(1866) Cours familier de littérature. XXI « CXXIe entretien. Conversations de Goethe, par Eckermann (3e partie) » pp. 5-96
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(1866) Cours familier de littérature. XXI « CXXIe entretien. Conversations de Goethe, par Eckermann (3e partie) » pp. 5-96

CXXIe entretien.
Conversations de Goethe, par Eckermann (3e partie)

I

Ne nous étonnons pas de cette admiration minutieuse qu’un grand esprit comme Goethe inspire à ceux qui sont capables et dignes de l’entendre dans le repos de sa vieillesse à la fin de ses jours. C’est la loi du sort ; et cette loi compensatrice est consolante à étudier. Les grands hommes ont deux sortes de dénigrements systématiques à combattre à la fin de leur carrière : premièrement, les ennemis de la vérité qu’ils portent en eux et qui, en les tuant par la raillerie, espèrent tuer la vérité elle-même ; secondement, la jalousie et l’envie de leurs rivaux, supérieurs ou médiocres, qui, en les ravalant, espèrent les rabaisser ou les subordonner à leur orgueil. De là pour les vraies supériorités humaines, poétiques, philosophiques, politiques et religieuses, cet acharnement de leurs ennemis qui ne pardonnent qu’à la mort.

Il faut donc, sous peine de forcer ces grandes natures à se réfugier dans le tombeau avant l’heure marquée par le destin et à chercher la paix dans le suicide, il faut que la Providence, dans sa bonté infinie pour tous les êtres, donne à cet homme d’élite la goutte d’eau de l’éponge qu’on laisse tomber sur les lèvres pâles du Nazaréen dans son agonie sur la croix ; cette goutte d’eau, c’est le culte fidèle de quelques rares et tendres admirateurs au-dessus du monde par leur intelligence et leur dévouement, qui s’attachent aux pas, aux malheurs même des hommes supérieurs et persécutés, et qui les suivent de station en station jusqu’à leur supplice ou à leur mort. Eckermann était pour Goethe un de ces disciples. Pendant dix ans il ne quitta plus le maître qu’il était venu chercher de Berlin à Weimar ; et, s’il y avait quelque exagération dans son apostolat, le motif en était sublime.

II

Mais il n’y avait point exagération, et il ne pouvait pas y en avoir. Goethe, qui ne vieillissait que d’années, avait écrit dans sa vie assez de pages d’immortalité. Il était, avons-nous dit, le Voltaire de l’Allemagne. Comme Voltaire, il n’avait point de vieillesse, c’est-à-dire de lassitude. Son âme aurait usé des milliers de corps. S’il me faut dire toute ma pensée, Goethe pour les grands repos de la pensée était très supérieur à Voltaire, si on excepte les parties purement critiques de l’esprit humain, la clarté, la gaieté, la facétie, l’épigramme, les contes amusants et la correspondance familière. Son histoire que je viens de relire a déjà fini son temps. Son Siècle de Louis XIV est léger, sans gravité, sans unité, adulateur ; ce sont des pages, ce n’est pas un livre. On y sent constamment l’insuffisance de l’esprit même le plus étendu et le plus clair à se mesurer avec les grandes âmes fécondes et créatrices. La Henriade n’est qu’une chronique en bons vers que j’ai vue en soixante ans seulement grandir et déchoir sans gloire et sans mémoire ; Candide et ses autres romans sont des facéties à peine philosophiques ; Jeanne d’Arc, qu’on ne lit plus, est une mauvaise plaisanterie que son cynisme n’empêche pas d’être fade ; ses Annales de l’Empire et ses Mœurs des nations sont des ouvrages d’érudition laborieuse et de spirituelle critique, les commentaires de l’esprit humain écrit par un ennemi des moines et du moyen âge. Ses tragédies sont de belles déclamations en vers très imparfaits, dont la scène française n’a gardé que le nom. Il n’y a donc de véritablement immortel et d’incomparable dans Voltaire que ses lettres et ses poésies légères ; là, il est grand, parce qu’il est naturel, et que l’artiste disparaît devant l’homme.

Mais Cicéron était un autre artiste dans sa tribune et dans ses œuvres philosophiques, et sa haute nature avait la gravité de son sujet dans ses admirables correspondances. Voltaire n’a donc été remarquable que dans le léger, et le léger n’est jamais que de second ordre. Il a plus écrit, mais il ne s’est jamais élevé dans de grandes œuvres à la hauteur de Goethe, et surtout il n’a jamais creusé à la même profondeur mystérieuse de sens. Comparez en fait de sentiment Candide et Werther, et prononcez ! Sans doute vous trouverez dans Werther quelques sujets de raillerie malicieuse qui prêtent à rire à la spirituelle malignité d’un esprit français, mais l’âme ne rit pas quand elle est touchée ; or Werther est un cri de la torture de l’âme. Je me souviens de l’avoir lu et relu dans ma première jeunesse pendant l’hiver, dans les âpres montagnes de mon pays, et les impressions que ces lectures ont faites sur moi ne se sont jamais ni effacées ni refroidies. La mélancolie des grandes passions s’est inoculée en moi par ce livre. J’ai touché avec lui au fond de l’abîme humain. Voyez ce que j’ai dit trente ans après dans le poème de Jocelyn. Il faut avoir dix âmes pour s’emparer ainsi de celle de tout un siècle. J’aimerais mieux avoir écrit le seul Werther, malgré l’inconvenance et le ridicule de quelques détails, que vingt volumes des œuvres de Voltaire ; car l’esprit n’est que le serviteur du génie, qui marche derrière lui et qui se moque de son maître. Est-ce qu’une pensée ne survit pas à des milliers d’épigrammes ?

III

Mais Werther, cette convulsion de l’âme humaine, n’est pas la seule preuve de supériorité que Goethe ait donnée au monde. Il a écrit Faust, et il l’a écrit toute sa vie. Faust, c’est le poème vital de Goethe, c’est la peinture de trois mondes à la fois dont se compose la vie humaine : le bien et le beau dans Marguerite, le mal dans Méphistophélès, la lutte du bien et du mal dans le drame tout entier. Sans doute un sujet si immense, si complet, si universel et si individuel à la fois, n’a pas été inventé tout ensemble par Goethe. Comme toutes les grandes créations artistiques, c’est une œuvre traditionnelle, continue et successive, sortie précédemment des flancs de la vieille muse allemande et venant peut-être de l’Inde dont l’Allemagne est la fille. Toutes les antiques nations ont apporté de leur migration un Juif errant quelconque, poésie à la fois populaire et religieuse dont les premiers débris connus sont grossiers et vulgaires, et dont le dernier venu, qui les perfectionne, fait le chef-d’œuvre d’un peuple. Voyez Homère ! voyez Virgile ! voyez Dante ! on sent qu’ils puisent l’eau primitive du rocher. Il en est ainsi du Faust de Goethe. Faust existait avant lui, mais à l’état d’embryon que le génie moderne n’avait pas encore regardé. Aussitôt que Goethe le regarde et le féconde de ce regard, l’embryon devient géant, et l’amour, la philosophie, la poésie, réunis en un seul faisceau, illuminent, enchantent, déifient le monde. L’épopée s’anime et devient le drame le plus miraculeux, le plus naturel et le plus surnaturel de tous les drames conçus par le génie religieux de l’humanité. Faust, le véritable Satan des cours, s’empare de celui de Marguerite ; Marguerite, brillante et pure comme l’étoile du matin, l’aime avec passion. D’abord candide et immaculée, puis abandonnée par lui, elle roule d’abîme en abîme jusqu’à l’infanticide et monte à l’échafaud sans le maudire. Méphistophélès, le flatteur de Faust, fait naître les occasions, les tentations du mal, avec cette indifférence du boucher qui enchaîne l’agneau et qui l’égorge en paix pour l’offrir à son maître. Toutes les séductions de la vertu, tous les délices de la vertu et du vice, tous les charmes de la nuit et du jour, puis toutes les pudeurs de la femme, toutes les hontes de la séduction consommée, et menée pas à pas de la félicité pure à la corruption inévitable, au crime, au supplice, au repentir, à la peine, aux chastes joies de l’expiation, sont les acteurs de ce lamentable drame. Méphistophélès triomphe comme un homme qui n’a d’autre loi que la satisfaction des désirs de son patron ; Faust disparaît et arrive trop tard pour secourir celle qu’il a perdue. Des chants infernaux et des cantiques célestes invoquent tour à tour toute la puissance de la nature, puis Marguerite expire, et le pire des maux, le doute satanique, comme une dérision de l’homme, couvre tout. Le vertige possède tout le monde, et la toile se baisse sur cet horrible dénouement. Puis elle se relève dans un autre âge, et le drame devenu métaphysique et religieux se reprend avec Faust, Marguerite, Méphistophélès et d’autres personnages, et la providence justifie tout et pardonne à tous, même à Satan !

Sublime idée, détails plus touchants et plus sublimes encore : Marguerite dépasse en tendresse, en innocence, en joie, en larmes, tout ce que la poésie de tous les âges a jamais conçu. L’homme ne va pas plus loin. Au-delà il faut écrire comme sur les cartes des passions : Terres inconnues. Qu’est-ce que Zaïre, Didon, Hélène auprès de Marguerite ? Qu’est-ce qu’un drame composé d’un événement purement humain, auprès du drame ineffable de Faust, de Méphistophélès, de Marguerite ? Le drame du fini à côté du drame de l’infini, voilà Goethe. Qu’est-ce que Voltaire en comparaison ? un homme d’esprit railleur devant un génie inventeur, haut et profond comme la nature. L’homme qui s’est appelé Goethe dans Faust et dans Werther a joué du cœur humain comme d’un instrument sacré devant l’autel de Dieu ; Voltaire n’a joué que de l’esprit humain pour amuser les hommes de bon sens. Quelle différence !

On conçoit que les hommes de son temps se soient inclinés devant Goethe et consacrés à l’écouter dans le désert de sa vieillesse, et que, plus ils étaient grands et forts eux-mêmes, plus ils se sont volontairement abaissés devant lui. Il y a une obséquiosité mâle qui n’est pas de la bassesse, mais de la religion. Ainsi était saint Jean devant le Christ. — Telle était celle d’Eckermann, disciple de Goethe. Ne nous scandalisons pas, édifions-nous ! S’il existait sur terre un homme capable d’écrire Faust, et qui eût besoin d’un écho, je me ferais muraille pour répercuter cette voix d’en haut !

IV

Revenons à Eckermann.

Goethe, en parlant, marchait à travers la chambre. Je m’étais assis à la table qui déjà était desservie, mais sur laquelle se trouvait un reste de vin avec quelques biscuits et des fruits. — Goethe me versa à boire, et me força à prendre du biscuit et des fruits.

« Vous avez, il est vrai, me dit-il, dédaigné d’être à midi notre hôte ; mais un verre de ce vin, présent d’amis aimés, vous fera du bien. »

Je cédai à ses offres ; Goethe continua à parcourir la pièce en se parlant à lui-même ; il avait l’esprit excité, et j’entendais de temps en temps ses lèvres jeter des mots inintelligibles. — Je cherchai à ramener la conversation sur Napoléon, en disant :

« Je crois cependant que c’est surtout quand Napoléon était jeune, et tant que sa force croissait, qu’il a joui de cette perpétuelle illumination intérieure : alors une protection divine semblait veiller sur lui, à son côté restait fidèlement la fortune ; mais plus tard, cette illumination intérieure, son bonheur, son étoile, tout paraît l’avoir délaissé.

— Que voulez-vous ! répliqua Goethe. Je n’ai pas non plus fait deux fois mes chansons d’amour et mon Werther. Cette illumination divine, cause des œuvres extraordinaires, est toujours liée au temps de la jeunesse et de la fécondité. Napoléon, en effet, a été un des hommes les plus féconds qui aient jamais vécu. Oui, oui, mon ami, ce n’est pas seulement en faisant des poésies et des pièces de théâtre que l’on est fécond ; il y a aussi une fécondité d’actions qui en maintes circonstances est la première de toutes. Le médecin lui-même, s’il veut donner au malade une guérison vraie, cherche à être fécond à sa manière, sinon ses guérisons ne sont que des accidents heureux, et, dans leur ensemble, ses traitements ne valent rien.

— Vous paraissez, dis-je, nommer fécondité ce que l’on nomme ordinairement génie.

