(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome II « Querelles générales, ou querelles sur de grands sujets. — Seconde Partie. De l’Éloquence. — Éloquence en général. » pp. 177-192
/ 3414
(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome II « Querelles générales, ou querelles sur de grands sujets. — Seconde Partie. De l’Éloquence. — Éloquence en général. » pp. 177-192

Éloquence en général.

Elle mit aux prises les deux célèbres rhéteurs Rollin & Gibert. Ils avoient passé toute leur vie dans l’étude des auteurs Grecs & Latins, dans ce talent si rare d’instruire la jeunesse, dans la composition de plusieurs ouvrages analogues à leur état. Ils s’étoient estimés, aimés & consultés pendant longtemps : ils avoient embrassé la même doctrine ; bien d’autres liens, par lesquels ils devoient être unis en apparence jusqu’au tombeau, ne firent que rendre leur rupture plus éclatante : on vit combien peu la rivalité connoît peu la modération.

Le fameux livre sur la manière d’enseigner & d’étudier les belles-lettres fut la pierre d’achoppement. Cet ouvrage, le fruit de tant d’années de leçons données à la jeunesse, & que l’auteur, selon ses enthousiastes, a composé comme César nous a laissé ses mémoires ; cet ouvrage, qui est un livre du métier, & dans lequel la marche qu’il faut tenir durant le cours des études paroît sûre, a été singulièrement vanté, de même que tous les autres ouvrages de Rollin.

Mais la destinée de cet auteur, dont on a parlé si différemment, est aujourd’hui fixée. Si l’on n’en avoit pas fait un colosse, on le trouveroit moins petit : il n’a rien de ce qui mene à la postérité. A-t-il donné à la littérature, ou à la langue, quelque caractère nouveau ? car c’est là ce qui décide une plume immortelle. Ses ouvrages sont utiles sans doute. Ils sont d’une grande ressource à la jeunesse, aux femmes, à ceux qui n’ont pas le temps de s’instruire. Ils leur épargnent bien des peines, & tiennent lieu des originaux. Ils respirent partout la droiture, les bonne mœurs, le christianisme : mais y remarque-t-on un vrai talent ? l’auteur n’y travaille-t-il pas plutôt de cœur & de bonne volonté, que d’esprit & de génie ? y trouve-t-on toujours du jugement ? les récits les plus graves sont interrompus souvent par des minuties. Qu’il est maussade quand il veut plaisanter ! En parlant des jeux des enfans, une bale , dit-il, un balon, un sabot, sont fort de leur goût… ; depuis le toît jusqu’à la cave tout parloit latin chez Robert Etienne . Il dit de Cyrus : Aussitôt on équipe le petit Cyrus en échanson  : il s’avance gravement la serviette sur l’épaule , & tenant la coupe délicatement entre trois doigts .

Ce qu’il y avoit de plus estimable dans Rollin, c’étoit la douceur de son caractère, sa modération, la candeur & la simplicité de son ame. Au lieu de rougir de sa naissance, comme le poëte Rousseau, il étoit le premier à en parler*. Ce n’est pas qu’il n’eût en même temps une sorte de vanité, surtout par rapport à ses ouvrages** qu’il croyoit bonnement sans prix, sur la foi de quelques admirateurs. C’étoit un de ces hommes qui sont vains sans orgueil.

Gibert, qui en avoit plus que lui, ne voulut pas sacrifier à l’idole de presque tous les sçavans de l’Europe, depuis les princes* jusqu’au dernier suppôt de l’université. Il écrivit contre la manière d’enseigner & d’étudier les belles-lettres. Sous prétexte de l’amour de la vérité & du bien public, il releva les fautes qu’il voyoit dans ce livre. Le titre de confrère & d’ancien ami de l’auteur, ne parut pas suffisant à Gibert pour l’empêcher de le citer au tribunal du public, de vouloir le dépouiller d’une gloire usurpée, & faire mettre en balance qui des deux méritoit de l’emporter pour le goût, le talent & les lumières : il osa même adresser ses observations à Rollin. Le commencement de la critique étoit un éloge de la personne qu’on attaquoit ; mais on n’avoit débuté par la louange que pour mieux faire passer la critique.

