(1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Dante »
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(1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Dante »

Dante28

I

L’auteur de ce mémoire sur Dante et le Moyen Âge a le très léger défaut, qui passe si vite, d’être un jeune homme, et on le voit bien. Il a l’inexpérience, la candeur de ses vingt-trois ans, le respect naïf de ses maîtres et le respect fécond qui s’en invente. Pour lui, Villemain est un colosse ; Castille une haute autorité ; et il s’abrite, en se courbant presque jusqu’à terre, sous cette grande parole d’About, — sans inconvénient pour cette fois : — « Les beaux ouvrages sont soumis à la Critique. » Enfin, ce lauréat de l’Académie d’Arras (c’est de M. Edmond Magnier que je parle) est littérairement une pomme encore très verte, aussi verte que son laurier, mais cela vaut mieux que d’être un fruit sec.

M. Magnier est, au contraire, un fruit qui mûrira et pourra être excellent un jour. J’augure très bien de ce jeune homme, et voici pourquoi : il se soucie plus de bien penser que de bien écrire, de montrer du bon sens que du style, ce qui est déjà très peu jeune homme, et malgré son inexpérience et sa méprise de respects pour des gens qu’il apprendra promptement à juger et qu’il saluera moins bas plus tard, il ne manque vis-à-vis de son sujet ni de hardiesse ni d’indépendance. Et pourtant ce sujet n’est rien moins que le Dante, et pourrait très bien troubler quelque peu un jeune homme qui cite avec un respect timide Edmond About.

Ce sujet est, en effet, un de ceux qui ont le plus remué l’imagination contemporaine et qui parfois l’ont égarée. Quoiqu’accablante par elle-même, on a trouvé que la gloire du Dante ne pesait pas assez encore, et on a mis par-dessus, dans d’incroyables commentaires, le faux poids de bien des idées chimériques ou d’admirations erronées. Oui ! depuis que le Dante, insulté comme Shakespeare par Voltaire, ce grand connaisseur en sublime, a été amené dans la littérature française comme un gerfaut inconnu sur le poing de ce beau fauconnier de Rivarol, qui n’a pas pu (heureusement) franciser ou apprivoiser cet oiseau sauvage, que n’a-t-on pas écrit sur le Dante, même parmi nous, qui ne sommes pas des Italiens ! Que n’a-t-on pas dit de ce génie sur le compte duquel on s’était tu si longtemps ! Que n’a-t-on pas vu dans ses œuvres ! Nous nous trompions. Ce n’est pas le poids de la gloire du Dante qu’on voulait augmenter, c’était son importance à soi-même qu’on voulait augmenter de cette gloire à laquelle chacun dérobait un rayon. On essayait de couper la robe sans couture, de se tailler un capuchon pour sa petite tête dans ce riche et vaste manteau.

Les uns voyaient dans l’œuvre du poète florentin encore plus l’Histoire que la Poésie ; les autres y voyaient encore plus la Philosophie que l’Histoire. Ils y voyaient même une Philosophie tout entière, la Philosophie de l’Église et du Moyen Âge. Et ce n’était là que le commencement. On est allé plus loin. Des esprits plus prévenus, plus préoccupés, ne virent bientôt plus seulement une philosophie dans l’œuvre du Dante, mais l’expression voilée de doctrines mystérieuses et séculaires, un parler clus, comme on disait avec un ineffable ridicule, un ridicule qui n’était pas clus, cachant, ce parler clus, comme un complot, le secret de l’avenir, comme il avait caché celui du passé. On mit même au service de cette idée folle une érudition épouvantable ; car la science est toujours de force à dévorer l’absurde, et tout savant est un père Hardouin possible, qui n’attend que l’occasion pour naître.

Le Dante fut donc, malgré la vocation de son génie, une espèce de franc-maçon, de carbonaro ténébreux, de socialiste par anticipation, qui avait son avancement d’hoirie sur le communisme moderne, lequel finira tous les poèmes et tous les mystères par d’éclatantes réalités. Qui ne se rappelle le livre de M. Arroux et la réponse qu’y fit M. Ferjus-Boissard ?… Socialiste, révolutionnaire et hérétique, c’est ainsi que M. Arroux intitulait le Dante. Socialiste et révolutionnaire, ah ! très bien ! très bien ! répondait M. Ferjus-Boissard, mais hérétique, jamais ! Chacun combattait pour sa prétention, et voilà la gloire ! La gloire est faite de toutes pièces avec les opinions des hommes ; il entre autant d’erreurs que de vérités dans la composition de ce bronze sonore. La gloire est plus faite pour tourmenter que pour éclairer nos esprits ; elle les force plus à s’occuper du génie qui l’a méritée qu’à le bien comprendre. Tel a été le sort du Dante. On s’en est jusqu’ici beaucoup plus occupé qu’on ne l’a compris.