— Génie et fécondité sont deux choses très voisines en effet : car qu’est-ce que le génie, sinon une puissance de fécondité, grâce à laquelle naissent les œuvres qui peuvent se montrer avec honneur devant Dieu et devant la nature, et qui, à cause de cela même, produisent des résultats et ont de la durée ? »

Il se fit un silence, pendant lequel Goethe continuait à marcher dans la chambre. J’étais désireux de l’entendre encore parler sur ce sujet important, je cherchais à ranimer sa parole, et je dis :

— Cette fécondité du génie est-elle tout entière dans l’esprit d’un grand homme ou bien dans son corps ?

— Le corps a du moins la plus grande influence, dit Goethe. Il y a eu, il est vrai, un temps en Allemagne où l’on se représentait un génie comme petit, faible, voire même bossu ; pour moi, j’aime un génie bien constitué aussi de corps. »

Goethe, pendant cette soirée, me plaisait plus que jamais. — Tout ce qu’il y avait de plus noble dans sa nature paraissait en mouvement ; les flammes les plus pures de la jeunesse semblaient s’être ranimées toutes brillantes en lui, tant il y avait d’énergie dans l’accent de sa voix, dans le feu de ses yeux. Il me semblait singulier que lui, qui dans un âge si avancé occupait encore un poste important, plaidât avec tant de force la cause de la jeunesse et voulût que les premières places de l’État fussent données, sinon à des adolescents, du moins à des hommes encore jeunes. Je ne pus m’empêcher de lui rappeler quelques Allemands haut placés auxquels, dans un âge avancé, n’avaient paru en aucune façon manquer ni l’énergie ni la dextérité que la jeunesse possède, qualités qui leur étaient nécessaires pour diriger des affaires de toute sorte très importantes.

« Ces hommes, et ceux qui leur ressemblent, dit Goethe, sont des natures de génie, pour lesquelles tout est différent ; ils ont dans leur vie une seconde puberté, mais les autres hommes ne sont jeunes qu’une fois. — Chaque âme est un fragment de l’éternité, et les quelques années qu’elle passe unie avec le corps terrestre ne la vieillissent pas. — Si cette âme est d’une nature inférieure, elle sera peu souveraine pendant son obscurcissement corporel, et même le corps la dominera ; elle ne saura pas, quand il vieillira, le maintenir et l’arrêter. — Mais si, au contraire, elle est d’une nature puissante, comme c’est le cas chez tous les êtres de génie, non seulement, en se mêlant intimement au corps qu’elle anime, elle fortifiera et ennoblira son organisme, mais encore, usant de la prééminence qu’elle a comme esprit, elle cherchera à faire valoir toujours son privilège d’éternelle jeunesse. De là vient que, chez les hommes doués supérieurement, on voit, même pendant leur vieillesse, des périodes nouvelles de grande fécondité ; il semble toujours qu’il y a eu en eux un rajeunissement momentané, et c’est là ce que j’appellerais la seconde puberté. »

Goethe poussa un soupir, et se tut.

Je pensais à la jeunesse de Goethe, qui appartient à une époque si heureuse du siècle précédent ; je sentis passer sur mon âme le souffle d’été de Sesenheim, et dans ma mémoire revinrent les vers :

L’après-midi toute la bande de la jeunesse
Allait s’asseoir sous les frais ombrages…

« Hélas ! dit Goethe en soupirant, oui, c’était là un beau temps ! Mais chassons-le de notre esprit pour que les jours brumeux et ternes du temps présent ne nous deviennent pas tout à fait insupportables.

— Il serait bon, dis-je, qu’un second Sauveur vînt nous délivrer de l’austérité pesante qui écrase notre état social actuel.

— J’ai eu dans ma jeunesse un temps où je pouvais exiger de moi chaque jour la valeur d’une feuille d’impression, continua-t-il, et j’y parvenais sans difficulté. J’ai écrit le Frère et la Sœur en trois jours ; Clavijo, comme vous le savez, en huit. Maintenant je n’essaye pas de ces choses-là, et cependant, même dans ma vieillesse la plus avancée, je n’ai pas du tout à me plaindre de stérilité ; mais ce qui, dans mes jeunes années, me réussissait tous les jours et au milieu de n’importe quelles circonstances, ne me réussit plus maintenant que par moments et demande des conditions favorables. Il y a dix ou douze ans, dans ce temps heureux qui a suivi la guerre de la Délivrance, lorsque les poésies du Divan me tenaient sous leur puissance, j’étais assez fécond pour écrire souvent deux ou trois pièces en un jour, et cela, dans les champs, ou en voiture, ou à l’hôtel ; cela m’était indifférent. — Mais maintenant, pour faire la seconde partie de mon Faust, je ne peux plus travailler qu’aux premières heures du jour, lorsque je me sens rafraîchi et fortifié par le sommeil, et que les niaiseries de la vie quotidienne ne m’ont pas encore dérouté. Et cependant, qu’est-ce que je parviens à faire ? Tout au plus une page de manuscrit, dans le jour le plus favorisé ; mais ordinairement ce que j’écris pourrait s’écrire dans la paume de la main, et bien souvent, quand je suis dans une veine de stérilité, j’en écris encore moins ! Tout cela doit être considéré comme des dons de Dieu. »

V

Ce fut le moment où sa vie fut coupée par la nouvelle de la mort de l’ami de sa jeunesse, le grand-duc de Weimar. Voici comment Eckermann raconte sa disparition :

Dimanche, 15 juin 1828.

Nous venions de nous mettre à table quand M. Seidel1 entra avec des chanteurs tyroliens. Ils furent installés dans le pavillon du jardin ; on pouvait les apercevoir par les portes ouvertes, et leur chant à cette distance faisait bon effet. M. Seidel se mit avec nous à table. Les chants et les cris joyeux des Tyroliens nous plurent, à nous autres jeunes gens ; Mlle Ulrike et moi, nous fûmes surtout contents du « Bouquet » et de : « Et toi, tu reposes sur mon cœur », et nous en demandâmes les paroles, Goethe ne paraissait pas aussi enthousiasmé que nous.

« Il faut demander aux oiseaux et aux enfants si les cerises sont bonnes2 », dit-il.

Entre les chants, les Tyroliens jouèrent différentes danses nationales, sur une espèce de cithare couchée, avec un accompagnement de flûte traversière d’un son clair.

On appelle le jeune Goethe ; il sort, revient presque aussitôt, et congédie les Tyroliens, s’assied de nouveau à table avec nous. Nous parlons d’Obéron, et de la foule qui est arrivée à Weimar de tous côtés pour assister à la représentation ; déjà à midi il n’y avait plus de billets. Le jeune Goethe alors met fin au dîner en disant à son père :

« Cher père, si nous nous levions ? Ces dames et ces messieurs désirent peut-être aller au théâtre de meilleure heure. »

Cette hâte paraît singulière à Goethe, puisqu’il était à peine quatre heures ; cependant il consent et se lève ; nous nous dispersons dans les différentes pièces de la maison. M. Seidel s’approche de moi et de quelques autres personnes, et me dit tout bas, le visage troublé :

« Votre joie à propos du théâtre est vaine ; il n’y aura pas de représentation ; le grand-duc est mort !… il a succombé hier en revenant de Berlin à Weimar. »

Nous restons tous consternés. — Goethe entre, nous faisons tous comme si rien ne s’était passé et nous parlons de choses indifférentes. — Goethe s’avance près de la fenêtre avec moi et me parle des Tyroliens et du théâtre.

« Vous allez aujourd’hui dans ma loge, me dit-il, vous avez donc le temps jusqu’à six heures ; laissons les autres et restez avec moi, nous bavarderons encore un peu. »

Le jeune Goethe cherchait à renvoyer la compagnie pour préparer son père à la nouvelle avant le retour du chancelier qui la lui avait donnée le premier. Goethe ne comprenait pas l’air pressé de son fils et paraissait fâché.

« Ne prendrez-vous pas votre café ? dit-il, il est à peine quatre heures ! »

Cependant on s’en allait, et moi aussi je pris mon chapeau.

— Eh bien ! vous voulez vous en aller ? me dit-il en me regardant tout étonné.

— Oui, dit le jeune Goethe ; Eckermann a aussi quelque chose à faire avant la représentation.

— Oui, dis-je, j’ai quelque chose à faire avant la représentation.

— Partez donc, dit Goethe en secouant la tête d’un air sérieux, mais je ne vous comprends pas. »

Nous montâmes dans les chambres du haut avec Mlle Ulrike ; le jeune Goethe resta en bas pour préparer son père à la triste nouvelle.

Je vis ensuite Goethe le soir. Avant d’entrer dans la chambre, je l’entendis soupirer et parler tout haut. Il paraissait sentir qu’un vide irréparable s’était creusé dans son existence. Il éloigna toutes les consolations et n’en voulut entendre d’aucune sorte.

« J’avais pensé, disait-il, que je partirais avant lui ; mais Dieu dispose tout comme il le trouve bien, et à nous autres pauvres mortels il ne reste rien qu’à tout supporter, et à rester debout comme il le veut et tant qu’il le veut. »

La nouvelle funèbre trouva la grande-duchesse mère à son château d’été de Wilhelmsthal ; les jeunes princes étaient en Russie. — Goethe partit bientôt pour Dornbourg, afin de se soustraire aux impressions troublantes qui l’auraient entouré chaque jour à Weimar, et de se créer un genre d’activité nouveau et un entourage différent. — Il lui était venu de France des nouvelles qui le touchaient de près et qui avaient réveillé son attention ; elles l’avaient ramené une fois encore vers la théorie du développement des plantes. — Dans son séjour champêtre il se trouvait très bien placé pour ces études, puisqu’à chaque pas qu’il faisait dehors il rencontrait la végétation la plus luxuriante de vignes grimpantes et de plantes sarmenteuses.

Je lui fis là quelques visites, accompagné de sa belle-fille et de son petit-fils. — Il paraissait très heureux ; il disait qu’il était très bien portant, et ne pouvait se lasser de vanter le site ravissant du château et des jardins. Et, en effet, à cette hauteur, on a des fenêtres le délicieux coup d’œil de la vallée, animée de tableaux variés ; la Saale serpente à travers les prairies ; en face, du côté de l’est, s’élèvent des collines boisées ; le regard se perd au-delà dans un vague lointain ; il est évident que de cette position on peut très facilement observer, pendant le jour, les nuages chargés de pluie qui passent et vont se perdre à l’horizon, et, pendant la nuit, l’armée des étoiles et le lever du soleil.

« Ici, disait Goethe, nuit et jour j’ai du plaisir. Souvent, avant l’apparition de la lumière, je suis éveillé, j’ouvre ma fenêtre ; je rassasie mes yeux de la splendeur des trois planètes qui sont dans ce moment au-dessus de l’horizon ; je me rafraîchis en voyant l’éclat grandissant de l’aurore. — Presque toute la journée je reste en plein air, j’ai des conversations muettes avec les pampres et les vignes ; elles me donnent de bonnes idées, et je pourrais vous en raconter des choses étranges. Je fais aussi des poésies, et qui ne sont pas mauvaises3. Je voudrais continuer partout la vie que je mène ici. »

* * *

Jeudi, le 11 septembre 1828.

Aujourd’hui à deux heures, par le plus beau temps, Goethe est revenu de Dornbourg. Il était très bien portant et tout bruni par le soleil. Nous nous mîmes bientôt à table dans la pièce qui donne sur le jardin, et nous laissâmes les portes ouvertes. Il nous a parlé de diverses visites qu’il a reçues, de présents qu’on lui a envoyés, et il accueillait avec plaisir les plaisanteries légères qui se présentaient de temps en temps dans la conversation. Mais, en regardant d’un œil attentif, il était impossible de ne pas apercevoir en lui une gêne semblable à celle d’une personne revenant dans une situation qui, par un concours de diverses circonstances, se trouve changée. Nous ne faisions que commencer, lorsqu’on vint de la part de la grande-duchesse mère féliciter Goethe de son retour et lui annoncer que la grande-duchesse aurait le plaisir de lui faire sa visite le mardi suivant.

Si l’on réunit ensemble tous ces motifs, on me comprendra quand je dirai que, malgré l’enjouement de Goethe à table, il y avait au fond de son âme une gêne visible. — Je donne tous ces détails parce qu’ils se rattachent à une parole de Goethe qui me parut très curieuse, et qui peint sa situation et sa nature dans son originalité caractéristique. Le professeur Abeken d’Osnabrück4, quelques jours avant le 28 août, m’avait adressé avec une lettre un paquet qu’il me priait de donner à Goethe à son anniversaire de naissance : c’était un souvenir qui se rapportait à Schiller, et qui certainement ferait plaisir. — Aujourd’hui, quand Goethe, à table, nous parla des divers présents qui lui avaient été envoyés à Dornbourg pour son anniversaire, je lui demandai ce que renfermait le paquet d’Abeken.

