Armand Hayem45
I
Dans un temps où les mandarins des instituts s’imaginent diriger et gouverner l’Esprit humain, voici un livre qui aurait dû avoir leurs bonnes grâces et qui a perdu ses coquetteries à leur en faire… L’auteur de ce livre, Armand Hayem, est, je crois bien, parmi les jeunes écrivains de la génération qui s’élève quand le siècle finit, un des mieux faits pour avoir des succès d’institut. Il croit encore à cette immense chimère des instituts bombinants. Il a foi en eux. En attendant qu’il entre de plain-pied chez eux, il écrit pour eux, et si ces vieux Jacobs avaient des entrailles il devrait être leur Benjamin… Dans son respect superstitieux pour ces vénérables, il avait publié avant son Être social un livre du Mariage, auquel les Pères conscrits de l’Académie des sciences morales et politiques avaient accordé une mention honorable et dont il s’honore. Excité par ce premier succès, Armand Hayem a voulu courir une autre bague. Son livre actuel, sous son titre imposant de l’Être social 46, n’était primitivement qu’une réponse à la question de savoir « quelles sont les raisons de la différence qui peut exister dans les opinions et les sentiments moraux des différentes parties de la société ». Il n’y a que des Acamies pour poser, avec cette majesté et cette incorrection de cuistres officiels, des questions plus ou moins impertinentes aux esprits assez modestes et assez souples pour les accepter docilement et pour y répondre ; car il y a encore de ces esprits — et même ils sont nombreux — qui se plaisent à ces petits jeux byzantins ! De cette fois, Armand Hayem y a joué vainement. Son mémoire n’a pas eu le prix qu’il visait. Mais l’Académie, qui a retiré de ses programmes futurs la question posée par elle dans ce brumeux français qui la distingue, l’a comblé de compliments par l’organe de son rapporteur, Baudrillart, très compétent, comme on sait, en matière d’analyses morales, pour les avoir étudiées dans le Faste funéraire et les Fêtes publiques sous l’ancienne monarchie. Dédommagement charmant, mais insuffisant ! Ce n’est pas tout à fait le mot de l’Évangile de Beaumarchais : « Il fallait un calculateur pour cette place, ce fut un danseur qui l’obtint ». Ici, puisqu’on n’a pas donné de prix, il n’y a pas eu plus de calculateur qu’on évince que de danseur que l’on préfère. Mais ce n’en est pas moins le danseur qui a jugé le mathématicien, et qui lui a prouvé, d’un seul rond de jambe, qu’il s’est trompé dans ses calculs.
Armand Hayem, malgré tout son respect pour le danseur qui l’a jugé, en a appelé au public, et il a publié son mémoire, dont il a fait un livre, sous le titre métaphysique et hardi de l’Être social.
II
C’est de l’être social, en effet, qu’il est question, sans tant barguigner ! C’est de beaucoup plus que de la société en surface ; c’est du fond d’elle-même, — de son axe, — de son être enfin, qu’il s’agit. Si l’Académie des sciences morales et politiques n’avait pas la langue si pâteuse, elle n’aurait dit qu’un mot qui les valait tous : « Quelles sont les causes de l’anarchie contemporaine ? » Les causes de l’anarchie contemporaine, c’est toute l’histoire contemporaine. C’est l’Esprit des lois, mais à la renverse, et pour lequel il faudrait au moins un génie égal en sagacité au génie de Montesquieu, attendu qu’il est assurément plus facile de discerner l’esprit des lois, qui les a faites, que l’esprit qui trouble ces lois, qui les méconnaît et qui les rejette ! Les académies touchent parfois de leurs mains aveugles et tâtonnantes à des questions qui leur feraient peur si elles en voyaient la portée, comme des enfants qui touchent à des armes chargées et qui ne savent pas que ce qu’ils touchent là, c’est peut-être la mort ! L’Académie, tout idéologue qu’elle puisse être, ne l’a pas été au point de croire à l’abstraction d’une société qui ne serait pas la société française. Quand elle s’est servie de ce vague mot de société, c’est évidemment de nous qu’elle voulait parler, et Armand Hayem l’a bien compris ainsi, malgré les bouffées de métaphysique qui offusquent parfois son esprit, et qui embrouillent un livre qui pouvait être fort et rester sobrement et simplement un livre d’observation historique, sans mélange affaiblissant ou énervant d’aucune sorte. Malheureusement, Hayem l’a énervé de métaphysique… C’est la métaphysique, et la plus mauvaise des métaphysiques, — la métaphysique moderne, qui donne l’égalité des choses apprises à la pensée et au style des hommes qui ont une valeur propre et qui devraient rester personnels, — c’est cette métaphysique générale qui noie tout, inféconde même quand elle a la prétention d’être positive, qui est le défaut capital du livre. Seulement ce défaut capital pour nous, gens de tradition et qui ne croyons qu’à l’Histoire, doit être pour l’Académie des sciences morales et politiques une triomphante qualité du mémoire qu’elle aurait dû couronner si elle avait vu clair. Armand Hayem, sans cesser d’être lui-même, et avec une habileté volontaire ou involontaire, avait étamé un miroir de la plus belle eau dans lequel messieurs des Sciences morales et politiques auraient pu se reconnaître, et dans lequel pourtant ces vieux Narcisses, à la vue trop basse, ne se sont pas reconnus.
