls s’imitent, c’est tour à tour la complication d’amours croisées, les raisonnements, la galanterie mêlée de politique, qu’emprunte à Corneille le jeune Racine. Mais, au lieu de cette force d’invention de Corneille, qui éclate jusque dans le mauvais emploi qu’il en fait, la faiblesse d’un talent naissant, une langue débile et incertaine, ajoutent au froid de l’imitation, dans les deux pièces de Racine. Même les beaux vers que débite
Porus, héros cornélien, qui aime mieux la gloire que la vie, se sentent de la grandeur d’imitation ; et la grandeur imitée est bien près de la bravade. Porus termine en capitan la tirade que j’ai citée :
Et qu’on dise partout, dans une paix profonde :« Alexandre vainqueur eût dompté tout le monde :« Mais un roi l’attendait au bout de l’univers,« Par qui le monde entier a vu briser ses fers15. »
Voilà la grandeur imitée. Ce n’est pas la vraie. Mais, dans les vers qui suivent, en cherchant la grandeur sur les traces du maître, le disciple la rencontre dans le cœur humain. Le capitan redevient le héros :
Que pourrais-je apprendreQui m’abaisse si fort au-dessous d’Alexandre ?Serait-ce sans effort les Persans subjugués,Et vos bras tant de fois de meurtres fatigués ?Quelle gloire, en effet, d’accabler la faiblesseD’un roi déjà vaincu par sa propre mollesse,D’un peuple sans vigueur et presque inanimé,Qui gémissait sous l’or dont il était armé,Et qui, tombant en foule, au lieu de se défendre,S’opposait que des morts au grand cœur d’Alexandre ?…Mais nous, qui d’un autre œil jugeons les conquérants,Nous savons que les dieux ne sont pas des tyrans ;Et de quelque façon qu’un esclave le nomme,Le fils de Jupiter passe ici pour un homme.Nous n’allons point de fleurs parfumer son chemin ;Il nous trouve partout les armes à la main16
Je suis très sensible à ce qu’il y a de force et d’élévation dans ces idées, de
variété, de nombre, de justesse dans cette diction : ce n’est pas là pourtant que
j’aurais deviné le caractère du génie de Racine. Il suffisait du talent de Quinault,
pour écrire cette tirade. Les sentiments que l’auteur y exprime, naturels sans être
profonds, vrais de la vérité des lieux communs, ne sont pas inspirés par cette
« passion émue, qui va chercher le cœur »
, selon les belles, paroles de
Boileau17.
S’il est un morceau, dans les deux pièces de début de Racine, qui révèle son génie, c’est ce couplet d’Antigone, où, malgré quelque uniformité dans le tour, et un certain manque de couleur poétique, on reconnaît, à la douceur et à la grâce des vers, ce cœur auquel toutes les passions humaines semblent avoir dit leur secret :
Je m’en souviens, Hémon, et je vous fais justice ;C’est moi que vous serviez en servant Polynice :Il m’était cher alors comme il l’est aujourd’hui,Et je prenais pour moi ce qu’on faisait pour lui.Nous nous aimions tous deux dès la plus tendre enfance,Et j’avais sur son cœur une entière puissance ;Je trouvais à lui plaire une extrême douceur,Et les chagrins du frère étaient ceux de la sœur.Ah ! si j’avais encor sur lui le même empire,Il aimerait la paix, pour qui mon cœur soupire ;Notre commun malheur en serait adouci :Je le verrais, Hémon ; vous me verriez aussi18 !
Dans ses deux premiers ouvrages, Racine ne fait qu’obéir docilement à ce qu’on appelait les règles d’Aristote. Le respect pour ces règles était une superstition d’alors, plutôt qu’un consentement intelligent et réfléchi donné par l’esprit moderne à un précepte de l’esprit antique, par la poétique française à une discipline de la poétique grecque. Racine ne vit d’abord dans ces règles que de pures conventions théâtrales, indépendantes des lois qui président aux événements tragiques, et qui les font sortir des passions des hommes par une logique irrésistible. Il put croire que les grands effets, au théâtre, étaient produits par l’application de ces règles à tout événement tragique, plutôt que par une action qui, en se développant selon la vérité et selon la logique des passions humaines, s’adapte aux règles naturellement et comme à l’insu du poète. Aussi, dans son respect d’école pour ces règles, qu’il justifia le jour où il les comprit, ne se fit-il pas scrupule de donner aux personnages de ses deux premières pièces des traits invraisemblables, aux événements des causes de caprice, et de sacrifier le fond à la forme. Le génie de Racine n’a pas été une certaine précocité extraordinaire, qui s’est épuisée de bonne heure en fruits hâtifs ; faible et petit d’abord, il s’est fortifié, il a crû par degrés commençant par la Thébaïde et finissant par Athalie.
§ IV. Andromaque. — En quoi cette pièce parut une nouveauté.
Racine n’avait que vingt-sept ans, trois ans de moins que le grand Corneille écrivant le Cid, lorsqu’il mit sur la scène l’Andromaque. Cette pièce renouvela tout l’étonnement qu’avait excité le Cid, et suscita la même admiration et les mêmes critiques. On sentit que l’art venait de faire un pas, et qu’il y avait là quelque chose de nouveau et de durable. Les amis de Corneille s’en émurent. « Andromaque a bien l’air des belles choses », disait Saint-Evremond ; « il ne s’en faut presque rien qu’il n’y ait du grand. » L’admiration sincère pour le nouveau chef-d’œuvre perce dans cette réserve d’un des plus fermes amis de Corneille. Si Saint-Evremond eût osé suivre sa pensée ou se fier à ses impressions, il ne se serait pas avisé de dire que le grand peut manquer là où se montre le beau.
Qu’y avait-il donc de si nouveau dans l’Andromaque ? La Bruyère l’a dit : L’homme tel qu’il est, substitué à l’homme tel qu’il devrait être. Nous sommes au sein du vrai. C’est avec nos cœurs que Racine a pétri les cœurs de ses héros.
Pyrrhus, Oreste, Hermione, Andromaque, quels noms chers et populaires ! Ce sont nos proches : nous avons connu leurs faiblesses ; il en est peu parmi nous, de ceux qui sont capables de faire des fautes intéressantes, qui n’aient eu à porter la peine d’une passion un moment plus forte que leur raison, et chez qui la représentation d’une pièce de Racine n’éveille quelque souvenir personnel19.
Je ne me jetterai pas dans un vain parallèle de Racine et de Corneille ; encore moins me permettrai-je d’assigner des rangs. Ces querelles de préséance sont plus ridicules dans l’art que partout ailleurs. Il n’y a rien au-dessus du génie, et dans la sphère des Corneille et des Racine il y a des égaux, il n’y a pas de rangs. L’esprit de comparaison, qui nous aide à porter des jugements exacts sur les écrivains, ◀deviendrait▶ un travers si nous voulions donner des rangs à ceux qui sont hors de rang, et distinguer des degrés dans la perfection. Je pratique plus volontiers Racine, parce que je vois plus d’hommes que de héros ; mais quand j’assiste à une pièce de Corneille, j’oublie Racine lui-même ; et, si j’ai quelque idée de comparaison, c’est l’idée qu’il n’a été donné à aucun homme de s’élever plus haut. Il ne s’agit donc pas de comparer Racine à Corneille, mais de rechercher ce que le grand art où ils ont excellé tous les deux a tiré de cette substitution si féconde de l’homme tel qu’il est à l’homme tel qu’il devrait être.
Dans Corneille, les beaux rôles appartiennent aux personnages qui sacrifient leur passion à leur devoir. Ce sont des héros tout faits, que le poète jette au milieu d’une situation extrême, mais qu’il a créés plus forts que cette situation, et capables de s’en tirer à leur gloire. Chimène et Rodrigue font le sacrifice de leur amour, l’un au devoir de venger l’honneur de son père, l’autre au devoir de venger le meurtre du sien. Pauline aime Sévère, et reste fidèle à Polyeucte. Auguste préfère le pardon à la vengeance, même légitime. Horace immole sa sœur à sa patrie.
Dans Racine, je vois non plus des héros, mais des types humains. Leur caractère est au service d’une passion plus forte qu’eux, qui les domine, et où ils succombent. Ainsi Roxane, Phèdre, Athalie ; ainsi, dans Andromaque, ce pendant du Cid, les trois premiers rôles, Hermione, Oreste, et Pyrrhus dont le parjure révoltait le grand Condé.
Tous les personnages de Corneille qui sacrifient la passion au devoir sont récompensés : tous ceux qui sacrifient le devoir à la passion sont punis.
Si Corneille ne marie point Chimène et Rodrigue, c’est par une réserve qui est de génie. Mais on sort de la pièce avec l’espoir que deux si nobles amants seront unis.
Polyeucte mort, on espère aussi que Pauline ◀deviendra▶ la femme de Sévère. Elle est chrétienne ; mais Sévère est bien près de n’être plus païen. N’est-ce pas lui qui dit des chrétiens :
Je les aimai toujours, quoi qu’on m’en ait pu dire ;Je n’en vois point mourir que mon cœur n’en soupire ;Et peut-être qu’un jour je les connaîtrai mieux20….
Par qui les connaîtra-t-il, sinon par Pauline ?
Émilie a sacrifié au devoir filial d’abord sa passion pour Cinna, auquel elle ne veut se donner qu’au prix du sang d’Auguste, puis sa reconnaissance pour ce prince. Elle épousera Cinna, auquel Auguste pardonne. Le pardon de Cinna change le plus mortel ennemi d’Auguste en un ami dévoué, et lui rend plus léger le poids de l’empire.
Les héros de Corneille, pour s’être mis au-dessus des faiblesses humaines, sortent de ses tragédies pleins de vie et heureux. Ceux de Racine, pour y avoir cédé, périssent ou perdent la raison. Pyrrhus, qui a trahi Hermione et la Grèce, est égorgé ; Oreste, qui l’a immolé, est en proie aux Furies. Roxane, Phèdre, Athalie, finissent misérablement. Néron vit encore à la fin de Britannicus ; mais déjà il a été puni doublement : Junie est perdue pour lui, et Narcisse, son odieux confident, est mis en pièces par le peuple21.
De ces deux manières de concevoir le poème dramatique, quelle est la plus vraie ?
L’une et l’autre sont également vraies, mais diversement.