C’était un envoi curieux qui m’a fait grand plaisir, dit-il. Une aimable dame chez laquelle Schiller avait pris le thé a eu l’idée excellente d’écrire ce qu’il avait dit. Elle a tout vu et tout reproduit très fidèlement ; après un si long espace de temps, cela se lit encore très bien, parce qu’on est replacé directement dans une situation qui a disparu, avec tant d’autres grandes choses, mais qui a été saisie avec toute sa vie et heureusement fixée à jamais dans ce récit. — Là, comme toujours, Schiller paraît en pleine possession de sa haute nature ; il est aussi grand à la table à thé qu’il l’aurait été dans un conseil d’État. Rien ne le gêne, rien ne resserre ou n’abaisse le vol de sa pensée ; les grandes vues qui vivent en lui s’échappent toujours sans restrictions, sans vaines considérations. — C’était là un vrai homme ! et c’est ainsi que l’on devrait être ! Mais nous autres, nous avons toujours quelque chose qui nous arrête ; les personnes, les objets qui nous entourent, exercent sur nous leur influence ; la cuiller à thé nous gêne, si elle est d’or, et que nous croyions la trouver d’argent, et c’est ainsi que, paralysés par mille considérations, nous n’arrivons pas à exprimer librement ce qu’il y a peut-être de grand en nous-même. Nous sommes les esclaves des choses extérieures, et nous paraissons grands ou petits, suivant qu’elles diminuent ou élargissent devant nous l’espace ! »

Goethe se tut, la conversation changea, mais moi je gardai dans mon cœur ces paroles qui exprimaient mes convictions intimes.

VI

« Mes ouvrages ne peuvent pas devenir populaires, dit-il un autre soir ; celui qui pense le contraire et qui travaille à les rendre populaires est dans l’erreur. Ils ne sont pas écrits pour la masse, mais seulement pour ces hommes qui, voulant et cherchant ce que j’ai voulu et cherché, marchent dans les mêmes voies que moi… »

Il voulait continuer ; une jeune dame qui entra l’interrompit et se mit à causer avec lui. J’allai avec d’autres personnes, et bientôt après on se mit à table. Je ne saurais dire de quoi on causa, les paroles de Goethe me restaient dans l’esprit et m’occupaient tout entier. — « C’est vrai, pensais-je, un écrivain comme lui, un esprit d’une pareille élévation, une nature d’une étendue aussi infinie, comment deviendraient-ils populaires ? — Et, à bien regarder, est-ce qu’il n’en est pas ainsi de toutes les œuvres extraordinaires ? Est-ce que Mozart est populaire ? Et Raphaël, l’est-il ? Les hommes ne s’approchent parfois de ces sources immenses et inépuisables de vie spirituelle que pour y venir saisir quelques gouttes précieuses qui leur suffisent pendant longtemps. — Oui, Goethe a raison ! Il est trop immense pour être populaire, et ses œuvres ne sont destinées qu’à quelques hommes occupés des mêmes recherches, et marchant dans les mêmes voies que lui. Elles sont pour les natures contemplatives, qui veulent sur ses traces pénétrer dans les profondeurs du monde et de l’humanité. Elles sont pour les êtres passionnés qui demandent aux poètes de leur faire éprouver toutes les délices et toutes les souffrances du cœur. Elles sont pour les jeunes poètes, désireux d’apprendre comment on se représente, comment on traite artistement un sujet. Elles sont pour les critiques, qui trouvent là d’après quelles maximes on doit juger, et comment on peut rendre intéressante et agréable la simple analyse d’un livre. Elles sont pour l’artiste, parce qu’elles donnent de la clarté à ses pensées et lui enseignent quels sujets ont un sens pour l’art, et par conséquent quels sont ceux qu’il doit traiter et ceux qu’il doit laisser de côté. Elles sont pour le naturaliste, non seulement parce qu’elles renferment les grandes lois que Goethe a découvertes, mais aussi et surtout parce qu’il y trouvera la méthode qu’un bon esprit doit suivre pour que la nature lui livre ses secrets. — Ainsi tous les esprits dévoués à la science, à l’art, seront reçus comme hôtes à la table que garnissent richement les œuvres de Goethe, et dans leurs créations se reconnaîtra l’influence de cette source commune de lumière et de vie à laquelle ils auront puisé ! »

VII

Eckermann l’ayant ramené sur ses souvenirs de jeunesse avec le grand-duc de Weimar qu’il venait de perdre, Goethe s’y complaît :

« Il était alors très jeune, et nous faisions un peu les fous. C’était comme un vin généreux, mais encore en fermentation énergique. Il ne savait encore quel emploi faire de ses forces, et nous étions souvent tout près de nous casser le cou. — Courir à cheval à bride abattue par-dessus les haies, les fossés, les rivières, monter et descendre les montagnes pendant des journées, camper la nuit en plein vent, près d’un feu allumé au milieu des bois, c’étaient là ses goûts. Être né héritier d’un duché, cela lui était fort égal, mais avoir à le gagner, à le conquérir, à l’emporter d’assaut, cela lui aurait plu. — La poésie d’Ilmenau peint une époque qui, en 1783, lorsque j’écrivis la poésie, était déjà depuis plusieurs années derrière nous, de sorte que je pus me dessiner moi-même comme une figure historique et causer avec moi des années passées. C’est la peinture, vous le savez, d’une scène de nuit, après une chasse dans les montagnes comme celles dont je vous parlais. Nous nous étions construit au pied d’un rocher de petites huttes, couvertes de branches de sapin, pour y passer la nuit sur un sol sec. Devant les huttes brûlaient plusieurs feux, où nous cuisions et faisions rôtir ce que la chasse avait donné. Knebel, qui déjà alors ne laissait pas refroidir sa pipe, était assis auprès du feu, et amusait la société avec toute sorte de plaisanteries dites de son ton tranquille, pendant que la bouteille passait de mains en mains. Seckendorf (c’est l’élancé aux longs membres effilés) s’était commodément étendu au pied d’un arbre et fredonnait des chansonnettes. De l’autre côté, dans une petite hutte pareille, le duc était couché et dormait d’un profond sommeil. Moi-même, j’étais assis devant, près des charbons enflammés, dans de graves pensées, regrettant parfois le mal qu’avaient fait çà et là mes écrits. Encore aujourd’hui Knebel et Seckendorf ne me paraissent pas mal dessinés du tout, ainsi que le jeune prince, alors dans la sombre impétuosité de sa vingtième année :

« “La témérité l’entraîne au loin ; aucun rocher n’est pour lui trop escarpé, aucun passage trop étroit ; le désastre veille auprès de lui, l’épie et le précipite dans les bras du tourment ! Les mouvements pénibles d’une âme violemment tendue le poussent tantôt ici, et tantôt là ; il passe d’une agitation inquiète à un repos inquiet ; aux jours de gaieté, il montrera une sombre violence, sans frein et pourtant sans joie ; abattu, brisé d’âme et de corps, il s’endort sur une couche dure…”

« C’est absolument ainsi qu’il était ; il n’y a pas là le moindre trait exagéré. Mais le duc avait su bientôt se dégager de cette période orageuse et tourmentée, et parvenir à un état d’esprit plus lucide et plus doux ; aussi, en 1783, à l’anniversaire de sa naissance, je pouvais lui rappeler cet aspect de sa première jeunesse. Je ne le cache pas, dans les commencements, il m’a donné bien du mal et bien des inquiétudes. Mais son excellente nature s’est bientôt épurée, et s’est si parfaitement façonnée que c’était un plaisir de vivre et d’agir dans sa compagnie.

« — Vous avez fait, seuls ensemble, un voyage en Suisse, à cette époque ?

— Il aimait beaucoup les voyages, mais non pas tant pour s’amuser et se distraire que pour tenir ouverts partout les yeux et les oreilles, et découvrir tout ce qu’il était possible d’introduire de bon et d’utile dans son pays. L’agriculture, l’élève du bétail, l’industrie, lui sont de cette façon très redevables. Ses goûts n’avaient rien de personnel, d’égoïste ; ils tendaient tous à un but pratique d’intérêt général. C’est ainsi qu’il s’est fait un nom qui s’étend bien au-delà de cette petite principauté.

— La simplicité et le laisser-aller de son extérieur, dis-je, semblaient indiquer qu’il ne cherchait pas la gloire et qu’il n’en faisait pas grand cas. On aurait dit qu’il était devenu célèbre sans l’avoir cherché, simplement par suite de sa tranquille activité.

— La gloire est une chose singulière, dit Goethe. Un morceau de bois brûle, parce qu’il a du feu en lui-même ; il en est de même pour l’homme ; il devient célèbre s’il a la gloire en lui. Courir après la gloire, vouloir la forcer, vains efforts ; on arrivera bien, si on est adroit, à se faire par toutes sortes d’artifices une espèce de nom ; mais si le joyau intérieur manque, tout est inutile, tout tombe en quelques jours. — Il en est exactement de même avec la popularité. Il ne la cherchait pas et ne flattait personne, mais le peuple l’aimait parce qu’il sentait que son cœur lui était dévoué. »

Goethe parla alors des autres membres de la famille grand-ducale, disant que chez tous brillaient de nobles traits de caractère. Il parla de la bonté du cœur de la régente actuelle, des grandes espérances que faisait naître le jeune prince5, et se répandit avec une prédilection visible sur les rares qualités de la princesse régnante, qui s’appliquait avec tant de noblesse à calmer partout les souffrances et à faire prospérer tous les germes heureux.

« Elle a toujours été pour le pays un bon ange, dit-il, et le deviendra davantage à mesure qu’elle lui sera plus attachée. Je connais la grande-duchesse depuis 1805, et j’ai eu une foule d’occasions d’admirer son esprit et son caractère. C’est une des femmes les meilleures et les plus remarquables de notre temps, et elle le serait même sans être princesse. C’est là le signe vrai : il faut que, même en déposant la pourpre, il reste encore dans celui qui la porte beaucoup de grandes qualités, les meilleures même. »

VIII

Goethe lut une sublime inspiration qu’il venait de rédiger en vers sibyllins, intitulée : Nul être ne peut retomber dans le néant. Sa profession religieuse de la constance de Dieu dans ses volontés y est admirable : c’est la même pensée qui me tomba de la main en écrivant à vingt ans à Byron :

Celui qui peut créer dédaigne de détruire !

Il se livre de nouveau à ses travaux de naturaliste : il parle avec un grand éloge du talent transcendant de M. Villemain, qui faisait alors un cours littéraire à la jeunesse française.

« Villemain a aussi comme critique, dit-il, un rang très élevé. Les Français ne reverront jamais un talent égal à celui de Voltaire ; mais on peut dire que, le point de vue de Villemain se trouvant plus élevé que celui de Voltaire, Villemain peut critiquer Voltaire et juger ses qualités, et ses défauts. »

On aime à voir un grand poète rendre cette éclatante justice à un grand critique ; cela efface d’avance les puériles négations de notre temps.

IX

Il parle de Béranger, dont il était précédemment un fanatique et systématique enthousiaste, chose bien extraordinaire dans l’auteur de Marguerite :

Nous parlâmes alors de l’emprisonnement de Béranger. Goethe dit :

« Ce qui lui arrive est bien fait. Ses dernières poésies sont sans frein, sans mesure, et ses attaques contre le roi, contre le gouvernement, contre l’esprit pacifique des citoyens, le rendent parfaitement digne de sa peine. Ses premières poésies, au contraire, étaient gaies, inoffensives et excellentes pour rendre un cercle d’hommes joyeux et content, ce qui est bien la meilleure chose que l’on puisse dire de chansons. Je suis sûr que son entourage a exercé sur lui une mauvaise influence et que, pour plaire à ses amis révolutionnaires, il a dit bien des choses qu’autrement il n’aurait jamais dites. »

C’était dur, mais malheureusement fondé. Béranger, que j’ai beaucoup connu et aimé dans nos derniers jours, était, selon moi, mille fois supérieur comme homme à ce qu’il était comme poète. Il faut aimer le pauvre peuple, mais non flatter ses caprices. Pelletan a été sévère, mais injuste envers lui sous ce rapport. Il ne l’avait pas assez connu. On écrit d’après un système, il faut connaître son sujet. Un Aristophane français délayant la ciguë que la multitude hébétée fait boire à Socrate, un Camille Desmoulins qui raille jusqu’à la mort et qui pleure le supplice des Girondins, voilà Béranger poète ; mais un homme excellent et spirituel contre lui-même, voilà le vrai Béranger.