Débilité d’organe singulière ! Ils n’ont pas vu qu’ils étaient là tous, dans le livre d’Hayem, eux et leurs idées, si tant est que ce qui se remue de philosophie dans leurs cervelles mérite ce nom. Ils n’ont pas vu que l’auteur du mémoire parlait leur langue et la parlait aussi bien qu’eux. Ils n’ont pas vu que dans le vide de conclusions qui leur échappent la même atmosphère de scepticisme et d’espérance les enveloppait. Le scepticisme et l’espérance, signes caractéristiques de tous les énervés de ce temps ! Iis ne savent que dire du passé et ils présument tout de l’avenir : voilà leur science et leur sagesse ! et l’auteur de l’Etre social partage l’une et l’autre avec eux. L’auteur de l’Être social, qui a bu largement aux abreuvoirs du temps, est, tout aussi bien qu’eux, un empoisonné de scepticisme et d’espérance. Né peut-être historien par le bon sens, il voit assez exactement dans son livre les faits contemporains ; mais il les voit sans les creuser, sans tirer d’eux vigoureusement ce qu’ils contiennent, et quand il faut conclure de ce qu’il voit il s’en remet à l’avenir et à une science qui n’est pas faite. Mais l’anarchie des opinions qui se disjoignent, s’opposent entre elles et se pulvérisent, est-elle la vie ou la mort ?… Voilà la question, sans métaphysique ! Cette anarchie incontestable, et que vous voyez, est-elle le mal irrémédiable d’une société condamnée par elle-même à mourir ?… Ou, si elle ne doit pas mourir, quelles sont les conditions de sa vie future ?… Elles gisent, inconnues, dans l’avenir qui les fera et dans une science qui n’est pas faite encore. Fière source de certitude pour ceux-là qui, du haut de leurs incertitudes, nous insultent, nous autres qui buvons à la source de la tradition et du passé ! L’auteur de l’Être social n’a pas d’autre verre, pour boire la certitude dont tout esprit a soif, que le verre vide de l’espérance, — Je même verre que celui de cette insolente Académie des sciences morales et politiques, qui lui a refusé de trinquer !