La vérité, dans la tragédie cornélienne, est plus haute ; elle est plus générale dans Racine, par la raison qu’il y a plus d’hommes que de héros. Corneille la tire de ces grands cœurs où les faiblesses humaines n’arrivent que pour y susciter la suprême vertu. Racine, la reçoit comme un aveu, de la conscience même de ces hommes chez qui le mal est mêlé de bien, au-dessous du nombre infiniment petit des héros, au-dessus de cette foule sans nom, qui se conduit par l’imitation, et à qui n’appartiennent ni ses vertus ni ses vices.
La vérité cornélienne n’a guère qu’une expression, une forme, un style : c’est le sublime. Hors des situations héroïques dont le sublime est en quelque sorte le langage familier, les personnages ◀deviennent▶ douteux, leur langage obscur et incertain. Les héros de Corneille ne savent pas être des hommes : il semble qu’ils se ménagent pour l’effort que va leur demander le poète, et que, cet effort accompli, ils soient épuisés.
L’expression de la vérité dans Racine, sublime où il le faut, est variée comme cette nature moyenne à laquelle il emprunte ses types.
Les belles scènes de Corneille ressemblent à certains chanta sublimes, qui consistent en un rythme simple, formé de quelques accords. Racine, c’est le musicien qui parcourt le domaine infini de l’harmonie, et qui fait jaillir, sous ses doigts inspirés, des chants de tous les caractères.
Les héros de Corneille sont raisonneurs. C’est le tour d’esprit qui leur convient. Ils sont les gardiens et comme les champions de quelque grande vérité morale, à laquelle ils ont dévoué leur vie. Le regard fixé sur cette vérité, toutes leurs pensées sont comme les prémisses d’une conclusion invincible.
Tons les obstacles qu’on leur suscite, toutes les difficultés de la situation où ils sont jetés, tous les pièges que leur tend la passion pour les détacher de cette vérité qui les possède, tout cela leur est sophisme ; c’est pour cela qu’ils raisonnent jusque dans l’enthousiasme et le sentiment.
Racine n’a pas de tour de langage particulier : ses personnages sont esclaves de la passion, et la passion, comme on dit, ne raisonne pas. Non qu’elle parle sans suite dans le théâtre de Racine : mais elle n’est pas en présence d’une vérité morale plus forte, qui la ramène à la logique d’où elle veut s’échapper. Elle sent : elle s’exprime par des mouvements. Toute forme lui est bonne, même celle du raisonnement, quand elle en a besoin pour se débattre contre le devoir qui lui apparaît et dont elle essaye de s’arracher par des sophismes. Cette diversité de passions et de caractères produit un langage où se mêlent toutes les expressions et toutes les nuances, et où ne domine aucun tour particulier.
Racine nous inspire une autre sorte d’admiration que Corneille. Nous admirons Corneille d’avoir une si haute idée de nous ; Racine, de nous connaître si bien. Tous deux étonnent ; car il y a de l’étonnement dans toute admiration : le premier, parce qu’il reconnaît en nous une grandeur que nous n’osions y voir ; le second, parce qu’il découvre au fond de notre cœur la faiblesse que nous voulions nous cacher.
L’intérêt dans les pièces de Corneille, c’est celui qu’on prend à des aventures de demi-dieux, qui n’ont de l’homme que le visage. Tant de grandeur nous enlève, sans nous convaincre toujours. C’est à nous-mêmes que nous nous intéressons dans les pièces de Racine. Chaque parole de ses personnages nous trahit, nous arrache des aveux, nous accuse quelquefois. Pourquoi n’en voulons-nous pas à Pyrrhus ? Je n’ose le dire. Serait-ce que nous ne nous sentons pas de force à faire autrement ? Son manque de foi est d’ailleurs si cruellement expié, qu’il nous est permis de nous intéresser à lui honorablement : en nous faisant solidaires de sa faute, nous souscrivons à son châtiment. Ainsi, l’effet moral des deux théâtres est le même : il y a pour la conscience le même profit à reconnaître la justice de l’expiation qu’à applaudir à la justice de la récompense.
Je me figure l’impression d’un spectateur éclairé, revenant de la première représentation d’Andromaque. Sous une fable brillante et populaire, il vient de reconnaître des événements de la vie réelle. Sous les noms de la Grèce héroïque, il a vu l’homme de tous les temps. Sa conscience approuve le triple châtiment qui ôte la raison ou la vie à trois des personnages principaux, coupables d’avoir sacrifié le devoir à la passion. Mais son cœur est ému de pitié au souvenir de leurs combats, du prix dont ils payent les passagères douceurs de leurs espérances ; car, dans cet admirable ouvrage, la peine suit d’aussi près la faute que l’ombre suit le corps, et ces tristes cœurs ne goûtent pas un moment de joie qui soit pur de regret ou de crainte. Notre spectateur les a blâmés et les a plaints. La seule Andromaque lui a paru admirable par cette fidélité à son devoir, qui met dans sa dépendance les trois personnages qui ont manqué au leur. Enfin, ni l’illusion du temps où se passe la fable, ni la condition des personnages ne lui ont caché les traits par lesquels ce drame ressemble à tant de drames domestiques, dont les acteurs sont inconnus, et qui se jouent entre les quatre murs d’une chambre : des amours malheureux ; des cœurs rebutés ; une femme passionnée, qui se sert de l’amant dédaigné pour se venger de l’amant aimé ; l’amour faisant rompre la foi jurée ; une Andromaque, une jeune mère, belle de sa jeunesse et de son malheur, qui se donne en frémissant au protecteur de son fils.
Était-ce donc là de la tragédie rabaissée ? Personne ne le crut, sauf dans les compagnies que prévenait contre toute nouveauté l’admiration pour le vieux Corneille. Racine ne rabaissait pas la tragédie : il la rendait plus générale, il la rapprochait de toutes les conditions. Qu’y a-t-il donc de plus noble que notre cœur ? Et que serait-ce pour nous qu’une tragédie qui s’accomplirait entre des personnages inaccessibles, agités de passions ou capables de vertus sans aucune ressemblance avec les nôtres !
§ V. Du rôle d’Andromaque.
Chimène n’eut pas plus d’admirateurs qu’Andromaque. Les autres personnages de la pièce, par la violence même de leur passion, appartiennent plus au genre héroïque. Andromaque, sublime, sans être au-dessus de l’humain, héroïne sans cesser d’être femme, était la véritable nouveauté de cette tragédie ; type charmant, sorti du cœur le plus tendre et de l’esprit le plus délicat de son temps.
Tout ce qu’il y a de dévouement dans l’épouse, de tendresse dans la mère, Racine en a doué Andromaque. Mais il a voulu en même temps que la belle et aimable fille d’Eétion, l’Andromaque aux bras blancs22, fût femme, et qu’elle n’ignorât pas la puissance de sa beauté. Elle s’en sert pour se défendre et pour protéger son fils ; c’est de sa vertu même qu’elle apprend l’influence de ses charmes et que lui vient la pensée d’en user. J’appellerais cela une coquetterie vertueuse, si la plus noble de toutes les épithètes pouvait relever le mot de coquetterie. Le détail en est exquis ; c’est la partie la plus touchante du rôle d’Andromaque.
Dans son premier entretien avec Pyrrhus, elle lui dit :
Mais il me faut tout perdre, et toujours par vos coups.
Il n’en faut pas plus à Pyrrhus, que la passion ouvre à toutes les espérances ; il croit que sa captive s’adoucit, quand elle ne fait que s’envelopper d’une habileté innocente. Il est prêt à réparer tous les coups qu’il a portés : il sauvera le fils d’Andromaque :
Coûtât-il tout le sang qu’Hélène a fait répandre,Dussé-je après dix ans voir mon palais en cendre,Je ne balance point : je vole à son secours23.
Mais il y met un prix : la permission d’espérer. Andromaque, vivement pressée, se dérobe ; elle se fait petite, peu aimable, toujours en pleurs :
Quels charmes ont pour vous des yeux infortunés,Qu’à des pleurs éternels vous avez condamnés ?
Elle veut toucher Pyrrhus de la gloire de sauver gratuitement un orphelin ; mais elle ne dit pas : Jamais ! Aussi, Pyrrhus n’a-t-il pas encore quitté le ton de l’espérance. Là sont ces incomparables vers que j’ai déjà cités :
Madame, dites-moi seulement que j’espère, etc., etc.24
Que répondra Andromaque ? Comment échapper à Pyrrhus ? Comment l’encourager ? Elle semble effrayée, et comme rejetée dans l’amertume de ses souvenirs par la vue des transports de Pyrrhus ; elle va lui ôter l’espérance :
Retournez, retournez à la fille d’Hélène.
L’occasion est trop belle pour Pyrrhus de flatter la femme, en la mettant au-dessus d’Hermione ; la Troyenne, en lui sacrifiant la fille d’un des vainqueurs de Troie : aussi n’y manque-t-il pas. Mais plus il la presse, plus elle recule. A la fin elle jette entre elle et lui les noms irritants de Troie et d’Hector. Pyrrhus éclate, il menace :
Le fils me répondra des mépris de sa mère.
Andromaque n’oppose point menaces à menaces.
Si elle parlait de mourir, Pyrrhus pourrait ne pas la croire, et elle aurait compromis sa gloire sans le persuader. Elle se contente de dire :
Et peut-être, après tout, en l’état où je suis,La mort avancera la fin de mes ennuis.
Ce peut-être suffit pour ramener Pyrrhus :
Allez voir votre fils…
Dans une autre scène, Pyrrhus paraît devant Andromaque ; elle feint de ne pas le voir, car que lui dire ? Elle va se retirer ; Pyrrhus l’arrête par ce mot cruel :
… Allons aux Grecs livrer le fils d’Hector.
Alors la mère oublie l’épouse. Elle se jette aux pieds de Pyrrhus, elle lui rappelle ses serments d’amitié : amitié, mot qui lui en épargne un autre ; elle s’excuse d’un reste de fierté ; enfin, la femme venant encore au secours de la mère, elle rend malgré elle quelque espoir à Pyrrhus.