X

Le 20 novembre 1829, dîné avec Goethe. Nous parlâmes de Manzoni, et je demandai à Goethe si à son retour d’Italie le chancelier n’avait apporté aucune nouvelle de Manzoni.

« Il m’a parlé de lui dans une lettre, dit Goethe. Il lui a fait visite, il vit dans une maison de campagne près de Milan, et à mon grand chagrin il est continuellement souffrant.

— Il est singulier, dis-je, que les talents distingués, et surtout les poètes, aient si souvent une constitution débile.

— Les œuvres extraordinaires que ces hommes produisent, dit Goethe, supposent une organisation très délicate, car il faut qu’ils aient une sensibilité exceptionnelle et puissent entendre la voix des êtres célestes. Or, une pareille organisation, mise en conflit avec le monde et avec les éléments, est facilement troublée, blessée, et celui qui ne réunit pas, comme Voltaire, à cette grande sensibilité une solidité nerveuse extraordinaire, est exposé à un état perpétuel de malaise. Schiller aussi était constamment malade. Lorsque je fis sa connaissance, je crus qu’il n’avait pas quatre semaines à vivre. Mais il y avait en lui assez de force résistante, aussi il a pu se maintenir un assez grand nombre d’années, et il se serait soutenu encore longtemps avec une manière de vivre plus saine. »

Et Manzoni vit encore !

XI

Goethe parle à Eckermann de Lavater, l’auteur pieux de la Physiognomonie :

Dimanche, 14 février 1830.

Goethe a parlé de Lavater et m’a dit beaucoup de bien de son caractère ; il m’a raconté des traits de leur ancienne intimité ; souvent ils couchèrent fraternellement dans le même lit.

« Il est à regretter, ajouta-t-il, qu’un mauvais mysticisme ait mis sitôt arrêt à l’essor de son génie. »

Le 10 février 1830 la conversation revint sur Napoléon et sur Hudson Lowe, que Goethe justifie par l’embarras de sa situation :

Goethe paraissait très chagrin ; il resta assez longtemps silencieux. Bientôt cependant notre conversation reprit un cours enjoué, et il me parla d’un livre écrit pour la justification de Hudson Lowe.

« Ce livre, dit-il, renferme de ces traits on ne peut plus précieux, que peuvent seuls donner des témoins oculaires. Vous savez que Napoléon portait habituellement un uniforme vert sombre. À force d’être porté et d’aller au soleil, cet uniforme s’était entièrement fané, il fallait le remplacer. Napoléon voulait la même couleur, mais dans l’île ne se trouvait pas de pièce de ce drap ; on trouva bien un drap vert, mais d’une couleur fausse et tirant sur le jaune. Le maître du monde ne pouvait obtenir la couleur qu’il désirait ; il ne resta qu’un moyen, ce fut de faire retourner le vieil uniforme et de le porter ainsi. — Que dites-vous de cela ? N’est-ce pas là un vrai trait de tragédie ? N’est-ce pas touchant de voir le maître des rois réduit à porter un uniforme retourné ? Et cependant, quand on pense qu’une fin pareille a frappé un homme qui avait foulé aux pieds la vie et le bonheur de millions d’hommes, la destinée, en se redressant contre lui, paraît encore avoir été très indulgente ; c’est une Némésis qui, en considérant la grandeur du héros, n’a pas pu s’empêcher d’user encore d’un peu de galanterie. Napoléon nous donne un exemple des dangers qu’il y a à s’élever à l’absolu et à tout sacrifier à l’exécution d’une idée. »

Après dîner, Goethe, parlant de la théorie des couleurs, a exprimé des doutes sur la possibilité de frayer un chemin à sa doctrine si simple.

« Les erreurs de mes adversaires, a-t-il dit, sont trop généralement répandues depuis un siècle, pour que je puisse espérer trouver quelqu’un qui marche avec moi sur ma route solitaire. Je resterai seul ! Il me semble souvent que je suis comme un naufragé qui a saisi une planche capable de ne porter qu’un homme. Lui seul se sauve, tous les autres périssent engloutis. »

* * *

Lundi, 18 janvier 1830.

Ce matin, allant dîner chez Goethe, j’appris en route que la grande-duchesse mère venait de mourir. Quel effet cette mort va-t-elle faire sur Goethe à un âge si avancé ? telle fut ma première pensée, et ce n’est pas sans un peu d’appréhension que je pénétrai dans la maison. Les domestiques me dirent que sa belle-fille venait d’entrer chez lui pour lui annoncer la triste nouvelle. « Voilà plus de cinquante ans, me disais-je, qu’il est lié avec cette princesse ; il jouissait de toute sa faveur ; sa mort va l’affecter profondément. » C’est avec ces pensées que j’entrai ; mais je ne fus pas peu surpris de le voir assis à table, auprès de son fils et de sa belle-fille, parfaitement serein, sans abattement, et mangeant sa soupe comme si rien absolument ne s’était passé. La conversation fut enjouée et variée ; toutes les cloches de la ville cependant commençaient à retentir ; madame de Goethe me regardait ; nous parlions à haute voix, pour éviter que ces sons de mort ne l’ébranlassent douloureusement, car nous pensions qu’il partageait nos émotions. Mais il était au milieu de nous comme un être d’une nature supérieure, que les souffrances de la terre ne touchent pas. Son médecin, M. Vogel, entra, s’assit auprès de nous et raconta les circonstances de la mort de la princesse, que Goethe écouta sans sortir de sa tranquillité et de son calme parfaits. Vogel partit, nous reprîmes le dîner et la conversation. On parla du Chaos 6, et Goethe loua comme excellentes les considérations sur le jeu que renferme le dernier numéro. Après le départ de madame de Goethe et de ses enfants, je restai seul avec Goethe. Il me parla de sa Nuit classique de Walpurgis, me disant qu’il avançait tous les jours, et que cette composition étrange réussissait au-delà de son attente. M. Soret arriva, apportant des compliments de condoléance de la part de la duchesse régnante.

« Eh bien ! lui dit Goethe lorsqu’il le vit, approchez ! asseyez-vous. Le coup qui nous menaçait depuis longtemps nous a atteints ; nous n’avons plus du moins à lutter contre la cruelle incertitude ! Il nous faut voir maintenant comment nous nous arrangerons de nouveau avec la vie.

— Voilà vos consolateurs, dit M. Soret, en lui montrant ses papiers. Le travail est un excellent moyen de triompher de la douleur.

— Aussi longtemps qu’il fera jour, dit Goethe, nous resterons la tête levée, et tout ce que nous pourrons faire, nous ne le laisserons pas faire après nous ! »

* * *

Lundi, 15 février 1830.

Je suis allé ce matin un moment chez Goethe, pour prendre de ses nouvelles de la part de madame la grande-duchesse7. Je le trouvai triste, pensif ; il n’y avait plus trace de l’excitation un peu forcée de la veille. Aujourd’hui il paraissait profondément ému du vide que la mort avait fait en lui, en lui arrachant une amitié de cinquante ans. Il me dit :

« Je me force au travail ; il le faut pour que je conserve le dessus, et que je supporte cette séparation subite. La mort est quelque chose de bien étrange ! Malgré toute notre expérience, quand il s’agit d’une personne qui nous est chère, nous croyons la mort toujours impossible, et nous ne pouvons y croire ; elle est toujours inattendue. C’est pour ainsi dire une impossibilité, qui tout à coup devient une réalité. Et ce passage d’une existence qui nous est connue dans une autre dont nous ne savons absolument rien est quelque chose de si violent, que ceux qui restent ne peuvent s’empêcher de ressentir malgré eux le plus profond ébranlement. »

XII

Nous approchions de la révolution de 1830 ; les amis français de Goethe, les écrivains du Globe, allaient triompher. Un pressentiment terrible agitait Goethe à son insu. Il sentait que la colonne fondamentale du monde conservateur auquel il tenait allait s’écrouler.

Dimanche, 7 mars 1830.

À midi, chez Goethe. Il était aujourd’hui très vif et très bien portant. Il me dit qu’il avait été obligé de quitter un peu sa Nuit de Walpurgis, pour finir sa dernière livraison d’Art et Antiquité.

« Mais, dit-il, j’ai eu la précaution de m’arrêter lorsque j’étais encore bien en train, et à un passage pour lequel j’ai encore bien des matériaux tout prêts. De cette façon, je me remettrai à l’œuvre bien plus aisément que si je ne m’étais arrêté qu’au bout d’un développement épuisé. »

Nous avions le projet de faire une promenade avant dîner, mais nous nous trouvions si bien tous deux à la maison, que Goethe fit dételer. Frédéric venait d’ouvrir une grande caisse qui arrivait de Paris. C’était un envoi du sculpteur David (d’Angers) : des portraits en bas-relief, moulés en plâtre, de cinquante-sept personnages célèbres. Frédéric mit ces médaillons dans plusieurs tiroirs, et ce fut pour nous un grand plaisir de contempler tous ces personnages intéressants. Je désirais surtout voir Mérimée ; la tête nous parut aussi énergique et aussi hardie que son talent, et Goethe y trouva quelque chose d’humoristique. Dans Victor Hugo, Alfred de Vigny, Émile Deschamps, nous vîmes des physionomies nettes, aisées, sereines. — Mademoiselle Gay, madame Tastu et d’autres jeunes femmes auteurs nous firent également grand plaisir. La tête énergique de Fabvier rappelait les hommes des siècles passés, et nous revînmes à lui plusieurs fois. Nous allions d’un personnage à l’autre, et Goethe ne put s’empêcher de répéter à plusieurs reprises qu’il devait à David un trésor dont il ne pouvait assez le remercier. Il montrera cette collection aux voyageurs qui passent par Weimar, et se fera renseigner par eux sur les personnes dont il a le portrait et qui lui sont encore inconnues.

La caisse contenait aussi un ballot de livres ; nous le fîmes porter dans la chambre voisine, où nous nous mîmes à table. Nous étions contents, et nous parlâmes de divers travaux et projets.

« Il n’est pas bon que l’homme soit seul, dit Goethe, et surtout il n’est pas bon qu’il travaille seul ; il a besoin, pour réussir, qu’on prenne intérêt à ce qu’il fait, qu’on l’excite. Je dois à Schiller mon Achilléide, beaucoup de mes Ballades, car c’est lui qui me les a fait écrire, et si je finis la seconde partie de Faust, vous pouvez vous l’attribuer. Je vous l’ai dit déjà souvent, mais je veux que vous le sachiez bien et je vous le répète. »

Ces paroles me rendirent heureux, car je sentais qu’elles renfermaient beaucoup de vérité.

Au dessert, Goethe ouvrit un des paquets. Il contenait les poésies d’Émile Deschamps, accompagnées d’une lettre que Goethe me donna à lire. Je vis alors avec joie quelle influence on reconnaissait à Goethe sur la nouvelle vie de la littérature française ; les jeunes poètes le vénèrent et l’aiment comme leur chef spirituel. Telle avait été l’influence de Shakespeare pendant la jeunesse de Goethe. On ne peut pas dire de Voltaire qu’il ait eu de l’influence sur les poètes étrangers, qu’il leur ait servi de centre de réunion, et qu’ils aient reconnu en lui un maître et un souverain. — La lettre d’Émile Deschamps était écrite avec une très aimable et très cordiale aisance.

« Elle laisse jeter un coup d’œil sur le printemps d’une belle âme », dit Goethe.

Parmi les envois de David se trouvait un dessin représentant le chapeau de Napoléon, vu dans diverses positions.

« Voilà quelque chose pour mon fils », dit Goethe.

Et il lui envoya le dessin. Il ne manqua pas son effet : le jeune Goethe arriva bientôt, plein de joie, disant que ces chapeaux de son héros étaient le nec plus ultra de sa collection. Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que le dessin était encadré, mis sous verre, et placé parmi les autres attributs et monuments du héros.

* * *

Dimanche, 14 mars 1830.

