(1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Ranc » pp. 243-254
/ 3414
(1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Ranc » pp. 243-254

Ranc

Le Roman d’une conspiration.

I

L’auteur de ce roman est un des plus brillants derniers venus de ces dernières années. Et quand je dis brillant, entendez-le comme de l’acier. Ranc est un de ces hommes d’action qui le sont de plume et de tout… Son talent est de même trempe que son caractère. Radical d’un radicalisme absolu, mais à l’antipode de toutes les idées de celui qui écrit ces lignes et qui est peut-être un radical aussi à sa façon, Ranc a commencé, comme la plupart d’entre nous, par le journalisme, cette improvisation au jour le jour qui est en train de tuer et de remplacer la littérature.

Très remarqué dès les premiers articles signés de son nom, on dit presque immédiatement « Voilà quelqu’un ! », parmi toute cette plèbe d’esprits qui se ressemblent comme les nègres se ressemblent entre eux, comme se ressemblent toutes les races physiologiquement inférieures, qui n’ont guères que la physionomie commune à la race. Et on lui aurait probablement fait payer cher la distinction mâle de son talent, si cette distinction de talent ne lui avait servi à exprimer des opinions excessivement démocratiques. Telle est la raison pour laquelle, sans doute, on lui pardonna cette aristocratie ; car tout talent est une aristocratie, et de toutes, ne vous y trompez pas ! la plus bassement détestée par les égalitaires de la médiocrité. Je me rappelle parfaitement les débuts de Ranc, qui ne tapagèrent pas. Ce fut tranquille et net comme une clarté, l’effusion silencieuse du jour. On ne le discuta point, on ne l’entrava point, on ne le nia point, et tout de suite il fut classé comme écrivain ; et, sans avoir beaucoup écrit, accepté sur le pied de sa valeur propre. On ne lui fit pas, à lui, les mille cruelles misères par lesquelles, dans cet épouvantable métier d’écrivain, on navre l’âme des hommes qui ont une supériorité, aussi méconnue d’abord qu’elle est vraie. Même l’égoïsme de son parti, qui sentait bien de quelle ressource un tel homme pouvait être dans un moment donné, lui épargna l’angoisse des commencements qui durent… Ce qu’on reconnaît le plus facilement, d’ailleurs, ce sont les facultés qui sont des armes ou qui peuvent le devenir. C’est Léon Gozlan qui disait, je crois, avec cet éclair et cette pointe de diamant qu’il mettait en ses moindres mots : « La beauté de la femme, c’est d’être un ornement. La beauté de l’homme, c’est d’être une arme. » Eh bien, Ranc a cette incontestable beauté-là !

C’est donc, avant tout, une plume de guerre, que Ranc. Il est peut-être, en théorie, contre la guerre ; car c’est là, pour l’instant, la plaie commune à la démocratie extrême. Maugrée-t-elle assez comiquement contre le soldat ?… Mais s’il est contre la guerre, qu’il le sache bien ! il est contre ses facultés. Son tempérament et ses opinions, les voilà eux-mêmes en guerre sur ce point. Ranc a, en effet, naturellement le talent guerrier. Ce n’est pas un niais, ce n’est pas un badaud ; tout utopiste qu’il soit, c’est l’esprit le plus ferme.

Ce n’est pas seulement un démocrate, c’est un Bleu… Il n’a pas de hausse-col comme Carrel, toujours officier, même en habit noir ; mais il n’en est pas moins un Armand Carrel à sa manière. Il a la stricte netteté de Carrel, sa forte sobriété d’expression (qualité militaire du style), et s’il est moins provocateur et moins hautain que Carrel, on sent l’homme, sous l’écrivain, tout aussi solide, avec un mordant et une terrible plaisanterie que n’avait point Carrel, le morose Carrel à l’ambition verte.

Ces qualités, qui feront peut-être un jour de Ranc un polémiste de premier ordre, et qui donnent à ses feuilletons de théâtre une simplicité et une sévérité d’expression (je ne dis pas d’opinion) à laquelle les feuilletons de théâtre ne nous ont pas accoutumés ; ces qualités sont-elles de celles qui annoncent et promettent le romancier ? Et quoique Ranc, toujours plume de guerre, ait choisi Le Roman d’une conspiration pour l’écrire, sont-elles suffisantes pour écrire, non pas comme une histoire, mais comme un roman, cette chose qui est toujours un peu militaire : — une conspiration ?