Cette lutte dure jusqu’au dénoûment : admirable dénoûment, digne du caractère d’Andromaque. Si elle hésite à se sacrifier pour son fils, c’est que l’épouse doute que la mère en ait le droit. Elle n’existe que par ces deux affections et par ces deux devoirs. Ce n’est pas la femme qui se révolte à l’idée d’entrer dans le lit du meurtrier de sa famille ; c’est la veuve d’Hector qui résiste à immoler au salut du fils la fidélité qu’elle doit à la mémoire du père. Hector seul, à qui elle appartient, peut lui tracer son devoir : Allons, dit-elle,
Allons sur son tombeau consulter mon époux.
Assurément l’Andromaque de Racine n’est ni celle d’Homère, qui donne de ses belles mains le pur froment aux chevaux d’Hector25, et qui tisse la pourpre pour son époux ; ni celle de Virgile, trois fois mariée, mais si touchante par la foi qu’elle garde au souvenir d’Hector ; encore moins l’Andromaque d’Euripide, ◀devenue▶ la veuve de Pyrrhus et la mère de Molossus. C’est, comme l’a très bien fait remarquer Chateaubriand26, la femme de la société moderne, telle que l’a faite le christianisme ; c’est l’âme de l’Andromaque antique, perfectionnée par l’esprit moderne. Que m’importe qu’elle ne soit pas une copie exacte du type grec ? Le théâtre, chez un peuple civilisé, n’est pas fait pour donner aux savants le plaisir d’apprécier l’exactitude d’un pastiche de l’antique, mais pour exprimer des sentiments généraux dans la langue et selon le génie de ce peuple. On supporte qu’Andromaque parle en vers français, et l’on ne veut pas qu’elle sente comme une mère, comme une épouse, comme une Française du dix-septième siècle ! Pour moi, je ne souffrirais pas sur la scène un rôle de femme qui ne réunirait pas tout ce que l’esprit chrétien et l’esprit français, cultivés par les siècles, ont donné de profondeur à la sensibilité des femmes, de force et de grâce à leur raison. S’il se trouvait dans la salle une mère plus tendre, une épouse plus fidèle, une femme d’un esprit plus délicat qu’Andromaque, c’est Racine qui aurait tort.
Hermione en use avec Oreste comme Andromaque avec Pyrrhus. L’une ne veut pas désespérer celui qui peut lui ôter son fils ; l’autre, celui qui pourra l’aider à se venger d’un infidèle. La situation est la même ; toutes les deux essayent de faire croire à des sentiments qu’elles n’éprouvent pas. Mais cette coquetterie, puisque j’ai eu besoin de ce mot, dans l’une est le manège innocent d’une mère qui fait servir sa beauté à la défense de son fils ; dans l’autre une ruse inspirée par une passion furieuse. C’est pour son fils qu’Andromaque ne décourage pas Pyrrhus ; c’est pour sa haine qu’Hermione leurre de quelque espoir le malheureux Oreste.
Le détail de ces deux conduites est présent à tous les esprits cultivés. Il rend sensibles deux nouveautés du théâtre de Racine : la première, que j’ai déjà notée, est le caractère purement humain et presque familier des sentiments ; la seconde est la diversité qu’imprime aux mêmes sentiments la différence des caractères et des situations.
§ VI. Des situations dans le théâtre de Racine. — De l’importance des rôles de femmes.
Mais la grande nouveauté de ce théâtre, c’est qu’à la différence de celui de Corneille, où les situations font les caractères, ici les caractères font les situations. Racine ne tient aucun personnage pour connu avant le lever du rideau ; ceux dont les noms sont les plus populaires viennent sur la scène se faire reconnaître par la peinture même de leurs sentiments. Leurs noms changés, ils vivraient encore comme types. Sous l’empire irrésistible de leur caractère et de leur passion, ils marchent à l’événement sans langueur, sans relâchement, sans une parole perdue, sans que le caractère s’interrompe un moment. Les situations dans Racine sont préparées de plus loin que dans Corneille, par les passions qui vont les rendre inévitables ; elles sont plus prévues, aussi les trouve-t-on moins frappantes. L’insignifiance relative des scènes intermédiaires dans Corneille nous rend plus impatients d’arriver aux principales, ce qui ajoute à leur effet. Voilà pourquoi l’on se souvient plus des dénoûments de Corneille, de l’action dans Racine. Les coups que frappe le premier sont plus soudains et plus forts ; le second, en préparant les siens, en affaiblit l’effet sur l’imagination, mais il les rend plus sensibles pour la raison. Si l’on sort plus étonné d’une pièce de Corneille, on sort plus ému et plus instruit d’une pièce de Racine.
C’est par cette supériorité dans l’analyse des caractères, outre la tendresse de cœur qui lui était propre, et le goût du temps qui l’y poussait, que Racine a donné une si grande part aux femmes dans son théâtre. De ses onze tragédies, six ont pour premier rôle une femme. Le nom d’une femme sert de titre à chaque pièce27. Britannicus, Bajazet, Mithridate, auraient pu tout aussi bien s’appeler : Agrippine, Roxane, Monime : ce sont encore trois premiers rôles. Sur ce point, Corneille avait laissé presque tout à faire à son successeur : les femmes dans ses pièces, sauf Chimène et Pauline, sont des hommes. Il l’avouait lui-même ; et, dans une boutade contre le succès de Quinault, il se loue d’avoir mieux aimé élever les femmes jusqu’à l’héroïsme viril, que d’avoir rabaissé les hommes jusqu’à la mollesse des femmes.
Corneille, en ne souffrant que des femmes capables de l’héroïsme des hommes, suivait sa nature et son système. Esprit plus vigoureux que délicat, plus subtil que pénétrant, plus porté à la force qu’à l’analyse, il n’avait pas la curiosité tendre et patiente qui nous fait lire au fond de ce mystère de mobilité et de persévérance, de dissimulation et d’abandon, d’amour et de haine, d’ambition et de dévouement que recèle le cœur d’une femme. La tragédie de Corneille, dont la principale beauté est dans le sacrifice de la passion au devoir, ne pouvait pas s’accommoder de caractères chez qui le devoir n’est le plus souvent que de l’amour. Ce n’était pas assez, pour le surhumain de ces situations, de la force fébrile et passagère que tirent les femmes de leur exaltation même. L’héroïque sang-froid d’un Rodrigue, d’un Auguste, d’un Polyeucte, immolant leur passion ou s’immolant eux-mêmes à un devoir, à une politique ou à une foi, convenait mieux à Corneille que cet héroïsme d’emportement, dont le suprême effort n’est le plus souvent que la vie sacrifiée à la passion.
Racine, en donnant de grands rôles à toutes les femmes de son théâtre, et le principal rôle à quelques-unes, obéissait à la fois à son génie et aux conditions de cette tragédie plus humaine où les situations naissent du développement des caractères. Génie plus étendu, plus profond, plus délicat, il aimait à chercher au loin dans la vie passée, ou au plus enveloppé du cœur de ses personnages, les causes et les progrès de la passion qui devait les précipiter. Il se plaisait à développer cette logique des passions, par laquelle les actes sortent de la succession et du combat des pensées. Il l’avait étudiée dans son propre cœur, où ses maîtres de Port-Royal lui avaient appris à lire sans complaisance ; il l’avait reconnue dans la fatalité du théâtre antique. Son dessein étant de montrer sur la scène les effets de la passion, et plutôt le mal qu’on se fait en y cédant que la gloire de la résistance, il dut choisir, parmi tous les cœurs sujets à ses ravages, celui où la passion est toute la vie morale, le cœur d’une femme.
Quel spectacle plus attachant pour cette âme si tendre que cette lutte de la femme entre toutes les contraintes de sa nature et de sa condition, et l’entraînement irrésistible de ses passions ! Il s’y formait à ces délicatesses de langage, expression des alternatives de cette lutte, reflets de la mobilité du cœur, où nul poète ne l’a égalé. On l’a appelé le peintre des femmes ; ce n’est pas une petite gloire que les femmes n’y aient pas contredit, et qu’elles aiment mieux se reconnaître aux faiblesses charmantes qu’il leur donne, qu’à l’héroïsme dont les a douées Corneille.
N’y eût-il dans le théâtre de Racine que cette vérité des rôles de femme, ce serait assez pour le mettre au premier rang dans son art. Un caractère de femme, un portrait de femme, une statue de femme, voilà l’écueil ou le triomphe du poète et de l’artiste. La perfection d’un ouvrage de ce genre est la suprême beauté. Est-ce parce qu’il a plu aux hommes d’attacher la plus grande gloire de l’art au mérite de représenter l’objet de leurs plus chères complaisances ? Est-ce parce que rien n’est plus difficile que d’exprimer ce qu’il y a d’ardeur et de délicatesse dans l’âme d’une femme, de finesse et de lumière sur son visage, de suavité dans ses formes, et qu’il faut, pour y réussir, joindre à la raison et à l’imagination la plus rare sorte d’intelligence, celle du cœur ? Nous donnons le prix à celui qui a su exprimer l’idéal dans la personne d’une femme. On en jugeait ainsi chez les anciens, quoique la femme n’y fut pas l’égale de l’homme. Combien plus dans nos sociétés modernes, où les mœurs et la religion lui ont rendu son rang, et où l’union de la beauté morale et de la beauté physique compose l’idéal de la femme !
On reproche pourtant à Racine cet idéal. Il a tort, dit-on, de transporter dans une fable grecque, juive ou romaine, des caractères de femme façonnés par la société moderne. J’ai déjà touché à cette critique en parlant d’Andromaque. Il faut bien souffrir un peu de convention dans les ouvrages d’art. S’il arrive qu’on n’y puisse faire entrer à la fois la vérité locale et la vérité telle que la conçoit un grand poète dans un grand siècle, il faut savoir se passer de la vérité locale. J’aime mieux que les personnes pèchent par le costume que par le fond. Le manque d’exactitude dans le costume ne touche que les savants ; des caractères mal développés ou incomplets, des personnages qui ne diraient pas tout ce qu’ils doivent sentir, des passions à demi exprimées, des sentiments sans nuances, choqueraient, dans un parterre moderne, tout ce qui a du cœur et de la raison. Demandez aux spectateurs qui assistent à une pièce de Racine, s’ils ne trouvent pas qu’Andromaque en dit trop pour la fille d’un roi qui menait paître ses bestiaux. Ils vous répondront d’abord qu’ils ne connaissent pas cette particularité de l’histoire d’Andromaque ; ensuite qu’une mère, Andromaque ou toute autre, n’en peut trop dire pour sauver son enfant et que Racine ne lui fait dire que ce qu’il a lu lui-même dans le cœur maternel.