Passé la soirée chez Goethe. Il m’a montré tous les trésors de la caisse de David, maintenant mis en ordre. Il avait soigneusement rangé sur une table, les uns près des autres, tous les médaillons des jeunes poètes de la France. Il parla encore du talent extraordinaire de David, aussi grand par ses conceptions que par son exécution. Il m’a montré une quantité d’ouvrages contemporains que, par l’entremise de David, les talents les plus distingués de l’école romantique lui ont envoyés en présent. Je vis des ouvrages de Sainte-Beuve, Ballanche, Victor Hugo, Balzac, Alfred de Vigny, Jules Janin et autres.

« David, dit-il, m’a par cet envoi préparé de belles journées. Les jeunes poètes m’ont occupé déjà toute cette semaine, et les fraîches impressions que je reçois de leurs œuvres me donnent comme une nouvelle vie. Je ferai un catalogue spécial pour ces chers portraits et pour ces chers livres, et je leur donnerai une place spéciale dans ma collection artistique et dans ma bibliothèque. »

On voyait que cet hommage des jeunes poètes de France remplissait Goethe de la joie la plus profonde.

Il lut un peu dans les Études d’Émile Deschamps. Il loua la traduction de la Fiancée de Corinthe ; il rendit hommage à cette douce et candide nature d’Émile Deschamps, en homme qui n’a jamais connu l’envie.

Deschamps est la vierge immaculée du talent.

Mérimée, disait Goethe, est un rude gaillard !

Il est curieux, après tant d’années, de voir l’impression de tel ou tel homme sur un génie étranger.

XIII

Mais, s’apercevant de l’impression pénible que ses craintes sur les suites de la révolution de 1830 imprimaient à ses auditeurs, son fils, sa belle-fille, Mlle Ulrique et Eckermann :

« Croyez-vous, dit-il après un long silence, que je sois indifférent aux grandes idées que réveillent en moi les mots de Liberté, de Peuple, de Patrie ? Non : ces idées sont en nous ; elles sont une partie de notre être, et personne ne peut les écarter de soi. L’Allemagne aussi me tient fortement au cœur. J’ai souvent ressenti une douleur profonde en pensant à cette nation allemande, qui est si estimable dans chaque individu et si misérable dans son ensemble. La comparaison du peuple allemand avec les autres peuples éveille des sentiments douloureux auxquels j’ai cherché à échapper par tous les moyens possibles ; j’ai trouvé dans la science et dans l’art les ailes qui peuvent nous emporter loin de ces misères, car la science et l’art appartiennent au monde tout entier, et devant eux tombent les frontières des nationalités ; mais la consolation qu’ils donnent est cependant une triste consolation et ne remplace pas les sentiments de fierté que l’on éprouve quand on sait que l’on appartient à un peuple grand, fort, estimé et redouté. Aussi c’est la foi à l’avenir de l’Allemagne qui me console vraiment. Cette foi, je l’ai aussi énergique que vous. Oui, le peuple allemand promet un avenir, et a un avenir. Pour parler comme Napoléon : les destinées de l’Allemagne ne sont pas encore accomplies. Si elle n’avait pas eu d’autre mission que de renverser l’empire romain et de créer, d’organiser un monde nouveau, elle serait tombée depuis longtemps. Mais comme elle est restée debout, forte et solide, j’ai la conviction qu’elle a encore une autre mission, et cette mission sera plus grande que celle qu’elle a accomplie lorsqu’elle a détruit l’empire romain et donné sa forme au moyen-âge, plus grande en proportion même de la supériorité de sa civilisation actuelle sur la civilisation du passé. Quand viendront le temps et l’occasion pour agir ? Aucun œil humain ne peut le voir d’avance ; aucune force humaine ne pourrait rapprocher ce temps et faire naître cette occasion. Que nous reste-t-il donc à faire, à nous, simples individus ? Nous devons, suivant nos talents, nos penchants, notre situation, développer chez nous, fortifier, rendre plus générale la civilisation, former les esprits, et surtout dans les classes élevées, pour que notre nation, bien loin de rester en arrière, précède tous les autres peuples, pour que son âme ne languisse pas, mais reste toujours vive et active, pour que notre race ne tombe pas dans l’abattement et dans le découragement, et soit capable de toutes les grandes actions quand brillera le jour de la gloire. — Mais, pour le moment, il ne s’agit ni de l’avenir, ni de nos vœux, ni de nos espérances, ni de notre foi, ni des destinées réservées à notre patrie ; nous parlons du présent, et des circonstances au milieu desquelles paraît votre journal. Vous dites, il est vrai : Des événements décisifs sont venus nous donner le signal. Bien. Ces événements ne sont jamais, à tout supposer pour le mieux, que le commencement de la fin. Deux cas sont possibles : ou le puissant dominateur abat encore une fois tous ses ennemis, ou il est abattu par eux. (Je tiens pour à peu près impossible un accommodement ; et s’il se faisait, il serait inutile ; nous serions de nouveau comme autrefois.) Supposons donc que Napoléon abatte ses ennemis. C’est impossible, dites-vous ? Tant de certitude ne nous est pas permise. Cependant je crois moi-même sa victoire peu vraisemblable ; laissons donc cette supposition de côté et déclarons cet événement impossible. Il reste à examiner le cas où Napoléon est vaincu, complètement vaincu. Eh bien ! qu’arrivera-t-il ? Vous parlez du réveil du peuple allemand et vous croyez que ce peuple ne se laissera plus arracher ce qu’il a conquis et ce qu’il a payé de son sang : la liberté. Le peuple est-il réellement réveillé ? sait-il ce qu’il veut et ce qu’il peut ? Avez-vous oublié le mot magnifique que votre Philistin d’Iéna criait à son voisin, déclarant qu’il pouvait maintenant recevoir bien commodément les Russes, puisque sa maison était nettoyée et que les Français l’avaient quittée ? Le sommeil du peuple était trop profond pour que les secousses même les plus fortes puissent aujourd’hui le réveiller si promptement. Et de plus, est-ce que tout mouvement nous met debout ? Se redresse-t-il, celui qui ne sort de son repos que parce qu’on l’y force avec violence ? Je ne parle pas des quelques milliers d’hommes et de jeunes gens instruits ; je parle de la masse, des millions. Qu’a-t-on obtenu ? qu’a-t-on gagné ? Vous dites : la liberté ; il serait plus juste peut-être de dire : la délivrance, et non la délivrance des étrangers, mais d’un étranger. C’est vrai : je ne vois plus chez nous ni Français, ni Italiens, mais, à leur place, je vois des Cosaques, des Baschkirs, des Croates, des Magyares, des Tartares et des Samoyèdes ; des hussards de toutes les couleurs. Depuis longtemps nous sommes habitués à ne regarder que vers l’ouest ; c’est de là que nous attendons tous les dangers. Mais la terre s’étend aussi de l’autre côté vers l’orient. Même quand arrivent chez nous ces peuples tout entiers, nous ne ressentons aucune crainte, et on a vu de belles femmes embrasser les hommes et les chevaux. Ah ! ne m’en laissez pas dire davantage !… Elles invoquent, il est vrai, les éloquents appels des souverains de ce pays et de l’étranger ; oui, oui, je sais : « un cheval, un cheval, un royaume pour un cheval !… »

Une réponse de moi suscita une réplique de Goethe, et sa parole devint de plus en plus précise et incisive, plus individuelle pour ainsi dire. Je n’ose écrire ce qui fut dit ; d’ailleurs, je n’en vois pas l’utilité. Je veux seulement faire observer que, pendant cette heure de conversation, j’acquis la plus profonde conviction que c’est une erreur radicale de croire que Goethe n’a pas aimé sa patrie, n’a pas eu le cœur allemand, n’a pas eu foi en notre peuple, n’a pas ressenti l’honneur et la honte, le bonheur et l’infortune de l’Allemagne. Son silence, au milieu des grands événements et des complications de ce temps, n’était qu’une résignation douloureuse, à laquelle l’obligeaient de se résoudre sa position et aussi sa connaissance exacte des hommes et des choses. Quand je me retirai enfin, mes yeux étaient remplis de larmes. Je saisis les mains de Goethe ; mais je ne sais ni ce que je lui dis ni ce qu’il me répondit. Je sais seulement qu’il était très cordial. J’étais déjà sorti ; je lui dis :

« En entrant, j’avais l’intention de faire une prière à Votre Excellence ; je voulais lui demander de vouloir bien honorer mon journal au moins d’un article.

— Je vous remercie de ne pas m’avoir fait cette demande, dit-il ; j’aurais eu du regret à vous refuser, mais j’aurais refusé ; vous savez maintenant pourquoi. »

Plus tard, je me suis rappelé bien souvent cette conversation avec Goethe, et jamais elle ne m’est revenue dans l’esprit sans que je ne m’écriasse : « Ô Solon, Solon ! »

XIV

1830 le plongea dans une terreur philosophique ; peu de temps après, son fils mourut en voyageant en Italie : il fut sensible, mais resta inébranlable à ce coup. Il se remit à composer la suite de Faust, œuvre de cinquante ans et qui en durera plus de mille.

Le 14 février 1831.

« Le caractère, dit-il, c’est tout ; et cependant, de notre temps, il y a eu parmi les critiques de petits personnages qui n’étaient pas de cet avis et qui voulaient que dans une œuvre de poésie et d’art un grand caractère ne fût qu’une espèce de faible accessoire. Mais à la vérité, pour reconnaître et honorer un grand caractère, il faut en être un soi-même. Tous ceux qui ont refusé à Euripide l’élévation étaient de pauvres hères incapables de s’élever avec lui, ou bien c’étaient d’impudents charlatans, qui voulaient se faire valoir, et qui, en effet, se grandissaient aux yeux d’un monde sans énergie. »

* * *

Lundi, 14 février 1831.

Dîné avec Goethe. Il avait lu les Mémoires du général Rapp, ce qui amena la conversation sur Napoléon et sur les sentiments que Mme Laetitia a dû éprouver en se voyant la mère de tant de héros et d’une si puissante famille. Quand elle devint mère de Napoléon, son second fils, elle avait dix-huit ans, son mari vingt-trois, et l’organisation physique de Napoléon se ressentit heureusement de la jeune et fraîche énergie de ses parents. Après lui, elle fut encore mère de trois autres fils, tous richement doués, tous ayant joué avec vigueur leur rôle dans le monde, et tous doués d’un certain talent poétique. Après ces fils vinrent trois filles, et enfin Jérôme, qui paraît avoir été le moins bien doué de tous. Le talent, s’il n’est pas dû aux parents seuls, demande cependant une bonne organisation physique ; il n’est donc nullement indifférent d’être né le premier ou le dernier, d’avoir pour père et mère des êtres jeunes et vigoureux, ou bien vieux et débiles.

Je m’informai des progrès de Faust.

« Il ne me quitte plus, dit-il ; tous les jours j’y pense, et trouve quelque chose ; j’avance. Aujourd’hui j’ai fait coudre tout le manuscrit de la seconde partie, pour que mes yeux puissent la bien voir. — J’ai rempli de papier blanc la place du quatrième acte qui manque, et il est très probable que la partie terminée m’excitera et m’encouragera à finir ce qui reste à faire. Ces moyens extérieurs font plus qu’on ne croit, et l’on doit venir au secours de l’esprit de toutes les manières. »

Goethe fit apporter ce manuscrit nouvellement broché, et je fus surpris de sa grosseur ; il formait un bon volume in-folio.

« Voilà, dis-je, ce que vous avez écrit depuis six ans que je suis ici, et cependant toutes vos autres occupations ne vous ont permis d’y donner que très peu de temps. On voit comme une œuvre grossit, même quand on se borne à n’y ajouter qu’un peu de temps en temps.

— On peut s’en convaincre surtout en vieillissant, dit-il, car la jeunesse croit que tout doit se faire en un jour. Si le sort m’est favorable, et si je continue à bien me porter, j’espère être arrivé loin dans le quatrième acte aux premiers mois du printemps. Je l’avais dans la tête depuis longtemps, comme vous savez, mais, pendant l’exécution, il s’est énormément augmenté, et je ne peux plus me servir que de ce qu’il y avait de plus général dans mon ancien plan. Il faut d’ailleurs, maintenant, que cet acte d’intermède soit aussi long que les autres actes.

— Dans cette seconde partie, dis-je, on voit apparaître un monde bien plus riche que dans la première. »

XV

Ici plusieurs pages sont consacrées à un magnifique éloge de Walter Scott ; digne sujet, digne juge. Seulement il oublie le vice mortel de ces chefs-d’œuvre, c’est le mensonge du roman historique. C’est superbe, mais cela ne vit plus. Le mensonge a tué le divin menteur.

