(1906) Les idées égalitaires. Étude sociologique « Conclusion »
/ 3414
(1906) Les idées égalitaires. Étude sociologique « Conclusion »

Conclusion

Pourquoi les idées égalitaires, telles que nous les avons définies, apparaissent-elles de préférence, à deux reprises, dans la civilisation occidentale, — se révélant une première fois, encore voilées et comme environnées de nuages, à la société gréco-romaine vieillissante, — une seconde fois, plus proches de la terre et plus prêtes à l’action, à nos jeunes sociétés modernes ? Telle était la question posée.

Consultée méthodiquement, tant par la déduction psychologique que par l’induction historique, la sociologie a livré sa réponse : c’est que les formes sociales, propres à la civilisation occidentale sont aussi les plus favorables au succès des idées égalitaires.

Psychologiquement, il nous a semblé que les sociétés qui s’unifient en même temps qu’elles se compliquent, dont les unités s’assimilent en même temps qu’elles se distinguent, et se concentrent en même temps qu’elles se multiplient devaient ouvrir les esprits à l’égalitarisme. Les spectacles quotidiens que ces sociétés leur offrent, les contacts et les frottements auxquels elles les exposent, les combinaisons diverses où elles les font entrer mettent incessamment en jeu ces mécanismes plus ou moins conscients grâce auxquels les idées sociales se modifient, se précisent, s’élargissent. Nous avons essayé, en découvrant les cent voies par où s’exerce cette action ininterrompue, de déterminer leur point de convergence : il nous a semblé que les progrès de la quantité sociale, de la mobilité et de la densité, de l’homogénéité et de l’hétérogénéité, de la complication et de l’unification conspiraient pour mettre en lumière sur les ruines des classes et des castes, à la fois le prix de l’humanité et celui de l’individu : ils devaient donc, suivant toutes les vraisemblances psychologiques, conduire les peuples à l’idée de l’égalité des hommes.

Historiquement, à quelles époques et dans quelles régions avons-nous pu constater ces mêmes progrès ? C’est d’abord dans l’univers romain, à la fin de l’Empire, c’est ensuite et surtout dans l’Europe et l’Amérique modernes. Les différentes formes sociales dont nous avons, tour à tour, mesuré les effets propres se trouvent justement réunies dans les temps et les lieux où l’égalitarisme apparaît. Les sociétés qu’il fait siennes nous présentent comme les synthèses concrètes des conditions que nous avons étudiées l’une après l’autre, par une abstraction analytique : pour définir sociologiquement et l’Empire et nos nations, il faut dire qu’il s’est rencontré, ici comme là, des populations à la fois très nombreuses, très denses et très mobiles, des individus à la fois très semblables et très originaux, et des groupements partiels très divers, entrecroisés sous des pouvoirs centraux très forts. Et sans doute, dans la civilisation gréco-romaine, tous ces caractères sont singulièrement moins marqués qu’ils ne le seront dans la civilisation contemporaine : quand ils reparaissent après le moyen âge, ils sont portés à de bien plus hautes puissances. Mais ces différences de degré elles-mêmes correspondent à celles qui nous ont semblé séparer les deux manifestations de l’égalitarisme ; elles confirment donc, bien loin qu’elles le bouleversent, le parallélisme découvert.

Ainsi l’induction et la déduction, l’histoire et la psychologie s’appuient l’une à l’autre pour étayer notre conclusion. Nous avons désormais le droit d’affirmer l’efficacité des formes sociales. Des conditions proprement sociologiques nous ont fourni une explication, au moins partielle, du phénomène qui, après les essais d’explications anthropologiques ou idéologiques, demeurait mystérieux : l’expansion de l’idée de l’égalité des hommes dans certaines sociétés déterminées n’est plus pour nous une sorte de miracle incompréhensible, s’il est vrai qu’entre les formes de ces sociétés et le succès de cette idée il y a un rapport de condition à conséquence.

*
**

Toutefois, sur la nature et le vrai sens de ce rapport, ne peut-il subsister une dernière équivoque ?

