Chapitre I.
Composition de l’esprit révolutionnaire, premier élément, l’acquis
scientifique.
Lorsque nous voyons un homme un peu faible de constitution, mais d’apparence saine et d’habitudes paisibles, boire avidement d’une liqueur nouvelle, puis tout d’un coup, tomber à terre, l’écume à la bouche, délirer et se débattre dans les convulsions, nous devinons aisément que dans le breuvage agréable il y avait une substance dangereuse ; mais nous avons besoin d’une analyse délicate pour isoler et décomposer le poison. Il y en a dans la philosophie du dix-huitième siècle, et d’espèce étrange autant que puissante : car, non seulement il est l’œuvre d’une longue élaboration historique, l’extrait définitif et condensé auquel aboutit toute la pensée du siècle ; mais encore ses deux principaux ingrédients ont cela de particulier qu’étant séparés ils sont salutaires et qu’étant combinés ils font un composé vénéneux.
I. Accumulation et progrès des découvertes dans les sciences de la nature. — Elles servent de point de départ aux nouveaux philosophes.
Le premier est l’acquis scientifique, celui-ci excellent de tous points et bienfaisant par sa nature ; il se compose d’un amas de vérités lentement préparées, puis assemblées tout d’un coup ou coup sur coup. Pour la première fois dans l’histoire, les sciences s’étendent et s’affermissent au point de fournir, non plus comme autrefois, sous Galilée ou Descartes, des fragments de construction ou quelque échafaudage provisoire, mais un système du monde définitif et prouvé : c’est celui de Newton326. Autour de cette vérité capitale se rangent comme compléments ou prolongements presque toutes les découvertes du siècle : — Dans les mathématiques pures, le calcul de l’infini inventé en même temps par Leibnitz et Newton, la mécanique ramenée par d’Alembert à un seul théorème, et cet ensemble magnifique de théories qui, élaborées par les Bernoulli, par Euler, Clairaut, d’Alembert, Taylor, Maclaurin, s’achèvent à la fin du siècle aux mains de Monge, de Lagrange et de Laplace327. Dans l’astronomie, la suite des calculs et des observations qui, de Newton à Laplace, transforment la science en un problème de mécanique, expliquent et prédisent tous les mouvements des planètes et de leurs satellites, indiquent l’origine et la formation de notre système solaire, et débordent au-delà par les découvertes d’Herschel, jusqu’à nous faire entrevoir la distribution des archipels stellaires et les grandes lignes de l’architecture des cieux. — Dans la physique, la décomposition du rayon lumineux et les principes de l’optique trouvés par Newton, la vitesse du son, la forme de ses ondulations, et, depuis Sauveur jusqu’à Chladni, depuis Newton jusqu’à Bernoulli et Lagrange, les lois expérimentales et les théorèmes principaux de l’acoustique, les premières lois de la chaleur rayonnante par Newton, Kraft et Lambert, la théorie de la chaleur latente par Black, la mesure du calorique par Lavoisier et Laplace, les premières idées vraies sur l’essence du feu et de la chaleur, les expériences, les lois, les machines par lesquelles Dufay, Nollet, Franklin et surtout Coulomb expliquent, manient et utilisent pour la première fois l’électricité. — En chimie, tous les fondements de la science, l’oxygène, l’azote, l’hydrogène isolés, la composition de l’eau, la théorie de la combustion, la nomenclature chimique, l’analyse quantitative, l’indestructibilité de la matière et du poids, bref les découvertes de Scheele, de Priestley, de Cavendish et de Stahl, couronnées par la théorie et la langue définitives de Lavoisier. — En minéralogie, le goniomètre, la fixité des angles et les premières lois de dérivation par Romé de Lisle, puis la découverte des types et la déduction mathématique des formes secondaires par Haüy. — En géologie, les suites et la vérification de la théorie de Newton, la figure exacte de la terre, l’aplatissement des pôles, le renflement de l’équateur328, la cause et la loi des marées, la fluidité primitive de la planète, la persistance de la chaleur centrale ; puis, avec Buffon, Desmarets, Hutton, Werner, l’origine aqueuse ou ignée des roches, la stratification des terrains, la