Rollin fut blâmé pour avoir fait dire à Cicéron que l’orateur doit former son stile sur le goût de ceux devant lesquels il parle. Son rival Gibert soutient avec raison que l’orateur Romain n’a jamais eu cette pensée ; qu’on ne doit se règler, en parlant en public, sur le goût de ceux qui nous écoutent, que lorsque leur goût est bon. Mais dans ce passage*, qui fait le sujet de la dispute, est-il question de goût ? Ne faut-il pas entendre uniquement que c’est à l’orateur à prendre pour règle les dispositions des auditeurs, ou bien le dégré de leurs lumières ? Les orateurs anciens parloient autrement en plein sénat que devant le peuple.

Un autre point de contestation entre nos deux rhéteurs, a été de sçavoir si le sublime peut s’allier à la simplicité. Rollin les croit compatibles ; mais son antagoniste & son critique soutient le contraire. Il dit que l’un est entièrement opposé à l’autre ; erreur grossière. Il n’est rien de si sublime qu’on ne puisse & qu’on ne doive même exprimer dans un stile très-simple, c’est-à-dire, de la manière la moins détournée, & la plus sensible. Car le sublime, qui tombe toujours sur la grandeur de l’idée, se soutient de lui-même, indépendamment de la diction, dans quelque langue que ce soit. Sans une élocution élevée & sublime, le grand paroît toujours grand : le vrai & le beau, pour saisir l’ame, n’ont pas besoin d’ornement étranger. Tant d’exemples du sublime cité partout, remarquables principalement par ce naturel qui les caractérise, & cette facilité qu’on trouve à les traduire dans toutes les langues, sont une preuve que la sublimité des pensées peut aller sans celle de l’expression. D’ailleurs, peut-il y avoir plusieurs manières de s’exprimer ? La sublime est un mot vuide de sens : la simple est la seule qu’on puisse employer ? Convient il de dire les choses autrement que la nature les dicte, qu’un sens droit les présente, & que le sujet l’exige ?

Nos deux rhéteurs furent encore en dispute, pour sçavoir ce qui convenoit le mieux à l’instruction des jeunes gens, les exemples ou les préceptes ? Rollin proposoit les exemples. Il ne vouloit pas qu’on multipliât les règles, qu’on accablât l’esprit, & qu’on le rebutât à force de préceptes. Son critique ne trouvoit pas ce raisonnement juste. Il prétendoit qu’on devoit mener à l’éloquence principalement par la voie des principes & des préceptes, auxquels on appliqueroit des exemples très-courts. Ce censeur, judicieux à d’autres égards, ne vouloit pas comprendre que la voie qu’il recommandoit étoit la plus longue ; qu’on n’avoit que trop entassé de tout temps des puérilités pédantesques dans la tête d’un jeune homme qui veut se former à l’éloquence ; que les exemples en disent plus que les maîtres ; qu’un seul morceau choisi de Démosthène, de Cicéron & de Bossuet, rend plus éloquent celui qui est né avec du génie, que toutes les règles & tous les préceptes d’Aristote, de Cicéron, de Quintilien & de tous leurs commentateurs.

Tels furent les principaux points relevés dans la critique de Gibert. On ne finiroit pas, s’il falloit les rapporter tous. Il s’étend beaucoup sur la nécessité d’apprendre le Grec : il entre, là-dessus, dans de longs détails, & ne dit rien de ce qui est le plus essentiel à l’éloquence. Il ne se moque point de Rollin, qui, l’ayant divisée après Aristote & Cicéron, en genre simple, en genre tempéré & en genre sublime, fait des comparaisons qui, quoique précédées d’explications, loin d’éclaircir, embrouillent davantage. Connoît-on mieux ces trois genres*, après avoir lu que l’un ressemble à une table frugale, l’autre à une belle rivière bordée de vertes forêts , le troisième, à un foudre & à un fleuve impétueux qui renverse tout ce qui lui résiste  ?

Qui ne voit, sans tout cela, que le simple est celui qui n’a que des choses simples à dire ; le tempéré, celui qui regarde des matières de pur agrément, & sur lesquelles il ne faut répandre que des fleurs ; le sublime, celui qui roule sur de grands intérêts ?

Gibert ne blâme point, dans son antagoniste, sa définition de l’éloquence. L’un & l’autre, ainsi que tous les rhéteurs anciens & modernes, l’ont définie l’Art de persuader : deux mots que bien des gens traitent aujourd’hui d’absurdités.