III
Tel donc est ce livre de l’Être social, au titre d’une grandeur trahie, écrit par un de ces esprits modernes qui n’est sûr de rien, et qui est adressé à des gens qui non plus ne sont sûrs de rien comme lui, — et pas même de la valeur de son livre. Armand Hayem a du moins sur eux l’avantage d’être jeune, et, malgré le scepticisme qui n’a pas encore passé de ses idées dans ses sentiments, d’avoir les enthousiasmes de la jeunesse. La science, si vaine qu’elle soit et dont un jour peut-être il sentira le creux, est pour lui présentement ce que la religion est pour nous, et l’avenir ce qu’est pour nous le passé. Il a l’inconséquence des croyances fatales, plus forte que l’esprit humain… Son livre, sous sa forme froide, didactique et réfléchie, est, en somme, un hymne en l’honneur de la science… future. Il marche intrépidement sur ce nuage, avec la confiance d’un homme qui compte sur le miracle d’une science absolue. C’est le contraire de la jument de l’Arioste, qui avait toutes les qualités, mais qui était morte. Selon lui, la science aura toutes les puissances qu’on peut avoir… quand elle sera faite ; mais au lieu d’être morte elle n’a pas vécu, parce qu une science qui se cherche n’est pas une science. Et, au fond, c’est toujours la même bête qu’on ne peut pas monter, un cheval incertain qu’on ne saurait affirmer quand on est un peu de ces hardis esprits qui mettent leur honneur à n’oser pas affirmer le cheval pâle de l’Apocalypse ! Armand Hayem — le mystique de la science à naître, car s’il n’en était pas le mystique il en serait peut-être le négateur, — fait planer sur tout l’ensemble de son livre l’infini de la même espérance. Pour lui, rien n’est mort et rien ne doit mourir. L’Asie même, cette vieille momie égyptienne de l’Asie, pourrait se réveiller, nous dit-il (page 166 de son livre). Mais pourrait n’exprime qu’un possible, et un possible pourrait très bien n’être pas… Lisez d’ailleurs l’histoire, et cherchez-y quel peuple se réveille ! De nos jours, nous avons vu comment la Grèce s’est réveillée. Elle a dupé le grand Byron !… Le réveil des peuples, c’est aussi fabuleux que le réveil d’Épiménide, dont on ne parlerait jamais plus si les rhéteurs, dans leurs discours et dans leur néant, n’avaient eu besoin de cette figure de rhétorique.
Certes ! l’auteur de l’Être social n’est pas un rhéteur, une âme vide de rhéteur ; c’est, au contraire, une âme pleine d’illusions généreuses, quand il faudrait être, pour peu qu’on ait à juger l’anarchie des opinions et des sentiments moraux de cette babélique époque, un moraliste sans pitié. Armand Hayem est le romancier de l’espérance, et moi je ne crois qu’à l’histoire du désespoir ou de la résignation. Comment pourrions-nous nous entendre ? C’est un homme qui mériterait d’être resté ce qu’il était dans l’origine, une santé spirituelle, un beau tempérament bien venu, mais qui, au contact de son siècle, a contracté les maladies intellectuelles d’une époque hégélienne hier, — nihiliste aujourd’hui, — et qui, si elle n’est tout à fait morte, deviendra▶ on ne sait quoi demain ! La limaille des erreurs de son siècle est sur lui comme s’il en était le forgeron, et il n’a pourtant forgé aucune des erreurs dont il rapporte sur son esprit la vile poussière. Tenez ! il a écrit, sans que la plume lui tombe des mains : « L’homme suffit à l’homme. Il a la religion de l’homme. » C’est du Hegel pur… ou impur ! Après Hegel, voici du Renan, ce lâche hégélien que Hegel aurait méprisé : « Nous nous consolons de passer à travers le souvenir de la pensée universelle, comme passent les êtres à travers la vie, dans l’immensité de l’inconnu. » « La dispute philosophique, — dit encore, par la plume d’Armand Hayem, le vaniteux mandarin des mandarins qui veut constituer à son profit l’aristocratie de l’écritoire, — la dispute philosophique est le privilège de quelques esprits, jusqu’aux temps où ils pourront ouvrir à l’humanité des vues et des destinées nouvelles. » Et, ailleurs encore, avec la conscience de la petitesse des temps présents, l’auteur de l’Être social affirme que la micrographie (logomachie moderne), qui nous perd dans les infiniment petits de la science totale, n’est que la nécessité du moment. Et c’est ainsi qu’un esprit fait pour dire ce qu’il voit dans les réalités humaines emboîte le pas derrière d’indignes maîtres, et se courbe jusqu’à n’être que le répétiteur de leurs ineptes prédictions.