Et, en effet, on a fait du Dante tout ce qu’il n’était pas ou tout ce qu’il était moins, et, en faisant ainsi, ou n’a pas vu qu’on diminuait tout ce qu’il était, ce puissant poète. Ce qu’il fallait voir, avant tout, dans le Dante, c’est le poète, la profonde individualité du poète et l’originalité de son œuvre. Mais c’est ce dont on s’est le moins soucié ! Individuelle, l’œuvre du Dante ? Allons donc ! elle est sociale. Sociale, c’est le mot de ce temps où les liens sociaux ressemblent à du bois sec et où nous sommes menacés un jour ou l’autre de n’avoir plus du tout de société !

Dans les appréciations très multipliées de l’œuvre du Dante, le théologien, le philosophe, l’historien, l’homme politique, le savant, l’encyclopédie vivante du xiiie  siècle, ont passé bien avant le poète, selon la petite spécialité de chaque commentateur, qui avait la faiblesse — ah ! c’est bien pardonnable, — de vouloir retrouver un peu de sa spécialité dans le Dante. Il semblait moins difficile, et peut-être l’était-il moins, de constater tous ces gens-là que nous venons d’énumérer dans Alighieri le multiface, que de sentir en lui cette unité et cette simplicité sublime : — le poète ! Il y eut même un de ces spécialistes qui crut faire un énorme honneur au Dante en l’appelant le saint Thomas de la poésie, et ce n’est pas le moins avisé et le moins considérable. C’est Ozanam.

II

Ozanam, comme on sait, était professeur. Il a eu la justesse d’esprit de mourir jeune, ne trompant que par la mort une espérance qu’il aurait trompée autrement, s’il avait vécu. Littérairement on a beaucoup surfait Ozanam. C’était un écrivain bien appris, je ne le nie pas, d’une certaine élégance brillantée plus que brillante, mais c’était intellectuellement une nature de rhéteur. Seulement, sa rhétorique, à lui, était doublée et lestée de catholicisme, ce qui en ôtait le creux, ordinaire à toute rhétorique. Ozanam a fait sur le Dante un travail extrêmement, et, selon nous, trop vanté, si on se détourne des babioles de l’érudition qui y abondent pour y chercher le grand côté de la Critique qui n’y est pas.

Je ne comparerai point cependant Ozanam à M. Arroux ou à M. Ferjus-Boissard, et voilà pourquoi (je m’y arrêterai davantage. Mais le travail qu’il a publié sur le Dante doit pourtant figurer dans ces appréciations que nous avons signalées et qui ne voient le poète, dans cet homme à tant de titres extraordinaire, que par-dessus le marché. Le livre en question s’appelle : Dante ou la philosophie catholique au xiiie  siècle, et ici c’est le sous-titre qui est le vrai titre ; car c’est de la philosophie catholique qu’il est question bien plus que du Dante, quoiqu’on la voie à travers lui.

Ozanam, en écrivant son livre, avait plutôt pour but de découronner le Dante que de le couronner, et il le découronne pour planter son laurier sur la tête du Moyen Âge tout entier, — du Moyen Âge qui n’a pas besoin de cela ! car il a des couronnes à revendre, des couronnes de sainteté et d’héroïsme qui valent cent fois mieux que les couronnes de poésie. Ozanam, le catholique Ozanam, a voulu dire à la Renaissance, et j’aime cette idée : « Tu es une insolente avec ton nom de Renaissance. Poétiquement, nous n’étions pas morts, et tu n’avais pas besoin de renaître ! » Et c’était vrai. Il y avait au Moyen Âge les troubadours et les trouvères ; il y avait les moines, les moines qui étaient, à eux seuls, la civilisation, l’intelligence et le talent du monde. Mais justement parce que c’était vrai, Ozanam n’avait pas besoin d’ajouter à ses preuves de la vie poétique du Moyen Âge cette grande individualité du Dante, solitaire et tombé du ciel comme tous les grands poètes, et qui sont, prenez-y garde ! leur propre expression à eux-mêmes avant d’être celle de leur temps, selon l’infatuation de celui-ci.