Il revient à Schiller.

Jeudi, 31 mars 1831.

Dîné chez le prince avec Soret et Meyer. Nous causons de littérature, et Meyer nous raconte sa première entrevue avec Schiller.

« J’allais, dit-il, me promener avec Goethe dans le jardin d’Iéna, que l’on appelle le Paradis. Schiller nous rencontra. Je lui parlai alors pour la première fois. Il n’avait pas encore terminé son Don Carlos et venait d’arriver de Souabe ; il paraissait être très malade et beaucoup souffrir des nerfs. Son visage rappelait celui du Crucifié. Goethe croyait qu’il ne vivrait pas quinze jours ; mais, comme il jouit alors de plus de bien-être, il se rétablit et écrivit toutes ses plus belles œuvres. »

La pensée de sa fin prochaine l’occupait ; il s’y préparait comme à un voyage. On ne sait où l’on abordera, mais on est sûr d’aborder.

Dîné seul avec Goethe dans son cabinet de travail. Il m’a dit en me tendant un papier :

« Quand on a dépassé quatre-vingts ans, on a à peine le droit de vivre ; il faut être prêt chaque jour à être rappelé, et penser à ranger sa maison. Comme je vous l’ai dit récemment, je vous ai nommé dans mon testament éditeur de mes œuvres posthumes et j’ai rédigé ce matin une espèce de petit acte que vous signerez avec moi. »

* * *

Mercredi, 25 mai 1831.

Nous avons causé du Camp de Wallenstein. J’avais souvent entendu dire que Goethe avait travaillé à cette pièce, et que le sermon du capucin surtout était de lui. Je lui demandai à dîner s’il en était ainsi, et il me répondit :

Au fond, tout est de Schiller ; cependant, comme nous vivions dans de telles relations que Schiller non seulement causait avec moi de son plan, mais me communiquait les scènes à mesure qu’elles avançaient, écoutait mes remarques et en profitait, il peut se faire que j’aie quelque part à cette pièce. Pour le sermon du capucin, je lui ai envoyé les Discours d’Abraham de Santa-Clara, et il en a extrait son sermon avec beaucoup d’adresse. Je ne sais plus quels sont les passages de moi, sauf les deux vers :

Un capitaine, tué par un de ses collègues,
Me légua deux dés heureux.

Je voulais expliquer comment le paysan était arrivé en possession de ces dés pipés, et j’écrivis de ma main ces deux vers sur le manuscrit. Schiller n’avait pas eu cette idée ; il donnait tout simplement les dés au paysan, sans se demander comment il les possédait. Je vous l’ai déjà dit, tout expliquer avec soin n’était pas son affaire, et voilà peut-être pourquoi ses pièces produisent tant d’effet sur le théâtre.

* * *

Dimanche, 29 mai 1831.

Ces jours-ci, on m’a apporté un nid de petites fauvettes, avec leur mère que l’on avait prise au gluau. Elle a continué dans la chambre à nourrir sa famille, et, rendue à la liberté, elle est revenue d’elle-même avec ses petits. J’étais très touché de cet amour maternel qui brave le danger et la prison, et j’exprimai mon étonnement à Goethe :

« Homme de peu de raison ! me répondit-il avec un sourire significatif, si vous croyiez à Dieu, vous ne seriez pas étonné. C’est lui qui donne au monde son mouvement intime ; la nature est en lui, et il est dans la nature ; et jamais ce qui vit, ce qui se meut, ce qui est en lui, n’est privé de sa force et de son esprit. Si Dieu ne donnait pas à l’oiseau cet instinct pour ses petits, si un instinct pareil n’était pas répandu dans toute la nature vivante, le monde ne se soutiendrait pas ; mais partout est répandue la force divine, partout agit l’amour éternel ! »

Il y a quelque temps, Goethe a exprimé une idée du même genre ; un jeune sculpteur lui avait envoyé le modèle de la Vache de Myron, avec un veau qui la tète.

« Voilà, dit-il, un sujet de la plus grande élévation ; nous avons là, devant les yeux, sous une belle image, le principe vivifiant répandu dans la nature entière, et qui soutient le monde ; cette œuvre et celles du même genre sont pour moi les vrais symboles de l’omniprésence de Dieu. »

* * *

Lundi, 6 juin 1831.

Goethe m’a montré aujourd’hui le commencement du cinquième acte de Faust. J’ai lu jusqu’au passage où la hutte de Philémon et de Baucis est brûlée, et où Faust, debout, la nuit, sur le balcon de son palais, sent la fumée qu’un vent léger lui apporte.

« Les noms de Philémon et de Baucis, lui dis-je, me transportent sur la côte phrygienne, et je pense à ce couple célèbre de l’antiquité ; cependant la scène se passe dans l’ère chrétienne, et le paysage est moderne.

— Mon Philémon et ma Baucis, dit Goethe, n’ont aucun rapport avec ce célèbre couple et avec la tradition qu’il rappelle. J’ai donné ces noms à mes deux époux uniquement pour relever leur caractère. Comme ce sont des personnages et des situations semblables, la ressemblance des noms a un effet heureux. »

Nous parlons ensuite de Faust, que le péché originel de son caractère, le mécontentement, n’a pas abandonné dans sa vieillesse, et qui, avec tous les trésors du monde, dans un nouvel empire qu’il a créé lui-même, est gêné par quelques tilleuls, une chaumière et une clochette, parce qu’ils ne sont pas à lui. Il rappelle le roi Achab, qui croyait ne rien posséder, s’il ne possédait pas la vigne de Naboth.

« Faust, dans ce cinquième acte, dit Goethe, doit selon mes idées avoir juste cent ans, et je ne sais pas s’il ne serait pas bon de le dire quelque part expressément. »

Nous parlâmes de la conclusion, et Goethe attira mon attention sur ce passage :

Il est sauvé, le noble membre
Du monde des méchants esprits ;
Celui qui a toujours lutté et travaillé,
Celui-là, nous pouvons le sauver ;
L’amour suprême, du haut du ciel,
A pensé à lui ;
Le chœur bienheureux va à sa rencontre
Et lui fait un cordial accueil.

« Ces vers contiennent la clef du salut de Faust : dans Faust a vécu jusqu’à la fin une activité toujours plus haute, plus pure, et l’amour éternel est venu à son aide. Cette conception est en harmonie parfaite avec nos idées religieuses, d’après lesquelles nous sommes sauvés non seulement par notre propre force, mais aussi par le secours de la grâce divine. Vous devez avouer que cette conclusion, où l’âme sauvée s’élance au ciel, était très difficile à composer ; et au milieu de ces tableaux suprasensibles, dont on a à peine un pressentiment, j’aurais pu très facilement me perdre dans le vague, si, en me servant des personnages et des images de l’Église chrétienne, qui sont nettement dessinés, je n’avais pas donné à mes idées poétiques de la précision et de la fermeté. »

XVI

À la fin du mois, il parle mal de Victor Hugo, auquel il a rendu avant une enthousiaste justice.

« C’est un beau talent, dit-il, mais il est tout à fait engagé dans la malheureuse direction romantique de son temps, ce qui le conduit à mettre à côté de beaux tableaux les plus intolérables et les plus laids. Ces jours-ci j’ai lu Notre-Dame de Paris, et il ne m’a pas fallu peu de patience pour supporter les tortures que m’a données cette lecture. C’est le livre le plus affreux qui ait jamais été écrit ! Et après les supplices que l’on endure, on n’est pas dédommagé par le plaisir que l’on éprouverait à voir la nature humaine et les caractères humains représentés avec exactitude ; il n’y a dans son livre ni nature ni vérité ; ses personnages principaux ne sont pas des êtres de chair et de sang, ce sont de misérables marionnettes, qu’il manie à son caprice, et auxquelles il fait faire toutes les contorsions et toutes les grimaces qui sont nécessaires aux effets qu’il veut produire. Quel temps que celui qui loue un pareil livre ! »

Quant à moi, qui n’aime ni le faux, ni l’excès, ni certains drames de Victor Hugo, j’avoue que j’ai lu avec attendrissement et intérêt le roman bizarre, mais neuf, de Notre-Dame de Paris. L’architecture n’était pas encore entrée dans le drame humain : il y a du véritable génie à créer un monument pour ces âmes, et ces âmes pour cette architecture. Le Phidias du gothique, c’est Hugo. Goethe n’avait pas compris cette œuvre.

XVII

Mardi, 20 juillet 1831.

Après dîner, une demi-heure avec Goethe, que j’ai trouvé dans une disposition pleine de sérénité et de douceur. Après avoir causé de divers sujets, nous avons parlé de Carlsbad, et Goethe a plaisanté sur les diverses amourettes qu’il y a eues.

— Une petite amourette, a-t-il dit, voilà la seule chose qui puisse rendre supportable un séjour aux eaux, autrement on mourrait d’ennui. Presque toujours j’ai été assez heureux pour trouver une petite affinité qui, pendant ces quelques semaines, me donnait assez de distraction. Je me rappelle surtout une d’elles qui même encore maintenant me fait plaisir. Un jour je faisais visite à madame de Reck. Après une conversation qui n’avait rien de remarquable, en me retirant, je rencontre une dame avec deux jeunes filles fort jolies.

« — Quel est le monsieur qui vient de sortir ? demanda cette dame.

« — C’est Goethe, répond madame de Reck.

« — Oh ! combien je suis fâchée qu’il ne soit pas resté, et que je n’aie pas eu le bonheur de faire sa connaissance !

« — Chère amie, vous n’avez rien perdu, répliqua madame de Reck ; il est très ennuyeux avec les dames, à moins qu’elles ne soient assez jolies pour l’intéresser un peu. Les femmes de notre âge ne peuvent pas croire qu’elles le rendront éloquent et aimable. »

« Quand les deux jeunes filles furent rentrées chez elles, elles pensèrent aux paroles de madame de Reck.

« Nous sommes jeunes, nous sommes jolies, se dirent-elles ; voyons donc si nous ne réussirons pas à captiver, à apprivoiser ce célèbre sauvage.

« Le matin suivant, à la promenade du Sprudel, en passant à côté de moi, elles me firent le salut le plus gracieux, le plus aimable, et je ne pus me dispenser, quand l’occasion se présenta, de m’approcher d’elles et de leur adresser la parole. Elles étaient charmantes ! Je leur parlai et leur reparlai encore, elles me conduisirent à leur mère ; j’étais pris. Dès lors nous nous vîmes tous les jours. Nous passions des jours entiers ensemble. Pour rendre nos relations plus intimes, le fiancé de l’une d’elles arriva, et je me trouvai lié plus exclusivement avec l’autre. Comme on peut le penser, j’étais aussi très aimable avec la mère. En un mot, nous étions tous très contents les uns des autres, et je passai avec cette famille de si heureux jours, que leur souvenir est toujours resté pour moi extrêmement agréable. Les deux jeunes filles me racontèrent bien vite la conversation de leur mère avec madame de Reck, et la conjuration, suivie de succès, qu’elles avaient faite pour ma conquête. »

Goethe m’a raconté déjà une autre anecdote du même genre, qui trouvera bien sa place ici.

« Un soir, me dit-il, je me promenais avec un de mes amis dans le jardin d’un château. À l’extrémité d’une allée nous voyons deux personnes de nos connaissances qui marchaient paisiblement l’une à côté de l’autre en causant. Elles semblaient ne penser à rien ; tout à coup elles se penchent l’une vers l’autre, et se donnent un baiser très affectueux ; puis elles reprennent très sérieusement leur promenade et continuent à causer, comme si rien ne s’était passé.

« — Avez-vous vu ? puis-je en croire mes yeux ? s’écriait mon ami stupéfait.

« — J’ai vu, répondis-je tranquillement, mais je n’y crois pas ! »

* * *

Lundi, 2 août 1831.

Nous avons causé de la théorie de Candolle sur la symétrie. Goethe la considère comme une pure illusion.