structure fossile des couches, le séjour prolongé et répété de la mer sur les continents, le lent dépôt des débris animaux et végétaux, la prodigieuse antiquité de la vie, les dénudations, les cassures, les transformations graduelles du relief terrestre329, et à la fin le tableau grandiose où Buffon trace en traits approximatifs l’histoire entière de notre globe, depuis le moment où il n’était qu’une masse de lave ardente jusqu’à l’époque où notre espèce, après tant d’autres espèces détruites ou survivantes, a pu l’habiter Sur cette science de la matière brute, on voit en même temps s’élever la science de la matière organisée. Grew, puis Vaillant viennent de démontrer les sexes et de décrire la fécondation des plantes ; Linné invente la nomenclature botanique et les premières classifications complètes ; les Jussieu découvrent la subordination des caractères et la classification naturelle. La digestion est expliquée par Réaumur et Spallanzani, la respiration par Lavoisier ; Prochaska constate le mécanisme des actions réflexes ; Haller et Spallanzani expérimentent et décrivent les conditions et les phases de la génération. On pénètre dans le bas-fond du règne animal ; Réaumur publie ses admirables mémoires sur les insectes, et Lyonnet emploie vingt ans à figurer la chenille du saule ; Spallanzani ressuscite ses rotifères, Trembley découpe son polype d’eau douce, Needham fait apparaître ses infusoires. De toutes ces recherches se dégage la conception expérimentale de la vie. Déjà Buffon et surtout Lamarck, dans leurs ébauches grandioses et incomplètes, esquissent avec une divination pénétrante les principaux traits de la physiologie et de la zoologie modernes. Des molécules organiques partout répandues ou partout naissantes, des sortes de globules en voie de déperdition et de réparation perpétuelles, qui, par un développement aveugle et spontané, se transforment, se multiplient, s’associent, et qui, sans direction étrangère, sans but préconçu, par le seul effet de leur structure et de leurs alentours, s’ordonnent pour composer ces édifices savants que nous appelons des animaux et des plantes ; à l’origine, les formes les plus simples, puis l’organisation compliquée et perfectionnée lentement et par degrés ; l’organe créé par les habitudes, par le besoin, par le milieu ; l’hérédité transmettant les modifications acquises330 : voilà d’avance, à l’état de conjectures et d’approches, la théorie cellulaire de nos derniers physiologistes331 et les conclusions de Darwin. Dans le tableau que l’esprit humain fait de la nature, la science du dix-huitième siècle a dessiné le contour général, l’ordre des plans et les principales masses en traits si justes, qu’aujourd’hui encore toutes les grandes lignes demeurent intactes. Sauf des corrections partielles, nous n’avons rien à effacer.
C’est cette vaste provision de vérités certaines ou probables, démontrées ou pressenties, qui a donné à l’esprit du siècle l’aliment, la substance et le ressort. Considérez les chefs de l’opinion publique, les promoteurs de la philosophie nouvelle : à divers degrés, ils sont tous versés dans les sciences physiques et naturelles. Non seulement ils connaissent les théories et les livres, mais encore ils touchent les choses et les faits. Non seulement Voltaire expose, l’un des premiers, l’optique et l’astronomie de Newton332, mais encore il calcule, il observe et il expérimente lui-même. Il adresse à l’Académie des Sciences des mémoires « sur la mesure de la force motrice », « sur la nature et la propagation de la chaleur ». Il manie le thermomètre de Réaumur, le prisme de Newton, le pyromètre de Muschenbroek, Il a dans son laboratoire de Cirey tous les appareils alors connus de physique et de chimie. Il fait de ses mains des expériences sur la réflexion de la lumière dans le vide, sur l’augmentation du poids dans les métaux calcinés, sur la renaissance des parties coupées dans les animaux, et cela en véritable savant, avec insistance et répétition, jusqu’à couper la tête à quarante escargots et limaces, pour vérifier une assertion de Spallanzani. — Même curiosité et préparation dans tous ceux qui sont imbus du