§ VII. Des trois passions principales des femmes dans Racine.
Racine a représenté les femmes dans les trois passions les plus habituelles à leur sexe : l’amour, la tendresse maternelle, l’ambition. Mais l’amour domine. Deux de ses pièces seulement, Esther et Athalie, sont sans amour. Racine recherchait les sujets dont cette passion est le fond, parce qu’il n’en est pas qui touchent plus d’esprits et dont la vérité soit plus générale. Il n’en est pas d’ailleurs de plus difficiles, ni où le lieu commun et la mode aient plus de part. Echapper à ces deux écueils dans la peinture de l’amour est le plus bel effort du poète dramatique. Racine en a eu la gloire.
De toutes les passions humaines, aucune n’affecte dans notre pays des formes plus diverses que l’amour ; aucune n’a plus subi l’influence du tour d’esprit dominant à chaque époque. Elle a porté les livrées de l’érudition au seizième siècle, de la métaphysique galante au commencement du dix-septième, de la galanterie majestueuse sous le grand roi. Elle est ◀devenue▶ champêtre dans les premières années du dix-huitième siècle, sensuelle au milieu, ou, comme on disait alors, sentimentale. Nous l’avons vue romanesque et mélancolique dans ces derniers temps ; aujourd’hui elle affecte à la fois l’exaltation de l’âme et le délire des sens. Si, depuis trois siècles, nous avons toujours pris la livrée pour la passion elle-même, c’est peut-être que l’amour est plus dans notre imagination que dans notre sang, et que peu de gens parmi nous sont assez passionnés pour ne pas l’être selon la mode. Quoi qu’il en soit, la plus difficile beauté, dans un poème dramatique, c’est une peinture de l’amour qui ne vieillisse pas. Rien ne sent plus son homme de génie que d’y avoir réussi.
Racine pouvait confondre l’amour avec la galanterie majestueuse de la cour de Louis XIV, comme le grand Corneille l’avait confondu avec la métaphysique galante de l’hôtel de Rambouillet. Il y avait tant de gravité véritable sous cette gravité composée, tant de naturel sous cette étiquette, que les plus habiles pouvaient s’y tromper. On le voit par les fadeurs où Racine lui-même est quelquefois tombé. Il était fort à craindre qu’au lieu de chercher les caractères de l’amour dans les profondeurs du cœur humain, il ne s’en tînt à la forme particulière que lui imprimait le tour d’imagination de son temps. C’est un piège auquel il échappa. Aucun poète n’a mieux peint l’amour. Il semble même qu’il ait épuisé le sujet et qu’il ait réduit les poètes venus après lui soit à dire les mêmes choses en les affaiblissant, soit à emprunter à la mode de leur temps une nouveauté qui a passé avec elle.
Le plus difficile dans la peinture de l’amour au théâtre, c’est de le montrer chez tous les personnages qui aiment, absolu et parfait, et d’en varier l’expression selon les situations et les caractères. On ne souffrirait pas une mère qui ne le serait pas comme Andromaque, ou le serait moins que Clytemnestre ; on ne souffrirait pas davantage une amante qui n’aimerait qu’à demi. Dans la tragédie, les passions ne doivent pas être des humeurs passagères ; la destinée tout entière des personnages y est engagée. N’est-ce donc vrai qu’au théâtre ? Combien de vies autour de nous, dont une passion a décidé ! Il faut donc que le personnage sacrifie tout à l’objet aimé ; ou s’il a le cœur assez haut pour lui préférer le devoir, il faut que ce sacrifice lui coûte la vie. Telle doit être la passion de l’amour au théâtre : la même au fond pour tous les personnages, elle sera diverse dans l’expression, selon les caractères, l’âge, la condition, le temps et le lieu. Diversité non artificielle : c’est l’observation et le sentiment qui révéleront au poète toutes ces nuances.
Hermione, Roxane, Phèdre, sont trois personnifications de l’amour sensuel. Toutes les trois sacrifient leur amant à leur passion ; deux s’y sacrifient elles-mêmes. Quoi de plus semblable au premier aspect ? Le poète les fait passer par les mêmes alternatives. Elles ont une scène d’espérance, une de désespoir, une de fureur ; c’est le même amour, violent, exalté :
C’est Vénus tout entière à sa proie attachée.
Et, cependant, que de variété dans cette ressemblance ! Qui diffère plus d’Hermione que Phèdre, de Phèdre que Roxane ?
Hermione est la jeune fille avec toutes les passions de la femme ; mais, si son amour est emporté, il est du moins légitime. Elle a reçu la foi de Pyrrhus, elle réclame ses droits ; elle a la noblesse, la fierté d’une femme trahie ; la vengeance lui est permise ; et, si elle commet un crime en frappant Pyrrhus, on n’en dit pas moins que Pyrrhus est justement puni.
Phèdre et Roxane sont toutes deux infidèles à un époux absent, et toutes deux dédaignées de celui qu’elles aiment ; le crime qu’elles commettent, l’une en accusant Hippolyte, l’autre en livrant Bajazet au lacet fatal, est odieux et sans excuse. C’est par ces traits que, différentes d’Hermione, Phèdre et Roxane se ressemblent ; mais l’une aime le fils, et l’autre le frère de son mari. L’amour de Phèdre est combattu par le remords ; l’énormité de son crime l’épouvante au moment même où elle s’y encourage. Roxane aime, sans remords ; et, au lieu que dans le palais de Thésée, en cette Grèce où les crimes des mortels sont commandés par les dieux ; l’amour est comme une fureur sacrée ; au sérail, dans l’ombre et le mystère où vit Roxane, cachée et surveillée, l’amour ressemble à une intrigue sanglante.
Ce ne sont pas les seules différences entre ces trois victimes de l’amour sensuel. La fière Hermione frappe ouvertement Pyrrhus avec le bras d’Oreste. Phèdre, avilie par un amour à la fois incestueux et adultère, montre, en tuant Hippolyte par la calomnie, combien elle se méprise elle-même. Roxane se venge comme on fait au sérail, dans un lieu où la vie humaine a si peu de prix ; elle commande le meurtre avec une cruauté froide et tranquille.
Racine n’a pas moins de variété dans la peinture de l’amour innocent. Il l’a personnifié dans les plus charmantes créations de notre théâtre tragique, Iphigénie, Junie, Bérénice, Monime. Les nuances les plus délicates font de ces quatre jeunes filles quatre personnages très divers28 ; sœurs par la timidité, par ces sentiments contenus, voilés, dont Racine a eu seul le secret et le langage. Iphigénie et Junie sont dans la dépendance de la famille ; elles aiment d’un amour permis. Bérénice, Monime, sont maîtresses de leur destinée ; elles ont donné leur cœur librement. Avec le même charme de douceur qu’Iphigénie et Junie, elles ont plus de volonté et de force ; elles se sentent reines, et elles semblent tirer de cette situation la force, Monime de résister à Mithridate, Bérénice de s’immoler à la gloire de Titus.
D’autres nuances, produites par les situations, ajoutent à cette diversité. L’amour chez Iphigénie est combattu par sa tendresse pour son père, et par l’obéissance, le seul sentiment héroïque de cette jeune fille, qui n’a de force que pour se dévouer.
Junie aime, comme Iphigénie, d’un amour légitime. Mais Britannicus n’est pas un Achille, un roi puissant, victorieux, qui peut protéger celle qu’il aime ; c’est un prince dépossédé, surveillé, menacé. Junie cache son amour sous les sentiments qui peuvent le moins effaroucher Néron : elle aime par respect pour la volonté du père de Britannicus et par référence pour Agrippine ; elle aime par pitié pour Britannicus :
Il ne voit dans son sort que moi qui s’intéresse,Et n’a pour tout plaisir, seigneur, que quelques pleurs,Qui lui font quelquefois oublier ses malheurs29.
L’amour de Bérénice est d’abord confiant ; puis il s’inquiète et doute. L’ironie même, le dépit, altèrent un moment sa douce figure :
Retournez, retournez vers ce sénat auguste,Qui vient vous applaudir de votre cruauté30.
Mais ce qu’elle craint, c’est moins de n’être pas l’épouse de Titus que de n’être pas aimée. Rassurée par Titus, elle trouve dans la confiance qu’il lui a rendue la force de se sacrifier. Elle part malheureuse, mais aimée.
L’amour dans le rôle de Monime est peut-être encore plus touchant, parce qu’il est plus combattu. Toujours contrainte, toujours regrettant ses paroles, ou les craignant, non pour elle-même, mais pour son devoir ou son amant ; inquiète, agitée, au milieu de toutes ces embûches des caractères et des événements dont elle est entourée, un seul moment la voit rassurée et tranquille, c’est quand son devoir a parlé et qu’elle n’a plus à risquer que sa vie. Par là Monime est cornélienne et digne sœur de Pauline, dont on croit entendre la noble langue, dans cette scène où Monime, plus grande que Mithridate, lui reproche les détours par lesquels il a surpris ses aveux :
Vous seul, seigneur, vous seul vous m’avez arrachéeA cette obéissance où j’étais attachée ;Et ce fatal amour, dont j’avais triomphé,Ce feu, que dans l’oubli je croyais étouffé,Dont la cause à jamais s’éloignait de ma vue,Vos détours l’ont surpris et m’en ont convaincue.Je vous l’ai confessé ; je dois le soutenir…Et le tombeau, seigneur, est moins triste pour moiQue le lit d’un époux qui m’a fait cet outrage,Qui s’est acquis sur moi ce cruel avantage,Et qui, me préparant un éternel ennui,M’a fait rougir d’un feu qui n’était pas pour lui31.
Voilà les beaux sentiments où se plaisait le grand Corneille. La suite n’appartient qu’à Racine. Monime, une fois sa vertu satisfaite, redevient femme et amante ; elle pense à Xipharès, dont elle a trahi le secret :
Et quand il n’en perdrait que l’amour de son père,Il en mourra, seigneur32…
Mot sublime, dans cet ordre de pensées délicates et de vérités de cœur, où Racine est sans égal comme sans modèle.