« La nature, a-t-il dit, ne se donne pas à tout le monde. Elle agit avec beaucoup de savants comme une malicieuse jeune fille, qui nous attire par mille charmes, et qui, au moment où nous croyons la saisir et la posséder, s’échappe de nos bras8. »

XVIII

La religion chrétienne l’occupait de plus en plus, et il l’admirait d’une affection éclectique. En voici la preuve :

« La lumière sans obscurité de la révélation divine est beaucoup trop pure et trop éclatante pour qu’elle convienne aux pauvres et faibles hommes, et, pour qu’ils puissent la supporter, l’Église vient comme médiatrice bienfaisante ; elle éteint, elle adoucit cette lumière pour qu’elle puisse aider et protéger beaucoup d’hommes. L’Église chrétienne croit que, comme héritière du Christ, elle peut remettre aux hommes leurs péchés ; c’est là pour elle une puissance énorme ; maintenir cette puissance et cette croyance, et affermir ainsi l’édifice ecclésiastique, voilà la principale préoccupation du clergé chrétien. En conséquence, il ne se demande pas si tel livre de la Bible peut jeter de la lumière dans l’esprit, s’il renferme de hautes leçons de moralité, s’il offre des exemples d’une noble existence : l’important pour lui, c’est dans les livres de Moïse l’histoire de la chute, qui rend nécessaire le Sauveur ; dans les prophètes, les allusions qui sont faites au Désiré ; dans les évangiles, le récit de son apparition sur cette terre, et de sa mort sur la croix, qui expie nos péchés. Vous voyez que, à ce point de vue et avec ces idées, on ne peut attacher d’importance ni au noble Tobie, ni à la Sagesse de Salomon, ni aux Proverbes de Sirach.

« Ces questions d’authenticité et de fausseté des livres bibliques sont d’ailleurs bien étranges. Qu’est-ce qui est authentique, sinon ce qui est tout à fait excellent, ce qui est en harmonie avec ce qu’il y a de plus pur dans la nature et dans la raison, ce qui sert encore aujourd’hui à notre développement le plus élevé ? Et qu’est-ce qui est faux, sinon l’absurde, le creux, le niais, ce qui ne donne aucun fruit, du moins aucun bon fruit ? Si on devait décider l’authenticité d’un écrit biblique par la question : Ce qui nous est transmis, est-il absolument la vérité ? alors on devrait sur certains points mettre en doute l’authenticité des évangiles, car Marc et Luc n’ont pas écrit ce qu’ils ont vu par eux-mêmes, ils ont recueilli longtemps après les faits une tradition orale, et Jean n’a écrit son évangile que dans un âge avancé. Cependant je tiens les quatre évangiles pour parfaitement authentiques, car il y a là le reflet de l’élévation qui brillait dans la personne du Christ, élévation d’une nature aussi divine que tout ce qui a jamais paru de divin sur la terre.

« Dieu ne s’est pas du tout consacré au repos ; il agit toujours, et maintenant comme au premier jour. Cela aurait été une pauvre distraction pour lui de combiner quelques éléments pour fabriquer notre monde informe, et de le faire rouler tous les ans sous les rayons du soleil, s’il n’avait pas eu le plan de faire de cet amas de matière la pépinière d’un monde d’esprits. Il vit toujours et sans cesse dans les grandes natures pour élever vers lui les natures inférieures. »

« Je ne suis pas plus amateur de la philosophie populaire. Il y a un mystère dans la philosophie aussi bien que dans la religion. On doit en épargner la connaissance au peuple, et surtout on ne doit pas le forcer pour ainsi dire à s’enfoncer dans pareille recherche. Épicure dit quelque part : “Ceci est juste, car le peuple le trouve mauvais.” — Depuis la réforme, les mystères ont été livrés à la discussion populaire, on les a ainsi exposés à toutes les subtilités captieuses de l’étroitesse de jugement, et on ne peut pas encore dire quand finiront les tristes égarements d’esprit qui en sont résultés. »

XIX

Les résultats de la philosophie, de la politique, de la religion : voilà ce que l’on doit donner au peuple et ce qui lui sera utile ; mais il ne faut pas vouloir des hommes du peuple faire des philosophes, des prêtres ou des politiques. Cela ne vaut rien !

On voit combien cette philosophie plus que mûre de Goethe était loin de son scepticisme primordial. Il est évident ici qu’il confond la philosophie et les lois.

XX

Il cite plus loin quelques vers de moi sur l’ubiquité de la vérité, qui attestent l’utilité d’une civilisation non nationale, mais universelle.

Ce ne sont plus les mers, les degrés, les rivières,
Qui bornent l’héritage entre l’humanité.
……………………………………………………
Chacun est du climat de son intelligence,
Je suis concitoyen de tout homme qui pense,
La vérité c’est mon pays.

Pour plaire aux partis, ajoute-t-il, j’aurais dû être membre du club des jacobins et prêcher le meurtre et le massacre.

XXI

L’instant suprême approchait pendant ces entretiens. Voici la fin de ce grand homme, racontée par son ami, témoin des derniers moments :

Le lundi, il se leva, lut des brochures françaises ; examina des gravures, et, dans sa conversation avec M. Vogel, lui recommanda plusieurs de ses protégés.

Mais, dans la nuit du 19 au 20, la maladie prit tout à coup un caractère menaçant. Après quelques heures de sommeil calme, Goethe vers minuit se réveilla et sentit de minute en minute un froid qui, de ses mains, étendues nues sur son lit, gagnait tout le corps. Une douleur excessive se répandit d’abord sur les membres, puis sur la poitrine, et la respiration devint difficile. — Mais Goethe ne voulut pas que son domestique appelât le médecin.

« Ce ne sont que des souffrances, dit-il ; il n’y a pas de danger. »

Le matin, ces souffrances, toujours plus vives, le chassèrent de son lit ; il se mit sur un fauteuil ; ses dents claquaient de froid. La douleur qui torturait sa poitrine lui arrachait des gémissements, et de temps en temps un cri. Ses traits étaient bouleversés, son teint couleur de cendre ; ses yeux, livides et enfoncés dans l’orbite, avaient perdu tout éclat ; son corps, froid comme une glace, dégouttait de sueur ; sa soif était ardente ; quelques mots péniblement articulés firent comprendre qu’il craignait une hémorragie pulmonaire. — Son médecin, par des soins énergiques et prompts, fit disparaître en une heure et demie ces symptômes. Le soir, l’accès était passé. — Le malade était dans son fauteuil qu’il ne quitta plus pour son lit. Il fit avec calme quelques réflexions, et Vogel lui ayant annoncé qu’une récompense, dont Goethe avait appuyé la demande, venait d’être accordée par le grand-duc, il montra de la joie. Déjà dans la journée, sans que le médecin le sût, il avait signé d’une main tremblante le bon de payement d’un secours destiné à une jeune fille de Weimar, artiste pleine de talent pour laquelle il avait toujours montré une sollicitude paternelle, et qui allait à l’étranger achever son éducation. Ce fut là son dernier acte comme ministre des beaux-arts ; ce fut la dernière fois qu’il écrivit son nom.

Dans la matinée du jour suivant, jusqu’à onze heures, il y avait eu du mieux ; mais, à partir de ce moment, l’état empira ; les sens commencèrent à refuser parfois leur service ; il y eut des instants de délire, et de temps en temps dans sa poitrine on entendait un bruit sourd. Cependant Goethe semblait moins accablé. Toujours assis dans son fauteuil, il répondait clairement et d’un ton amical aux questions qui lui étaient faites, questions que le médecin ne permettait que rarement, pour ne pas troubler par une trop grande excitation une fin qui dès lors paraissait inévitable.

Le portrait de la comtesse de Vaudreuil, femme de l’ambassadeur français, arriva ce jour-là d’Eisenach. Le médecin permit qu’on le lui montrât. Il se plut à le contempler quelque temps, puis il dit :

« Oui, l’artiste mérite des éloges, il n’a pas gâté ce que la nature a créé si beau. »

En échange, il avait l’intention d’envoyer une épreuve de son portrait lithographié par Stieler ; et il dit qu’il avait déjà composé quatre vers, qu’il écrirait sur l’épreuve aussitôt après son rétablissement.

Le soir, il demanda la liste des personnes qui étaient venues savoir de ses nouvelles, et, après l’avoir lue, il dit qu’il n’oublierait pas, après sa guérison, cette preuve d’intérêt. Déjà dans la journée il avait exprimé le regret de ne pouvoir recevoir ses amis. Il obligea tout le monde à aller se reposer, et il fit coucher sur le lit, à côté de lui, son domestique, épuisé par les veilles continues. Il dit plusieurs fois à son copiste Jean, qui était près de lui pendant la nuit :

« Soyez-moi fidèle et restez chez moi, cela ne peut durer que quelques jours. »

Le lendemain matin, il dit encore à sa belle-fille Ottilie :

« Avril amène avec lui plus d’une belle journée ; l’exercice en plein air me rendra mes forces. »

Il fit quelques pas vers son cabinet de travail, mais il fut obligé de se rasseoir aussitôt ; plus tard il voulut se lever de nouveau, il retombait dans son fauteuil. L’entrée de sa chambre était absolument interdite, même au grand-duc ; il n’y avait avec lui que sa belle-fille, ses petits-enfants Wolf et Walter, le médecin et son domestique. Le nom d’Ottilie revenait souvent sur ses lèvres ; il la pria de s’asseoir auprès de lui et tint longtemps sa main dans les siennes. De douces images traversaient de temps en temps son imagination. — Dans un de ses rêves il dit :

« Voyez… voyez cette belle tête de femme… avec ses boucles noires… un coloris splendide… sur un fond noir… »

À un autre moment, voyant sur le sol une feuille de papier, il demanda :

« Pourquoi laisse-t-on par terre une lettre de Schiller ?… Il faut la ramasser. »

Après un léger sommeil, il demanda un carton avec des dessins qu’il croyait avoir vus dans sa vision.

Peu à peu sa parole devenait plus pénible et plus obscure.

« Donnez-moi plus de lumière ! » furent, dit-on, les derniers mots que l’on put entendre tomber des lèvres de cet homme qui, toute sa vie, avait été l’ennemi des ténèbres de toute nature. Son esprit resta actif, même après qu’il eût perdu l’usage de la parole ; suivant une de ses habitudes, quand un sujet le préoccupait fortement, il traça avec l’index des signes dans l’air ; peu à peu il traça ces signes moins haut, et enfin, sa main, tombant sur la couverture étendue sur ses genoux, y traça des mots inconnus.

À onze heures et demie, il appuya sa tête sur le côté gauche du fauteuil et s’endormit doucement.

On attendait autour de lui son réveil. — Il ne vint pas. Goethe était mort.

Le matin qui suivit le jour de sa mort, je me sentis un profond désir de voir sa dépouille terrestre. Son fidèle serviteur Frédéric m’ouvrit la chambre où il avait été déposé. Étendu sur le dos, il reposait comme un homme endormi ; la fermeté et une paix profonde se lisaient sur les traits pleins d’élévation de son noble visage. Son puissant front semblait encore garder des pensées. J’aurais désiré une boucle de ses cheveux, mais le respect m’empêcha de la couper. Le corps, mis à nu, était enseveli dans un drap blanc ; on avait mis alentour de gros morceaux de glace, pour le conserver frais aussi longtemps que possible. Frédéric écarta le drap, et la divine beauté de ces membres me remplit d’étonnement. Sa poitrine était extrêmement développée, large et arrondie ; les muscles des bras et des cuisses étaient pleins et doux ; les pieds magnifiques et de la forme la plus pure ; il n’y avait nulle part sur le corps trace d’embonpoint, de maigreur ou de détérioration. J’avais là devant moi un homme parfait dans sa pleine beauté, et mon enthousiasme à cette vue me fit un instant oublier que l’esprit immortel avait abandonné une pareille enveloppe. Je mis la main sur le cœur, je ne trouvai qu’un silence profond ; j’avais pu jusqu’à ce moment me contenir, mais alors je me détournai et laissai un libre cours à mes larmes.

Une pieuse et universelle ovation lui tint lieu de funérailles. L’Allemagne entière pleura à l’envi son grand homme. Il n’était point mort, il était transfiguré ! Ses ouvrages vivaient et vivront éternellement.

