(1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « Prévost-Paradol » pp. 155-167
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(1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « Prévost-Paradol » pp. 155-167

Prévost-Paradol

Essais de politique et de littérature. — Nouveaux essais de politique et de littérature.

I

Combien — s’il n’était pas mort — nous en aurait-il fait d’Essais de critique et de littérature ?… Nouveaux essais de critique et de littérature fut le titre peu original, mais modeste, sous lequel Prévost-Paradol a publié ses premières œuvres. Titre excellent, du reste, pour le succès ! Cela n’a point cette note insupportable de l’originalité qui déchire l’oreille de l’amour-propre, — cette oreille, délicate et longue, qu’il faut ménager, — et cela ne tire pas non plus brusquement les gens qui les aiment de la béatitude des idées communes… Prévost-Paradol ne sonne point du cor de Roland, en littérature ; de ce cor qu’on n’entend pas toujours, malgré sa puissance, qui meurt sans écho et qui brise les cœurs épuisés… Il joue, lui, d’un instrument plus commode. C’est la flûte de la rhétorique, qu’on entend très bien et dont tant de gens ont l’embouchure.

Mais, soyons juste, il en joue avec une telle supériorité qu’aux premiers sons qu’il en a tirés il s’est fait suivre, comme le plus charmant des pasteurs, par le troupeau enthousiasmé de Panurge, par tous les petits moutons de la libre pensée. À l’exception des gens d’un goût difficile qu’il faut plaindre et qu’il est encore mieux de détester, tout le monde a goûté sur-le-champ cette musiquette. Prévost-Paradol a plu à tout le monde. Il n’avait pas quitté le frac bleu de l’École normale, — ce bas bleu des hommes, seulement porté plus haut que la jarretière, — qu’il était célèbre. Quand il l’eut quitté, il mit une cravate blanche et il entra comme chez lui au Journal des Débats. Et c’était chez lui, en effet : de nature, de culture, de ture-lure, il était à tel point de ce journal, pédantesquement superficiel, que ce serait bien hardi de poser le problème : lequel des deux était le plus fait pour l’autre, de Prévost-Paradol ou du Journal des Débats ?

Ce fameux journal des rhéteurs reconnut immédiatement en Prévost-Paradol un soliste capable d’exécuter beaucoup de morceaux qui, depuis longtemps, ne pouvaient plus sortir des vieux gosiers fatigués de ses instrumentistes ordinaires… Saint-Marc Girardin ressemblait à un cachalot qui expire. M. John Lemoinne, autrefois si pimpant et si leste, ne paraissait plus qu’un simple os de seiche, ballottant dans la botte à revers d’un jockey. Alloury, le philosophe de son propre néant, continuait d’être ce qu’il avait toujours été : un simulacre. Rigault était mort… physiologiquement, sans avoir beaucoup vécu… intellectuellement. Prévost-Paradol, qui avait au début (je ne veux pas le nier) quelque chose de frisque dans sa rhétorique :

« Je suis Madelon Friquet ! »

Prévost-Paradol fit l’effet d’un être vivant dans le journal des gnomes et des fantômes, et on y salua son apparition comme celle de la vie. Le Lazare des Débats était ressuscité ! On investit Paradol du droit d’écrire beaucoup d’articles, et ce sont ces articles qu’il a publiés. Propre à tout, d’une facilité de rédaction qui ressemble à du mécanisme, il parla de l’Antiquité, ce sujet universitaire, ce pensum affreux qu’il faut faire aux Débats pour démontrer que l’Université en sait aussi long que les Jésuites en fait de grec et de latin. Il parla de littérature. On lui permit même la politique (sans stage !), et il fut regardé dans ce journal, dont tous les rédacteurs sont des hommes de génie… les uns pour les autres, comme l’esprit le plus savoureusement littéraire que l’on eût vu depuis Rigault, cet amour perdu de Rigault ! Jules Janin le lui dit en latin, avec une impertinence aimable ; Paradole, tu Rigaulius eris !!

Mais la littérature — quoiqu’elle lui fût si bonne et si aisée — n’était pas faite pour donner le bonheur à Prévost-Paradol. Accepté, non pas seulement par les Débats, mais par l’opinion, sur un pied très flatteur d’écrivain sans avoir jamais été contesté une minute par personne, lorsque le talent le plus robuste et même le génie le sont quelquefois si longtemps par tout le monde, — plus heureux en cela que M. Victor Hugo lui-même, que Théophile Gautier, que tous ceux-là enfin de notre époque qui, arrivés à la grande renommée, ont rencontré les résistances des commencements, — Prévost-Paradol n’était pas cependant ce qu’on appelle un homme heureux, et ces Essais de littérature et de politique que je tiens là, m’ont appris à mon grand étonnement son secret, et m’ont dit sa mélancolie.