L’éloquence ne se borne pas à la seule persuasion. On pourroit citer une infinité de morceaux très-éloquens qui ne prouvent, & conséquemment ne persuadent rien, qui ne font qu’émouvoir l’ame puissamment.

Chez les Grecs & chez les Romains, comme aussi chez les Anglois, & généralement dans toutes les républiques où l’on est continuellement occupé de grands intérêts publics, il se peut qu’on réduise toute la force de l’éloquence à sçavoir persuader & faire réussir ses desseins ; qu’on ne lui reconnoisse aucune autre vertu, parce que toutes les autres qualités doivent être subordonnées à celle-là, & qu’il est juste que le principal l’emporte sur l’accessoire : mais, en France, & partout ailleurs où le gouvernement républicain n’a pas lieu, on doit distinguer ces deux choses. On doit voir que l’éloquence est applicable à des matières purement spéculatives. On en verra même la preuve & des exemples chez les anciens, pour peu qu’on veuille parcourir leurs ouvrages.

L’éloquence n’est point encore un art, selon un moderne*. C’est un talent, c’est un don de la nature, aussi bien que la poësie. L’orateur & le poëte se ressemblent à cet égard. On est né l’un, de même que l’autre : on peut seulement, dit cet écrivain, conduire le génie & le régler. Si l’art faisoit l’éloquence, si le travail & la réflexion pouvoient nous en découvrir les secrets, les grands orateurs seroient-ils plus rares que les grands poëtes & les grands peintres ? Qui veut trop prouver ne prouve rien. L’éloquence est à la fois art & talent : art en elle-même, talent dans la personne éloquente. On prouveroit, par ce raisonnement, s’il étoit juste, que la peinture n’est pas un art, puisque les règles ne donnent point le génie au peintre. La poësie elle-même est aussi art & talent. Comme art, elle porte le nom de poëtique. Pour former un homme éloquent, l’art & le talent doivent concourir : mais l’art suppose le talent, le perfectionne & ne le donne pas.

Quelque jaloux que fût Rollin de sa réputation & de celle de ses ouvrages, il ne fut point éffrayé d’une critique ; il n’interrompit pas même un moment, pour la réfuter, le cours de ses occupations ordinaires. Sa négligence ne servit qu’à faire accroître le nombre des hostilités. Il en paroissoit tous les jours quelque nouvelle, tellement qu’il prit le parti de les repousser. Il fit une réponse à l’adversaire qu’il ne jugeoit pas un concurrent digne de lui, mais une réponse simple, courte, & dans laquelle il lui reproche ses erreurs, ses bevues & ses mauvais raisonnemens.

Un des écrivains les plus minutieux que nous ayons, accuse Gibert de l’être à l’excès. Celui-ci se défendit vivement de toutes les accusations dont on le chargeoit. Dans une lettre de vingt-sept pages, publiée en 1727, il donna son apologie, avec le portrait peu ressemblant de Rollin, qu’il y avoit mis. Il y déprécioit ses talens, sa méthode d’enseigner, d’étudier & d’écrire. Le peu de considération que montroient quelquefois pour lui certains de ses élèves* n’y étoit pas oublié.

Deux auteurs de cette réputation, d’admirateurs réciproques & d’amis intimes, devenus rivaux & grands ennemis, étoient sur le point de perdre, par leur division, l’estime qu’on leur portoit. Ils alloient être l’entretien & la risée du public. Mais Rollin renonça bientôt au polémique, pour se renfermer en lui-même, & ne s’occuper que d’un ouvrage important.

Cet auteur a beaucoup travaillé. Outre ses livres d’histoire, qui sont entre les mains de tout le monde, & qui pourtant ne doivent pas le faire comparer, comme on a fait, à Thucydide, nous avons de lui des poësies qu’on lit avec plaisir. Sa prose est diffuse, lâche & sans chaleur, mais exacte. Une chose bien singulière, c’est qu’il n’a commencé à écrire en François que sur le retour de l’âge. L’abbé de Vertot n’avoit rien donné au public avant quarante-cinq ans. Ce ne fut qu’à plus de quatre-vingt que l’ingénieux Saint-Aulaire fit ses premiers vers ; & se douta de son talent pour la poësie légère & gracieuse. Rollin en avoit soixante passés, quand il écrivit dans notre langue ; & ce qu’il y a de plus extraordinaire encore, c’est l’enthousiasme avec lequel ses livres furent reçus du public. L’étiquette d’homme de collège ne l’empêcha point d’être lu des gens du monde :

Et, quoiqu’en robe, on l’écoutoit ;
Chose assez rare à son espèce.