II

C’est ce que je veux examiner… Ah ! s’il n’y avait là qu’une histoire comme l’histoire de la conspiration de Catilina ou des Pazzi, l’auteur, avec son style nerveux, rapide, poignant par places, et qui ne s’amuserait pas aux archaïsmes enfantins du vieux Salluste, nous la raconterait à merveille, je n’en doute pas, et y verserait cette vie de l’action qui est la vraie vie de l’Histoire. Avec l’amour qu’il a pour ses conspirateurs, qu’il épouse des deux mains dans leurs faits et gestes et qu’il admire, il serait, certes ! très capable d’être le résurrectionniste de héros qui auraient vécu. Mais, ici, ce n’est plus cela. Ici, ce n’est pas le récit, sans plus, le récit, clair ou ardent, d’un drame qui a ses personnages auxquels l’Histoire accroche, comme elle peut, çà et là, ses lumières. Ici, c’est Le Roman d’une conspiration 26… Or, roman signifie invention, si ce n’est pas même tout invention. Nous n’avons plus affaire seulement à l’homme qui ressuscite comme l’historien, mais à l’homme qui crée comme le poète. Or, encore, si vous ne mettez pas dans votre roman les facultés surabondantes nécessaires à une création, vous avez interverti l’ordre des œuvres, et, au lieu de ce monde inventé et organisé d’un roman dans lequel Walter Scott, par exemple, aurait fait tenir jusqu’à l’Histoire, vous n’avez qu’une histoire, qui n’a peut-être pas la réalité pure de l’Histoire, et c’est dans les formes énergiques, mais étroites, maigres et décharnées de cette histoire, que vous étranglez le roman !

Tel, selon moi, a été le cas pour Ranc. Quoique dans l’introduction qui précède son livre il nous dise, vers la fin : « La conspiration que j’ai rapportée est une conspiration vraie, aussi vraie que la conspiration du général Malet », ce qui est peut-être trop vite dit et pas assez prouvé, et, quoique l’imagination, beaucoup plus intéressée à ce roman d’une conspiration qu’elle ne le serait à une histoire, veuille bien accepter, sans le chicaner, ce qu’affirme si brièvement l’auteur, cependant il reste toujours, non pas uniquement l’embarras de savoir où le personnage historique finit et où le personnage inventé commence, mais il reste encore — et c’est autrement important — que tous les personnages de l’action sont tous vus de par dehors, comme les personnages d’une histoire, au lieu d’être vus de par dehors et de par dedans tout ensemble, comme doivent être vus tous les personnages d’un roman, dont l’auteur peut approfondir à son gré ou idéaliser les caractères, puisqu’il les a lui-même inventés ! Ce qu’il y a de vrai et de réel dans cette conspiration de Rochereuil et de l’abbé Goujet, deux hommes qui ne sont pas sortis de cette injuste obscurité qui est souvent, hélas ! la destinée des plus grands cœurs, je puis ne pas m’en soucier, — pas plus que je ne me soucie des grands hommes oubliés du cimetière de Gray, — mais je ne puis pas ne point me soucier de la grandeur ou de la profondeur de ce Goujet et de ce Rochereuil, qui, vrais ou faux, vous appartiennent, et que vous me donnez hardiment et voulez me faire prendre pour des grands hommes inconnus.

III

Ces grands hommes inconnus existaient donc à Poitiers, vers 1813. Ils étaient les chefs d’une société dite des Frères bleus, qui voulurent reprendre la conspiration de Malet et porter à l’Empereur Napoléon et à l’Empire le coup que ce général avait manqué. Rochereuil était le fils d’un ancien conventionnel, déporté et mort aux îles Séchelles, et l’abbé Goujet — l’Aristogiton de cet Harmodius — un prêtre qui avait brûlé sa soutane au pied des autels de la déesse de la Raison. Compromis, suspects, arrêtés quand ce Roman d’une conspiration commence, c’est du fond même de leur prison qu’ils vont continuer la conspiration interrompue. La situation ne manque pas d’originalité.