même esprit. Dans l’autre camp, parmi les cartésiens qui vont finir, Fontenelle est un mathématicien excellent, le biographe compétent de tous les savants illustres, le secrétaire autorisé et le véritable représentant de l’Académie des Sciences. — Ailleurs, à l’Académie de Bordeaux, Montesquieu lit des discours sur le mécanisme de l’écho, sur l’usage des glandes rénales ; il dissèque des grenouilles, essaye l’effet du chaud et du froid sur les tissus vivants, publie des observations sur les plantes et sur les insectes. — Rousseau, le moins instruit de tous, suit les cours du chimiste Rouelle, herborise, et s’approprie, pour écrire son Émile, tous les éléments des connaissances humaines. — Diderot a enseigné les mathématiques, dévoré toute science, tout art et jusqu’aux procédés techniques des industries. D’Alembert est au premier rang parmi les mathématiciens. Buffon a traduit la théorie des fluxions de Newton, la statique des végétaux par Hales ; il devient▶ à la fois ou tour à tour métallurgiste, opticien, géographe, géologue et à la fin anatomiste. Condillac, pour expliquer l’usage des signes et la filiation des idées, écrit des abrégés d’arithmétique, d’algèbre, de mécanique et d’astronomie333. Maupertuis, Condorcet et Lalande sont mathématiciens, physiciens, astronomes ; d’Holbach, La Mettrie, Cabanis sont chimistes, naturalistes, physiologistes, médecins. — Grands ou petits prophètes, maîtres ou élèves, savants spéciaux ou simples amateurs, ils puisent tous directement ou indirectement à la source vive qui vient de s’ouvrir. C’est de là qu’ils partent pour enseigner à l’homme ce qu’il est, d’où il vient, où il va, ce qu’il peut ◀devenir▶, ce qu’il doit être. Or un nouveau point de départ mène à un nouveau point de vue ; c’est pourquoi l’idée qu’on se fait de l’homme va changer du tout au tout.
II. Changement du point de vue dans la science de l’homme. — Elle se détache de la théologie et se soude comme un prolongement aux sciences de la nature.
Car supposez un esprit tout pénétré des vérités nouvelles ; mettez-le spectateur sur l’orbite de Saturne et qu’il regarde334. Au milieu de ces effroyables espaces et de ces millions d’archipels solaires, quel petit canton que le nôtre et quel grain de sable que la terre ! Quelle multitude de mondes au-delà de nous, et, si la vie s’y rencontre, que de combinaisons possibles autres que celles dont nous sommes l’effet ! Qu’est-ce que la vie, qu’est-ce que la substance organisée, dans ce monstrueux univers, sinon une quantité négligeable, un accident passager, une moisissure de quelques grains de l’épiderme ? Et, si telle est la vie, qu’est-ce que l’humanité qui en est un si mince fragment Tel est l’homme dans la nature, un atome, un éphémère ; n’oublions pas cela dans les systèmes que nous faisons sur son origine, sur son importance, sur sa destinée. Une mite serait grotesque, si elle se considérait comme le centre des choses, et il ne faut pas « qu’un insecte presque infiniment petit montre un orgueil presque infiniment grand335 ». Sur ce globe lui-même, combien son éclosion a été tardive ! Quelles myriades de siècles entre le premier refroidissement et les commencements de la vie336 ! Qu’est-ce que le tracas de notre fourmilière à côté de cette tragédie minérale à laquelle nous n’avons pas assisté, combats de l’eau et du feu, épaississement de la croûte, formation de l’océan universel, construction et séparation des continents ? Avant notre histoire, quelle longue histoire animale et végétale, quelle succession de flores et de faunes, que de générations d’animaux marins pour former les terrains de sédiment, que de générations de plantes pour former les dépôts de houille, quels changements de climat pour chasser du pôle les grands pachydermes Enfin voici l’homme, le dernier venu, éclos comme un bourgeon terminal à la cime d’un grand arbre antique, pour y végéter pendant quelques saisons, mais destiné comme l’arbre à périr après quelques saisons, lorsque le refroidissement croissant et prévu qui a permis à l’arbre de vivre forcera l’arbre à mourir. Il n’est pas seul sur la tige : au-dessous de lui, autour de lui, presque à son niveau, sont