Dante sort du Moyen Âge, qui en doute ? Et on est toujours le fils de quelqu’un, qui en doute encore ?… Mais est-ce pour dire de ces choses-là qu’on écrit des livres, ou bien pour dire plus ? Ah ! il faut que la Critique réclame enfin pour l’individualité beaucoup trop sacrifiée des grand poètes. Dante sort du Moyen Âge comme Byron sort du xixe  siècle, mais il est aussi nettement, aussi péremptoirement individuel que Byron. Seulement, si la pensée pédantesque et intéressée qui anime tous les commentaires sur le Dante continuait d’aller le train qu’elle va, Byron lui-même ne serait bientôt plus Byron, mais le xixe  siècle, comme le Dante n’est que le xiiie , et on le prouverait à l’aide des mêmes procédés ! L’un que l’autre serait aussi aisé. Eh bien, c’est cette tendance à dissoudre les grands poètes dans leurs siècles, et en particulier dans le sien cette escarboucle de Dante, avec laquelle personne n’a le droit de se donner des airs de Cléopâtre, c’est cette tendance universelle et autorisée que je ne trouve pas dans le livre de M. Magnier, et je l’en félicite et je m’en étonne ; car M. Magnier, qui se fait facilement des dieux, qui croit ingénument à M. About, par exemple, aurait pu, à propos du Dante, se laisser pétrir par cette main d’Ozanam qu’il doit croire puissante. Or, il n’en est rien.

M. Magnier a évité le bord de tous les systèmes contemporains sur le Dante, et quoiqu’il promène, comme il le devait, sur le Moyen Âge, le regard qu’il arrête ensuite sur le poète, lui, du moins, il ne fait pas de ce grand poète, qui se sépare de son temps de toute la hauteur de son génie, une espèce d’incarnation et d’avatar du Moyen Âge. Il ne donne pas dans ces bourdes allemandes. Il aborde l’homme et le poète à part, — comme ils le sont dans l’esprit humain et dans la gloire.

Les souvenirs de l’enseignement par lequel l’auteur du mémoire sur Dante a passé n’ont pas opprimé sa pensée, s’ils ont joué dans quelques détails de son livre. Comme je l’ai dit plus haut, il a gardé son indépendance, et non seulement vis-à-vis de ceux qu’il prend pour ses maîtres, mais vis-à-vis de ce Dante lui-même, en face duquel sa grande jeunesse aurait pu trembler.

III

Et cela seul mériterait qu’on dît à ce jeune homme : « Courage ! » et nous le lui disons avec sympathie. Bien des choses lui manquent, nous le savons et il le sait aussi, mais il y a peut-être un critique futur dans cet enfant qui n’a pas craint de regarder le Dante au front, de voir la ride sous le laurier, l’infirmité humaine sous le rayon, et qui n’a pas eu peur de chercher la tache dans une telle splendeur de lumière. M. Magnier a été brave avec le Dante. Un autre jeune homme, sentant le poète comme il le sent, se serait prosterné devant lui et se serait efforcé de ciseler des hymnes à sa gloire, mais M. Magnier, non ! Écrivain qui n’est pas toujours correct, je l’en avertis, mais qui est brusque et familier dans le tour et dans l’expression, ce dont je le loue, qui a des besoins de force, mais qui n’a pas la force venue, la force qu’il aura plus tard, son mérite n’est pas actuellement dans son style, mais dans la fermeté avec laquelle il attache son jeune regard auquel les cils, je crois, poussent encore, sur ce flamboiement de l’enfer et sur cette lumière du paradis qui s’appellent également le Dante.