IV
Ah ! certes, il valait mieux que cela ! et il pourrait tout à l’heure encore ◀devenir autre chose ; mais pour cela il faudrait retirer son esprit de la métaphysique des autres, comme on retirerait son pied enlisé dans un sol fangeux. Il faudrait ne pas orner avec les facultés qu’on a les préjugés contemporains qu’on n’a peut-être pas, — du moins d’une façon solide et résolue. Si on le jugeait par son livre de l’Être social, Armand Hayem les aurait tous ; il les aurait non pour l’heure présente, mais pour l’heure future ; car les solutions qu’il signale dans son livre il les rejette à perte de vue dans l’avenir. J’ai cité déjà, mais je pourrais citer encore, je pourrais citer à l’infini. Sur la question à feu, en ce moment, de l’égalité entre les deux sexes, — ce ridicule préjugé physiologique et psychologique des femmes-hommes et des hommes-femmes de ce temps, — l’auteur de l’Être social (page 162) reconnaît que le jour n’est pas venu où le droit des femmes à la virilité triomphera. Mais ce jour viendra-t-il ? et il se répond qu’il y a apparence. Ce n’est pas très compromettant ! On ne tempère pas à doses plus égales et plus insignifiantes le scepticisme par la foi et la foi par le scepticisme. Et quand il s’agit de se prononcer sur la valeur du système représentatif qui règne à présent sur le monde, Armand Hayem, qui sera quelque jour un homme politique, se dérobe une fois de plus, si bien qu’en résumé et partout, sur toutes les questions, son Mémoire, fait pour une académie devant laquelle il savait bien qu’il parlait et dont il a fait un livre après coup, n’est absolument rien de plus qu’une vaste pierre d’attente à base tremblante, et pourrait s’appeler, pour la peine de l’avoir écrit, la philosophie et la politique de l’ajournement.
Assurément il y avait mieux à faire en demeurant, au pied de la lettre, dans les bornes du programme de l’Académie, et, comme je l’ai dit, c’était un livre d’histoire, sévère et profond, sans rien au-delà. C’était un tableau où rien n’eût été oublié des mœurs du temps par un homme que son temps n’eût pas enivré, et qui aurait manié avec énergie le mordant poinçon de Chamfort. Mais la fureur de l’au-delà a perdu Armand Hayem. Esprit très élevé et très cultivé, heureux et fier dans sa pensée d’être un enfant du xixe siècle, — de ce xixe siècle qui a encore le temps, avec les vingt années qui lui restent à durer, de faire baisser la tête à ses fils et de diminuer l’orgueil et le bonheur d’en être un, — il a été la victime de la culture de son époque et de la culture de son esprit. C’est le xixe siècle qui lui a imposé ses métaphysiques, — dont pas une seule systématiquement n’est sortie de lui, mais qui son toutes entrées en lui et ont dissous sa force native, en l’empêchant de s’en servir… Je ne connais rien de plus triste que cet amollissant travail des métaphysiques sur des esprits qui, sans elles, auraient été vigoureux. Et d’autant plus que ces métaphysiques sont elles-mêmes amollies ! Ce ne sont plus les rudes métaphysiques d’autrefois. Gymnastiques des esprits robustes, les métaphysiques n’en sont pas moins, depuis que le cerveau du monde a commencé de respirer, un effort fatal et vain de la force intellectuelle de l’homme. Elles ont donné des systèmes d’un jour dont aucun s’est resté debout, et des hommes de génie parfaitement inutiles à la vérité. Aujourd’hui, les métaphysiques ambiantes n’ont plus d’hommes de génie créateurs, et tous les systèmes se résolvent dans un scepticisme qui est la vaporisation de tous les systèmes consumés… Il n’y a plus de charbon… Nous n’avons plus que le doute des Renan pour nous sauver du néant des Schopenhauer. Armand Hayem inclinerait plutôt au Renan, dont les opinions sont flexibles et s’ajoutent aux siennes, comme le doute au doute… Il a la même notion fanatique de la science totale, qui est la lointaine destinée des nations et qui doit les faire immortelles. À cela l’histoire, qui ne rêve pas et qui même empêche de rêver, l’histoire répond par les sociétés qui meurent et les civilisations qui se déplacent, comme la mer qui avance là et recule ici sur ses rivages, et c’est, parce que tout finit, toujours tout à recommencer !
Littérairement, l’auteur de l’Etre social a de la valeur. Sa forme est élégante, rapide et claire, — de cette belle clarté de cristal qui fait voir tout ce qui n’est pas dessous, quand c’est quelque chose que je voudrais y voir, moi ! Il n’y a que des rêves, qu’on a trop faits déjà dans d’autres livres pour être intéressants, sous une plume par instants brillante.
Ah ! que j’aurais mieux aimé le poinçon mordant de Chamfort, — et même ensanglanté.