Je viens de les lire, ces articles de tout genre, qui, à bien des places, pourraient être agréables, eh, oui ! s’ils étaient de meilleure humeur et si on ne trouvait pas, traînant le long de ces Variétés singulières, le sentiment du regret le plus inattendu, qui les fait ressembler à une jérémiade éternelle ! Or, savez-vous quel était ce regret qui rongeait Paradol, cet heureux littéraire, et pourriez-vous jamais vous en douter ? Allez ! je vous le donne en cent. C’était le regret tout simplement de n’être pas un homme d’État ! et non pas un homme d’État comme Montesquieu, penseur insuffisant pour une âme si haute, mais un homme d’État comme Pitt ! un homme qui mène réellement l’État. Telle était l’affliction de Prévost-Paradol. Quand on a donné aux enfants gâtés trop de confitures, ordinairement ils veulent de la lune. Eh bien ! la lune, pour Paradol, pour cet enfant gâté de la littérature, c’était l’influence politique ! c’était le pouvoir !

Certes, je ne trouve nullement mauvais qu’il se crût né pour l’empire. Que diable ! on est ce qu’on est, et on se sent. On se sent ministre entre cuir et chair, et on serait bien aise que la petite éruption se fît. Rien de plus naturel. On étouffe de génie comprimé et on désirerait bien qu’une soupape s’ouvrît et que le génie dont on meurt s’en allât par là et débordât un peu sur le monde ! Pour ma part, j’en serais bien aise aussi, ne fût-ce que pour le voir. Mais ce que je ne puis trouver bon, — parce que cela ne les rend pas meilleurs, — c’est que les articles de Prévost-Paradol portent partout l’empreinte et la mauvaise humeur d’une ambition que je conçois très bien et d’un génie, hélas ! opprimé par les circonstances, ces odieuses femelles ! Je ne trouve point cela bon, parce que cette mauvaise humeur ferait grimacer le talent le plus charmant, si on l’avait, et qu’elle doit horriblement fausser le regard de l’écrivain quand il s’agit de le promener avec lucidité sur le temps présent, dont on se croit franchement victime.

À mon sens, les Werther de la supériorité méconnue ou non prouvée sont aussi ennuyeux que les autres Werther, et même plus, quand, au lieu de se brûler la cervelle, ils continuent de se la vider dans une ribambelle d’articles pinces de dépit ou jaunes d’acrimonie. Se faire, à tout bout de champ, le saule pleureur d’une ambition, mieux que rentrée, car elle n’est pas sortie ; être né pour avoir la plaisanterie française à son service, cette bonne et jolie plaisanterie dont ils ont tant besoin pour s’égayer, ces pâles vieillards du Journal des Débats, qui, devenus culs-de-jatte, ne se lèvent plus guère devant cette Hélène ! se gaufrer le front avec les rides d’un moraliste misanthrope et catoniser quand il faudrait rire et sourire ; être, enfin, de tempérament, de l’école de Voltaire, et se faire, par déception, de celle de Rousseau : voilà ce que je reproche nettement à Prévost-Paradol et à ses livres. Je n’ai de haute main sur les ridicules de personne. Je puis trouver plus ou moins drôle… ou triste — et le garder pour moi — qu’un esprit, qui paraissait en bonne santé, en soit venu à ce point d’agacement et de révolte contre la réalité qu’il s’imagine que chaque semaine de ce temps, si peu exigeant et si tranquille ! on va lui commander quelque chose de déshonorant ou peut-être lui couper le cou… Mais, si cette hypocondrie puritaine entame jusqu’à l’homme littéraire, malgré mon respect pour les malades, je suis bien forcé d’en parler.

II

En effet, ceci, c’est mon métier, c’est de la critique littéraire… Dans ces deux volumes de Prévost-Paradol, intitulés : Essais de littérature et de politique, j’ai cherché vainement le soubassement nécessaire à tout livre de littérature et de critique un peu forte, je veux dire le symbole quelconque — religieux ou philosophique, s’il n’est pas religieux, — sur lequel doivent s’appuyer les œuvres intellectuelles des hommes, et je n’en ai trouvé aucun, même à l’état d’essai. Les principes de Prévost-Paradol, je ne les connais pas. Ses goûts, c’est différent, je les connais.

Mais ses principes ! Ils sont, sans doute, restés dans leur gaine, avec cette supériorité politique qu’il n’en peut pas tirer non plus : malheureux génie cloué dans son fourreau. La seule foi bien établie en quelque chose, la seule conviction que j’aie trouvée sous les phrases légères comme le vide de Prévost-Paradol, c’est l’idée, qui brille partout dans ses livres, que par les temps actuels, — ces temps durs, ingrats, injustes, malhonnêtes, comme la fièvre de la princesse Uranie dans le sonnet de Trissotin, — Prévost-Paradol avait manqué fatalement sa gloire !