d’autres bourgeons nés de la même sève ; qu’il n’oublie jamais, s’il veut comprendre son être, de considérer, en même temps que lui-même, les autres vivants ses voisins, échelonnés jusqu’à lui et issus du même tronc. S’il est hors ligne, il n’est pas hors cadre, il est un animal parmi les animaux337 en lui et chez eux, la substance, l’organisation, la naissance, la formation, le renouvellement, les fonctions, les sens, les appétits, sont semblables, et son intelligence supérieure, comme leur intelligence rudimentaire, a pour organe indispensable une matière nerveuse dont la structure est la même chez eux et chez lui. — Ainsi enveloppé, produit, porté par la nature, peut-on supposer qu’il soit dans la nature comme un empire dans un empire ? Il y est comme une partie dans un tout, à titre de corps physique, à titre de composé chimique, à titre de vivant, à titre d’animal sociable, parmi d’autres corps, d’autres composés, d’autres animaux sociables, tous analogues à lui, et, à tous ces titres, il est comme eux soumis à des lois Car, si nous ignorons le principe de la nature et si nous nous disputons pour savoir ce qu’il est, intérieur ou extérieur, nous constatons avec certitude la manière dont il agit, et il n’agit que selon des lois générales et fixes. Tout événement, quel qu’il soit, a des conditions, et, ces conditions données, il ne manque jamais de suivre. Des deux anneaux qui forment le couple, le premier entraîne toujours après soi le second. Il y a de ces lois pour les nombres, les figures et les mouvements, pour la révolution des planètes et la chute des corps, pour la propagation de la lumière et le rayonnement de la chaleur, pour les attractions et les répulsions de l’électricité, pour les combinaisons chimiques, pour la naissance, l’équilibre et la dissolution du corps organisé. Il y en a pour la naissance, le maintien et le développement des sociétés humaines, pour la formation, le conflit et la direction des idées, des passions et des volontés de l’individu humain338. En tout ceci l’homme continue la nature ; d’où il suit que, pour le connaître, il faut l’observer en elle, après elle, et comme elle, avec la même indépendance, les mêmes précautions et le même esprit Par cette seule remarque, la méthode des sciences morales est fixée. En histoire, en psychologie, en morale, en politique, les penseurs du siècle précédent, Pascal, Bossuet, Descartes, Fénelon, Malebranche, La Bruyère, partaient encore du dogme ; pour quiconque sait les lire, il est clair que d’avance leur siège était fait. La religion leur fournissait une théorie achevée du monde moral ; d’après cette théorie latente ou expresse, ils décrivaient l’homme et accommodaient leurs observations au type préconçu. Les écrivains du dix-huitième siècle renversent ce procédé : c’est de l’homme qu’ils partent, de l’homme observable et de ses alentours à leurs yeux, les conclusions sur l’âme, sur son origine, sur sa destinée, ne doivent venir qu’ensuite, et dépendent tout entières, non de ce que la révélation, mais de ce que l’observation aura fourni. Les sciences morales se détachent de la théologie et se soudent comme un prolongement aux sciences physiques.
III. Transformation de l’histoire Voltaire La critique et les vues d’ensemble Montesquieu Aperçu des lois sociales.
Par ce déplacement et par cette soudure, elles ◀deviennent des sciences. En histoire, tous les fondements sur lesquels nous construisons aujourd’hui sont posés. Que l’on compare le Discours de Bossuet sur l’Histoire universelle, et l’Essai de Voltaire sur les mœurs, on verra tout de suite combien ces fondements sont nouveaux et profonds Du premier coup, la critique a trouvé son principe : considérant que les lois de la nature sont universelles et immuables, elle en conclut que, dans le monde moral, comme dans le monde physique, rien n’y déroge, et que nulle intervention arbitraire et étrangère ne vient déranger le cours régulier des choses, ce qui donne un moyen sûr de discerner le mythe de la vérité339. De cette maxime naît l’exégèse biblique, non seulement celle que fait Voltaire, mais encore celle qu’on fera plus tard. En attendant, il court en