XXII

Voilà ce charmant livre d’Eckermann sur les entretiens de Goethe pendant les dix dernières années de sa vie. Quand on l’a lu avec bonne foi, on change sa manière de voir sur ce grand homme. Goethe jeune n’était pas Goethe. C’était une nature vigoureuse qui avait besoin de beaucoup d’années pour mûrir. Il y a deux hommes en lui : l’adolescent et le vieillard. Dans l’adolescent, on ne sent que l’abondance et l’âpreté de la sève. Le talent s’y révèle, et il semble se contenter du talent. La gloire et le monde sont ses uniques pensées ; qu’il brille, qu’il émeuve, qu’il éclate d’une façon quelconque, qu’on dise qu’un génie est né en Allemagne et que ce génie aspire évidemment au diadème intellectuel de son siècle, et il est content. La moralité de ses œuvres lui importe peu ; au contraire, même une certaine originalité paradoxale, qui scandalise un peu les idées routinières en philosophie, en politique, en religion, ne lui déplaît pas ; c’est le sel du génie, c’est le sceau de sa supériorité sur le commun des hommes ; il se moque des larmes et du sang qu’il a fait couler par la contagion de son roman de Werther. Ceux qui se tuent n’ont pas le droit de vivre, car ils n’ont pas la force de supporter les grands assauts de la nature de l’homme, les passions meurtrières ! Il est artiste, il n’est pas moraliste ; tant pis pour ceux qui ne comprennent pas que l’art est tout dans son délicieux poème d’Hermann et Dorothée, il change les notes de son clavier et il chante à demi-voix les divines naïvetés de l’amour innocent et domestique. Le même succès couronne ce délicieux poème. Alors il sent ses ailes pousser dans toute leur envergure, et il monte dans le drame à une hauteur de l’éther où jamais homme, ni antique, ni moderne, n’avait osé regarder. L’amour mortel sert de clef à la plus sublime métaphysique. Une portion de philosophes l’écoute comme une révélation cachée des deux mondes. Faust devient le nom du mal, Marguerite le nom du bien et du beau réunis dans une femme, Méphistophélès le nom de l’égoïsme indifférent au bien et au mal, et représente la corruption de ce monde vulgaire et pervers. Mais ces portraits sont si surprenants et si fortement dessinés qu’ils paraissent des créations et non des images. Il faut avoir été introduit dans les mystères de la confidence divine pour interpréter ainsi les arcanes de ses desseins. Goethe s’enferme pendant des années entières dans l’ombre de ses méditations pour y trouver le mot de Dieu que les hommes ne comprennent pas tout entier encore, parce qu’il n’en dit que la moitié ; l’autre moitié, mystique et réparatrice, il passe vingt-cinq années de son âge mûr et de sa vieillesse à la trouver, et il n’en donne qu’une partie avant de mourir.

Dans les longs intervalles de ce travail sans fin, il se livre par délassement à son souffle lyrique ; il écrit des odes, des ballades, des poésies symboliques de forme, très élevées de sens, très mélodieuses de rythme, que les femmes et les enfants comprennent, et qui sont, comme le chœur antique, destinées à reposer à la fois et à soutenir l’attention de l’Allemagne devant ses drames. Il écrit aussi quelques romans, comme Wilhelm Meister, dans lesquels il introduit des personnages immortels, tels que Mignon.

Pendant cette vie tout éthérée en apparence, Goethe a eu le bonheur d’inspirer une amitié très ardente et constante jusqu’à la mort au prince régnant de Weimar et à la souveraine digne de lui. Le prince le choisit pour son ministre intime et pour son conseiller principal ; il lui donna une maison à la ville, et une retraite paisible à la campagne. Il y passe ses jours comme un dieu dans son musée ; il s’y marie à une belle épouse qui lui donne un fils obéissant et une belle-fille adorable sur laquelle il se décharge des soins de la vie matérielle pour vivre plus libre de ses heures dans son monde purement intellectuel. Il régit le théâtre de Weimar. Il a Schiller pour poète et pour second. Il pleure sa mort prématurée, comme celle d’un disciple ; il l’honore toute sa vie d’un culte de gloire et de souvenir. Il n’a point de rival dans toute l’Allemagne, devenue l’Olympe de sa calme divinité. Le duc de Weimar meurt après cinquante ans d’amitié, mais sa femme et son fils survivent, et la faveur du grand homme revit tout entière en eux jusqu’à son dernier jour.

En politique, il commence par suivre son jeune souverain dans sa première campagne de Prusse en Champagne contre Dumouriez ; il soumet ainsi son libéralisme organique aux lois et aux rigueurs de son patriotisme. La paix se fait ; il profite de ses loisirs pour voyager en Suisse et en Italie, sur cette terre où les orangers fleurissent ; il y enrichit son cœur et son imagination des plus chères et des plus vives images. Il revient à Weimar, et il y trouve l’aisance et la puissance dans l’attachement du grand-duc. Il flotte alors quelque temps entre les idées de la révolution française qu’il a respirées jeune à Strasbourg, où il avait achevé son éducation, et les idées hiérarchiques de l’Allemagne, sa vraie patrie. Il semble appeler sur son pays l’influence des principes français, et se lancer hardiment dans la sphère des bouleversements téméraires, d’où doit sortir un ordre nouveau. Son prince et son ami paraît favoriser ces instincts d’une liberté régénératrice. Mais ils se contiennent l’un et l’autre dans la sphère spéculative. Aimant le peuple, ne le déchaînant pas soudainement de ses respects et de ses devoirs, la douceur et la lenteur du caractère germanique, la pression de la Prusse les secondant, ils se bornent à l’instruire et à le charmer par les plaisirs d’un théâtre athénien. Weimar devient la Grèce allemande, la révolution y vit à l’état d’inspiration, c’est la terre de l’espérance indéfinie et ajournée par la sagesse.

Bientôt la révolution débordée en France se resserre, change de forme, et devient militaire et despotique. La Prusse, tour à tour menacée et caressée par l’empereur Napoléon, hésite immobile entre la paix et la guerre ; Weimar suit ces diverses agitations de Berlin. L’Allemagne est humiliée ou conquise à Austerlitz et à Wagram, Weimar frémit ; la bataille d’Iéna efface Berlin de la carte du royaume ; la guerre de Pologne poursuit cette cour infortunée jusqu’à Kœnigsberg. La victoire de Friedland, gagnée sur la Russie, décide l’empereur de Russie à la paix de Tilsitt ; il amène le roi et la reine de Prusse à venir implorer la paix avec lui. Le vainqueur épuisé l’accorde à la Russie, grande et en apparence généreuse ; il la marchande, mutilée et restreinte, à la Prusse, à laquelle il ne restitue qu’un asile pour régner honteusement sur des débris. La reine, adorée de l’Allemagne et du monde, meurt d’humiliation ; l’espoir de la venger court dans tous les cœurs de l’Allemagne. Napoléon passe à Weimar et y voit Goethe. Cette entrevue flatteuse caresse et enivre le poète ; son impartiale philosophie cède quelque chose à l’enthousiasme vrai ou politique pour le conquérant, protecteur de son prince et de son pays. La vieillesse et la réflexion qui la suit ramènent ses pensées à des principes plus modérés que ceux de sa jeunesse ; il admet l’identité des tendances, mais les atermoiements lui paraissent une condition et une partie des améliorations. La première condition du bien, c’est d’être possible. Il croit que la multitude est aussi corruptible et aussi passionnée que l’élite. Les crimes de la révolution française, qui mène en triomphe le plus innocent des rois au supplice, et qui immole des milliers d’innocents après lui pour se venger de l’aristocratie, lui paraissent ce qu’ils sont, des lâchetés cruelles contre des ennemis ou des innocents désarmés. Il appelle de leur vrai nom ces exécuteurs des forfaits du peuple, — des meurtriers complaisants de la foule, des flatteurs d’en bas aussi timides et aussi coupables que les courtisans d’en haut. Il prononce tout bas le mot du sage d’Athènes : « La multitude m’applaudit, ai-je donc dit quelque sottise ? » Il croit que la sagesse des opinions s’épure, en montant par le loisir, l’étude, l’aisance, la philosophie, de classe en classe sociale, et que la division du travail est aussi nécessaire dans l’œuvre du gouvernement libre que dans les œuvres manuelles de l’artisan ; il pardonne donc une aristocratie intellectuelle dont il est lui-même le premier exemple, et il recommande à ses disciples d’en tenir compte. Il transige aussi sagement avec les nécessités du temps. Il instruit les masses, il ne les bouleverse pas ; il conserve ainsi son ascendant sur les deux moitiés de la société en les réconciliant. On le comprend et on le respecte ; en haut par l’admiration, en bas par la reconnaissance, il règne jusqu’à sa mort sur tous les esprits.

Tel fut Goethe, l’homme-dieu, dans son Olympe de Weimar.

Très sage et très heureux, il vécut en harmonie avec toutes les idées raisonnables des deux partis qui déchiraient son temps, religion et incrédulité, radicalisme et conservation, jamais populaire jusqu’à l’excès, jamais impopulaire jusqu’à la ciguë, géant de l’Allemagne dominant de la tête les petitesses du vulgaire, plus grand que lui et respecté de lui, le seul homme supérieur qui ait dompté l’envie !

XXIII

Aussi était-il et est-il resté le génie le plus incontesté de son siècle, et peut-être de tous les siècles modernes au-delà du Rhin et même en deçà. Nous avons prouvé qu’excepté sous le rapport de l’esprit épistolaire et de la grâce légère des poésies fugitives, Voltaire lui-même ne pouvait supporter la comparaison avec l’auteur de Faust. Fénelon était aussi politique, mais moins pratique ; il transportait ses rêves dans la réalité ; son chef-d’œuvre n’est qu’une utopie ; il n’a rien à comparer à Goethe. Bossuet est plus orateur, mais c’est l’orateur de la force, avec un Dieu au-dessus et un despote armé derrière lui ; de plus, ni l’un ni l’autre n’étaient poètes, ils parlaient la langue de la prose à laquelle manque l’âme de la parole, la mélodie. Corneille était aussi fort, mais pas aussi divin ; Racine, moins philosophe et moins original. Nous ne parlons pas des vivants. En Angleterre, Shakespeare seul est plus abondant, mais moins profond et moins parfait. Byron est aussi poète, mais moins sensé ; c’est le délire de la versification à qui la lyre sert de jouet, le cœur humain de victime, et Dieu lui-même de dérision. Shakespeare seul est aussi vaste et aussi dramatique ; mais, bien qu’il s’étende plus large, il est loin de s’élever aussi haut. Il a Falstaff, il a Méphistophélès ; mais ni Marguerite sur la terre, ni Faust entre le ciel et l’enfer : il improvise mieux, il est moins réfléchi. Il n’a pas poursuivi pendant cinquante ans, dans les deux mondes terrestre et céleste, à travers les abîmes de l’esprit humain, les mystères d’un drame surnaturel ; il est plus homme ; il est moins dieu !

Des scènes telles que celle de Faust ne se trouvent ni dans le Dante, ni dans le Tasse, ni dans Virgile même. Cela n’existait pas dans ce monde avant l’épopée dramatique de Weimar. L’Allemagne a attendu longtemps, mais sa patience a été récompensée par la plus belle œuvre théâtrale de tous les temps.

XXIV

Elle le méritait ; c’était la terre de la pensée féconde. Elle avait une multitude de rayons, dans ses petites et nombreuses capitales ; elle n’avait point et elle n’a pas encore aujourd’hui une de ces grandes réunions d’hommes nationalisés, telles que Londres et Paris. Le philosophe et le poète pouvaient y vivre hermétiquement solitaires, et y mûrir des conceptions intellectuelles tout à la fois neuves, originales et palpitantes. Faust est l’œuvre d’un brahmane de l’Inde, méditée dans les forêts de Oiamanté. On y sent son origine indoue ; il faut remonter jusque-là pour trouver sa divine ressemblance. La race germanique est évidemment, pour la langue comme pour les idées, un dérivé du Gange ; la misérable littérature imitée de Voltaire sur les bords de la Sprée, avec sa mesquine colonie de demi-philosophes sous l’empire du Denys moderne, Frédéric II, aurait médité et rimaillé pendant tout un siècle sans inventer mieux que Nanine ou la Pucelle d’Orléans, au lieu de ces trois personnages nouveaux à force d’être antiques, Faust, Méphistophélès et Marguerite. Celui qui a créé ces trois figures mérite que son nom soit écrit en lettres apologétiques vivantes au frontispice de l’Allemagne.

Maintenant tout est mort dans la maison de Goethe. Il y a des hommes qui ont des disciples et qui fondent des empires intellectuels plus ou moins durables dans la sphère de leur influence ; il y en a d’autres qui emportent tout avec eux et qui laissent la terre muette et vide après avoir écrit pour plusieurs siècles. De ce nombre était Goethe, dont Eckermann vient de perpétuer la vie en nous donnant ses conversations. Remercions ce fervent disciple, et adorons, sans espérer de jamais le revoir sur la terre, le divin maître du beau !

 

Lamartine.