L’idée de l’égalité des hommes est active et puissante. Nous l’avons accordé dès l’abord ; c’est à ses œuvres que nous prétendions reconnaître sa présence. C’est au mouvement général, non pas seulement des doctrines, mais encore et surtout des institutions, que nous avons demandé les preuves quasi matérielles de sa vitalité. Pour mesurer sa force et définir ses exigences, nous avons analysé les réformes civiles et juridiques, politiques et économiques qu’elle nous semblait, principe directeur et explicatif, imposer à nos États. En la représentant comme l’âme des plus grandes révolutions modernes, ne lui avons-nous pas reconnu la capacité de modifier à son gré les formes sociales ?

Quoi de plus naturel, dès lors, que de conclure du présent au passé, et d’attribuer à la puissance des idées égalitaires toutes les transformations importantes que nos sociétés ont pu subir au cours des siècles ? Une philosophie de l’histoire se construirait ainsi, qui présenterait l’idée de l’égalité comme la clef unique, comme la cause à la fois finale et efficiente de toute la civilisation occidentale. C’est pour se réaliser, nous dirait-on, que les idées égalitaires ont fait naître telles ou telles formes sociales ; c’est parce qu’ils voulaient vivre en égaux que les hommes se sont groupés suivant les modes que vous avez discernés. Entre ces modes de groupement et l’idée de l’égalité vous avez justement aperçu un rapport, mais vous en avez faussement déterminé le sens : ils sont l’effet, elle est la cause.

Il faut avoir avoué que, dans la mesure où l’histoire permet de l’appliquer, la méthode inductive ne promet guère de réponses « cruciales » à de pareilles objections. Il semble qu’elle laisse fatalement les deux thèses en balance. Pour décider inductivement, de deux phénomènes, lequel est condition et lequel conséquence, il faut désigner celui qui précède invariablement l’autre. Or, en matière historique — sans parler de la rareté avec laquelle se montrent des rapports constants entre deux phénomènes — qui ne sait combien il est difficile de dire avec précision quand commence ou, quand finit chacun d’eux, et d’établir, par suite, celui qui est apparu le premier ? Entre telle transformation sociale et tel mouvement d’idées on peut assez aisément prouver la concomitance, mais rarement décider de l’antériorité. De ce point de vue, les rapports que nous avons établis inductivement paraîtront susceptibles d’être retournés, et l’on se croira autorisé à poser l’égalitarisme comme l’antécédent, non comme la conséquence de nos formes sociales.

Il est vrai que même alors nos déductions, se prêtant moins facilement à cette inversion, subsisteraient. C’est en partant de la notion de la densité, ou de l’homogénéité, ou de l’unification sociales que nous avons abouti à celle de l’égalité, et non réciproquement : à défaut de l’antériorité historique, nous avons fixé une antériorité psychologique. — Mais qui sait, après tout, si ces déductions psychologiques elles-mêmes ne se laisseraient pas convertir ? N’est-il pas vraisemblable, par exemple, que, là où les hommes se jugent égaux, ils s’assimileront naturellement les uns aux autres, et tendront à unifier leurs groupes ? Étendez à tous nos raisonnements de pareils renversements d’idées, et notre édifice entier est bouleversé : voici la base au sommet, et le sommet à la base.

Admettons un instant que les relations que nous avons établies puissent être ainsi retournées et comme lues à l’envers. Notre thèse en serait-elle nécessairement ruinée ?

Nullement, s’il est vrai que les rapports « réversibles » sont presque de règle en matière historique. Des tendances que l’histoire met en présence, il est rare que l’une soit tout active, et l’autre toute passive, que l’une ne fasse que donner, et l’autre recevoir. Le plus souvent elles réagissent incessamment l’une sur l’autre, et deviennent tout à tour, par une sorte d’échange perpétuel des rôles, cause et effet l’une de l’autre. En ce sens, n’est-il pas également vrai par exemple, que les religions modèlent les États, et les États les religions ? L’oracle de Delphes, nous dit-on, constituait l’unité nationale des Grecs et reposait sur elle228. L’esprit de tribu fut tour à tour cause et effet de la séquestration à la fois volontaire et imposée d’Israël chez les nations229. La dissolution de l’ancienne famille germaine fut une des raisons de l’invasion de l’Empire par les Germains et réciproquement cette invasion fut une des raisons de cette dissolution230. Ainsi, quand bien même on nous aurait prouvé que l’égalitarisme a la puissance de développer la densité sociale, ou l’homogénéité, ou la centralisation, cela ne nous empêcherait pas de conclure encore que la centralisation et l’homogénéité et la densité sociales ont dû, par leur réaction propre, développer l’égalitarisme.