A l’égard de Gibert, ne pouvant plus continuer la guerre avec Rollin, il la fit avec un ancien professeur de philosophie en l’université de Paris, nommé Pourchot. Cette seconde querelle mérite qu’on s’y arrête un moment, à cause de sa singularité.

Le professeur de philosophie avoit mis dans ses ouvrages, que la connoissance du mouvement des esprits animaux, dans chaque passion, est d’un grand poids à l’orateur, pour exciter celles qu’on veut dans le discours .

Cette proposition hasardée, & qui n’étoit pas du ressort de la profession de celui qui l’avançoit, parut une violation des droits de la rhétorique, une invasion qu’on tentoit dans le pays de l’éloquence. Gibert crut son autorité blessée : il n’étoit pas homme à laisser envahir sur elle. Il fit retenir de ses plaintes la plupart des collèges de Paris, & s’attacha principalement à tourner en ridicule un philosophe qui prononçoit sur des matières dont il n’appartenoit qu’aux rhéteurs de connoître. Après avoir exposé la justice de sa cause, il crut que le plus court moyen d’achever de triompher seroit d’opposer cahiers à cahiers. Il inséra promptement, dans ceux qu’il donnoit, la contradictoire de la proposition de Pourchot.

Cette guerre ouverte entre les deux professeurs en alluma une plus grande parmi leurs élèves. C’étoit, de chaque côté, une faction épouvantable. Ceux-ci, ne respirant que la haine & la vengeance, employoient l’insulte & les sarcasmes, s’accabloient réciproquement de mauvais procédés, de toutes sortes de pièces satyriques en prose & en vers, en Latin & en François ; pendant que leurs chefs s’épuisoient en raisonnemens, publioient réponses sur réponses & répliques sur répliques.

Parmi celles de Pourchot, & qui lui firent le plus d’honneur, il faut distinguer la Lettre d’un juriste à l’auteur du livre de la véritable éloquence. Ce philosophe y met, dans tout son jour, son sentiment. Il y prouve que la connoissance du méchanisme des passions est du ressort de la physique. C’est à la physique, dit-il, à les étudier parfaitement ; c’est à elle à tâcher d’en découvrir la nature, les causes, les caractères & les effets, moyennant la liaison de l’ame avec le corps. Un orateur, ajoute-t-il, qui aura étudié les passions en physicien, sera plus en état d’appliquer les préceptes de rhétorique que celui qui n’aura pas les mêmes connoissances. Il en appelle au témoignage de Descartes dans son Traité des passions, du P. Mallebranche dans son cinquième livre de la Recherche de la vérité, & de beaucoup d’autres auteurs qui ont fondé les abysmes du cœur humain.

Des gens d’un vrai mérite se trouvèrent mêlés dans cette dispute, avec des gens qui n’en avoient qu’un très-mince. Le grand nombre des premiers ne fut pas pour Gibert : le bénédictin Lamy, entr’autres, le combattit vivement. Mais tous les coups qu’on se porta, tous les écrits qu’on publia, furent, ainsi que plusieurs démentis formels, donnés en pure perte. Après avoir disputé longtemps, on vit que rien n’étoit éclairci, que personne ne s’étoit entendu. On n’en devint pas plus raisonnable : chacun se flatta d’avoir pour soi la vérité, & demeura dans son opinion.

Il y auroit encore bien des querelles à rapporter sur l’éloquence en général ; mais j’en ai dit assez pour en donner une idée. Le génie, la lecture, & surtout la société des gens à talent, doivent faire le reste. Quelle est la meilleure rhétorique pour un jeune homme, demandoit-on à un vieillard qui avoit suivi avec honneur la carrière des Démosthène ? le théâtre, répondit-il. Ce vieux & respectable orateur pouvoit avoir raison, en préconisant ainsi la représentation de nos chefs-d’œuvre dramatiques. Où peut-on mieux connoître l’homme que sur le théâtre ? Où les passions sont-elles plus mises en jeu ? Où les grands traits sont-ils plutôt remarqués & sentis, & les défauts avec les ridicules plus justement relevés ?