Il n’est pas besoin de noter tout ce que cette variété des caractères et des circonstances fait éclore de sentiments dans ces natures tendres et mobiles, au milieu de vicissitudes où elles ne peuvent ni s’appartenir ni se donner. On gâterait même son plaisir en le voulant trop analyser ; on risquerait de raffiner là où l’on ne doit que sentir. Il est des choses dont il ne faut pas faire la science ; si l’on subtilise pour s’en rendre compte, leur charme se dissipe dans ce travail, et pour en vouloir être convaincu on perd le plaisir d’en être touché.
Je conviens que ces jeunes filles grecques, juives ou romaines, dans la fable de
Racine, sont plus de notre pays que du leur, plus contemporaines du siècle de Louis XIV
que de la Grèce héroïque ou de la Rome des Césars. Mais mon plaisir n’en est point gâté.
S’il y a des portraits authentiques de la fille d’Agamemnon, de la Bérénice de
l’histoire33 ; de Junie, « la plus agréable de toutes les jeunes filles »,
au dire de Sénèque34, de la Monime de Plutarque, je doute que ces portraits fussent
plus aimables que ces charmantes filles, belles comme les originaux qui les ont
inspirées, mais plus ingénieuses, et sachant mieux lire dans un cœur plus profond. Si
c’est ainsi que nos filles sentent et s’expriment, j’en suis bien fier pour la France,
puisqu’elle a inspiré à l’un de ses plus grands poètes les plus nobles types de la jeune
fille.
Je ne nie pourtant pas que certains détails ne se soient affadis. Quoique le dix-septième siècle soit l’époque où la société française a été la plus naturelle, et qu’en aucun temps l’homme ne se soit mieux connu, il s’est mêlé aux sentiments si vrais, et au langage si sain de cette époque unique, quelque chose qui est aux lettres ce que l’étiquette est aux usages. Racine n’a pas su en préserver ses plus aimables créations. Par les yeux, par les oreilles, il recevait de vives impressions de cette galanterie noble qu’affectait l’amour en ce temps-là. Quelques passages sont donc refroidis. Peut-être n’était-ce pas les moins goûtés ; car nous sommes plus touchés des façons de parler ou de sentir auxquelles nous prépare le langage à la mode, que des beautés qui s’adressent à ce fond de naturel qu’aucune mode ne peut altérer. Il faut même pardonner au poète dramatique la faiblesse qui le porte à faire cette part à la mode, ou l’illusion qui lui persuade que le vrai est ce que la foule applaudit. Au théâtre, le succès n’est pas de réflexion : il faut emporter les âmes ; et souvent c’est à l’aide de caresses au tour d’esprit régnant que le poète supérieur fait agréer les vérités qui ne passent pas.
Mais rien n’a fléchi dans les rôles des mères tels que les a tracés Racine. L’amour maternel échappe à toute étiquette, il est libre de toute mode. Les mères aiment de la même façon en tout temps et en tout pays. L’autre amour est une passion violente, mais qui ne dure pas ; il se nourrit de tout ce qui change et qui passe. Les théâtres, les livres en faveur, le donnent en spectacle tous les jours ; et, quelque naïfs que soient les premiers sentiments d’un jeune cœur, il est rare qu’il ne se glisse pas de l’imitation dans la manière dont il les exprime. Enfin, l’amour est plein du désir de plaire ; et comment plaire sans y mettre un peu d’artifice ?
Aucune de ces servitudes ne pèse sur l’amour maternel. Sentiment sublime, il est sans vicissitude et sans combats ; flamme inextinguible, l’âme qui l’a une fois reçue, la garde et l’entretient tant que dure la vie, et s’exhale avec elle ; passion plus semblable à une vertu qu’à une faiblesse, elle se contente par elle-même et n’a pas besoin de retour ; religion de la famille, les lettres et les arts, qui nous repaissent les yeux des tableaux de l’autre amour, laissent respectueusement l’amour maternel au foyer domestique et n’en amusent pas nos imaginations. S’il paraît sur la scène, soyez sûr que le poète n’en a pas pris les traits à un type à la mode ; il est allé les chercher, sur les indications de son propre cœur, dans les entrailles maternelles, où l’imagination n’a pas d’empire.
C’est de cette source que Racine a tiré les deux types les plus pathétiques de la mère au théâtre, Andromaque, Clytemnestre, personnages si semblables par la profondeur du sentiment maternel, si différents par la situation et le caractère qui en modifient l’expression. Dans le cœur d’Andromaque, l’amour pour son fils se confond avec l’amour encore vivant qu’elle garde à Hector. Clytemnestre, l’épouse indifférente, qui sera bientôt l’épouse adultère, mêle à sa tendresse pour Iphigénie d’autres passions qui couvent dans son cœur, et la violence d’une lutte domestique.
Deux autres sortes d’amour qui touchent à l’amour maternel par le dévouement, l’amour de la mère adoptive, dans le rôle de Josabeth, l’amour pour la patrie, dans le rôle d’Esther, sont peints avec la même vérité et personnifiés dans des types non moins vivants. Tout en est durable, parce que la mode n’y a rien mis de passager. Le trait de caractère commun à ces deux femmes, c’est la confiance en Dieu. Mais, dans Josabeth, il s’y mêle du doute et de l’inquiétude ; n’étant pas mère de Joas, ses entrailles ne lui crient pas qu’il ne peut pas périr. Il y a de l’enthousiasme dans Esther, à cause de la grandeur de l’intérêt auquel elle se dévoue.
L’ambition, telle que Racine l’a reconnue dans le cœur de la femme, est cet ardent désir de la domination, non pour de grands desseins, mais pour être maîtresse et pour donner toute carrière à ses passions. C’est l’ambition d’Agrippine et d’Athalie. L’une veut retenir le pouvoir qui lui échappe : l’autre, reine par le meurtre, veut garder le pouvoir qu’elle a usurpé. L’objet de leur ambition, différent en apparence, au fond est le même. Il s’agit de régner pour régner35, sans contradiction et sans obstacle.
Dans les palais, comme au plus modeste foyer, cette ambition est la même : gouverner sans but, mais gouverner sans contradiction. Les femmes ont plus besoin d’obéissance, parce qu’elles peuvent moins se commander à elles-mêmes ; de liberté, parce qu’elles ont plus de mobilité. Voilà le genre d’inquiétude qui travaille Agrippine et Athalie, l’une près du trône où elle a élevé son fils par le crime, l’autre sur le trône où elle est montée à travers le carnage de la race royale. On ne les voit pas poursuivre une grande pensée, ni combiner, pour l’exécution de cette pensée, leurs actions et leurs paroles. C’est par de petites raisons que l’une regrette le pouvoir et que l’autre craint de le perdre : et malgré l’audace virile que leur a prêtée Racine, malgré l’énergie qui les rend capables de ces crimes où l’on risque sa propre vie, malgré des traits d’habileté politique, la nature féminine se décèle dans Agrippine par un dépit puéril, par des imprudences qui compromettent le succès à peine obtenu, par l’impatience d’abuser du pouvoir avant même de l’avoir reconquis ; dans Athalie, par la croyance aux rêves, par des terreurs superstitieuses qui se trahissent sur son visage, par une imprévoyance qui la livre à ses ennemis.
Je sais bien que, dans la pièce de Racine, les rêves d’Athalie se réalisent, et que Dieu ajoute à son châtiment l’horreur de voir en songe l’abîme où il la pousse ; mais il l’y pousse par ces passions qui ôtent le sens aux femmes, dans les pays où la loi de l’État leur donne la souveraine puissance sans leur donner la force d’en user.
Rien dans ces créations de femmes, les plus originales du théâtre de Racine, rien n’excède l’humain. Leurs vertus ne sont pas hors de notre portée, ni leurs passions plus fortes que leur nature. Ce ne sont pas des particularités du cœur humain, qu’on nous donne à croire sur la foi d’anecdotes. Ces caractères appartiennent à l’histoire et point aux mémoires. Ils ne sont extraordinaires que par l’auréole poétique qui les entoure et par la scène qui les grandit. Tout spectateur dont l’esprit est cultivé est leur juge ; tout homme qui a quelque expérience de la vie a rencontré leurs originaux. Plus d’un y reconnaît une femme aimée, la tendresse immense d’une mère, l’esprit de domination d’une épouse.
Là est la vérité du poème dramatique. Nous vivons dans une si profonde obscurité sur nous-mêmes, et avec un si violent besoin de nous connaître, que nous appelons excellent l’art qui nous apprend qui nous sommes et avec qui nous vivons. Et tel est le charme de la vérité pour les mortels, qu’ils applaudissent à la peinture de leur propre misère, et qu’ils se consolent presque de souffrir quand ils savent pourquoi ils souffrent. La vérité au théâtre se manifeste toujours à nous par un retour sur nous-mêmes, pénible ou agréable, selon que la parole de l’acteur éveille en nous un écho de douleur ou de joie. Quiconque sort d’une représentation théâtrale sans y avoir été autant acteur que spectateur est incapable de ce noble plaisir. Ne disons pas qu’on rabaisse l’art en lui donnant l’office d’un enseignement : il n’y a rien de plus grand que le cœur du plus simple des hommes. L’art, qui est sorti de l’homme, aurait-il la prétention d’être plus haut que son origine ? Pourquoi Dieu, dans la Genèse, prend-il la parole, si ce n’est pour nous parler de nous ?
§ VIII. Des caractères d’homme.
Les caractères d’homme dans le théâtre de Racine sont inférieurs, pour la plupart, aux caractères de femme. Agamemnon, Achille, dans Iphigénie, sont accablés par les sublimes originaux d’Homère. L’amour que Racine prête à Mithridate l’avilit. Corneille avait été mieux inspiré, en ne faisant pas Auguste amoureux, quoique la chose pût n’être pas invraisemblable, même d’Auguste. S’il est un soin à prendre dans la peinture des grands hommes, c’est de ne montrer que les côtés par où ils sont grands. On veut apprendre d’Auguste ce que son âme profonde renfermait de pensées secrètes, d’ambition combattue, de fatigues et d’ennuis, dans la plus grande jalousie du pouvoir ; on veut savoir ce que c’est qu’un fondateur d’empire. Mithridate doit personnifier la lutte de l’univers contre Rome, et le génie de la barbarie aux prises avec le génie de la civilisation. Racine y a bien songé, dans le fameux discours de Mithridate à ses enfants ; mais plus le vieux roi est grand en parlant de ses défaites et de ses invincibles espérances, plus il s’abaisse par sa jalousie de vieillard amoureux et par les stratagèmes dont il use pour s’assurer s’il est trompé.