sceptique à travers les annales de tous les peuples, tranche et retranche légèrement, trop vite, avec excès, surtout lorsqu’il s’agit des anciens, parce que son expédition historique n’est qu’un voyage de reconnaissance, mais avec un coup d’œil si juste que, de sa carte sommaire, nous pouvons garder presque tous les contours. L’homme primitif ne fut point un être supérieur, éclairé d’en haut, mais un sauvage grossier, nu, misérable, lent dans sa croissance, tardif dans son progrès, le plus dépourvu et le plus nécessiteux de tous les animaux, à cause de cela sociable, né comme l’abeille et le castor avec l’instinct de vivre en troupe, outre cela imitateur comme le singe, mais plus intelligent, capable de passer par degrés du langage des gestes au langage articulé, ayant commencé par un idiome de monosyllabes, qui peu à peu s’est enrichi, précisé et nuancé340. Que de siècles pour atteindre à ce premier langage ! Combien d’autres siècles ensuite pour l’invention des arts les plus nécessaires, pour l’usage du feu, la fabrication des « haches de silex et de jade », la fonte et l’affinage des métaux, la domestication des animaux, l’élevage et l’amélioration des plantes comestibles, pour l’établissement des premières sociétés policées et durables, pour la découverte de l’écriture, des chiffres, des périodes astronomiques341 ! Alors seulement, après un crépuscule d’une longueur indéfinie et énorme, on voit en Chaldée, en Chine, commencer l’histoire certaine et datée. Il y a cinq ou six de ces grands centres de civilisation spontanée, la Chine, Babylone, l’ancienne Perse, l’Inde, l’Égypte, la Phénicie, les deux empires d’Amérique. Ramassons leurs débris, lisons ceux de leurs livres qui ont subsisté et que les voyageurs nous rapportent, les cinq Kings des Chinois, les Védas des Hindous, le Zend-Avesta des anciens Perses, et nous y trouverons des religions, des morales, des philosophies, des institutions aussi dignes d’attention que les nôtres. Encore aujourd’hui trois de ces Codes, ceux de l’Inde, de la Chine et des musulmans, gouvernent des contrées aussi vastes que notre Europe et des peuples qui nous valent bien. N’allons pas, comme Bossuet, « oublier l’univers dans une histoire universelle », et subordonner le genre humain à un petit peuple confiné dans un canton pierreux auprès de la mer Morte342. L’histoire humaine est chose naturelle comme le reste ; sa direction lui vient de ses éléments ; il n’y a point de force extérieure qui la mène, mais des forces intérieures qui la font ; elle ne va pas vers un but, elle aboutit à un effet. Et cet effet principal est le progrès de l’esprit humain. « Au milieu de tant de saccagements et de destruction, nous voyons un amour de l’ordre qui anime en secret le genre humain et qui a prévenu sa ruine totale. C’est un des ressorts de la nature qui reprend toujours sa force ; c’est lui qui a formé le code des nations, c’est par lui qu’on révère la loi et les ministres de la loi dans le Tunquin et dans l’île Formose comme à Rome. » Ainsi il y a dans l’homme « un principe de raison », c’est-à-dire un « instinct de mécanique » qui lui suggère les idées utiles343, et un instinct de justice qui lui suggère les idées morales. Ces deux instincts font partie de sa constitution ; il les a de naissance, « comme les oiseaux ont leurs plumes, et comme les ours ont leur fourrure ». C’est pourquoi il est perfectible par nature et ne fait que se conformer à la nature lorsqu’il améliore son esprit et sa condition. Le sauvage, « le Brasilien est un animal qui n’a pas encore atteint le complément de son espèce ; c’est une chenille enfermée dans sa fève et qui ne sera papillon que dans quelques siècles ». Poussez plus loin cette idée avec Turgot et Condorcet344, et, à travers des exagérations, vous verrez naître, avant la fin du siècle, notre théorie moderne du progrès, celle qui fonde toutes nos espérances sur l’avancement indéfini des sciences, sur l’accroissement du bien-être que leurs découvertes appliquées apportent incessamment dans la condition humaine, et, sur l’accroissement du bon sens que leurs découvertes vulgarisées déposent lentement dans l’esprit humain.