Dans un sujet comme celui-ci, où des phrases brillantes à faire étinceler devaient tenter sa pensée, il n’a pas succombé à cette tentation vulgaire, et il s’est plus préoccupé d’être critique que de se montrer écrivain. Il a été résolu, attentif, voulant rester froid devant la tête de Méduse du Génie et son épouvantante beauté, et si son regard n’a pas été profond, il a souvent été juste. Du moins, si le critique était chétif en proportion de son poète, il n’a pas été terrassé par l’aspect de la tête superbe et terrible qui, à l’opposé de celle de la fable, ne terrasse jamais qui s’obstine à la regarder. L’obstination de M. Magnier a été une étude patiente et sincère. Quelle que soit la grandeur du maître en poésie qu’il a devant lui, le jeune homme obscur a dit avec une virilité prématurée ce qui lui semblait le vrai sur le Dante tout entier, auteur et homme, et bien loin de le mesurer avec le mètre enflammé de ceux qui en font un génie complexe et presque universel, et un double grand homme aussi auguste par la force du caractère que par la force de la pensée, le critique à ses premières armes a dédaigné ces exagérations, ces italianismes de l’enthousiasme, et il n’a vu dans l’auteur de la Divine Comédie qu’un poète à la manière des plus grands, mais, notez-le bien ! rien de plus qu’un poète.

Il n’a été que cela, en effet, cet homme qu’on a voulu bâtir de plusieurs hommes, dans lequel on s’est acharné à supposer toutes les facultés humaines réunies dans je ne sais quel chimérique et éblouissant faisceau ; il n’a été qu’un poète : mais c’est suffisant pour la gloire, un poète, cette prodigieuse anomalie entre la vie et la pensée, mené par ses passions comme tous les poètes, et dont l’existence fut d’une tristesse et d’une misère à faire pitié. M. Magnier a raconté en quelques traits cette vie du Dante, dont on sait si peu de chose et dont pourtant on sait trop encore ; — car cet homme fut un égoïste énorme dont le génie peut-être était toutes les vertus.

Orgueilleux, mobile, fantasque et farouche, qui de bonne heure avait porté au pouvoir, pour lequel il n’était pas fait, une instabilité d’opinion qui était comme la nostalgie de son génie même, ce prieur de Florence qui ne devait être que le poète de Florence, ce Guelfe devenu Gibelin sans motif que puisse articuler l’Histoire, ce sombre déserteur qui passa à l’ennemi et mérita bien l’exil contre lequel il a rugi comme il aurait rugi contre toute autre chose, ce lion inévitable, s’il n’avait pas été exilé, enfin ce majestueux Dante, idéalisé par son poème, était au fond une assez insupportable réalité. Il avait la sensibilité terrible qui dans la vie ordinaire fait souvent de ces êtres sublimes des fléaux. Mauvais mari comme le fut Byron, il n’eut pas beaucoup plus que Byron des mœurs réglées, ce sinistre… De cœur, de cette fidélité ordinaire aux âmes fortes, il fut moins vaillant que Pétrarque, et sa Béatrix a besoin d’être transfigurée dans ses chants pour n’être pas un enfantillage ou un mensonge.

IV

Ce Dante, très vrai, entre-aperçu sous le livre radieux à travers lequel on voit toujours l’autre Dante, M. Edmond Magnier nous l’a raconté sobrement, sans déclamation, et il ne méritait pas davantage. M. Magnier a été plus long, et il devait l’être, sur le livre immense dont la beauté intellectuelle a créé au profit de la personne morale du Dante une si grandiose illusion ; c’est là que le jeune critique a ramassé tout son effort pour être juge, et il a jugé le livre. Tout en admirant les beautés incomparables que la Divine Comédie renferme, il a osé en dire les imperfections quand il les a vues. Il en a vu quelquefois. — Ce n’est pas tout. M. Magnier a cherché à hiérarchiser par ordre de mérite les trois parties de ce poème prodigieux : l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis, et il a montré une grande sûreté de tact et de jugement dans cette opération difficile. Selon lui, le Paradis est la partie la plus belle du poème, comme l’Enfer doit rester littérairement la plus populaire, et les raisons que le jeune lauréat a données de son opinion sont d’une solidité et d’une sagacité qui font bien présager de ce sens critique que je vois poindre en lui et qui est encore à l’état d’aurore.

Solidité et sagacité, voilà les qualités qui devront faire à M. Edmond Magnier sa fortune littéraire. Ce sont ces deux qualités-là qu’il doit prendre à partie et développer. Devenir de plus en plus solide, se caler et à la solidité par la masse ajouter le pénétrant, l’affiné, l’aigu, voilà ce à quoi le critique doit viser ; car la Critique est particulièrement en ces deux choses : la pénétration et le poids.