Parfaitement sûr d’avoir en lui (il les sentait remuer !) un grand ministre et un grand orateur, mais, hélas ! dans une oisiveté désolante, il ne croyait pas à autre chose qu’à ces deux messieurs en sa personne et à leurs talents cachés, qu’il eut fait reluire au soleil de la vie publique si seulement, il y a quelques années, il avait été au Journal des Débats. Avec une telle obsession, ou plutôt une telle possession de facultés doubles qu’on peut exhiber (ô amertume !), vous comprenez ce que devait être pour Prévost-Paradol, gros d’un grand orateur et d’un grand ministre, la petite chose qui nous suffit, à nous, et qui s’appelle la littérature. Évidemment, elle n’est plus pour lui qu’un pis-aller, une espèce de champ d’asile pour sa pensée, le refuge dans lequel il se sauve contre les rigueurs du temps présent, cet outlaw de la politique impossible ! D’écrivain donc de vocation, de devoir, de goût, d’écrivain qui aime ce qu’il fait, et pour cette raison le fait bien, il n’y en a point chez Prévost-Paradol. Et peut-être même cesserait-il d’écrire, peut-être, ennuyé des sons creux qu’il file, enverrait-il promener la flûte de sa rhétorique, s’il ne se croyait tenu d’exécuter encore quelques airs funèbres en l’honneur de ce pauvre régime parlementaire qu’il aime comme lui-même, et qui, s’il n’était pas mort, lui aurait peut-être permis d’accoucher enfin de son grand ministre et de son grand orateur !

Et il les a exécutés, ces airs-là, de manière à rendre la maison dont il est, bien contente. Jamais la rhétorique, dont le défaut, comme on sait, n’est pas la hardiesse, n’est allée plus loin sous une plume d’École normale qu’elle ne va, en ces deux volumes, sous la plume de Prévost-Paradol. Dans son enthousiasme éploré et — semble-t-il — un peu égaré pour le gouvernement parlementaire qu’il a perdu, le croirait-on ? ce pur Athénien de Prévost-Paradol s’effrène à le comparer ce gouvernement, à Vénus blessée par les Grecs !!! C’est la première fois, certainement, qu’un homme a été assez crâne — même ailleurs qu’au Journal des Débats — pour comparer la reine et la déesse des amours au gouvernement parlementaire ! Mais Prévost-Paradol, ce professeur trop parfumé des souvenirs de l’Antiquité (comme ils disent entre eux) pour n’en pas exhaler à chaque instant de rudes bouffées, Prévost-Paradol, qui, dans un autre endroit de ces Essais de littérature et de politique, compare Lamennais, le vieux Lamennais que nous avons tous connu, à Psyché, fait donner à certains moments à la rhétorique tout ce que la malheureuse peut donner.

Comme tous les hommes qui sont, du reste, plus des rhéteurs que des écrivains, Paradol ne se soucie point du mot nuancé qui exprime la vérité des choses, et il fausse celui qu’il emploie en croyant le rendre plus fort… L’écrivain sincèrement passionné s’y prend de tout autre manière, car il a la mesure de sa passion même, tandis que ceux-là qui travaillent à froid et n’ont rien, comme disait Diderot, sous la mamelle gauche, craignent de manquer leur coup, et le manquent de peur de le manquer. On m’a raconté (et je crois à cette anecdote) la manière frigide dont Prévost-Paradol préludait, à l’École normale, à ces exercices de style qu’il fait présentement au Journal des Débats. Ses condisciples lui donnaient soit le commencement, soit la fin d’une phrase qu’il fallait immédiatement remplir, et sur-le-champ Prévost-Paradol prenait une plume et la remplissait avec une facilité… que j’oserai appeler abominable, car c’est par elle que le rhéteur devint un sophiste plus tard !

Prévost-Paradol a-t-il accompli cette loi de son être ? Unit-il Isocrate à Gorgias ? Les Essais que voici semblent l’attester. J’ai dit déjà que nulle métaphysique, nulle théorie, aucun principe vaillant et ferme, ne gisait au fond de ces phrases transparentes où le moi de l’auteur se voit seul. Mais, dans le cours de ces articles sur tant· de sujets, je n’ai pas senti une seule fois l’accent ému, sincère et mâle d’un homme… L’auteur, qui ne pense qu’à une chose, — à rendre au temps présent le désagrément qu’il en reçoit, — tombe sur nous tous tant que nous sommes à coups de moralistes et de moralités. Il fait, tour à tour, le Caton, le Thraséas et le Sénèque, mais les hautes dissertations auxquelles il se livre contre nous n’ont pas plus d’action sur le lecteur que n’en auraient ses discours officiels de professeur à la distribution des prix d’un collège, s’il était possible de les relire après les avoir entendus. Elles en ont, en effet, ces dissertations, les prosopopées solennelles et les péroraisons attendries !