Mais d’ailleurs, lorsque nous concédions à l’égalitarisme la capacité d’appeler à la vie les différentes formes sociales que nous avons énumérées, nous faisions la partie trop belle à nos adversaires. En réalité, si son influence sur une ou deux d’entre elles est plausible, elle est, en ce qui concerne les autres, très difficiles à concevoir.

On a bien pu remarquer, par exemple, que le progrès de la France vers l’unité a été en partie voulu par les masses et qu’elles y aidaient pour la satisfaction de leurs aspirations égalitaires : ou encore on a pu trouver dans les réclamations démocratiques une des causes du développement de la centralisation dans l’Angleterre ou l’Amérique de nos jours231 : et en ce sens l’unité serait fille de l’égalité. De même, l’homogénéité sociale est sans doute favorisée par l’égalitarisme : des gens qui, se croient égaux puisent dans cette croyance de nouvelles raisons de s’imiter de plus en plus ; et en ce sens, l’uniformité peut naître de l’égalité même. Mais s’il s’agit de la différenciation ou de la densité, ou de la complication sociales, comment concevra-t-on que l’idée de l’égalité les engendre ? Dira-t-on que c’est elle qui, dès l’origine, a commandé aux hommes la division du travail, — qui, faisant surgir ici les collèges et les sodalités, là les associations scientifiques, mondaines, religieuses, industrielles, a multiplié les cercles dans lesquels chacun d’eux devait entrer — qui a poussé leurs États à élargir leurs frontières, leurs masses à s’agglomérer entre les murs des villes — qui les a incités, enfin, à croître et à multiplier ! C’est faire alors de l’idée de l’égalité une sorte de Providence énigmatique : ses voies restent inconnues, il faut renoncer à analyser son action. Entre le mouvement de ces formes sociales et l’influence qui lui revient, il reste un abîme qu’aucune déduction psychologique ne peut combler.

Nous avons donc le droit de conclure que si l’égalitarisme, une fois accepté, est capable d’agir ou de réagir sur certaines de nos formes sociales, il n’a nullement la puissance de les susciter toutes, et que par suite, là où l’histoire nous montre entre elles et lui des rapports constants, il est, bien plutôt que leur cause unique, une de leurs conséquences.

*
**

On comprendra mieux, d’ailleurs, l’étroitesse d’une conception qui attribuerait, à la seule force de l’idée de l’égalité, le développement des formes sociales que nous avons énumérées, si l’on embrasse, d’un rapide coup d’œil, la multiplicité des conditions que suppose l’existence de chacune d’elles.

Jusqu’à ce jour, lorsqu’il s’est agi d’expliquer l’apparition de quelqu’une de ces formes, c’est par défaut que les sociologues ont péché : ils ont présenté comme leur cause suffisante une de leurs nombreuses conditions. À en croire Spencer, la centralisation de nos sociétés s’expliquerait par le seul développement du militarisme ; leur homogénéité, suivant M. Tarde, par l’extension de l’imitation ; leur différenciation, d’après M. Durkheim, par l’accroissement de leur densité. En réalité, chacun ces phénomènes est la résultante d’un concours de forces nombreuses et complexes : et ce serait sans doute une tâche immense que de les déterminer toutes, en mesurant l’apport de chacune.

Par exemple, si l’on voulait expliquer pourquoi la différenciation a crû dans les sociétés modernes, pourquoi les groupements partiels s’y sont multipliés et entrecroisés, il faudrait tenir compte non pas seulement de l’augmentation du nombre des hommes agglomérés, mais des fins diverses qu’ils se sont fixées, et des moyens que la nature ou l’industrie a mis à leur disposition pour réaliser ces fins. D’ailleurs, le nombre des hommes agglomérés ne s’augmente pas de lui-même et mécaniquement : en même temps que de conditions physiologiques, on sait qu’il dépend de conditions psychologiques qu’il s’agirait d’analyser et de classer. — Inversement l’homogénéité d’une société dépend de conditions physiologiques en même temps que de conditions psychologiques. Le mélange des races contribue à l’effacement des types collectifs aussi bien que la transmission des mœurs, des désirs et des croyances et cette transmission est à son tour provoquée ou interdite, hâtée ou retardée par des causes nombreuses et diverses. — De même, si les sociétés s’unifient, ce n’est pas seulement à la guerre qu’il conviendrait d’en rapporter l’honneur, mais ici à la religion, et là à l’industrie.