Reste un second principe à poser pour achever la fondation de l’histoire. Découvert par Montesquieu, aujourd’hui encore il nous sert d’appui pour construire, et, si nous devons reprendre en sous-œuvre l’édifice du maître, c’est seulement parce que l’érudition accrue a mis entre nos mains des matériaux plus solides et plus nombreux. Dans une société humaine, toutes les parties se tiennent ; on n’en peut altérer une sans introduire par contre-coup dans les autres une altération proportionnée. Les institutions, les lois, les mœurs n’y sont point juxtaposées comme dans un amas, par hasard ou caprice, mais liées entre elles, par convenance ou nécessité, comme dans un concert345. Selon que l’autorité est aux mains de tous, ou de plusieurs, ou d’un seul, selon que le prince admet ou n’admet pas au-dessus de lui des lois fixes et au-dessous de lui des pouvoirs intermédiaires, tout diffère ou tend à différer dans un sens prévu et d’une quantité constante, l’esprit public, l’éducation, la forme des jugements, la nature et le degré des peines, la condition des femmes, l’institution militaire, la nature et la grandeur de l’impôt. Du grand rouage central dépendent une multitude de rouages secondaires. Car, si l’horloge marche, c’est par l’accord de ses diverses pièces, d’où il suit que, si l’accord cesse, l’horloge se détraquera. Mais, outre le ressort principal, il y en a d’autres qui, agissant sur lui ou combinant leur action avec la sienne, impriment à chaque horloge un tour propre et une marche particulière. Tel est d’abord le climat, c’est-à-dire le degré du chaud et du froid, du sec et de l’humide, avec ses conséquences infinies sur le physique et sur le moral de l’homme, par suite sur la servitude ou la liberté politique, civile et domestique. Tel est aussi le terrain, selon sa fertilité, sa position et sa grandeur. Tel est le régime physique, selon que le peuple est chasseur, pasteur ou agriculteur. Telle est la fécondité de la race, par suite la multiplication lente ou rapide de la population, et aussi le nombre excessif tantôt des mâles, tantôt des femelles. Tels sont enfin le caractère national et la religion. — Toutes ces causes ajoutées l’une à l’autre ou limitées l’une par l’autre contribuent ensemble à un effet total, qui est la société. Simple ou compliquée, stable ou changeante, barbare ou civilisée, cette société a en elle-même ses raisons d’être. On peut expliquer sa structure, si bizarre qu’elle soit, ses institutions, si contradictoires qu’elles paraissent. Ni la prospérité, ni la décadence, ni le despotisme, ni la liberté ne sont des coups de dés amenés par les vicissitudes de la chance, ou des coups de théâtre improvisés par l’arbitraire d’un homme. Elles ont des conditions auxquelles nous ne pouvons nous soustraire. En tout cas, il nous est utile de connaître ces conditions, soit pour améliorer notre état, soit pour le prendre en patience, tantôt pour exécuter les réformes opportunes, tantôt pour renoncer aux réformes impraticables, tantôt pour avoir l’habileté qui réussit, tantôt pour acquérir la prudence qui s’abstient.
IV. Transformation de la psychologie Condillac Théorie de la sensation et des signes.
Nous voici arrivés au centre des sciences morales, il s’agit de l’homme en général. Nous avons à faire l’histoire naturelle de l’âme, et nous la ferons comme toutes les autres, en écartant les préjugés, en ne tenant compte que des faits, en prenant pour guide l’analogie, en commençant par les origines, en suivant pas à pas le développement qui, d’un enfant, d’un sauvage, d’un homme inculte et primitif, fait l’homme raisonnable et cultivé. Considérons les débuts de la vie, l’animal au plus bas degré de l’échelle, l’homme à l’instant qui suit sa naissance. Ce que nous trouvons d’abord en lui, c’est la sensation, de telle ou telle espèce, agréable ou pénible, par suite un besoin, tendance ou désir, par suite enfin, grâce à un mécanisme physiologique, des mouvements volontaires ou involontaires, plus ou moins exactement et plus ou moins vite appropriés et coordonnés. Et ce fait élémentaire n’est pas seulement primitif ; il est encore incessant et universel, puisqu’on le rencontre à chaque moment de chaque vie, dans la plus compliquée comme dans la plus simple. Cherchons donc s’il n’est pas le fil dont toute notre trame mentale est tissée, et si le déroulement spontané qui le noue maille à maille n’aboutit pas à fabriquer le réseau entier de nos pensées et de nos passions Sur cette idée, un esprit d’une précision et d’une lucidité incomparables, Condillac donne à presque toutes les grandes questions les réponses que le préjugé théologique renaissant et l’importation de la métaphysique allemande devaient discréditer chez nous au commencement du dix-neuvième siècle, mais que l’observation renouvelée, la pathologie mentale