Eh bien ! ce n’est point cependant à travers cette phraséologie artificielle, quoiqu’il y soit reconnaissable, que le sophiste m’est le plus distinctement apparu, ce sophiste fatal que ne manque jamais, dans un temps donné, de traîner après soi le rhéteur. Je l’ai vu à un autre endroit… Prévost-Paradol a l’espèce de prudence familière à beaucoup de jeunes gens de cette génération sans jeunesse. Seulement, si bien qu’il se tienne sous la garde de cette prudence en ces deux volumes qu’il offre au public, il a glissé, et en glissant, dans une toute petite phrase sur Fontenelle il a montré les parties honteuses de sa pensée : — « Fontenelle — nous dit-il — respecte tout COMME IL CONVIENT, mais, partout où il est passé, rien n’est resté debout. » Sentez-vous la joie ? L’éloge indique le précepte. C’est peut-être la seule phrase pensée, la seule phrase vraie de ces deux volumes de littérature politique. Elle est vraie comme une indiscrétion.

III

J’ai dit maintenant à peu près tout ce que j’avais à dire sur un homme qu’il m’est impossible de ne pas croire fort au-dessous de la fortune littéraire qu’on lui a faite, mais qui aurait pu la continuer, et même mieux que s’il était fort au-dessus. Nous qui savons comment se brassent les renommées, nous pensons que Prévost-Paradol avait tout ce qu’il faut — ou tout ce qu’il ne faut pas — pour étendre de plus en plus la sienne.

Homme d’esprit dans le sens le plus léger du mot, doué d’un de ces genres de talent que je ne nie point, mais qui n’était pas de nature à donner de grandes jalousies à personne, Prévost-Paradol est arrivé, dès les premiers pas qu’il a faits dans la littérature, à monter les trois échelons, mystérieux toujours quoique très connu, après lesquels en France, dans ce pays de la moquerie despotisé par les coutumes dont on se sera le plus moqué, il ne reste rien de bien difficile à grimper.

Comme Rigault auquel il succéda, comme Saint-Marc Girardin, comme M. Renan, comme M. Baudrillard, comme Laboulaye, comme enfin tous les heureux de la médiocrité qui se sont cantonnés dans l’immobilité de la réussite, une fois pour toutes Prévost-Paradol a passé par les trois grades de la franc-maçonnerie du succès. Il fut universitaire, lauréat d’Académie et rédacteur du Journal des Débats

J’ai raconté comme il entra dans ce journal, dont l’incroyable influence survit à tout ce qui fit autrefois le mérite incontesté de sa puissance, et qui vous prend le premier venu et, avec deux lignes de rédaction qu’il lui confie, le sacre comme homme de talent aux yeux des sots traditionnels. Prévost-Paradol n’était pas, lui, le premier venu, quand il s’en vint un jour au Journal des Débats. C’était un de ces camélias d’école normale, dont le Journal des Débats tient serre. Il y cherchait sa vitrine, et on la lui donna… Il s’y est épanoui !

Par la nature de son talent, Prévost-Paradol est peut-être, de tous les écrivains du Journal des Débats, celui qui convenait le mieux à ce journal et qui a le plus de ce qui s’appelle l’esprit de la maison.

Jeunes comme lui, Taine et Renan, qui sont certainement des esprits de plus de talent que lui, de plus d’impulsion et de mouvement d’idées, n’ont pas, comme lui, cette ductilité de rhétorique, et, ce qui est l’avantage suprême au Journal des Débats, la faculté de faire également dans la politique et dans la littérature, qui fut si longtemps la faculté de MM. Saint-Marc Girardin et John Lemoinne, le gros Benjamin et le petit ! Taine et Renan ne sont, d’ailleurs, que des spécialistes de critique au Journal des Débats.

Prévost-Paradol y était le critique de l’idée politique ; et, comme la femme dont Dieu a béni le ventre fécond, il y portait le grand ministre et le grand orateur dont il se croyait triplé. Je sais bien, il est vrai, qu’il ne s’en déchargea point, mais on n’en sent pas moins dans les articles qu’il y a écrits cette gestation douloureuse et puissante du grand orateur et du grand ministre, dont il n’accoucha pas, pour son soulagement et à jamais pour le nôtre, mais qui n’en communiqua pas moins une force mystérieuse dont, avait grand besoin, du reste, le pauvre Journal des Débats.

Quel malheur qu’il n’y ait pas eu aux Débats une sage-femme pour le délivrer ! Avant le coup de pistolet qui l’a tué, il était mort de sa grossesse.