Ces brèves indications suffisent à notre but : dans leur pauvreté même, elles révèlent la multiplicité des recherches qu’il faudrait entreprendre pour rassembler, des quatre coins de l’horizon historique, toutes les conditions des transformations sociales que nous avons classées.

En un mot, si l’on voulait expliquer pourquoi nos sociétés occidentales sont devenues à la fois très unifiées et très compliquées, très hétérogènes et très homogènes, très denses et très étendues, c’est toutes les espèces de transformations qu’y ont subies les âmes et les corps, les choses et les personnes, la nature et l’humanité qu’il faudrait énumérer ; et il ne suffirait nullement de dire que les hommes y ont voulu vivre en égaux. L’idée de l’égalité ne saurait être la source des multiples courants qui ont entraîné nos sociétés ; elle en est plutôt le confluent. On ne comprendrait guère que, parce qu’ils se jugeaient égaux, les hommes eussent choisi de se soumettre à un pouvoir central, de se grouper en associations entrecroisées, de s’assimiler et de se différencier, de s’agglomérer et de se multiplier ; mais parce qu’ils s’aggloméraient et se multipliaient, se différenciaient et s’assimilaient, se groupaient en associations entrecroisées et se soumettaient à un pouvoir central, on comprend qu’ils en soient insensiblement arrivés à se juger égaux.

En ce sens, les idées directrices de nos sociétés sont sorties de leurs entrailles mêmes. Elles n’ont pris possession de l’esprit public que parce que l’esprit public était modelé déjà et comme pétri pour elles par l’action incessante des formes sociales. Si l’égalitarisme semble bien être aujourd’hui le moteur principal de notre civilisation, c’est qu’il en est, d’abord, le produit naturel.

*
**

Est-ce à dire qu’il soit juste, ou réalisable ? Ce sont là des questions qui restent entières ; notre conclusion n’outrepasse pas les limites posées par notre introduction.

Nous avons prouvé que l’idée de l’égalité résulte logiquement des transformations réelles de nos sociétés ; ce n’est pas prouver du même coup qu’elle doit moralement les commander. Après tout, il se peut que toute une civilisation erre et fasse fausse route. La conscience garde la faculté de mépriser ce que la science explique. Si la force ne prime pas le droit, les raisons de la valeur d’une tendance demeurent distinctes des conditions de son succès. Et c’est pourquoi la connaissance des formes sociales qui concourent au progrès de l’égalitarisme n’interdit à personne de faire effort pour l’enrayer.

Toutefois, il est au moins une chose dont cette connaissance rend compte : elle montre quelles conditions seraient nécessaires pour qu’une réaction pareille eût quelque chance de succès.

Tant qu’on n’a regardé la conquête du monde occidental par les idées égalitaires que comme la fortune surprenante d’une théorie de philosophes qui, tombée du ciel dans le cerveau de quelques penseurs, en serait descendue de proche en proche jusqu’à l’âme des foules, on a pu croire qu’il suffisait pour l’arrêter, d’une discussion philosophique : réfutons Rousseau et l’égalitarisme est vaincu. Si au contraire le triomphe de l’égalitarisme s’explique, non plus seulement par l’invention d’une théorie, mais par la constitution même des sociétés qu’il soumet, alors les conditions du combat sont changées : morceler les États, raser les villes, barrer les routes, parquer les hommes en groupes fermés entre lesquels on empêcherait les imitations et à l’intérieur desquels on empêcherait les distinctions individuelles, voilà toutes les révolutions sociales qu’il vous faudrait préalablement achever pour arrêter l’élan démocratique de notre civilisation.

En découvrant les conditions sociologiques du succès des idées égalitaires, nous n’avons pas encore prouvé que ces idées sont justes ; mais nous avons donné, du moins, la mesure de leur puissance.