Racine a donné de bien bons exemples ; cette fois c’est une de ses fautes qui nous apprend que l’unité du caractère est la première des vérités théâtrales. Vainement oppose-t-on à cette vérité celle de l’homme « ondoyant et divers » ; c’est au moraliste à nous faire voir cet homme-là. Mais au théâtre, si nous aimons les contrastes entre les différents rôles, nous ne les supportons pas dans le même. Une petitesse prêtée à un grand caractère ne nous fait pas réfléchir utilement sur l’imperfection de la nature humaine ; elle nous fait douter que le même homme puisse être à la fois si grand et si petit. Et le doute au théâtre, c’est le froid : aussi Mithridate, malgré des scènes sublimes, est-il une œuvre froide.
Trois rôles d’homme seulement dans Racine sont de la force de ses plus beaux rôles de femme. C’est Néron, que le poète a pris tout vif à l’histoire ; c’est Acomat, qu’il a inventé tout entier ; c’est Joad, dont les livres saints lui avaient fourni l’énergique esquisse.
Que veut-on au théâtre d’un personnage historique ? Qu’il remplisse en quelque sorte sa renommée. Nous y sommes d’autant plus exigeants que le personnage est plus célèbre. S’il existe de lui un portrait, de la main d’un peintre tel que Tacite, il faut qu’il reste, dans le drame, égal à lui-même, qu’il vive comme le portrait, et qu’il n’en soit pas la copie. Ce tour de force, Racine l’a exécuté en créant le caractère de Néron. Néron dans Britannicus nous fait horreur comme dans l’histoire, mais plus efficacement, parce que cette horreur commence, s’accroît peu à peu, et qu’elle nous instruit en même temps qu’elle nous épouvante. Le Néron de Racine prépare au Néron de Tacite, et le rend plus vraisemblable.
C’est là peut-être la création la plus hardie de Racine. La tragédie, d’ordinaire, prend les héros tout faits, à un certain moment de leur vie où ils ne changent plus. Dans Britannicus, Néron s’essaye à la pensée du crime ; il fait son apprentissage de tyran ; il se lasse de cette innocence qui n’est qu’une surprise de son éducation ; la bête féroce se sent des griffes, et s’étonne de n’avoir rien encore déchiré :
Je l’ai laissé passer dans son appartement,J’ai passé dans le mien,
dit-il de Junie, comme surpris de ne pas s’être jeté sur elle. En un jour, en quelques heures, dans une action qui ne souffre pas de délai, Racine a marqué tous les pas de Néron dans la carrière du crime ; il l’a conduit des dernières contraintes de son éducation jusqu’à l’exécrable cruauté qui le poussera au parricide.
Acomat et Joad sont tout de l’invention de Racine. Pour les personnages d’invention, nous voulons qu’ils soient réels, qu’ils vivent comme les personnages historiques. L’histoire a-t-elle des héros plus vivants que Joad et Acomat ? L’ambition dans une cour où les mœurs en font une sanglante intrigue, et où la mort violente est au bout de tous les desseins, c’est tout Acomat. Joad, c’est la foi et la politique, l’enthousiasme et le calcul, peut-être aussi l’ambition de la tutelle unie à la fidélité passionnée pour le pupille. Néron est un personnage historique dont Racine a fait une création ; Acomat, Joad, sont des créations dont il a fait des personnages historiques.
La même vérité anime la plupart des rôles d’hommes secondaires de son théâtre, Pyrrhus, Oreste, Burrhus, Narcisse, Xipharès, Mathan, Abner. Un souffle de vie immortelle a passé de l’âme de Racine dans chacun de ces personnages. Sous le héros de la fable, je reconnais dans Pyrrhus le jeune prince exalté par la jeunesse, l’orgueil, la puissance, le courage ; cruel comme il est généreux, par emportement ; qui n’a pour résister à sa passion, ni le sens moral, ni l’expérience qui en donne les scrupules. La fatalité qui pèse sur Oreste est ce mélange de passion et d’ennui de soi qui mène au crime par le dégoût. Burrhus est l’honnête homme à la cour, un gouverneur qui élève un prince pour les vertus de la vie privée. Narcisse est le noir complaisant de tous les vices d’autrui pour contenter les siens. L’ambitieux que la faveur étourdit et précipite, c’est Mathan ; le soldat qui a servi sous deux maîtres, et qui obéit au second en gardant sa foi au premier, c’est Abner. Qu’y a-t-il de plus aimable que Xipharès, ce fils d’un grand homme, qui ne sait rien de plus beau que l’honneur d’avoir un tel père, qui entre par tendresse dans tous les desseins de Mithridate, et sacrifie, comme un héros de Corneille, sa passion au devoir filial ?
§ IX. Quelle idée se faisait Racine d’une tragédie parfaite. — De la simplicité d’action. — Des trois unités.
J’ai indiqué, au chapitre sur Corneille, quels étaient, au temps de ses premiers ouvrages, les modèles de la tragédie. Il y en avait de deux sortes : les anciens, dont on imitait les plans ; le théâtre espagnol, plus présent, rendu populaire par la connaissance et l’usage presque général de la langue espagnole, et par la mode, qui donnait crédit à tout ce qui venait d’Espagne. Corneille ne connut que médiocrement le théâtre grec. Il était versé, au contraire, dans le théâtre espagnol ; il l’avait imité dans ses imitateurs français, avant de l’étudier dans la langue originale. Il suivit les exemples de ce théâtre, mais en homme de génie qui ajoute plus qu’il n’emprunte à ses modèles. J’ai dit à quelle marque principale on reconnaît dans ses pièces l’influence des exemples espagnols : c’est que les situations y déterminent les caractères et sont l’effet, souvent artificiel, d’une action complexe.
Racine, venu à une époque où les modes d’Espagne perdaient faveur, nourri dans une école où l’on pratiquait l’antiquité, s’attacha aux modèles du théâtre grec. Il les étudiait la plume à la main ; il y notait, pour en faire son profit, soit les vérités de passion, soit l’art de les mettre dans le plus beau jour. Il rapporta de ce commerce les deux principes les plus opposés aux expédients du théâtre espagnol : une action simple, des situations suscitées par les caractères.
C’est là le principe de vie dans la tragédie. Le reste est particulier, local, anecdotique, vrai seulement pour quelques-uns et par la diversité des opinions ; tandis qu’une action simple, des caractères produisant des situations, c’est la vérité pour tous, du consentement de tous.
Racine reconnut dès l’abord dans cette simplicité d’action, si fort du goût des anciens36, non un procédé, car c’est l’absence même de tout procédé, mais la conformité du théâtre avec la vie.
Ce qui nous touche dans la tragédie, comme il en fait la remarque excellente, c’est la vraisemblance. Or quelle vraisemblance y a-t-il à entasser dans les trois heures que dure une représentation, sous peine d’excéder la faculté si bornée que nous possédons même pour le plaisir, assez d’incidents pour remplir des mois et peut-être des années ? La véritable invention, c’est de trouver un événement tragique qui s’accomplisse sur la scène en aussi peu de temps que dans la réalité ; c’est de ne lever la toile que sur des personnages mûrs pour l’événement, que leur vie antérieure, leurs intérêts, leurs passions, ont amenés, comme de force, dans le même lieu et dans le même temps, autour d’un personnage principal de qui tous dépendent, chacun plein de sa passion, abondant dans son sens, ne pouvant plus ni reculer, ni se dérober à la catastrophe qu’il a préparée par tout ce qu’il a été et par tout ce qu’il est. Cela est si bien la vie, que, lorsque nous parlons de quelque aventure tragique, nous appelons fatalité cet enchaînement invincible des causes et des effets, des caractères et des situations, par lequel chaque personnage court au-devant de celui qu’il aurait le plus d’intérêt à éviter, et se précipite vers sa destinée, qui n’est que le châtiment de sa volonté aveuglée par sa passion.
Voilà ce que le simple et profond génie des anciens avait vu dans la vie, et ce que Racine a imité d’eux, comme on imite la vérité, en la trouvant à son tour. Il cherchait, non dans son imagination, comme les poètes espagnols, mais dans la tradition et dans l’histoire, des tragédies toutes faites, qui lui offrissent une action simple à remplir par la violence des passions, par le développement des sentiments, par l’analyse en action des caractères.
De là ce qui a été dit de ses nombreuses ébauches, et de quantité de sujets essayés par lui et abandonnés, parce qu’il eût fallu pour les traiter des ressorts extraordinaires, suppléer au manque de matière par l’artifice et imaginer au lieu de créer. De là son usage d’écrire ses pièces d’abord en prose, afin d’éviter l’illusion du poète, et ce chatouillement de l’imagination et de l’oreille, qui aurait pu troubler son jugement. Il voulait voir son œuvre à nu, sans ornements, pour en mieux suivre le plan, et pour qu’aucun moyen de métier ne se glissât sous le déguisement de vers heureux.
Aussi disait-il, pour marquer le dernier degré d’avancement de ses pièces : « Je
n’ai plus que les vers à faire. »
Mot profond, qu’on n’attendait guère du
poète qui passe pour avoir donné le plus de soin aux vers.
Que penserait Racine, lui qui ne se souciait que de l’invention, de tous ces éloges qu’on fait de son talent d’écrire ? Il faut le prendre au mot. Les vers ont été pour lui le travail secondaire ; le travail principal, c’était la pensée, c’était le plan. Trouver des caractères, les engager dans des intérêts naturels et contradictoires, faire sortir de cette lutte des situations vraisemblables, et un événement suprême qui punît ou récompensât chacun selon ses actes, voilà où portait tout l’effort de Racine. C’est le travail de l’architecte qui dessine et fonde l’édifice, comparé à celui de l’ouvrier qui le bâtit.
En louant les vers dans les ouvrages de Racine, on loue ce qu’il en estimait le moins. Pour le juger à son prix, il faut fermer les oreilles aux séductions de sa poésie, et chercher sous les grâces de l’exécution ce travail de fondation, qu’il en regardait comme la plus solide partie. Alors seulement on connaît le génie de Racine, et l’on s’étonne plus de la force de ses plans que de la beauté de ses vers.