Il paraît que réellement, vers ce temps-là, le geôlier de la prison de Poitiers s’entendait avec une troupe de voleurs qui pillaient la ville toutes les nuits. Ranc nous raconte dans une note que ce misérable fut condamné à vingt ans de travaux forcés, et c’est ce geôlier dont l’auteur du Roman d’une conspiration a fait la cheville ouvrière de son drame. Rochereuil a eu la preuve de la complicité du geôlier avec les voleurs de la ville, et, comme il l’a menacé de le dénoncer s’il ne lui obéissait pas, il a exigé de lui des sorties que le geôlier épouvanté lui accorde toujours… C’est ainsi que Rochereuil et son ami l’abbé Goujet, qui ont des complices parmi les ministres et les maréchaux de l’Empereur, peuvent partir un soir pour l’assassiner, à la tête de son armée. Seulement, ils arrivent après la bataille de Leipsig, et, grâce à des défections et à des morts parmi les frères bleus, ils échouent, — et, comme Rochereuil a un frère à Poitiers dont il ne veut pas exposer la tête pour la sienne, il revient et se fait prendre et intrépidement fusiller sur la place du Pilori, devant la maison de sa mère.

Voilà le fil ténu autour duquel Ranc a tissé la trame de son livre. En soi, comme vous le voyez, ce n’est pas grand-chose. C’est, pour le fond, la crânerie ordinaire, illusionnée et bête, de toutes les conspirations. Vieilles machines de guerre et de parti qui ratent toujours, et qui tuent ceux-là qui s’en servent ! Mais sous la main féconde et puissante d’un véritable romancier, ce sujet, lieu commun d’histoire, pouvait devenir une grande œuvre, humaine, profonde et palpitante. Comme je l’ai dit, les faits eux-mêmes importent peu ; ce qui importe, c’est de créer des situations et des caractères.

Or, y en a-t-il, dans le livre de Ranc, comme les romanciers ont l’habitude d’en mettre dans les romans, qui ne sont, après tout, que l’histoire possible ?… Ce Rochereuil et cet abbé Goujet, ces figures de premier plan, ont-ils une individualité qui leur appartienne, qui émeuve l’imagination et qui s’impose à la mémoire ?… Sont-ils autre chose que de classiques conspirateurs ? Ont-ils, comme conspirateurs, plus de physionomie que des confidents de tragédie comme confidents de tragédie ? Avec leur stoïcisme révolutionnaire, sont-ils rien de plus que des décalques de ces vertus républicaines, qui n’ont qu’un profil, dans leur perfection monotone ?… En quoi, excepté par son titre d’abbé, Goujet diffère-t-il de Rochereuil et Rochereuil de Goujet ? Cependant la prêtrise, qui théologiquement implique caractère, l’implique humainement. Un prêtre révolutionnaire ne l’est jamais comme un autre homme, témoin ce brelan de prêtres apostats, Sieyès, Fouché, Talleyrand, trois visages qu’on ne peut confondre avec nul autre de leur temps. L’auteur du Roman d’une conspiration n’a pas tiré de la foule de tous les conspirateurs qui mettent leur vie au jeu, et bravement l’y laissent, ce Goujet, et surtout ce Rochereuil, qu’il fallait marquer d’un signe à part, — comme ce Redgauntlet, par exemple, qui est aussi un conspirateur, et que le génie de Walter Scott a marqué, pour que l’imagination le revoie toujours dans ses rêves, de ce fer à cheval sur le front, signe du malheur de toute une race, qui perd toutes les causes pour lesquelles elle combat, sans que jamais son courage faiblisse sous le poids de cette sombre et désespérante fatalité !