instituée et les vivisections multipliées viennent aujourd’hui ranimer, justifier et compléter346. Déjà Locke avait dit que toutes nos idées ont pour source première l’expérience externe ou interne. Condillac montre en outre que toute perception, souvenir, idée, imagination, jugement, raisonnement, connaissance, a pour éléments actuels des sensations proprement dites ou des sensations renaissantes ; nos plus hautes idées n’ont pas d’autres matériaux ; car elles se réduisent à des signes qui sont eux-mêmes des sensations d’un certain genre. Ainsi les sensations sont la substance de l’intelligence humaine comme de l’intelligence animale ; mais la première dépasse infiniment la seconde, en ceci que, par la création des signes, elle parvient à isoler, extraire et noter des fragments de ses sensations, c’est-à-dire à former, combiner et manier des notions générales Cela posé, nous pouvons vérifier toutes nos idées ; car nous pouvons toutes les refaire, et reconstruire avec réflexion ce que sans réflexion nous avions construit. Au commencement, point de définitions abstraites : l’abstrait est ultérieur et dérivé ; ce qu’il faut mettre en tête de chaque science, ce sont des exemples, des expériences, des faits sensibles ; c’est de là que nous extrairons notre idée générale. Pareillement, de plusieurs idées générales du même degré, nous en extrairons une autre plus générale, et ainsi de suite, pas à pas, en cheminant toujours selon l’ordre naturel, par une analyse continue, avec des notations expressives, à l’exemple des mathématiques qui passent du calcul par les doigts au calcul par les chiffres, puis de là au calcul par les lettres, et qui, appelant les yeux au secours de la raison, peignent l’analogie intime des quantités par l’analogie extérieure des symboles. De cette façon la science parfaite s’achèvera par une langue bien faite347 Grâce à ce renversement du procédé ordinaire, nous coupons court à toutes les disputes de mots, nous échappons aux illusions de la parole humaine, nous simplifions l’étude, nous refaisons l’enseignement, nous assurons la découverte, nous soumettons toute assertion au contrôle, et nous mettons toute vérité à la portée de tout esprit.
V. Méthode analytique. — Son principe. — Conditions requises pour qu’elle soit fructueuse Ces conditions manquent ou sont insuffisantes au dix-huitième siècle. — Vérité et survivance du principe.
C’est ainsi qu’il faut procéder dans toutes les sciences, et notamment dans les sciences morales et politiques. Considérer tour à tour chaque province distincte de l’action humaine, décomposer les notions capitales sous lesquelles nous la concevons, celles de religion, de société et de gouvernement, celles d’utilité, de richesse et d’échange, celles de justice, de droit et de devoir ; remonter jusqu’aux faits palpables, aux expériences premières, aux événements simples dans lesquels les éléments de la notion sont inclus ; en retirer ces précieux filons sans omission ni mélange ; recomposer avec eux la notion, fixer son sens, déterminer sa valeur ; remplacer l’idée vague et vulgaire de laquelle on est parti par la définition précise et scientifique à laquelle on aboutit et le métal impur qu’on a reçu par le métal affiné qu’on obtient : voilà la méthode générale que les philosophes enseignent alors sous le nom d’analyse et qui résume tout le progrès du siècle Jusqu’ici et non plus loin ils ont raison : la vérité, toute vérité est dans les choses observables et c’est de là uniquement qu’on peut la tirer ; il n’y a pas d’autre voie qui conduise aux découvertes. — Sans doute l’opération n’est fructueuse que si la gangue est abondante et si l’on possède les procédés d’extraction ; pour avoir une notion juste de l’État, de la religion, du droit, de la richesse, il faut être au préalable historien, jurisconsulte, économiste, avoir recueilli des myriades de faits et posséder, outre une vaste érudition, une finesse très exercée et toute spéciale. Sans doute encore, si ces conditions ne sont qu’à demi remplies, l’opération ne donne que des produits incomplets ou d’aloi douteux, des ébauches de sciences, les rudiments de la pédagogie avec Rousseau, de l’économie politique avec Quesnay, Smith et Turgot, de la linguistique avec le président de Brosses, de l’arithmétique morale et de la législation pénale avec Bentham. Sans doute enfin, si aucune de ces conditions n’est remplie, la même opération, exécutée par des spéculatifs de cabinet, par des amateurs de salon et par des charlatans de place publique, n’aboutit qu’à des composés malfaisants et à des explosions meurtrières. — Mais une bonne règle demeure bonne, même après que l’ignorance et la précipitation en ont fait mauvais usage, et, si aujourd’hui nous reprenons l’œuvre manquée du dix-huitième siècle, c’est dans les cadres qu’il nous a transmis.