Dirai-je, en ce qui me touche, que voulant, sur la foi de sa parole, le juger par où il croyait avoir le plus mérité de son art, j’ai mis en prose certaines de ses tragédies, pour mieux en apprécier la conduite, et que ce simple canevas me donnait une plus haute idée du génie de Racine que toutes les splendeurs de ses vers ? Est-ce à dire que les vers, lus après cette étude, perdissent de leur prix ? Ils ne m’en paraissaient que plus beaux ; mais, au lieu d’admirer la main qui les a écrits, je sentais le cœur qui les inspirait ; et cette harmonie racinienne, dont on lui fait un mérite exclusif, ne m’y semblait plus que l’effet général de toutes les convenances réunies.
§ X. De la règle des trois unités.
Quand je pense à Shakspeare, qui n’a pas connu ces fameuses règles ; à Corneille, qui en a plus disserté qu’il ne les a appliquées, je ne suis pas tenté de prendre fait et cause pour elles. Mais quand je pense à Polyeucte, où Corneille s’en est le plus rapproché ; à Athalie, qui en est l’application la plus complète, je me demande si les trois unités ne sont pas, sous un titre pédantesque, le dernier degré de conformité du théâtre avec la vie.
Non, il n’est plus permis à personne, après Polyeucte et Athalie, de regarder ces règles comme une invention des grammairiens et des rhéteurs, ou plutôt, puisqu’elles nous viennent d’Aristote, comme un code imposé aux poètes par le caprice d’un philosophe.
Il n’est plus permis de dire qu’elles sont une gêne pour l’homme de génie, puisque voilà les deux plus beaux ouvrages de notre théâtre tragique où l’effort qu’elles ont coûté est si peu sensible, que les auteurs semblent les avoir rencontrées, sans les chercher, parmi les autres sortes de vérités qui rendent ces pièces immortelles.
Il est évident que dans un sujet où l’unité d’action, de temps et de lieu, est dans la nature des choses, il n’y a pas de place pour les hors-d’œuvre, pas un instant pour les tirades d’un acteur aimé du public, ni pour les oiseuses répliques d’un confident, ni pour ces monologues qui dissimulent le mauvais emploi du temps ; que, là où l’action marche, l’exécution ne languit pas ; que, là où chaque sentiment, chaque pensée est un pas vers l’événement, la langue ne dit rien qui ne soit nécessaire et ne faiblit pas.
Ces règles ne sont donc pas de vaines recettes imaginées pour produire des effets de théâtre ; c’est la loi par laquelle la tragédie se confond avec la vie elle-même.
De même que le langage de la passion la plus emportée peut se ramener à un raisonnement rigoureux, et presque à un syllogisme d’école ; de même, dans tout événement tragique produit par des caractères, des intérêts et des passions en lutte, l’homme de génie trouvera les trois unités, non comme cause, mais comme effet. Il verra que le propre d’un événement de ce genre est d’agiter à la fois tous les personnages ; que tous sont dès l’abord sous l’empire de la catastrophe qui se prépare : voilà l’unité d’action. Il remarquera qu’ils se cherchent, se poursuivent, jusqu’à ce qu’ils en viennent aux mains ; qu’il n’y a point de muraille qui les empêche de se joindre ; que des passions tragiques, une fois aux prises, veulent en finir : voilà l’unité de temps et l’unité de lieu.
Dans la plus parfaite des tragédies de notre théâtre, Athalie, les trois unités ne seraient-elles pas une suprême vérité ajoutée à toutes les autres ?
Corneille prenait ces fameuses règles un peu trop à la lettre. Leur antiquité, la mode, qui peut s’attacher même à des règles, en faisaient de son temps une chose sainte. Il n’est pas jusqu’aux subtilités dont elles sont obscurcies dans Aristote, jusqu’aux parties de quantité et d’extension, avec lesquelles il n’ait cru devoir compter. Il faut voir avec quelle satisfaction modeste il parle de la conformité de ses pièces avec ces règles ; je ne sais de plus aimable que l’air timide dont il demande grâce pour les légères infractions qu’il s’est permises. Il avait plus médité ces abstractions qu’il n’avait lu les tragiques grecs ; et comme on ne raffine pas impunément sur des abstractions, ce grand homme s’y égarait. Ce qu’il a écrit là-dessus ressemble fort à une discussion théologique, où un casuiste essaye de concilier avec un dogme absolu des faits qui le contrarient. Il en est fort souvent incommodé, mais il n’ose s’en plaindre ; et, quand il s’y soustrait, il s’excuse par ses bonnes intentions.
Racine ne parle nulle part des trois unités. Il ne les prenait point pour des lois antérieures à la tragédie, mais pour des effets, pour des degrés de ressemblance avec la réalité, dont les poètes de l’antiquité avaient donné des exemples, et ses critiques la théorie. Il étudiait les œuvres plutôt qu’il ne subtilisait sur les doctrines. Il n’arrangeait pas son poème d’après ces règles, et il ne s’avisa jamais de leur rien sacrifier de la nature des choses ; mais, en méditant fortement son sujet et en y réunissant toutes les vraisemblances, il rencontrait les unités.
Corneille, à son début, dans cette première mollesse de l’esprit qui reçoit toutes les empreintes, avait été surpris par le mécanisme du théâtre espagnol. Plus tard, le crédit des fameuses règles l’avait intimidé. Il voulut mettre d’accord ce qu’il avait fait avec ce qu’on lui donnait à croire. Dans ces subtilités, il perdit jusqu’au sentiment du mérite relatif de ses pièces. Ainsi, après avoir écrit le Cid, Cinna, Horace, Polyeucte, fruits divins de son génie émancipé de la mode espagnole, et libre encore de la mode des unités, laquelle de ses pièces va-t-il citer en preuve du bon effet de je ne sais quelle règle ? Je vous le donne à deviner : c’est Mélite !
Plus Racine produit, plus il se rapproche de l’idéal de l’art dramatique, la simplicité d’action. Par cette force de méditation qu’il sait si bien cacher sous la facilité de l’exécution, en suivant ses personnages là où les entraînaient invinciblement leurs caractères, leurs intérêts et leurs passions, il tomba pour ainsi dire sur la règle des trois unités. C’est ainsi que, par un dernier effort de l’art, il composait Athalie, le chef-d’œuvre de notre scène, la pièce à la fois la plus conforme aux règles des anciens, et la plus libre de toute servitude théâtrale.
§ XI. Athalie.
Athalie est une de ces tragédies toutes faites, comme les cherchait Racine. Il n’a rien eu à imaginer, et le peu qu’il y a mis du sien est si admirablement lié à la donnée de l’Ancien Testament, que le poète semble avoir suppléé quelque omission de l’historien sacré. L’invention, ç’a été de trouver dans un des plus tragiques événements de l’Histoire sainte une tragédie aux conditions où la voulait Racine, avec toutes les vraisemblances qui font d’une fable une réalité.
Les livres, saints lui offraient, dans l’enceinte de la même ville, deux familles de race royale séparées par la haine et le meurtre, l’une victorieuse et sur le trône, l’autre vaincue, mais restée maîtresse de la religion nationale, gardant au fond du temple le roi légitime, et tolérée parce qu’on la croyait faible. Il vit tout ce qu’il y avait de pressant, d’irrésistible dans ce contact de l’usurpation et du droit, de la religion et de l’idolâtrie, outre la volonté du Dieu des vengeances, qui joue le même rôle dans Athalie que le dieu Destin dans le théâtre grec.
Le sujet, c’est un soupçon d’Athalie, aigri par un songe que rendent vraisemblable la situation de cette reine, son esprit violent, ses sanglants souvenirs. Dans ce songe, elle s’est vue poignardée par un enfant ; au temple, elle reconnaît cet enfant dans Joas. Dès lors il faut que Joas lui soit livré, ou qu’il périsse.
Cet événement agite et absorbe tous les personnages de la pièce, selon leurs caractères, leurs intérêts et leurs passions. Athalie y porte l’inquiétude attachée à l’usurpation violente, l’ardeur d’une femme impérieuse, l’audace qui ne voit pas le péril ; Joad, l’esprit de Dieu, l’enthousiasme pour la foi de David opprimée, et, entre autres mobiles humains, l’attachement d’un sujet à son roi, d’un oncle à son neveu, le tendre intérêt d’un homme pour un enfant échappé aux assassins ; enfin, comme je l’ai dit, l’ambition de la tutelle et la rivalité de puissance entre le pontificat et la royauté. Les personnages secondaires autour d’Athalie et de Joad sont engagés dans l’événement par des causes proportionnées à leurs rôles : Mathan, par sa jalousie contre Joad et la mauvaise conscience d’un apostat ; Abner, par sa muette fidélité au sang de ses rois, à laquelle se mêle l’esprit d’obéissance militaire aux puissances établies ; Josabeth, par une tendresse mêlée de crainte, qui lui fait préférer pour son enfant adoptif la sécurité à la gloire ; Zacharie, son fils, par l’âge, qui le rapproche de Joas, et par la communauté de leurs pieux amusements dans le saint lieu ; Salomith, cette charmante sœur de Zacharie, par les soins qu’elle a donnés, de moitié avec sa mère, au mystérieux enfant, qu’elle aime sans le connaître.
Du moment qu’Athalie est entrée dans le temple, tous ces cœurs sont saisis à la fois d’un trouble qui va croissant jusqu’à la fin ; il n’y a plus ni paix ni trêve possible. Ce n’est pas l’artifice du poète qui enferme tous ces personnages dans la même action, dans le même lieu, dans la même heure ; c’est la nature des choses : c’est la terrible fatalité des livres saints qui livre le méchant au Dieu de la guerre et des vengeances.
On est sous le charme quand on lit ces beaux vers que Voltaire admira soixante ans, jusqu’au jour où il eut la faiblesse d’en vouloir à Athalie d’être un sujet chrétien ; mais on est saisi d’étonnement lorsque, dépouillant la pièce de ce magnifique vêtement, on l’étudie dans son plan, dans son nœud, dans les entrées et les sorties, dans la convenance et l’à-propos du langage de chacun, dans le rapport de l’action au temps et au lieu ; en un mot, quand on compare l’art à la vie. Là, le personnage qui entre ne vient pas seulement pour remplacer celui qui sort ; l’action, en se personnifiant dans le premier, ne quitte pas pour cela le second, elle le suit, et, dans le même temps qu’on est occupé de ce qui se passe sur la scène, on est inquiet de ce qui se prépare au dehors. Nul ne se retire sans que l’action l’y force, ou ne revient sans qu’on l’attende ; au lieu d’éprouver un effet de surprise, le spectateur voit se réaliser ses pressentiments.