Et s’il ne l’a pas fait pour la tête principale, — pour Rochereuil, — pour son Rochereuil, — l’a-t-il fait pour les figures moins exigeantes, et secondaires ? Ah ! se rappeler le Redgauntlet de Walter Scott, voilà qui est mortel à l’œuvre de Ranc ! mais comment ne pas s’en souvenir ?… Comment ne pas se rappeler cet écrasant chef-d’œuvre, dont la simple comparaison aurait dû être pour Ranc une lumière et un idéal ? Comment ne pas se rappeler tout cet univers qui tourne dans Walter Scott autour de cette conspiration entreprise dans l’intérêt du prince Édouard, et les centaines de personnages s’agitant dans les magnifiques épisodes de cette conspiration manquée, tous sublimes dans leur incroyable variété, les uns ressortant de l’Histoire, les autres ressortant de la vie ! Chez Ranc, au contraire, excepté un mufle assez drôle d’espion, qui voudrait avoir aussi sa petite conspiration pour faire croc-en-jambe à la police, — fantoche d’espion, qui est aux terribles et impérissables figures de Contenson et de Corentin (dans Une ténébreuse affaire) ce que le Brididi du vaudeville serait aux plus glaçantes figures de Shakespeare ; — excepté ce marmouset d’une originalité comique, dont l’idée était heureuse, mais qu’il fallait creuser davantage, il n’y a pas un personnage vraiment individuel dans ce Roman d’une conspiration. Ni le juge d’instruction et sa servante, — un profil fuyant de Béranger, — ni M. Bourgeois, le maire de Poitiers, — ni les deux autres espions, Degranges et Méhu, — ni les personnages historiques, qu’il fallait d’autant plus intensément peindre qu’on ne les nommait pas et que leur visage devait crever le masque d’incognito que l’auteur leur attache, — ni le jeune frère de Rochereuil, — ni sa mère, — ni la femme aimée de Rochereuil, profonde comme une grisette, fusain à peine indiqué de fille facile, — rien de tout ce monde ne sort, ne se détache, mais tout reste blafard, exsangue, indécis et inanimé, sous la plume la plus mâle, la plus appuyée, la plus énergique et la plus amoureuse d’énergie. Phénomène au moins singulier !

IV

Et il ne l’est pas, cependant. C’est que cette plume, bonne pour la guerre et pour l’Histoire, pour l’histoire qui se fait ou pour l’histoire faite, n’est pas la plume du romancier, de l’homme de la nature humaine désintéressée, à l’observation suraiguë, à la grande bonhomie, à la rêverie poétique, qui est le fond indispensable du romancier. En voulant aborder le roman, je crois sincèrement qu’elle s’est fourvoyée. Elle a été tentée par tout ce qui tente plume à cette heure. Elle a voulu, elle aussi, avoir son roman. Mais elle obéissait si peu a une vocation, que le roman qu’elle a songé tout d’abord à faire n’est ni de fantaisie, ni de sentiment, ni d’observation, mais un roman politique qui se rapprochait de ses préoccupations ordinaires. Cette idée — militaire — d’une conspiration, a fasciné le polémiste, qui allait continuer de faire la guerre à tout ce qu’il hait, en la racontant… C’était si bien cela, et si peu la vocation du romancier qui le décidait, que le livre lui-même — ce Roman d’une conspiration — ne semble qu’un prétexte pour lancer toutes les bordées d’un esprit de parti accumulé, exaspéré depuis des années au fond d’un homme, et d’un homme qui a les sentiments très profonds. L’absence même de composition et d’unité de rythme dans les développements du livre de Ranc, et ses interruptions (ce sont ces interruptions que j’appelle ses bordées) contre l’empereur Napoléon, les gouvernements qui ne sont pas la République, l’armée, le sacerdoce, la magistrature, la police, le prouvent de reste. Lui, penser sincèrement à écrire un roman ? mais à tout bout de champ le journaliste accourt ! Je reconnais toutes les idées de la minute présente. Le voilà, avec son talent, il est vrai, mais ce n’est pas là le talent qu’il faudrait, et c’est même à se demander quelquefois si Ranc, en écrivant l’Histoire (l’écrira-t-il plus tard ?…), tiendrait actuellement son noble esprit plus haut que ses passions d’homme de parti ? Je ne sache pas de plus triste spectacle. Seulement, il l’est pour moi seul… Pour moi seul, qui voudrais ici un livre éternel, et qui n’y trouve qu’un livre de passion et de circonstance. Quant à Ranc, je suis bien sûr qu’il n’aura pas un seul regret. C’est comme quand je lui dis que malgré son titre : Le Roman d’une conspiration, il n’est pas romancier, Ranc ! Qu’est-ce que cela lui fait, à ce violent accumulé, à ce tenace combattant pour la cause qui a perdu ses conspirateurs, qu’est-ce que cela lui fait de n’être pas romancier et que la Critique le lui reproche ?

Il le sait peut-être aussi bien que moi.