C’est ainsi que Racine, en rapprochant de plus en plus l’art de la réalité, a fini par l’y confondre, et a surpassé les anciens en appliquant leurs règles. Tout ce qu’il leur avait pris, il le perfectionna. Les anciens lui avaient donné le chœur ; il le lia plus étroitement à l’action, et l’y intéressa par des sentiments plus personnels. Dans le théâtre antique, le chœur représente la foule ; c’est quelque vieillard sans nom qui le conduit et qui parle pour tous. Dans Athalie, le chœur est composé de jeunes filles que tantôt Josabeth, tantôt l’aimable Salomith associent à leurs sentiments. Il ne moralise pas froidement sur ce qui se passe ; il souffre, il craint, il espère ; il a sa part des dangers, il est menacé par la catastrophe. Ses chants, en exprimant tour à tour l’espérance, la crainte et la prière, continuent l’action, et prolongent, pour ainsi dire, chaque acte jusqu’à l’acte suivant.
Par exemple, la fin du premier acte nous a laissés sous l’impression des redoutables confidences que
Joad vient de faire à Josabeth. Le chœur, introduit par Salomith, chante la grandeur et la bonté de Dieu ; il en rappelle les preuves les plus éclatantes, et il vient en aide à Joad, en achevant de raffermir la foi d’Abner et en relevant le courage de Josabeth.
Au second acte, Athalie vient d’interroger Joas. Le chœur chante la fermeté de l’enfant, l’iniquité d’Athalie, les profanations des sectateurs de Baal, le réveil qui doit interrompre leur songe passager. L’action marche ; elle gronde, pour ainsi dire.
Dans le troisième acte, Mathan demande qu’on lui livre Joas. Joad le chasse du temple. Encore tout frémissant des paroles d’anathème dont il a accablé son ennemi, il prophétise. Les Lévites s’arment. Que font les jeunes filles ? Elles s’effrayent de ces préparatifs. Les unes espèrent, les autres pleurent Sion. L’ambiguïté de la prophétie les laisse dans l’incertitude ; mais le sentiment qui prend le dessus est une résignation confiante.
Est-il d’autre bonheur que la tranquille paixD’un cœur qui t’aime ?
Joas est couronné au quatrième acte. Le grand prêtre range les lévites en bataille ; il exhorte Joas à mourir en roi. On attend Athalie. Le chœur entonne l’hymne du combat ; il interpelle Dieu ; l’esprit de guerre a passé dans ces aimables filles. Tout à coup la trompette des Tyriens se fait entendre autour du temple. La place du chœur n’est pas au milieu des armes ; Salomith entraîne ses sœurs au plus profond du temple.
Courons, fuyons, retirons-nousA l’ombre salutaireDu redoutable sanctuaire.
Voilà ce que Racine appelait modestement se conformer au goût des anciens. Il les imitait en marchant dans les mêmes voies ; il les surpassait par une obéissance plus stricte à cette loi de la vraisemblance qu’ils ont eu la gloire d’inventer.
Pour la rendre plus sensible dans Athalie, Racine se passa d’incidents, d’épisodes, de monologues, ressources des poètes faibles, tentations même pour le génie. Il sut aussi n’avoir pas besoin de confidents. Le seul confident, dans la pièce, c’est Nabal ; mais Nabal n’est pas inutile, il a sa physionomie. Il n’est ni à Baal ni au Dieu d’Israël ; c’est un officier subalterne de la cour d’Athalie, qui voit dans l’événement un coup à faire. Les confidents ne sont si froids que parce qu’on ne les emploie pas pour leur compte ; ils servent, soit à couper par des interruptions la longueur des monologues, soit à tenir la place de l’interlocuteur véritable qui n’arrive pas. Ils remplissent les vides que l’imperfection du poème a laissés. Nabal joue un rôle, et sans vouloir en exagérer l’importance, n’est-ce pas un trait de convenance et de vérité d’avoir donné pour confident à l’apostat Mathan un indifférent, qui n’est dupe ni de son ambition ni de ses remords ?
Enfin, il semble que Racine, en se passant d’amour dans Athalie, ait voulu tirer la tragédie de la plus dangereuse des servitudes. Etait-ce pour approprier sa pièce à l’établissement pieux auquel il la destinait ? Etait-ce plutôt l’effet de ses réflexions sur la fragilité inévitable des peintures de l’amour ? Quoi qu’il en soit, en faisant une pièce sans amour, il la déroba à ces caprices d’imagination qui, depuis l’existence de notre théâtre, nous ont fait si souvent applaudir l’amour dans la galanterie. Aussi le temps, qui fait des ruines dans tous les monuments de l’esprit, et qui en effeuille, pour ainsi dire, tout ce qui n’est pas de marbre, a respecté le noble édifice d’Athalie. La mode a abdiqué tous ses droits sur ce chef-d’œuvre. C’est assez qu’en lui fermant la scène pendant trente ans37 elle se soit vengée du poète qui s’était soustrait à son empire, et qu’elle l’ait attristé un moment du doute d’avoir réussi.
De tous les chefs-d’œuvre de notre scène, aucun n’a eu au même degré cette fortune unique de ne réussir pas moins à la représentation qu’à la lecture. Le dramatique des scènes, la beauté du spectacle, des tableaux que l’action rend nécessaires, une musique qui ne sent point l’artifice, et qui, étant un religieux usage du lieu où se passe la scène, ajoute à la vraisemblance ; voilà ce que Racine a fait pour le spectateur38. Quant au lecteur la perfection de ces vers lus dans le recueillement, d’un œil que ne distrait pas le spectacle, le dédommage de tous les plaisirs qui ne lui arrivent pas par les sens ; et, s’il n’entend pas la musique des chœurs, il reçoit par l’oreille de l’âme l’harmonie de leurs strophes divines. Racine a-t-il donc pensé à ceux que la maladie, l’éloignement, la pauvreté peut-être, empêcheraient d’assister à ces nobles fêtes de l’esprit ? Pour combien de gens ce chef-d’œuvre n’a-t-il pas été le petit livre de choix dont parle Horace, qui, lu trois fois d’un esprit purifié, calme les douleurs de l’âme39 !
§ XII. De la langue de Racine, et de quelques illusions auxquelles donne lieu la perfection de ce poète.
L’admiration n’a rien laissé à dire d’essentiel sur la langue de Racine. La variété de ce style, qui en est la qualité la plus éminente, cette force où la force sied, cet éclat tempéré, ces grâces, cette souplesse, cette mollesse même où la situation le veut, qu’est-ce autre chose que la conformité du langage dramatique avec la vie ? La langue de Racine est celle de ses personnages. Il l’a tirée du fond de ces cœurs que troublent des passions si diverses, et qui sont à la fois les plus agités et les plus exercés à lire en eux-mêmes. On a dit qu’il avait créé d’innombrables rapports de mots ; qu’il avait été tout à la fois le plus hardi et le plus sage des novateurs ; qu’aucun n’a plus risqué que lui ; qu’il excelle dans le style elliptique. J’aimerais mieux qu’on l’eût loué de n’avoir point songé à tout cela, mais bien d’avoir rencontré naturellement toutes ces richesses de l’expression, en ne cherchant que la vérité des sentiments.
Cette variété, image de la diversité des caractères et des passions, échappe à plus d’un esprit trop prévenu pour certaines qualités particulières du style, pour la force, par exemple, ou pour l’éclat des figures. J’ai vu des gens de mérite que leur admiration pour Corneille, qui est hors de pair dans les endroits de force, rendait injustes pour Racine. Je les compare à ceux qu’un goût opposé, et également exclusif, pour la pureté du langage, fâche contre Corneille, et qui sont près de lui faire un crime d’avoir laissé quelque chose à perfectionner, et de n’être pas à la fois Corneille et Racine. Mais, si c’est faire du tort à Racine que de lui préférer la force de Corneille, on lui en fait plus encore en admirant avec excès la pureté de son langage. Ecrire purement en vers, au temps de Corneille, c’était inventer ; au temps de Racine, c’était suivre.
Croire qu’on le met à son rang quand on l’appelle le plus harmonieux des poètes, n’est pas une moindre injustice. Qui donc songe à l’harmonie en lisant les rôles de Néron, d’Acomat, d’Athalie, de Phèdre, d’Hermione ? J’ai peur qu’on n’accorde si libéralement à Racine le privilège d’une qualité dominante, que pour lui refuser les autres. L’harmonie de Racine, pas plus que la douceur de Virgile, n’amollit l’expression des sentiments qui veulent de l’énergie. Mais dans ces deux poètes divins les nuances sont si justes et l’œuvre entière si harmonieuse, que l’impression dernière est une certaine douceur dont je veux bien qu’on les loue, pourvu que ce ne soit pas aux dépens du reste.
C’est la douceur, ou, pour parler plus juste, la plénitude que nous éprouvons à la vue d’un de ces grands paysages où la nature a réuni tous les contrastes, depuis les âpres rochers qui portent encore l’empreinte primitive de la création, jusqu’aux paisibles campagnes dont le travail de l’homme renouvelle incessamment l’aspect.
Cette qualité suprême n’appartient qu’aux génies du premier ordre. Ne faisons pas de comparaisons, pour n’exciter pas de disputes ; disons seulement que ce mérite d’harmonie et de douceur est l’effet de tous les autres réunis, et que ce qu’entendent par là ceux qui y regardent de près, c’est la perfection. Mais tel est le propre de la perfection, que les uns ne la voient pas, et que les autres ne la supportent pas. Les premiers aiment mieux le génie qui fait des chutes, parce qu’au moment où il tombe il se rapproche d’eux. Les seconds apportent dans l’art l’esprit de démocratie : pour eux, la perfection, c’est du privilège, c’est de l’autorité ; ils la nient. Le plus grand nombre, fort heureusement, la reconnaît et l’adore. Les débats qu’elle soulève passent, et elle demeure ; et l’esprit humain est grand tant qu’il en conserve le sens.